Chapitre 10
Il y eut encore des discussions, bien sûr. Killian n’était
pas convaincu du bien-fondé d’une décision qu’il prétendait prise « sur le
coup du moment », et que Gillan était « aveuglée par Meven, trop pour
faire un choix rationnel ». Poussée par les autres, principalement
Pervenche qui était dévorée par la curiosité, elle finit par avouer qu’elle
aussi, la première fois qu’elle avait quitté son village, elle avait eu des
difficultés. Et elle aussi s’était retrouvée égarée dans les plaines, affamée,
et persuadée qu’elle allait mourir. Et c’est là qu’elle était tombée sur un
voyageur, un drôle d’assassin qui l’avait aidée. Il avait bien sûr décrété
qu’elle lui devait la vie et qu’elle avait une dette envers lui, qu’elle
devrait tôt ou tard la rembourser. Elle s’attendait à tout, mais il l’avait
laissée partir, en affirmant qu’un jour ou l’autre, elle trouverait bien un
moyen de lui rendre la pareille. S’ils se recroisaient, bien sûr. Et le
lendemain, il avait disparu sans laisser aucune trace. Et de manière assez
étonnante, elle l’avait retrouvé en pleine embuscade, et en bonne voie de se
faire découper par d’autres mercenaires, accompagné par d’autres personnes
bizarres. Bien sûr, cette histoire de dette pesait dans la balance, mais pas
uniquement, elle avait surtout en tête de pouvoir continuer son voyage avec son
maître, pour pouvoir encore progresser. Et éviter de se retrouver agonisants
loin de tout secours. Mais puisqu’elle savait que Pervenche s’y connaissait au
moins un petit peu en soins de blessures, en antidotes et autres, ils
n’auraient probablement pas de souci sur ce point s’ils partaient avec elle,
comme Hélios et Meven. Killian grogna et grogna, mais il finit par se laisser
convaincre, arguant qu’à la moindre contrariété, il n’en laisserait pas un seul
de vivant.
Meven, qui était le plus expérimenté dans ce genre de choses, passa chercher la seconde partie de leur récompense. Maître Kaiser et Frederick étaient prêts à aller demander des comptes à la famille Shalhm et lui proposèrent de les accompagner lors de leur visite, pour s’amuser, et prendre sa revanche, mais il déclina. Il avait eu suffisamment d’émotions, leur dit-il, et il tenait à en profiter encore un petit peu avant qu’il lui arrive quelque chose. Par exemple un des membres de son groupe qui choisirait de le faire taire une bonne fois pour toutes. D’ici là, une vendetta n’était pas dans ses projets. Il salua avec élégance les deux hommes, et retourna vers les siens.
En sortant de la propriété des Kaiser, ils croisèrent Findor et Maes, qui avaient finalement été libérés. Le premier avait remis son casque, et il soutenait le second, qui avait beaucoup de mal à marcher, de son mieux. Les deux groupes se dévisagèrent un long instant dans un silence gêné. Ils savaient bien qui avait attaqué qui pour de l’argent, et s’ils n’avaient pas tous assisté à la scène, ils savaient également qui avait torturé qui pour avoir des informations. Quelques politesses furent échangées de part et d’autre, des banalités sur la gravité des blessures. Pervenche demanda d’un ton qu’elle espérait léger :
- Alors ? Qu’est-ce que vous comptez faire, tous les deux ?
- Changer d’air, répondit Findor. Nous sommes grillés, ici, tout le monde ou presque sait que nous avons été capturés, et que notre employeur va devoir rendre des comptes aux Kaiser. Et s’ils ne l’ont pas déjà appris, ils le sauront bientôt. Il vaut mieux partir. Et puis, la jambe de Maes a été gravement abîmée.
Les regards se tournèrent vers la jambe en question. Maes recula légèrement, gêné, mais déjà, son compagnon continuait, avec une œillade assassine à Killian, puis Meven :
- Il ne pourra pas marcher avant un certain moment. Nous allons donc trouver un endroit où nous cacher pendant un moment, le temps qu’il guérisse. Ensuite, nous verrons. Probablement que nous reprendrons le métier, si c’est possible, sinon je trouverai autre chose. Mais nous nous tiendrons peut-être à l’écart des missions qui consistent à kidnapper des jeunes filles. On ne sait jamais, ajouta-t-il avec un clin d’œil.
Ils échangèrent encore quelques banalités, puis les deux partirent vers de nouvelles aventures. De leur côté, le groupe de Pervenche décida, d’un commun accord, qu’une journée de repos ne serait pas de trop pour que leurs blessures finissent de guérir, et qu’ils puissent se remettre de leurs péripéties. Trois chambres furent prises dans l’une des auberges de la ville, un peu mieux famées qu’avant, maintenant qu’ils étaient des mercenaires un tout petit peu plus respectés. Meven partit hanter les bas-fonds à la recherche d’on ne sait quoi, il refusa de le dire. Hélios en profita pour aller se reposer, maintenant qu’il était sûr que l’assassin n’allait pas encore le taquiner sans relâche. Killian partit s’entraîner, parce que d’après lui, « c’était bien joli de paresser, mais l’entraînement, c’était primordial ». Gillan décida d’aller plutôt jouer aux cartes. Et Pervenche se dit qu’un petit verre ne lui ferait pas de mal, et elle s’installa au bar pour boire un coup.
C’est là que Meven la trouva, deux heures plus tard. Heureusement, elle n’avait pas encore trop bu, et il n’eut ni à la porter jusqu’à sa chambre, ni à la faire descendre du bar. Il monta sur le tabouret à côté d’elle, commanda lui aussi un verre d’alcool, et remarqua :
- Tu es bien silencieuse, aujourd’hui. Pas de question stupide ? Pas de remarque indécente ?
- Les remarques indécentes, c’est ton domaine, assassin pervers, répliqua-t-elle en prenant une nouvelle gorgée de son verre.
- Prince des Ténèbres, ça sonne mieux.
- Tu parles. Si Hélios voyait comment tu le regarde à longueur de temps, Je me demande s’il ne préférerait pas plutôt prendre la fuite et retourner chez lui.
- Ca, c’était méchant, répondit-il avec un air triste pas du tout crédible.
- Ose dire que tu ne serais pas contre.
