Chapitre 1
C’était un petit matin printanier comme beaucoup d’autres qui brillait sur la ville fortifiée de Satoléa. Dans les rues étroites qui serpentaient vers le château construit en hauteur, la vie battait son plein, comme tous les jours. Les boulangeries mêlaient leurs odeurs de bon pain à celles du marché, les vendeurs à la criée et les camelots haranguaient les passants, le marché aux fleurs tentait de prendre le pas sur les odeurs du marché aux poissons. Les ouvriers œuvraient, les artisans fabriquaient, les messagers portaient leurs messages, bref, une journée classique. Et ce soleil, qui donnait un petit air de gaité à cette ville bourdonnante d’activité, courait sur les remparts, les pierres claires des maisons, les jolies ardoises, et en particulier sur une grosse tour ronde au nord de la ville. Un petit rayon plus audacieux que les autres se faufilait par une fenêtre ornée d’un vitrail coloré, et éclairait une salle haute de plafond, dans laquelle, si on était entré, on aurait pu trouver d’immenses bibliothèques remplies de livres poussiéreux et de rouleaux de parchemins soigneusement scellés, des objets aussi divers et bizarres que des oiseaux empaillés, des fioles remplies de liquides ou de fumées colorées, un alambic, un crâne, des plumes, bref, tout un bazar ésotérique digne d’une antre de diseuse de bonne aventure, ou un laboratoire de scientifique fou. On aurait également trouvé un vieux savant barbu portant des robes pourpres, une cape et une grande barbe, en train d’écrire des formules incompréhensibles pour le commun des mortels sur un tableau noir, qu’il tirait d’un énorme grimoire posé sur un lutrin ouvragé. Et face à lui, une vingtaine de bureaux en bois, le genre vieux et couvert de graffitis. Derrière chacun de ces bureaux, il y avait un jeune homme ou une jeune fille, portant l’uniforme réglementaire des étudiants de l’Ecole de Magie de Satoléa, très occupé à noter avec diligence à la plume tout ce que disait leur professeur sur des rouleaux de parchemin qui dépassaient d’au moins trente centimètres de la bordure de leurs tables. On aurait entendu une mouche voler, par-dessus les crissements des plumes. Une telle attention n’était pas rare dans les classes de cette école, et c’était un plaisir de voir toutes les têtes se tourner vers le tableau ou se baisser vers leurs notes en rythme. Toutes ? Pas exactement. Dans le fond de la salle, endroit rêvé pour les cancres, l’un des individus n’était pas particulièrement attentif. En fait, pas attentif du tout. Et pour être plus précis, la demoiselle – car c’en était une – était en train de dormir. Elle avait la tête posée sur ses bras croisés, de longs cheveux qui lui retombaient sur le visage, et elle avait l’air particulièrement satisfaite de faire la sieste en classe. Cette jeune fille qui ne paraissait pas vraiment se préoccuper de ses études et de son avenir s’appelait Pervenche, et dormir en cours n’était pas inhabituel pour elle.
La sonnerie d’une cloche retentit dans le bâtiment, et les étudiants rangèrent tous leurs affaires pour quitter la salle. Pervenche, réveillée en sursaut, fit de même et s’empressa de sortir elle aussi, pour éviter les foudres du maître qui devait avoir remarqué qu’une de ses étudiantes s’était évadée au pays des rêves. Qu’est-ce qu’elle avait comme cours ? Aucune idée. Probablement quelque chose qui avait à voir avec la magie, et ça ne pouvait pas être herboristerie, parce que ça avait toujours lieu l’après-midi, et ce n’était même pas le milieu de la matinée. Peut-être magie blanche. Ou peut-être un quelconque cours théorique sur l’utilisation controversée d’une certaine série de sorts, ou elle ne savait pas trop quelle ânerie. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Elle n’aimait même pas la magie. Mais quand le paternel est riche à souhait, et qu’il veut que sa fille entre à la prestigieuse Ecole de Magie de Satoléa, la fille en question n’avait pas trop le choix. Et donc, voilà pourquoi elle se retrouvait à errer dans la galerie d’un patio où s’entraînaient une demi-douzaine de mages, à suivre sans vraiment réfléchir le groupe de ses camarades qui la précédait. Difficile de les rater avec cet uniforme ridicule qu’on leur imposait à tous, garçons comme filles. Une jupe longue, presque jusqu’aux pieds, rouge, et une sorte de veste blanche croisée. Vraiment ridicule. En plus, elle avait tendance à marcher sur l’ourlet. Seul avantage, elle rigolait bien en regardant les gros durs sûrs d’eux pincer leur jupe d’un geste délicat pour monter ou descendre des marches. Mais enfin il en fallait un peu plus pour compenser le déguisement, qui avait une fâcheuse tendance à les transformer en bateau à voiles dès que le vent se levait.
Une autre salle, semblable à la première. Encore une fois, Pervenche s’empressa de s’attribuer une table située au fond, histoire de pouvoir ne pas écouter de manière assez discrète. Bien sûr, les maîtres avaient l’habitude de ses frasques, mais ça ne voulait pas dire qu’ils appréciaient de la voir dormir tandis qu’ils distribuaient leur connaissance, et ses oreilles résonnaient encore des sermons virulents qu’elle avait reçus. Et bien sûr, ces vieux crabes se faisaient une joie de prévenir son père par belles lettres pleines de fioritures, pleines de tournures élégantes pour dire que sa fille n’était qu’une voyoute inattentive qui ne méritait pas qu’ils lui transmettent leur précieux savoir. S’ensuivaient des colères monumentales qui ne l’impressionnaient que vaguement. Et le cycle recommençait.