- Contre quoi ? le voir partir ?
- Mais non, idiot !
Même si Hélios était un sujet plutôt intéressant, Meven recentra le sujet.
- Bon bref. Sors un peu tes idées de mes affaires de cœur ou… d’autre chose, et dis-moi ce qui te tracasse.
- Qu’est-ce qui te fait penser que quelque chose me tracasse ? répliqua-t-elle.
- Prends-moi pour un idiot. Appelle ça mon intuition, si tu veux.
- Ton intuition féminine ?
- Ha-ha, très drôle. Alors ? Tu vas me le dire, ou je dois te faire boire encore pour que tu me dises ce qui te trotte dans la tête ?
- Faire boire une femme, c’est mal. On pourrait penser que tu as des idées derrière la tête.
- Alors dis-moi ce que tu as dans la tienne, ou je t’ouvre le crâne pour lire dedans.
- J’aimerais voir ça.
Les verres se remplirent à nouveau.
- Alors, tu vas me le dire ? insista l’assassin.
- Quand tu as une idée…
- Je suis très obstiné, on dirait que tu n’étais pas encore au courant, jeune fille !
- Ah ça… J’avais cru remarquer, marmonna-t-elle. Et tu ne me lâcheras pas tant que tu n’auras pas obtenu ta réponse. Fichu assassin.
- Ce serait plus sage de me le dire tout de suite, pour que tu puisses te débarrasser de moi.
- Tu me promets que tu disparais après ?
- Comme si tu ne m’avais jamais vu ! Promis, juré, si je mens, qu’un dragon vienne me dévorer ! s’exclama-t-il en levant les mains pour bien montrer qu’il ne trichait pas en croisant les doigts.
- Surtout, n’en fais pas trop… Bon, c’est rapport à la bataille, hier.
- Quoi ? Tu trouves que tu ne t’es pas bien défendue ?
- Mais non, c’est pas ça ! C’est… l’autre, là, le type à la hache.
- Tu l’as éliminé en beauté, je ne vois pas où est le problème…
- Justement, c’est ça, le problème !
Elle tourna la tête vers lui, le mouvement suffisamment brusque pour manquer tomber de son tabouret. Il lui tapota vaguement l’épaule dans un geste plus ou moins destiné à la calmer, et elle retourna à son verre, marmonnant :
- Le problème, c’est justement d’avoir éliminé l’homme à la hache.
L’illumination. Bien sûr, c’était clair.
- C’était la première fois que tu tuais quelqu’un, c’est ça ?
- C’est ça.
- Oui, je comprends. Tu n’es pas assassin de métier, j’avais un peu oublié ce côté… Mais tu n’as jamais, jamais tué quelqu’un ? Même pas un courtisan idiot avec des manières de cochon ? Même pas un adversaire, suite à une erreur ?
- Je te dis que c’est la première fois, c’est la première. Jamais tué personne. J’ai bien été tentée, mais… j’ai pas vraiment le cœur à ça.
- Ca veut dire que toutes les menaces de me faire rendre gorge en me massacrant joyeusement, c’étaient des blagues ?
- Tu m’excuseras, mais j’ai pas non plus le cœur à rire. C’est pas contre toi, mais…
- Mais la situation n’est pas à la rigolade, je comprends. Donc c’est la première fois que tu tues quelqu’un. Et ça te travaille.
- C’est ça. Et en plus, c’était même pas à la loyale. Je lui ai envoyé une boule de feu en pleine tête. C’était… dégoûtant. Et traître.
Meven bougea son tabouret pour se rapprocher d’elle, et passa un bras rassurant autour de ses épaules.
- Ecoute, je vais être sérieux une minute, et te dire un truc que j’ai appris il y a déjà longtemps, quand j’ai commencé. Et c’est une leçon importante qu’il vaut mieux retenir, même si elle te paraît usée, ou stupide.
- Je t’écoute, dit-elle sans tenter de le repousser. C’était plutôt réconfortant.
- Il n’y a pas de manière propre ou loyale de se battre, dans une situation pareille. Dans un duel d’entraînement, au premier sang, un combat pour l’honneur, ce genre de choses, je ne dis pas. Et encore, ce sont des choses qui arrivent rarement. La plupart du temps, dans ce genre de combats, tu penses à sauver ta vie. Il n’est pas question de donner une honnête chance à l’adversaire, de faire preuve de chevalerie ou quoi que ce soit. Ces trucs-là, c’est bon pour les romans. Dans la vraie vie, quand tu vois une ouverture, tu en profites, que ce soit ton adversaire qui perd son arme, une glissade ou une chute, ou quoi que ce soit. Dans un combat à mort, tu mets toutes tes chances de ton côté, et si tu as une carte dans ta manche, joue-la, et joue-la au bon moment. Même une boule de feu. La plupart du temps, le plus fort gagne. Mais parfois, c’est celui qui sait jouer de l’effet de surprise, ou qui utilise son atout quand il le faut. Comme une boule de feu. Ce que je veux dire, c’est que tu n’as pas à t’en vouloir parce que tu as utilisé de la magie dans un combat à l’épée. Ou la hache. Si tu vas par là, le combat était à son avantage puisqu’il était plus grand et plus lourdement armé que toi. Donc tu n’as fait que rétablir l’équilibre.
- Donc je ne dois pas m’en vouloir, parce que je n’ai pas été déloyale. Mais je l’ai quand même tué.
- Ca… tu sais, dans ta vie de mercenaire, tu devras certainement encore en tuer d’autres. Je ne dis pas que ça va devenir facile. D’ailleurs j’espère bien que ça ne deviendra jamais facile.
- Pourquoi ? Pour s’en vouloir encore et toujours, après ?
- Parce que sinon, tu risques de devenir quelqu’un sans cœur, quelqu’un qui ne pense qu’à tuer les autres pour de l’argent, ou même sur un coup de tête, quelqu’un qui ne voit plus la vie à sa juste valeur. Quelqu’un comme moi.
- Parce que tu ne vois plus la valeur de la vie ?
- C’est plus compliqué que ça. Mais je ne te souhaite pas de prendre goût à tuer, ou de le banaliser. Je te souhaite juste de t’endurcir un peu. Histoire de ne pas t’en vouloir autant. Après tout, tu n’as fait que défendre ta vie. C’était lui ou toi, on ne peut pas vraiment t’en vouloir de t’être défendue. Personne n’a envie de finir découpé à la hache. Tu n’as fait que te défendre, et il n’y a vraiment pas à t’en vouloir. Et maintenant, vide ton verre comme une bonne fille.
Ce qu’elle fit. Elle fit un instant tourner le gobelet entre ses mains, et demanda, songeuse :
- Tu crois que les autres se cassent la tête aussi sur des questions pareilles ?
- Je te conseille de ne pas poser la question à Hélios. En fait, les anciens soldats, ils n’aiment pas trop qu’on leur demande ça, en général. Killian et Gillan, par contre, je ne dis pas. Les maîtres d’armes sont des gens bizarres. Mais il ne faut pas t’en faire. On est tous passés par là, tu sais.
- Même toi ?
- Même moi. Je te raconterai un jour la manière dont le voleur est devenu un assassin et a eu la même crise de conscience que toi. Mais maintenant, l’heure n’est pas aux mauvais souvenirs. L’heure est à la boisson, la fête, et ensuite, on ira s’effondrer dans un lit et dormir jusqu’au matin, où nos compagnons seront obligés de nous tirer du lit et de nous supporter tandis que nous grognerons à propos de nos migraines !
Elle jugea ce plan acceptable, et ils entreprirent donc de le mettre à exécution. Hélios les rejoignit bientôt, puis Gillan, et ils réussirent à convaincre Killian qui revenait de son entraînement. Ce fut une bien belle beuverie, et à eux cinq, ils réussirent à semer un chaos dont on se souviendrait longtemps.
Logiquement, le réveil le lendemain matin fut plus que difficile, et Killian, qui était resté quasiment sobre et ne souffrait pas des résultats de sa consommation d’alcool, se fit un plaisir de les tirer du lit à grand renfort de coups de pieds. Il leur fallut un peu plus de temps que d’habitude pour reprendre une apparence normale de mercenaires un tant soit peu compétents. Le tout, bien sûr, sous l’œil narquois du maître d’armes qui, lui, était impeccable jusqu’à la pointe de ses longs cheveux.
Ils quittèrent Gawain dans la matinée, en direction de Janéa. D’une, ils pourraient ainsi rendre les chevaux, de l’autre, ils pourraient profiter du port pour prendre un bateau descendant le fleuve, en direction vers de possibles nouvelles aventures. Il y avait eu une discussion houleuse pour savoir qui monterait avec qui, et qui se débrouillerait. Après dix bonnes minutes de déni intense, Killian finit par avouer qu’il ne savait pas monter à cheval, contrairement à Gillan. Il finit donc par monter avec elle, Pervenche se retrouva de nouveau avec Hélios, et Meven bouda un moment parce qu’il n’avait personne sous la main à embêter.
Le chemin du retour fut beaucoup plus calme, et totalement dépourvu d’attaques de mercenaires. Il y eut des échanges de blagues graveleuses entre Hélios et Meven, de conseils à l’épée entre Gillan et Killian, des histoires stupides et des plaisanteries moins vulgaires entre tous. Lors de l’arrêt du soir, Pervenche et Hélios s’occupèrent du repas, que Gillan admit comme meilleur que le sien. Killian fut bien obligé de reconnaître qu’avoir quelqu’un d’autre pour cuisiner, ce n’était pas si mal, et ça changeait. Hélios profita également de la halte pour donner une petite leçon d’équitation, et Gillan dut forcer le maître d’armes à écouter ce qu’il disait. Meven resta en arrière, à admirer la patience du cavalier. Lui n’aurait certainement pas insisté pour apprendre à un individu pareil à tenir sur le dos d’un cheval, et il aurait d’ailleurs été plus intéressé par les taquiner que rester sérieux et appliquer. Hélios restait concentré, et ne haussait jamais la voix. Une patience admirable, vraiment.
Le lendemain à l’aube, ils reprirent leur route vers Janéa. Pour qu’ils s’entraînent, Hélios avait décidé de monter avec Gillan, laissant Pervenche et Killian se débrouiller. Le maître d’armes n’avait pas voulu laisser les rênes, et il dirigeait son cheval avec lenteur et concentration. Pervenche était accrochée à sa taille, pas très rassurée. Gillan les surveillait du coin de l’œil, pour s’assurer qu’ils n’iraient pas se heurter à l’arbre le plus proche, et elle les voyait bavarder de temps en temps. Ils avaient l’air de bien s’entendre, contrairement à ce qu’elle avait pensé. Pourtant, Pervenche, avec son enthousiasme en acier trempé et sa folie douce, n’était vraiment pas le genre à pouvoir s’entendre avec son maître, qui détestait par-dessus tout la fantaisie. Et pourtant, ils étaient en train de discuter. Bien, ça voudrait dire qu’il serait probablement plus disposé à rester avec eux. Non seulement parce qu’elle avait une dette envers Meven, et qu’elle pourrait peut-être la régler en restant avec eux, mais aussi parce qu’elle les aimait bien, après tout, aussi bizarres qu’ils soient. Ils étaient sympathiques, et elle avait bien envie, elle aussi, de vivre ce qu’ils appelaient des « aventures de mercenaire ». Un peu autre chose que la discipline de fer de Killian, quoi. Un peu de changement qui lui ferait du bien… et un peu de compagnie aussi. Un peu de nouveauté.
Killian et Pervenche étaient en effet plongés dans une conversation décousue, au rythme des efforts du maître d’armes pour contrôler leur cheval et de Pervenche pour rester en selle. Il avait fallu à la jeune fille une bonne quantité de courage pour finalement oser engager la discussion. Elle s’était rapprochée autant qu’elle avait pu et avait appelé, juste assez fort :
- Dis voir, Killian ?
- Qu’est-ce que tu me veux ? Et qui t’a permis de me tutoyer ? répliqua-t-il.
- Tu fais de même. On se tutoie, dans le groupe.
Un écart du cheval la coupa, et Killian le ramena sur le chemin.
- Alors ? qu’est-ce que tu me veux ? demanda-t-il une fois assuré qu’ils allaient dans la bonne direction.
- Eh bien voilà…
- Je n’ai pas toute la journée.