Histoire de faire comme tout le monde, elle sortit un rouleau de parchemin, une plume, un encrier, appuya son menton sur sa main, et laissa son regard dériver par la fenêtre pendant qu’une leçon sur l’utilité de toujours avoir une sélection d’herbes à portée de main, de préférence dans des petits sacs. Pour Pervenche, il aurait tout aussi bien pu parler de fées dans des bouteilles. Elle s’en fichait de toutes ces histoires de magie. La magie, c’était bon pour ceux et celles qui voulaient porter des robes chatoyantes, utiliser un bâton qui pouvait également faire office de canne, avoir de grands chapeaux pointus et des capes pour accentuer les grands mouvements amples et décisifs. Autant dire que ce n’était pas son cas. Pour elle, rien ne valait la poignée d’une épée ou d’une dague reposant solidement dans une main gantée de cuir, et défendre sa vie à la pointe de son arme. Bon d’accord, elle n’avait encore jamais vraiment eu à combattre un hypothétique assassin, et ses connaissances en survie restaient très théoriques. Mais enfin, courir la nature, vivre d’incroyables aventures, se battre et trouver de nouveaux adversaires, ça devait quand même être mieux que de rester dans une salle à écouter un barbon aussi ancien que la poussière qui recouvrait tout déblatérer sur la meilleure manière d’agiter un bâton. Elle avait déjà répété maintes et maintes fois à son père qu’elle n’aimait pas tout ça, et qu’elle aurait bien voulu apprendre l’escrime de manière approfondie, mais on lui avait opposé un refus définitif. L’escrime, ce n’était pas féminin, les demoiselles se devaient d’apprendre les arts magiques, devenir soigneuses, tout ça. Elle n’avait rien contre les soigneuses, elles étaient bien utiles, mais elle n’avait pas envie d’en devenir une et de devoir soigner les blessures des autres sans jamais pouvoir se battre un peu elle-même. Elle avait des idées bien arrêtées, pas trop sur ce qu’elle voulait faire à part « vivre des aventures », mais sur ce qu’elle ne voulait surtout pas faire. Et tant qu’elle resterait ici, elle suivrait la voie que son père avait décidée pour elle, et elle ne pourrait pas choisir sa vie.
Une nouvelle fois, la sonnerie de la cloche vint sauver Pervenche, qui en avait assez de jouer avec le contenu de l’étagère à sa portée (les cartes étaient assez amusantes à étaler, mais elle n’avait aucune idée de ce que ça voulait dire). Elle commençait à se dire que peut-être un pliage savamment réalisé pourrait faire tomber le chapeau du professeur. Ce qui lui aurait bien sûr attiré une quantité d’ennuis phénoménale. Le groupe d’étudiants se déplaça vers la salle suivante, Pervenche suivant en traînant les pieds. Les cours théoriques l’ennuyaient à mourir, mais l’éthique du mage et dans quelles conditions utiliser ses pouvoirs, ça lui paraissait stupide. Il suffisait de ne pas s’en servir pour le bénéfice d’une puissance ou d’une divinité maléfique, et puis c’était tout ! Plié, le cours ! Non sérieusement, elle ne se voyait pas aller écouter les délires sur le « respect de la nature », sur la « valeur humaine » et autres « l’importance du Bien Collectif ». D’autant plus que le maître avait une légère tendance à divaguer, et à complètement perdre son sujet de vue pour délirer sur une quelconque recherche qu’il était en train d’effectuer. Et justement, il y avait la grande porte, là, juste à portée de main, quasiment, avec la ville, la liberté, tout ça. Et aucun garde, logique, c’était une école, pas une prison. Si elle se laissait tenter… Un pas, deux pas, trois pas, et elle se retrouva sur la place. Déserte, la place, mais les sons du marché un peu plus bas montaient jusqu’à elle, et aussi une bonne odeur de pain chaud et de nourriture qui venait d’être préparée, peut-être un ragoût. C’était très appétissant, et tentant. Bien sûr, c’était mal, de sécher les cours comme ça. Son père payait pour son inscription, elle se devait d’être assidue, même si ça n’était pas vraiment sa tasse de thé. Ceci dit, ça lui laisserait le temps de s’adonner à des occupations beaucoup plus intéressantes, et de peaufiner ses talents à l’épée. Elle était plutôt douée, elle-même en convenait (mais bon, c’était peut-être un peu de la vantardise), mais il y avait encore du progrès à faire. Et quel était le meilleur moyen de progresser que d’aller s’entraîner ? Elle remonta la sangle de sa sacoche sur son épaule et descendit d’un pas guilleret vers les niveaux plus bas de la ville.