- Pourquoi ? Tu as un rendez-vous quelque part et tu ne peux pas rester sur ce cheval ?
- Ne te moque pas de moi, péronnelle ! Me mettre en colère n’est pas le meilleur moyen pour me mettre dans de bonnes dispositions pour obtenir une faveur.
Le silence s’étira (si on pouvait appeler « silence » Meven, Hélios et Gillan qui avaient une discussion animée sur l’avantage du couteau sur l’épée), et Killian se dit qu’elle avait dû abandonner le sujet. Avant même de l’avoir abordé, c’était typique des gamines dans son genre, ça. Mais pourtant, elle revint à la charge :
- Bon alors ? Tu veux savoir, au moins, ou tu t’en fiches ?
- Dis-moi toujours. Ca m’occupera.
- Voilà. Tu es un maître d’armes vraiment très fort et très doué, et je me demandais si tu accepterais de me donner quelques conseils, pour progresser à l’épée.
- Pourquoi ?
- Bah, pour progresser. Devenir un peu plus forte. Ne pas risquer de me faire tuer dans un combat idiot contre un imbécile avec une hache.
- Non, coupa Killian. Pourquoi est-ce que je ferais ça ?
- Pour éviter à une charmante jeune fille de se faire tuer par une brute ?
Un nouvel écart, plus marqué que le précédent, qui obligea Gillan à attraper les rênes avant qu’ils ne partent se perdre dans la forêt. Killian la remercia d’un signe sec de la tête, avant de répondre :
- J’ai déjà une élève. Une, ça suffit.
- Je ne demande pas que tu me prennes comme élève, hein.
- L’entraînement serait trop dur pour toi ? demanda-t-il, sans même essayer de cacher son ton moqueur.
- Non, mais je m’en fous juste complètement de devenir un maître d’armes trop fort. Par contre, j’ai vu à quel point tu sais te battre, et te déplacer sur un champ de bataille.
- Viens-en au fait.
- J’aimerais que tu m’apprennes certains… certains trucs.
- Des « trucs » ? Je n’ai pas de trucs. Ni d’astuces. Le combat à l’épée, ce n’est pas un tour de passe-passe ou une partie de cartes. Donc non, je ne peux pas t’apprendre certains « trucs ».
La conversation aurait pu s’arrêter là, en tout cas du point de vue de Killian, puisqu’un refus était un refus. Mais c’était compter sans l’obstination de Pervenche. Elle laissa passer quelques minutes d’intense réflexion, et repassa à l’attaque :
- Ce que je voudrais, ce n’est pas… des « secrets » de maître d’armes. J’aimerais que tu m’aides à corriger mes erreurs. J’ai pas eu de maître, moi, et je sais qu’il y a un certain nombre de choses que je fais pas bien.
- Il faudrait une vie entière pour corriger tout ça. J’ai autre chose à faire.
Nouvelle interruption, le temps d’éviter des branches basses.
- C’est bien pour ça, ajouta Pervenche, que je te demande pas de me prendre comme élève, juste de m’aider en corrigeant le pire.
- Et ce sera tout, votre Altesse ? grinça Killian. Ou dois-je encore vous cirer les bottes ?
- Arrête, le prends pas comme ça. J’aimerais juste que, de camarade de groupe à camarade de groupe, tu m’aides un peu à m’améliorer. Au niveau attaques, et puis en esquives. Je suis pas douée en esquives.
- « de camarade de groupe à camarade de groupe » ? répéta-t-il avec tellement de mépris qu’elle avait presque l’impression qu’elle le voyait dégouliner. Tu étais absente, quand j’ai dit que je ne voulais pas vous rejoindre ? Je ne suis pas un « camarade de groupe ».
Un coup sec dans le dos l’interrompit. Il lui fallut quelques secondes pour qu’il se rende compte que Pervenche l’avait frappée. Elle. Elle avait osé. Décidément, elle n’avait pas froid aux yeux. Elle souligna :
- Tu voyages avec nous, donc tu es un camarade de groupe. Et les camarades de groupe se serrent les coudes, et se rendent service. Si tu avais besoin de nous, on serait prêts à t’aider. C’est ce qui fait la cohésion du groupe.
Le silence qui s’étendit entre eux cette fois-ci était beaucoup plus long que les précédents. A tel point que Pervenche se demanda si elle n’était pas finalement arrivée au bout de sa patience, et s’il n’allait pas la punir de son insolence. Pas qu’elle estime une punition justifiée, elle n’avait rien fait, après tout, que tenté de le convaincre de l’aider. Et qu’il faisait partie du groupe, aussi, accessoirement. Ce n’était pourtant pas grand-chose. Gillan se tourna vers eux pour voir si tout allait bien, Killian lui fit un vague signe de la main qui parut la satisfaire. Pendant un long moment, peut-être bien une heure, ils avancèrent ainsi en silence, écoutant les discussions animées entre les trois autres, qui aimaient bien débattre parfois juste pour le plaisir de contrarier Meven.
Il fallut attendre la halte du soir pour qu’elle puisse remettre le sujet sur le tapis. Killian se tenait à l’écart du groupe, comme à son habitude, mais il y avait quelque chose dans son attitude de différent. Il avait l’air un peu plus voûté, la tête appuyée dans sa main, évitant soigneusement de regarder le feu et se crispant dès qu’un éclat de voix un peu plus fort que la moyenne résonnait. Elle connaissait bien ces symptômes. Et peut-être qu’elle pourrait… Elle vint s’asseoir à côté de lui, et aussi doucement que possible, demanda :
- Ca ne va pas ?
- Ca en a l’air ? fut la réponse acide.
- Bien sûr que non, c’est pour ça que je demande. Qu’est-ce qui t’arrive ?
- … j’ai l’impression qu’on tente de me scier la tête en deux.
- Mal aux yeux, nausée, ce genre de choses ?
Il se contenta de hocher la tête. Une migraine. Ca tombait bien. Elle murmura :
- Je peux faire quelque chose pour t’aider. Si tu le permets, bien sûr.
Nouveau hochement de tête, sans réponse, il avait l’air de beaucoup souffrir. Pervenche s’approcha encore, posa les mains sur ses tempes et se concentra. Un sort de soin mineur, c’était dans ses cordes. Elle réunit l’énergie qui lui restait, la dirigeant sur l’idée de guérison. Elle visualisait sa douleur, comme une boule rouge qui pulsait, et son sort, comme une sorte de couverture bleue, qui recouvrit la boule, l’apaisant, la calmant, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Elle attendit quelques secondes pour être sûre qu’elle l’avait complètement éliminée, puis baissa les bras. Satisfaite, elle s’assit à côté de lui. Killian avait déjà l’air en meilleur état, même s’il faudrait quelques minutes pour que sa migraine disparaisse totalement. Sans ouvrir les yeux, il marmonna ce qui pouvait passer pour un merci. Comme elle ne répondait pas, il ajouta :
- Qu’est-ce que tu veux, en échange ?
- En échange ? Pourquoi en échange ? On ne pose pas de condition, quand on aide un camarade de groupe.
- Très intelligent. Tu penses que je serai plus disposé à t’entraîner en me montrant à quel point les membres d’un groupe sont unis et se rendent service les uns les autres.
Elle lui mit un coup de poing faussement agressif dans le bras.
- Je pense surtout que si on te laisse avec ta migraine, tu vas grogner, râler et être malheureux et misérable. Et je ne suis pas assez cruelle pour te laisser souffrir comme ça. Je suis une gentille, tu sais. Et accessoirement, j’ai des compétences en magie blanche qui pourrissent dans leur coin, c’est dommage de ne pas les utiliser, n’est-ce pas ?
Ce qui eut le don de le faire réfléchir. Pervenche attendit que ses mots fassent mouche, en jouant avec les longues mèches du maître d’armes. Contrairement à ce qu’elle attendait, il ne l’égorgea même pas pour avoir osé toucher à ses cheveux.
- Tu sais donc utiliser la magie, murmura Killian comme pour lui-même. La magie noire et la magie blanche.
- On dit magie élémentaire et magie de soin, maintenant.
- La magie, coupa-t-il avec un geste définitif de la main. C’est… intéressant. Je n’ai pas confiance là-dedans, je pensais qu’il ne s’agissait que d’une discipline pour ceux qui n’avaient pas les tripes ou le talent pour prendre une véritable arme, mais ça pourrait être intéressant, de voir comment allier les deux. Tu ne pourras pas devenir aussi forte que Gillan, quant à moi, ce n’est même pas imaginable. Mais ce serait intéressant… de développer une sorte… de style de combat basé sur ta magie.
- Ca veut dire que tu acceptes de m’aider à progresser ?
- Ca veut dire que, si j’ai le temps et que je m’ennuie, je tenterai de faire de toi une combattante correcte. Si tu lâches mes cheveux. Et si tu soignes mes migraines.
- Marché conclu !
Meven, qui était le plus expérimenté dans ce genre de choses, passa chercher la seconde partie de leur récompense. Maître Kaiser et Frederick étaient prêts à aller demander des comptes à la famille Shalhm et lui proposèrent de les accompagner lors de leur visite, pour s’amuser, et prendre sa revanche, mais il déclina. Il avait eu suffisamment d’émotions, leur dit-il, et il tenait à en profiter encore un petit peu avant qu’il lui arrive quelque chose. Par exemple un des membres de son groupe qui choisirait de le faire taire une bonne fois pour toutes. D’ici là, une vendetta n’était pas dans ses projets. Il salua avec élégance les deux hommes, et retourna vers les siens.
En sortant de la propriété des Kaiser, ils croisèrent Findor et Maes, qui avaient finalement été libérés. Le premier avait remis son casque, et il soutenait le second, qui avait beaucoup de mal à marcher, de son mieux. Les deux groupes se dévisagèrent un long instant dans un silence gêné. Ils savaient bien qui avait attaqué qui pour de l’argent, et s’ils n’avaient pas tous assisté à la scène, ils savaient également qui avait torturé qui pour avoir des informations. Quelques politesses furent échangées de part et d’autre, des banalités sur la gravité des blessures. Pervenche demanda d’un ton qu’elle espérait léger :
- Alors ? Qu’est-ce que vous comptez faire, tous les deux ?
- Changer d’air, répondit Findor. Nous sommes grillés, ici, tout le monde ou presque sait que nous avons été capturés, et que notre employeur va devoir rendre des comptes aux Kaiser. Et s’ils ne l’ont pas déjà appris, ils le sauront bientôt. Il vaut mieux partir. Et puis, la jambe de Maes a été gravement abîmée.
Les regards se tournèrent vers la jambe en question. Maes recula légèrement, gêné, mais déjà, son compagnon continuait, avec une œillade assassine à Killian, puis Meven :
- Il ne pourra pas marcher avant un certain moment. Nous allons donc trouver un endroit où nous cacher pendant un moment, le temps qu’il guérisse. Ensuite, nous verrons. Probablement que nous reprendrons le métier, si c’est possible, sinon je trouverai autre chose. Mais nous nous tiendrons peut-être à l’écart des missions qui consistent à kidnapper des jeunes filles. On ne sait jamais, ajouta-t-il avec un clin d’œil.
Ils échangèrent encore quelques banalités, puis les deux partirent vers de nouvelles aventures. De leur côté, le groupe de Pervenche décida, d’un commun accord, qu’une journée de repos ne serait pas de trop pour que leurs blessures finissent de guérir, et qu’ils puissent se remettre de leurs péripéties. Trois chambres furent prises dans l’une des auberges de la ville, un peu mieux famées qu’avant, maintenant qu’ils étaient des mercenaires un tout petit peu plus respectés. Meven partit hanter les bas-fonds à la recherche d’on ne sait quoi, il refusa de le dire. Hélios en profita pour aller se reposer, maintenant qu’il était sûr que l’assassin n’allait pas encore le taquiner sans relâche. Killian partit s’entraîner, parce que d’après lui, « c’était bien joli de paresser, mais l’entraînement, c’était primordial ». Gillan décida d’aller plutôt jouer aux cartes. Et Pervenche se dit qu’un petit verre ne lui ferait pas de mal, et elle s’installa au bar pour boire un coup.