Une demi-heure plus tard, elle atteignit enfin la rue où elle habitait. Flâner dans le marché et manger de bons petits pains tout chauds avaient fait des merveilles pour la réveiller. Son entrain diminua un peu quand elle approcha la grande maison à colombages où se trouvait l’orfèvrerie de son père. Si elle se souvenait bien, il était occupé à réaliser une commande importante pour elle ne savait plus quel temple en ville, et n’était donc pas présent pour la surprendre ici alors qu’elle était censée être studieuse, mais on ne savait jamais, il pouvait revenir chercher un outil qu’il avait oublié, ou envoyer son assistant venir le chercher. Et Clovis se ferait une joie de dire à son patron qu’il avait vu la fille de la maison désobéir aux ordres de son père. Elle serait encore quitte pour un sermon, et pour lancer des regards assassins à son délateur en rêvant de pouvoir le hacher menu. Il valait donc mieux faire preuve de prudence. Les maisons étaient très proches les unes des autres, dans cette rue, et pas question d’escalader la façade pour entrer, les gens se poseraient des questions. Heureusement pour elle, il y avait un passage couvert juste à côté, qui lui permettrait de rejoindre la cour de la maison, et de là, la fenêtre de sa chambre. Elle s’engagea dans la ruelle, et une fois franchie la maison, se tourna vers le mur qui la séparait de la cour. Elle lança son sac par-dessus et, sans se préoccuper des gens qui passaient, attacha le bas de sa jupe à sa ceinture. En deux bons, elle se retrouva au sommet du mur, et sauta de l’autre côté. Le plus dur était fait, il n’y avait aucun signe de vie dans la maison. Sa mère ne devait pas l’avoir vue. Elle remit alors son sac sur l’épaule, s’agrippa à la gouttière métallique et entreprit l’escalade. Heureusement qu’elle favorisait les bottes par rapport aux sandales, ou elle aurait eu du mal à grimper. Il ne lui fallut que deux minutes pour arriver à sa fenêtre, qu’elle avait laissée ouverte, et elle put se faufiler à l’intérieur sans autre péripétie.
Elle se débarrassa rapidement de son uniforme de l’école, et enfila des vêtements plus appropriés au combat. Une cotte de cuir bien solide sur une tunique en tissu, un pantalon qu’elle avait raccourci à mi-cuisse pour éviter de gêner ses mouvements, et des bottes plus solides que celles à la mode qu’elle gardait pour l’école, renforcées et qui montaient jusqu’aux genoux. Elle compléta sa tenue par une paire de gants de cuir aux doigts coupés, une ceinture à large boucle, et attacha ses cheveux avec un lien de cuir. Enfin, elle se drapa dans une cape et prit l’épée qui était appuyée contre le mur, qu’elle glissa dans le fourreau attaché à sa ceinture. Bien, prête pour aller bouger un peu ! Elle quitta sa chambre comme elle y était entrée, terrorisant quelques passants quand elle sauta du mur dans la ruelle, et prit le chemin des salles d’armes situées dans le bas de la ville, au bord du fleuve.
Pervenche arriva à son but un peu avant le milieu de la journée. Il y avait relativement peu de monde en train de s’entraîner, mais c’était logique. Les gardes de la ville devaient se préparer à finir ou à prendre leur garde, les classes étaient déjà finies, il n’y avait que les habitués qui profitaient des heures creuses, comme elle. Elle posa sa cape et son fourreau sur un banc, puis entreprit de s’échauffer. Ce n’était pas vraiment le moment de se blesser ! Comment est-ce qu’elle expliquerait ça à son père ? Le coup de la marche ratée, ça ne marchait que dans les livres de contes. Il fallait qu’elle soit prudente, elle se souvenait encore d’une fois où un moulinet particulièrement maladroit lui avait entaillé le genou, et elle avait eu toutes les peines du monde à le cacher, et elle avait dû le soigner elle-même, avec des résultats mitigés.
Une fois ses muscles bien échauffés, elle entreprit de répéter les mouvements qu’elle avait commencés à apprendre la dernière fois. Ce n’était pas l’idéal, de devoir s’entraîner et se former toute seule, mais elle avait bénéficié de quelques conseils et astuces de la part des maîtres d’armes qui venaient de temps en temps, qui lui avaient permis de corriger ses erreurs les plus grossières. Elle se doutait bien qu’aux yeux de n’importe quel épéiste expérimenté, elle devrait avoir l’air aussi douée qu’une gamine avec un bâton, mais enfin, elle s’était déjà plutôt bien défendue contre d’autres élèves, c’était déjà pas mal !
Pendant trois heures, elle perfectionna ses attaques du mieux qu’elle put, ne s’arrêtant que pour se rafraîchir à la fontaine. Elle tentait une botte un peu plus complexe que ce dont elle avait l’habitude, quand elle se rendit compte qu’on l’observait. Depuis combien de temps, elle ne savait pas, mais ce n’était pas comme si l’individu appuyé contre une des colonnes était particulièrement discret. Pas avec des cheveux longs, couleur sable, couverts par un foulard noir, une cape qui avait dû être taillée à la serpe dans le même morceau de tissu, ni avec cette cicatrice en travers du front. Elle ne l’avait encore jamais vu ici, elle s’en serait souvenue. Ce n’était pas le genre qu’on oubliait. Il avait la tranquille assurance des gens qui connaissent leur force, et il dégageait une impression… de danger. Comme s’il était de taille à l’écraser d’une seule main sans se départir de son sourire en coin. Se sentant repéré, il se décolla de sa colonne et s’avança d’un pas nonchalant qui donna à Pervenche envie de se remettre en garde sur-le-champ. Il avait une démarche qui donnait l’impression qu’il allait se jeter sur elle dans une seconde. Mais il s’arrêta avant de l’atteindre et il remarqua :
- Je ne savais pas qu’on trouvait de si jolies plantes dans les salles d’armes du coin.
Ah. Le ton voulait tout dire. Un dragueur. Le genre à aborder n’importe qui avec des phrases toutes faites. Même si bon, il n’avait pas l’air aussi inoffensif que ceux qu’elle avait déjà croisés. Devant son absence de réponse, il ajouta, sourcil ironiquement levé :
- Tu m’as l’air bien jeune, pour venir ici sans ton papa. Tu t’es perdue, peut-être ?
Et en plus, il se moquait d’elle. Bravo, c’était complet.
- Ca t’arrive de parler ? Ou tu es une étrange guerrière muette cherchant vengeance ? Hmmm ? Tu as quel âge, petite fille ?
- On ne demande pas son âge à une dame, grossier merle.
- Miracle, elle parle !
- Monsieur est fin humoriste, je vois. Et visiblement, pas d’autre occupation que d’observer les jeunes filles qui ne lui ont rien demandé.
- Vous êtes cruelle, ça m’en brise le cœur.
Il effectua une révérence moqueuse. Pervenche se contenta de le regarder. Qu’est-ce que c’était que cet énergumène ? Il n’avait pas l’air ivre, mais il déblatérait ses idioties avec une constance forçant le respect. Mais son regard, par contre… Ses yeux restaient froids comme des pierres, et ils la fixaient avec une intensité presque insoutenable. Comme s’il se demandait si elle représentait un danger… et comment l’éliminer. Mais déjà, il reprenait, d’un ton tout à fait naturel :
- Je t’ai observée, pendant que tu t’entraînais. Tu n’es pas mauvaise, avec une arme. Bien sûr, il te faudra encore de l’entraînement pour arriver à mon niveau, mais c’est plutôt prometteur.
Elle répondit d’un signe de tête. En fait, elle n’était pas très sûre qu’il s’agissait d’un compliment, ou bien d’une insulte déguisée. Ca pouvait tout aussi bien être les deux. Dans le doute, rester sur ses gardes, l’épée à la main. Et attaquer. Elle demanda :
- Qu’est-ce que tu veux ?
Une nouvelle fois, le sourire en coin et le sourcil levé. L’air presque moqueur. Exactement ce qui l’agaçait. Mais alors qu’elle s’attendait à une moquerie, ou qu’il la renvoie chez ses parents (ce qui lui aurait valu un bon coup de pied), il répondit :
- Pourquoi pas ? Ca fait un moment que je ne me suis pas entraîné avec quelqu’un. Ca me permettra de dérouiller un peu mes vieux réflexes.
Lui aussi se débarrassa de sa cape, et il prit ses armes, deux dagues recourbées qu’il portait à sa ceinture. Il se mit en garde, jambes fléchies, prêt à bondir. Pervenche hésita. D’un seul coup, elle était un peu moins sûre d’elle. Elle n’avait encore jamais affronté un adversaire avec deux armes, ça risquait de devenir un brin difficile. Mais elle n’allait pas se dégonfler ! Elle prit donc également une position de garde, et attendit le premier assaut. L’étrange inconnu se déplaça sur sa droite, elle fit de même. Elle restait très concentrée sur ses mouvements, mais la première attaque la prit complètement par surprise. Une seconde, il était devant elle, la suivante, les dagues filaient vers son flanc gauche. Elle se jeta en arrière d’un bond, gagnant deux entailles superficielles. Il en profita pour tenter de pousser son avantage, mais elle bloqua le coup de son épée, le plat de la lame appuyée sur sa main pour donner plus de force, et elle réussit à le faire reculer de quelques pas. Mais c’était un bien faible avantage, et avant qu’elle puisse le mettre à profit, il se jeta à nouveau sur elle. Elle bloqua la première lame de justesse, la seconde passa sous son épée, droit vers son ventre, et elle ne dût son salut qu’à un bond très inélégant qui l’envoya s’étaler sur les dalles. Elle roula sur elle-même pour éviter d’être clouée au sol, et en profita pour balayer d’un coup de pied les jambes de son adversaire. Ils se relevèrent en même temps et s’affrontèrent une fois de plus du regard. Cette fois, Pervenche passa à l’attaque la première. Une simple attaque, un geste ample, horizontal, le genre d’attaque que ferait un débutant. L’autre la bloqua d’une seule dague, presque surpris de cette manœuvre stupide. Aussitôt après, la pointe recouverte de métal d’une botte entra en contact avec son estomac et l’envoya tituber en arrière. Pervenche reprit son équilibre, légèrement mis en danger, et tenta de pousser son avantage. Mais l’inconnu l’attendait de pied ferme, et il bloqua sans aucune difficulté la série d’attaques rapides qu’elle fit pleuvoir sur lui, sans perdre un pouce de terrain. Le scénario se prolongea pendant quelques minutes, sans autre résultat flagrant qu’une ou deux petites entailles sur les gants de l’inconnu, et son air vaguement ennuyé. Il finit par en avoir assez, et il reprit vite le dessus sur son adversaire, la repoussant sans aucune difficulté. Les blessures infligées par ses dagues étaient bien plus graves que les petites écorchures que lui avaient causées Pervenche, et ses lames bougeaient si vite qu’elles étaient presque impossibles à détourner. Il la chassa ainsi un bon moment, s’amusant de ses parades et de ses tentatives pour se défendre. Quand il en eut assez, il se jeta en avant, évitant de quelques centimètres la lame de l’épée, et envoya son épaule dans l’estomac de la jeune fille, l’envoyant une nouvelle fois par terre. Il suivit le mouvement et l’immobilisa de tout son poids, la pointe de son arme contre la gorge de son adversaire. Pervenche ne bougeait plus, déjà parce que le bougre pesait son poids, mais également à cause de la lame en contact avec ses veines. Ils restèrent figés un instant, suffisamment pour qu’elle se demande s’il n’allait pas l’assassiner ici et maintenant et que c’était un peu stupide de mourir comme ça sans avoir vécu la moindre aventure. Les quelques bretteurs autour commençaient visiblement à se demander qui étaient ces deux étranges personnes qui avaient l’air de bien aimer se rouler par terre.