C’est là que Meven la trouva, deux heures plus tard. Heureusement, elle n’avait pas encore trop bu, et il n’eut ni à la porter jusqu’à sa chambre, ni à la faire descendre du bar. Il monta sur le tabouret à côté d’elle, commanda lui aussi un verre d’alcool, et remarqua :
- Tu es bien silencieuse, aujourd’hui. Pas de question stupide ? Pas de remarque indécente ?
- Les remarques indécentes, c’est ton domaine, assassin pervers, répliqua-t-elle en prenant une nouvelle gorgée de son verre.
- Prince des Ténèbres, ça sonne mieux.
- Tu parles. Si Hélios voyait comment tu le regarde à longueur de temps, Je me demande s’il ne préférerait pas plutôt prendre la fuite et retourner chez lui.
- Ca, c’était méchant, répondit-il avec un air triste pas du tout crédible.
- Ose dire que tu ne serais pas contre.
- Contre quoi ? le voir partir ?
- Mais non, idiot !
Même si Hélios était un sujet plutôt intéressant, Meven recentra le sujet.
- Bon bref. Sors un peu tes idées de mes affaires de cœur ou… d’autre chose, et dis-moi ce qui te tracasse.
- Qu’est-ce qui te fait penser que quelque chose me tracasse ? répliqua-t-elle.
- Prends-moi pour un idiot. Appelle ça mon intuition, si tu veux.
- Ton intuition féminine ?
- Ha-ha, très drôle. Alors ? Tu vas me le dire, ou je dois te faire boire encore pour que tu me dises ce qui te trotte dans la tête ?
- Faire boire une femme, c’est mal. On pourrait penser que tu as des idées derrière la tête.
- Alors dis-moi ce que tu as dans la tienne, ou je t’ouvre le crâne pour lire dedans.
- J’aimerais voir ça.
Les verres se remplirent à nouveau.
- Alors, tu vas me le dire ? insista l’assassin.
- Quand tu as une idée…
- Je suis très obstiné, on dirait que tu n’étais pas encore au courant, jeune fille !
- Ah ça… J’avais cru remarquer, marmonna-t-elle. Et tu ne me lâcheras pas tant que tu n’auras pas obtenu ta réponse. Fichu assassin.
- Ce serait plus sage de me le dire tout de suite, pour que tu puisses te débarrasser de moi.
- Tu me promets que tu disparais après ?
- Comme si tu ne m’avais jamais vu ! Promis, juré, si je mens, qu’un dragon vienne me dévorer ! s’exclama-t-il en levant les mains pour bien montrer qu’il ne trichait pas en croisant les doigts.
- Surtout, n’en fais pas trop… Bon, c’est rapport à la bataille, hier.
- Quoi ? Tu trouves que tu ne t’es pas bien défendue ?
- Mais non, c’est pas ça ! C’est… l’autre, là, le type à la hache.
- Tu l’as éliminé en beauté, je ne vois pas où est le problème…
- Justement, c’est ça, le problème !
Elle tourna la tête vers lui, le mouvement suffisamment brusque pour manquer tomber de son tabouret. Il lui tapota vaguement l’épaule dans un geste plus ou moins destiné à la calmer, et elle retourna à son verre, marmonnant :
- Le problème, c’est justement d’avoir éliminé l’homme à la hache.
L’illumination. Bien sûr, c’était clair.
- C’était la première fois que tu tuais quelqu’un, c’est ça ?
- C’est ça.
- Oui, je comprends. Tu n’es pas assassin de métier, j’avais un peu oublié ce côté… Mais tu n’as jamais, jamais tué quelqu’un ? Même pas un courtisan idiot avec des manières de cochon ? Même pas un adversaire, suite à une erreur ?
- Je te dis que c’est la première fois, c’est la première. Jamais tué personne. J’ai bien été tentée, mais… j’ai pas vraiment le cœur à ça.
- Ca veut dire que toutes les menaces de me faire rendre gorge en me massacrant joyeusement, c’étaient des blagues ?
- Tu m’excuseras, mais j’ai pas non plus le cœur à rire. C’est pas contre toi, mais…
- Mais la situation n’est pas à la rigolade, je comprends. Donc c’est la première fois que tu tues quelqu’un. Et ça te travaille.
- C’est ça. Et en plus, c’était même pas à la loyale. Je lui ai envoyé une boule de feu en pleine tête. C’était… dégoûtant. Et traître.
Meven bougea son tabouret pour se rapprocher d’elle, et passa un bras rassurant autour de ses épaules.
- Ecoute, je vais être sérieux une minute, et te dire un truc que j’ai appris il y a déjà longtemps, quand j’ai commencé. Et c’est une leçon importante qu’il vaut mieux retenir, même si elle te paraît usée, ou stupide.
- Je t’écoute, dit-elle sans tenter de le repousser. C’était plutôt réconfortant.
- Il n’y a pas de manière propre ou loyale de se battre, dans une situation pareille. Dans un duel d’entraînement, au premier sang, un combat pour l’honneur, ce genre de choses, je ne dis pas. Et encore, ce sont des choses qui arrivent rarement. La plupart du temps, dans ce genre de combats, tu penses à sauver ta vie. Il n’est pas question de donner une honnête chance à l’adversaire, de faire preuve de chevalerie ou quoi que ce soit. Ces trucs-là, c’est bon pour les romans. Dans la vraie vie, quand tu vois une ouverture, tu en profites, que ce soit ton adversaire qui perd son arme, une glissade ou une chute, ou quoi que ce soit. Dans un combat à mort, tu mets toutes tes chances de ton côté, et si tu as une carte dans ta manche, joue-la, et joue-la au bon moment. Même une boule de feu. La plupart du temps, le plus fort gagne. Mais parfois, c’est celui qui sait jouer de l’effet de surprise, ou qui utilise son atout quand il le faut. Comme une boule de feu. Ce que je veux dire, c’est que tu n’as pas à t’en vouloir parce que tu as utilisé de la magie dans un combat à l’épée. Ou la hache. Si tu vas par là, le combat était à son avantage puisqu’il était plus grand et plus lourdement armé que toi. Donc tu n’as fait que rétablir l’équilibre.
- Donc je ne dois pas m’en vouloir, parce que je n’ai pas été déloyale. Mais je l’ai quand même tué.