Finalement, avant qu’elle ne décide de tenter de l’étrangler malgré la présence de la dague, l’inconnu se releva, et tendit galamment sa main à Pervenche pour l’aider. Elle l’aurait bien envoyé promener, mais elle n’était plus en très bon état après ce petit échange. Elle mit donc son orgueil dans sa poche, et accepta son aide. Il la suivit quand elle rejoignit le banc où étaient posées ses affaires, mains dans les poches, l’exemple même de la décontraction. Elle l’ignora avec application tout le temps qu’elle mit pour nettoyer ses blessures, qui heureusement étaient moins graves que ce qu’elle avait cru. La principale victime du duel était sa tunique. Visiblement, son mystérieux adversaire n’avait fait que jouer avec elle. Au temps pour son orgueil et ses talents de combattante… Elle sentait son regard à nouveau posé sur elle, mais elle n’osait pas vraiment l’envoyer balader comme avec un autre. Il avait bien prouvé qu’il était de taille à lui clouer le bec une main dans le dos, s’il le voulait. Elle se contenta donc de couvrir les pires entailles avec les compresses qu’elle avait pensé à mettre dans sa besace, dans un silence qui commençait à devenir pesant. Les autres bretteurs avaient préféré s’écarter de ce duo bizarre, ce qui ne faisait rien pour arranger la nervosité ambiante. Pervenche finit par remballer ses affaires, remit sa cape et se dirigea vers la sortie, toujours en ignorant l’autre avec application. Celui-ci la suivit du regard un instant, petit sourire en coin, mais sans la note ironique qu’il y avait au départ. Intéressante, cette petite… Même si elle avait un peu sale caractère. Il allait falloir s’intéresser à ça… Il lui emboîta le pas, mains dans les poches, en sifflotant.
La sonnerie d’une cloche retentit dans le bâtiment, et les étudiants rangèrent tous leurs affaires pour quitter la salle. Pervenche, réveillée en sursaut, fit de même et s’empressa de sortir elle aussi, pour éviter les foudres du maître qui devait avoir remarqué qu’une de ses étudiantes s’était évadée au pays des rêves. Qu’est-ce qu’elle avait comme cours ? Aucune idée. Probablement quelque chose qui avait à voir avec la magie, et ça ne pouvait pas être herboristerie, parce que ça avait toujours lieu l’après-midi, et ce n’était même pas le milieu de la matinée. Peut-être magie blanche. Ou peut-être un quelconque cours théorique sur l’utilisation controversée d’une certaine série de sorts, ou elle ne savait pas trop quelle ânerie. Qu’est-ce qu’elle faisait là ? Elle n’aimait même pas la magie. Mais quand le paternel est riche à souhait, et qu’il veut que sa fille entre à la prestigieuse Ecole de Magie de Satoléa, la fille en question n’avait pas trop le choix. Et donc, voilà pourquoi elle se retrouvait à errer dans la galerie d’un patio où s’entraînaient une demi-douzaine de mages, à suivre sans vraiment réfléchir le groupe de ses camarades qui la précédait. Difficile de les rater avec cet uniforme ridicule qu’on leur imposait à tous, garçons comme filles. Une jupe longue, presque jusqu’aux pieds, rouge, et une sorte de veste blanche croisée. Vraiment ridicule. En plus, elle avait tendance à marcher sur l’ourlet. Seul avantage, elle rigolait bien en regardant les gros durs sûrs d’eux pincer leur jupe d’un geste délicat pour monter ou descendre des marches. Mais enfin il en fallait un peu plus pour compenser le déguisement, qui avait une fâcheuse tendance à les transformer en bateau à voiles dès que le vent se levait.
Une autre salle, semblable à la première. Encore une fois, Pervenche s’empressa de s’attribuer une table située au fond, histoire de pouvoir ne pas écouter de manière assez discrète. Bien sûr, les maîtres avaient l’habitude de ses frasques, mais ça ne voulait pas dire qu’ils appréciaient de la voir dormir tandis qu’ils distribuaient leur connaissance, et ses oreilles résonnaient encore des sermons virulents qu’elle avait reçus. Et bien sûr, ces vieux crabes se faisaient une joie de prévenir son père par belles lettres pleines de fioritures, pleines de tournures élégantes pour dire que sa fille n’était qu’une voyoute inattentive qui ne méritait pas qu’ils lui transmettent leur précieux savoir. S’ensuivaient des colères monumentales qui ne l’impressionnaient que vaguement. Et le cycle recommençait.
Histoire de faire comme tout le monde, elle sortit un rouleau de parchemin, une plume, un encrier, appuya son menton sur sa main, et laissa son regard dériver par la fenêtre pendant qu’une leçon sur l’utilité de toujours avoir une sélection d’herbes à portée de main, de préférence dans des petits sacs. Pour Pervenche, il aurait tout aussi bien pu parler de fées dans des bouteilles. Elle s’en fichait de toutes ces histoires de magie. La magie, c’était bon pour ceux et celles qui voulaient porter des robes chatoyantes, utiliser un bâton qui pouvait également faire office de canne, avoir de grands chapeaux pointus et des capes pour accentuer les grands mouvements amples et décisifs. Autant dire que ce n’était pas son cas. Pour elle, rien ne valait la poignée d’une épée ou d’une dague reposant solidement dans une main gantée de cuir, et défendre sa vie à la pointe de son arme. Bon d’accord, elle n’avait encore jamais vraiment eu à combattre un hypothétique assassin, et ses connaissances en survie restaient très théoriques. Mais enfin, courir la nature, vivre d’incroyables aventures, se battre et trouver de nouveaux adversaires, ça devait quand même être mieux que de rester dans une salle à écouter un barbon aussi ancien que la poussière qui recouvrait tout déblatérer sur la meilleure manière d’agiter un bâton. Elle avait déjà répété maintes et maintes fois à son père qu’elle n’aimait pas tout ça, et qu’elle aurait bien voulu apprendre l’escrime de manière approfondie, mais on lui avait opposé un refus définitif. L’escrime, ce n’était pas féminin, les demoiselles se devaient d’apprendre les arts magiques, devenir soigneuses, tout ça. Elle n’avait rien contre les soigneuses, elles étaient bien utiles, mais elle n’avait pas envie d’en devenir une et de devoir soigner les blessures des autres sans jamais pouvoir se battre un peu elle-même. Elle avait des idées bien arrêtées, pas trop sur ce qu’elle voulait faire à part « vivre des aventures », mais sur ce qu’elle ne voulait surtout pas faire. Et tant qu’elle resterait ici, elle suivrait la voie que son père avait décidée pour elle, et elle ne pourrait pas choisir sa vie.
Une nouvelle fois, la sonnerie de la cloche vint sauver Pervenche, qui en avait assez de jouer avec le contenu de l’étagère à sa portée (les cartes étaient assez amusantes à étaler, mais elle n’avait aucune idée de ce que ça voulait dire). Elle commençait à se dire que peut-être un pliage savamment réalisé pourrait faire tomber le chapeau du professeur. Ce qui lui aurait bien sûr attiré une quantité d’ennuis phénoménale. Le groupe d’étudiants se déplaça vers la salle suivante, Pervenche suivant en traînant les pieds. Les cours théoriques l’ennuyaient à mourir, mais l’éthique du mage et dans quelles conditions utiliser ses pouvoirs, ça lui paraissait stupide. Il suffisait de ne pas s’en servir pour le bénéfice d’une puissance ou d’une divinité maléfique, et puis c’était tout ! Plié, le cours ! Non sérieusement, elle ne se voyait pas aller écouter les délires sur le « respect de la nature », sur la « valeur humaine » et autres « l’importance du Bien Collectif ». D’autant plus que le maître avait une légère tendance à divaguer, et à complètement perdre son sujet de vue pour délirer sur une quelconque recherche qu’il était en train d’effectuer. Et justement, il y avait la grande porte, là, juste à portée de main, quasiment, avec la ville, la liberté, tout ça. Et aucun garde, logique, c’était une école, pas une prison. Si elle se laissait tenter… Un pas, deux pas, trois pas, et elle se retrouva sur la place. Déserte, la place, mais les sons du marché un peu plus bas montaient jusqu’à elle, et aussi une bonne odeur de pain chaud et de nourriture qui venait d’être préparée, peut-être un ragoût. C’était très appétissant, et tentant. Bien sûr, c’était mal, de sécher les cours comme ça. Son père payait pour son inscription, elle se devait d’être assidue, même si ça n’était pas vraiment sa tasse de thé. Ceci dit, ça lui laisserait le temps de s’adonner à des occupations beaucoup plus intéressantes, et de peaufiner ses talents à l’épée. Elle était plutôt douée, elle-même en convenait (mais bon, c’était peut-être un peu de la vantardise), mais il y avait encore du progrès à faire. Et quel était le meilleur moyen de progresser que d’aller s’entraîner ? Elle remonta la sangle de sa sacoche sur son épaule et descendit d’un pas guilleret vers les niveaux plus bas de la ville.
Une demi-heure plus tard, elle atteignit enfin la rue où elle habitait. Flâner dans le marché et manger de bons petits pains tout chauds avaient fait des merveilles pour la réveiller. Son entrain diminua un peu quand elle approcha la grande maison à colombages où se trouvait l’orfèvrerie de son père. Si elle se souvenait bien, il était occupé à réaliser une commande importante pour elle ne savait plus quel temple en ville, et n’était donc pas présent pour la surprendre ici alors qu’elle était censée être studieuse, mais on ne savait jamais, il pouvait revenir chercher un outil qu’il avait oublié, ou envoyer son assistant venir le chercher. Et Clovis se ferait une joie de dire à son patron qu’il avait vu la fille de la maison désobéir aux ordres de son père. Elle serait encore quitte pour un sermon, et pour lancer des regards assassins à son délateur en rêvant de pouvoir le hacher menu. Il valait donc mieux faire preuve de prudence. Les maisons étaient très proches les unes des autres, dans cette rue, et pas question d’escalader la façade pour entrer, les gens se poseraient des questions. Heureusement pour elle, il y avait un passage couvert juste à côté, qui lui permettrait de rejoindre la cour de la maison, et de là, la fenêtre de sa chambre. Elle s’engagea dans la ruelle, et une fois franchie la maison, se tourna vers le mur qui la séparait de la cour. Elle lança son sac par-dessus et, sans se préoccuper des gens qui passaient, attacha le bas de sa jupe à sa ceinture. En deux bons, elle se retrouva au sommet du mur, et sauta de l’autre côté. Le plus dur était fait, il n’y avait aucun signe de vie dans la maison. Sa mère ne devait pas l’avoir vue. Elle remit alors son sac sur l’épaule, s’agrippa à la gouttière métallique et entreprit l’escalade. Heureusement qu’elle favorisait les bottes par rapport aux sandales, ou elle aurait eu du mal à grimper. Il ne lui fallut que deux minutes pour arriver à sa fenêtre, qu’elle avait laissée ouverte, et elle put se faufiler à l’intérieur sans autre péripétie.