- Ca… tu sais, dans ta vie de mercenaire, tu devras certainement encore en tuer d’autres. Je ne dis pas que ça va devenir facile. D’ailleurs j’espère bien que ça ne deviendra jamais facile.
- Pourquoi ? Pour s’en vouloir encore et toujours, après ?
- Parce que sinon, tu risques de devenir quelqu’un sans cœur, quelqu’un qui ne pense qu’à tuer les autres pour de l’argent, ou même sur un coup de tête, quelqu’un qui ne voit plus la vie à sa juste valeur. Quelqu’un comme moi.
- Parce que tu ne vois plus la valeur de la vie ?
- C’est plus compliqué que ça. Mais je ne te souhaite pas de prendre goût à tuer, ou de le banaliser. Je te souhaite juste de t’endurcir un peu. Histoire de ne pas t’en vouloir autant. Après tout, tu n’as fait que défendre ta vie. C’était lui ou toi, on ne peut pas vraiment t’en vouloir de t’être défendue. Personne n’a envie de finir découpé à la hache. Tu n’as fait que te défendre, et il n’y a vraiment pas à t’en vouloir. Et maintenant, vide ton verre comme une bonne fille.
Ce qu’elle fit. Elle fit un instant tourner le gobelet entre ses mains, et demanda, songeuse :
- Tu crois que les autres se cassent la tête aussi sur des questions pareilles ?
- Je te conseille de ne pas poser la question à Hélios. En fait, les anciens soldats, ils n’aiment pas trop qu’on leur demande ça, en général. Killian et Gillan, par contre, je ne dis pas. Les maîtres d’armes sont des gens bizarres. Mais il ne faut pas t’en faire. On est tous passés par là, tu sais.
- Même toi ?
- Même moi. Je te raconterai un jour la manière dont le voleur est devenu un assassin et a eu la même crise de conscience que toi. Mais maintenant, l’heure n’est pas aux mauvais souvenirs. L’heure est à la boisson, la fête, et ensuite, on ira s’effondrer dans un lit et dormir jusqu’au matin, où nos compagnons seront obligés de nous tirer du lit et de nous supporter tandis que nous grognerons à propos de nos migraines !
Elle jugea ce plan acceptable, et ils entreprirent donc de le mettre à exécution. Hélios les rejoignit bientôt, puis Gillan, et ils réussirent à convaincre Killian qui revenait de son entraînement. Ce fut une bien belle beuverie, et à eux cinq, ils réussirent à semer un chaos dont on se souviendrait longtemps.
Logiquement, le réveil le lendemain matin fut plus que difficile, et Killian, qui était resté quasiment sobre et ne souffrait pas des résultats de sa consommation d’alcool, se fit un plaisir de les tirer du lit à grand renfort de coups de pieds. Il leur fallut un peu plus de temps que d’habitude pour reprendre une apparence normale de mercenaires un tant soit peu compétents. Le tout, bien sûr, sous l’œil narquois du maître d’armes qui, lui, était impeccable jusqu’à la pointe de ses longs cheveux.
Ils quittèrent Gawain dans la matinée, en direction de Janéa. D’une, ils pourraient ainsi rendre les chevaux, de l’autre, ils pourraient profiter du port pour prendre un bateau descendant le fleuve, en direction vers de possibles nouvelles aventures. Il y avait eu une discussion houleuse pour savoir qui monterait avec qui, et qui se débrouillerait. Après dix bonnes minutes de déni intense, Killian finit par avouer qu’il ne savait pas monter à cheval, contrairement à Gillan. Il finit donc par monter avec elle, Pervenche se retrouva de nouveau avec Hélios, et Meven bouda un moment parce qu’il n’avait personne sous la main à embêter.
Le chemin du retour fut beaucoup plus calme, et totalement dépourvu d’attaques de mercenaires. Il y eut des échanges de blagues graveleuses entre Hélios et Meven, de conseils à l’épée entre Gillan et Killian, des histoires stupides et des plaisanteries moins vulgaires entre tous. Lors de l’arrêt du soir, Pervenche et Hélios s’occupèrent du repas, que Gillan admit comme meilleur que le sien. Killian fut bien obligé de reconnaître qu’avoir quelqu’un d’autre pour cuisiner, ce n’était pas si mal, et ça changeait. Hélios profita également de la halte pour donner une petite leçon d’équitation, et Gillan dut forcer le maître d’armes à écouter ce qu’il disait. Meven resta en arrière, à admirer la patience du cavalier. Lui n’aurait certainement pas insisté pour apprendre à un individu pareil à tenir sur le dos d’un cheval, et il aurait d’ailleurs été plus intéressé par les taquiner que rester sérieux et appliquer. Hélios restait concentré, et ne haussait jamais la voix. Une patience admirable, vraiment.
Le lendemain à l’aube, ils reprirent leur route vers Janéa. Pour qu’ils s’entraînent, Hélios avait décidé de monter avec Gillan, laissant Pervenche et Killian se débrouiller. Le maître d’armes n’avait pas voulu laisser les rênes, et il dirigeait son cheval avec lenteur et concentration. Pervenche était accrochée à sa taille, pas très rassurée. Gillan les surveillait du coin de l’œil, pour s’assurer qu’ils n’iraient pas se heurter à l’arbre le plus proche, et elle les voyait bavarder de temps en temps. Ils avaient l’air de bien s’entendre, contrairement à ce qu’elle avait pensé. Pourtant, Pervenche, avec son enthousiasme en acier trempé et sa folie douce, n’était vraiment pas le genre à pouvoir s’entendre avec son maître, qui détestait par-dessus tout la fantaisie. Et pourtant, ils étaient en train de discuter. Bien, ça voudrait dire qu’il serait probablement plus disposé à rester avec eux. Non seulement parce qu’elle avait une dette envers Meven, et qu’elle pourrait peut-être la régler en restant avec eux, mais aussi parce qu’elle les aimait bien, après tout, aussi bizarres qu’ils soient. Ils étaient sympathiques, et elle avait bien envie, elle aussi, de vivre ce qu’ils appelaient des « aventures de mercenaire ». Un peu autre chose que la discipline de fer de Killian, quoi. Un peu de changement qui lui ferait du bien… et un peu de compagnie aussi. Un peu de nouveauté.