Elle se débarrassa rapidement de son uniforme de l’école, et enfila des vêtements plus appropriés au combat. Une cotte de cuir bien solide sur une tunique en tissu, un pantalon qu’elle avait raccourci à mi-cuisse pour éviter de gêner ses mouvements, et des bottes plus solides que celles à la mode qu’elle gardait pour l’école, renforcées et qui montaient jusqu’aux genoux. Elle compléta sa tenue par une paire de gants de cuir aux doigts coupés, une ceinture à large boucle, et attacha ses cheveux avec un lien de cuir. Enfin, elle se drapa dans une cape et prit l’épée qui était appuyée contre le mur, qu’elle glissa dans le fourreau attaché à sa ceinture. Bien, prête pour aller bouger un peu ! Elle quitta sa chambre comme elle y était entrée, terrorisant quelques passants quand elle sauta du mur dans la ruelle, et prit le chemin des salles d’armes situées dans le bas de la ville, au bord du fleuve.
Pervenche arriva à son but un peu avant le milieu de la journée. Il y avait relativement peu de monde en train de s’entraîner, mais c’était logique. Les gardes de la ville devaient se préparer à finir ou à prendre leur garde, les classes étaient déjà finies, il n’y avait que les habitués qui profitaient des heures creuses, comme elle. Elle posa sa cape et son fourreau sur un banc, puis entreprit de s’échauffer. Ce n’était pas vraiment le moment de se blesser ! Comment est-ce qu’elle expliquerait ça à son père ? Le coup de la marche ratée, ça ne marchait que dans les livres de contes. Il fallait qu’elle soit prudente, elle se souvenait encore d’une fois où un moulinet particulièrement maladroit lui avait entaillé le genou, et elle avait eu toutes les peines du monde à le cacher, et elle avait dû le soigner elle-même, avec des résultats mitigés.
Une fois ses muscles bien échauffés, elle entreprit de répéter les mouvements qu’elle avait commencés à apprendre la dernière fois. Ce n’était pas l’idéal, de devoir s’entraîner et se former toute seule, mais elle avait bénéficié de quelques conseils et astuces de la part des maîtres d’armes qui venaient de temps en temps, qui lui avaient permis de corriger ses erreurs les plus grossières. Elle se doutait bien qu’aux yeux de n’importe quel épéiste expérimenté, elle devrait avoir l’air aussi douée qu’une gamine avec un bâton, mais enfin, elle s’était déjà plutôt bien défendue contre d’autres élèves, c’était déjà pas mal !
Pendant trois heures, elle perfectionna ses attaques du mieux qu’elle put, ne s’arrêtant que pour se rafraîchir à la fontaine. Elle tentait une botte un peu plus complexe que ce dont elle avait l’habitude, quand elle se rendit compte qu’on l’observait. Depuis combien de temps, elle ne savait pas, mais ce n’était pas comme si l’individu appuyé contre une des colonnes était particulièrement discret. Pas avec des cheveux longs, couleur sable, couverts par un foulard noir, une cape qui avait dû être taillée à la serpe dans le même morceau de tissu, ni avec cette cicatrice en travers du front. Elle ne l’avait encore jamais vu ici, elle s’en serait souvenue. Ce n’était pas le genre qu’on oubliait. Il avait la tranquille assurance des gens qui connaissent leur force, et il dégageait une impression… de danger. Comme s’il était de taille à l’écraser d’une seule main sans se départir de son sourire en coin. Se sentant repéré, il se décolla de sa colonne et s’avança d’un pas nonchalant qui donna à Pervenche envie de se remettre en garde sur-le-champ. Il avait une démarche qui donnait l’impression qu’il allait se jeter sur elle dans une seconde. Mais il s’arrêta avant de l’atteindre et il remarqua :
- Je ne savais pas qu’on trouvait de si jolies plantes dans les salles d’armes du coin.
Ah. Le ton voulait tout dire. Un dragueur. Le genre à aborder n’importe qui avec des phrases toutes faites. Même si bon, il n’avait pas l’air aussi inoffensif que ceux qu’elle avait déjà croisés. Devant son absence de réponse, il ajouta, sourcil ironiquement levé :
- Tu m’as l’air bien jeune, pour venir ici sans ton papa. Tu t’es perdue, peut-être ?
Et en plus, il se moquait d’elle. Bravo, c’était complet.
- Ca t’arrive de parler ? Ou tu es une étrange guerrière muette cherchant vengeance ? Hmmm ? Tu as quel âge, petite fille ?
- On ne demande pas son âge à une dame, grossier merle.
- Miracle, elle parle !
- Monsieur est fin humoriste, je vois. Et visiblement, pas d’autre occupation que d’observer les jeunes filles qui ne lui ont rien demandé.
- Vous êtes cruelle, ça m’en brise le cœur.
Il effectua une révérence moqueuse. Pervenche se contenta de le regarder. Qu’est-ce que c’était que cet énergumène ? Il n’avait pas l’air ivre, mais il déblatérait ses idioties avec une constance forçant le respect. Mais son regard, par contre… Ses yeux restaient froids comme des pierres, et ils la fixaient avec une intensité presque insoutenable. Comme s’il se demandait si elle représentait un danger… et comment l’éliminer. Mais déjà, il reprenait, d’un ton tout à fait naturel :
- Je t’ai observée, pendant que tu t’entraînais. Tu n’es pas mauvaise, avec une arme. Bien sûr, il te faudra encore de l’entraînement pour arriver à mon niveau, mais c’est plutôt prometteur.
Elle répondit d’un signe de tête. En fait, elle n’était pas très sûre qu’il s’agissait d’un compliment, ou bien d’une insulte déguisée. Ca pouvait tout aussi bien être les deux. Dans le doute, rester sur ses gardes, l’épée à la main. Et attaquer. Elle demanda :
- Qu’est-ce que tu veux ?
Une nouvelle fois, le sourire en coin et le sourcil levé. L’air presque moqueur. Exactement ce qui l’agaçait. Mais alors qu’elle s’attendait à une moquerie, ou qu’il la renvoie chez ses parents (ce qui lui aurait valu un bon coup de pied), il répondit :
- Pourquoi pas ? Ca fait un moment que je ne me suis pas entraîné avec quelqu’un. Ca me permettra de dérouiller un peu mes vieux réflexes.
Lui aussi se débarrassa de sa cape, et il prit ses armes, deux dagues recourbées qu’il portait à sa ceinture. Il se mit en garde, jambes fléchies, prêt à bondir. Pervenche hésita. D’un seul coup, elle était un peu moins sûre d’elle. Elle n’avait encore jamais affronté un adversaire avec deux armes, ça risquait de devenir un brin difficile. Mais elle n’allait pas se dégonfler ! Elle prit donc également une position de garde, et attendit le premier assaut. L’étrange inconnu se déplaça sur sa droite, elle fit de même. Elle restait très concentrée sur ses mouvements, mais la première attaque la prit complètement par surprise. Une seconde, il était devant elle, la suivante, les dagues filaient vers son flanc gauche. Elle se jeta en arrière d’un bond, gagnant deux entailles superficielles. Il en profita pour tenter de pousser son avantage, mais elle bloqua le coup de son épée, le plat de la lame appuyée sur sa main pour donner plus de force, et elle réussit à le faire reculer de quelques pas. Mais c’était un bien faible avantage, et avant qu’elle puisse le mettre à profit, il se jeta à nouveau sur elle. Elle bloqua la première lame de justesse, la seconde passa sous son épée, droit vers son ventre, et elle ne dût son salut qu’à un bond très inélégant qui l’envoya s’étaler sur les dalles. Elle roula sur elle-même pour éviter d’être clouée au sol, et en profita pour balayer d’un coup de pied les jambes de son adversaire. Ils se relevèrent en même temps et s’affrontèrent une fois de plus du regard. Cette fois, Pervenche passa à l’attaque la première. Une simple attaque, un geste ample, horizontal, le genre d’attaque que ferait un débutant. L’autre la bloqua d’une seule dague, presque surpris de cette manœuvre stupide. Aussitôt après, la pointe recouverte de métal d’une botte entra en contact avec son estomac et l’envoya tituber en arrière. Pervenche reprit son équilibre, légèrement mis en danger, et tenta de pousser son avantage. Mais l’inconnu l’attendait de pied ferme, et il bloqua sans aucune difficulté la série d’attaques rapides qu’elle fit pleuvoir sur lui, sans perdre un pouce de terrain. Le scénario se prolongea pendant quelques minutes, sans autre résultat flagrant qu’une ou deux petites entailles sur les gants de l’inconnu, et son air vaguement ennuyé. Il finit par en avoir assez, et il reprit vite le dessus sur son adversaire, la repoussant sans aucune difficulté. Les blessures infligées par ses dagues étaient bien plus graves que les petites écorchures que lui avaient causées Pervenche, et ses lames bougeaient si vite qu’elles étaient presque impossibles à détourner. Il la chassa ainsi un bon moment, s’amusant de ses parades et de ses tentatives pour se défendre. Quand il en eut assez, il se jeta en avant, évitant de quelques centimètres la lame de l’épée, et envoya son épaule dans l’estomac de la jeune fille, l’envoyant une nouvelle fois par terre. Il suivit le mouvement et l’immobilisa de tout son poids, la pointe de son arme contre la gorge de son adversaire. Pervenche ne bougeait plus, déjà parce que le bougre pesait son poids, mais également à cause de la lame en contact avec ses veines. Ils restèrent figés un instant, suffisamment pour qu’elle se demande s’il n’allait pas l’assassiner ici et maintenant et que c’était un peu stupide de mourir comme ça sans avoir vécu la moindre aventure. Les quelques bretteurs autour commençaient visiblement à se demander qui étaient ces deux étranges personnes qui avaient l’air de bien aimer se rouler par terre.
Finalement, avant qu’elle ne décide de tenter de l’étrangler malgré la présence de la dague, l’inconnu se releva, et tendit galamment sa main à Pervenche pour l’aider. Elle l’aurait bien envoyé promener, mais elle n’était plus en très bon état après ce petit échange. Elle mit donc son orgueil dans sa poche, et accepta son aide. Il la suivit quand elle rejoignit le banc où étaient posées ses affaires, mains dans les poches, l’exemple même de la décontraction. Elle l’ignora avec application tout le temps qu’elle mit pour nettoyer ses blessures, qui heureusement étaient moins graves que ce qu’elle avait cru. La principale victime du duel était sa tunique. Visiblement, son mystérieux adversaire n’avait fait que jouer avec elle. Au temps pour son orgueil et ses talents de combattante… Elle sentait son regard à nouveau posé sur elle, mais elle n’osait pas vraiment l’envoyer balader comme avec un autre. Il avait bien prouvé qu’il était de taille à lui clouer le bec une main dans le dos, s’il le voulait. Elle se contenta donc de couvrir les pires entailles avec les compresses qu’elle avait pensé à mettre dans sa besace, dans un silence qui commençait à devenir pesant. Les autres bretteurs avaient préféré s’écarter de ce duo bizarre, ce qui ne faisait rien pour arranger la nervosité ambiante. Pervenche finit par remballer ses affaires, remit sa cape et se dirigea vers la sortie, toujours en ignorant l’autre avec application. Celui-ci la suivit du regard un instant, petit sourire en coin, mais sans la note ironique qu’il y avait au départ. Intéressante, cette petite… Même si elle avait un peu sale caractère. Il allait falloir s’intéresser à ça… Il lui emboîta le pas, mains dans les poches, en sifflotant.