Killian et Pervenche étaient en effet plongés dans une conversation décousue, au rythme des efforts du maître d’armes pour contrôler leur cheval et de Pervenche pour rester en selle. Il avait fallu à la jeune fille une bonne quantité de courage pour finalement oser engager la discussion. Elle s’était rapprochée autant qu’elle avait pu et avait appelé, juste assez fort :
- Dis voir, Killian ?
- Qu’est-ce que tu me veux ? Et qui t’a permis de me tutoyer ? répliqua-t-il.
- Tu fais de même. On se tutoie, dans le groupe.
Un écart du cheval la coupa, et Killian le ramena sur le chemin.
- Alors ? qu’est-ce que tu me veux ? demanda-t-il une fois assuré qu’ils allaient dans la bonne direction.
- Eh bien voilà…
- Je n’ai pas toute la journée.
- Pourquoi ? Tu as un rendez-vous quelque part et tu ne peux pas rester sur ce cheval ?
- Ne te moque pas de moi, péronnelle ! Me mettre en colère n’est pas le meilleur moyen pour me mettre dans de bonnes dispositions pour obtenir une faveur.
Le silence s’étira (si on pouvait appeler « silence » Meven, Hélios et Gillan qui avaient une discussion animée sur l’avantage du couteau sur l’épée), et Killian se dit qu’elle avait dû abandonner le sujet. Avant même de l’avoir abordé, c’était typique des gamines dans son genre, ça. Mais pourtant, elle revint à la charge :
- Bon alors ? Tu veux savoir, au moins, ou tu t’en fiches ?
- Dis-moi toujours. Ca m’occupera.
- Voilà. Tu es un maître d’armes vraiment très fort et très doué, et je me demandais si tu accepterais de me donner quelques conseils, pour progresser à l’épée.
- Pourquoi ?
- Bah, pour progresser. Devenir un peu plus forte. Ne pas risquer de me faire tuer dans un combat idiot contre un imbécile avec une hache.
- Non, coupa Killian. Pourquoi est-ce que je ferais ça ?
- Pour éviter à une charmante jeune fille de se faire tuer par une brute ?
Un nouvel écart, plus marqué que le précédent, qui obligea Gillan à attraper les rênes avant qu’ils ne partent se perdre dans la forêt. Killian la remercia d’un signe sec de la tête, avant de répondre :
- J’ai déjà une élève. Une, ça suffit.
- Je ne demande pas que tu me prennes comme élève, hein.
- L’entraînement serait trop dur pour toi ? demanda-t-il, sans même essayer de cacher son ton moqueur.
- Non, mais je m’en fous juste complètement de devenir un maître d’armes trop fort. Par contre, j’ai vu à quel point tu sais te battre, et te déplacer sur un champ de bataille.
- Viens-en au fait.
- J’aimerais que tu m’apprennes certains… certains trucs.
- Des « trucs » ? Je n’ai pas de trucs. Ni d’astuces. Le combat à l’épée, ce n’est pas un tour de passe-passe ou une partie de cartes. Donc non, je ne peux pas t’apprendre certains « trucs ».
La conversation aurait pu s’arrêter là, en tout cas du point de vue de Killian, puisqu’un refus était un refus. Mais c’était compter sans l’obstination de Pervenche. Elle laissa passer quelques minutes d’intense réflexion, et repassa à l’attaque :
- Ce que je voudrais, ce n’est pas… des « secrets » de maître d’armes. J’aimerais que tu m’aides à corriger mes erreurs. J’ai pas eu de maître, moi, et je sais qu’il y a un certain nombre de choses que je fais pas bien.
- Il faudrait une vie entière pour corriger tout ça. J’ai autre chose à faire.
Nouvelle interruption, le temps d’éviter des branches basses.
- C’est bien pour ça, ajouta Pervenche, que je te demande pas de me prendre comme élève, juste de m’aider en corrigeant le pire.
- Et ce sera tout, votre Altesse ? grinça Killian. Ou dois-je encore vous cirer les bottes ?
- Arrête, le prends pas comme ça. J’aimerais juste que, de camarade de groupe à camarade de groupe, tu m’aides un peu à m’améliorer. Au niveau attaques, et puis en esquives. Je suis pas douée en esquives.
- « de camarade de groupe à camarade de groupe » ? répéta-t-il avec tellement de mépris qu’elle avait presque l’impression qu’elle le voyait dégouliner. Tu étais absente, quand j’ai dit que je ne voulais pas vous rejoindre ? Je ne suis pas un « camarade de groupe ».
Un coup sec dans le dos l’interrompit. Il lui fallut quelques secondes pour qu’il se rende compte que Pervenche l’avait frappée. Elle. Elle avait osé. Décidément, elle n’avait pas froid aux yeux. Elle souligna :
- Tu voyages avec nous, donc tu es un camarade de groupe. Et les camarades de groupe se serrent les coudes, et se rendent service. Si tu avais besoin de nous, on serait prêts à t’aider. C’est ce qui fait la cohésion du groupe.
Le silence qui s’étendit entre eux cette fois-ci était beaucoup plus long que les précédents. A tel point que Pervenche se demanda si elle n’était pas finalement arrivée au bout de sa patience, et s’il n’allait pas la punir de son insolence. Pas qu’elle estime une punition justifiée, elle n’avait rien fait, après tout, que tenté de le convaincre de l’aider. Et qu’il faisait partie du groupe, aussi, accessoirement. Ce n’était pourtant pas grand-chose. Gillan se tourna vers eux pour voir si tout allait bien, Killian lui fit un vague signe de la main qui parut la satisfaire. Pendant un long moment, peut-être bien une heure, ils avancèrent ainsi en silence, écoutant les discussions animées entre les trois autres, qui aimaient bien débattre parfois juste pour le plaisir de contrarier Meven.
Il fallut attendre la halte du soir pour qu’elle puisse remettre le sujet sur le tapis. Killian se tenait à l’écart du groupe, comme à son habitude, mais il y avait quelque chose dans son attitude de différent. Il avait l’air un peu plus voûté, la tête appuyée dans sa main, évitant soigneusement de regarder le feu et se crispant dès qu’un éclat de voix un peu plus fort que la moyenne résonnait. Elle connaissait bien ces symptômes. Et peut-être qu’elle pourrait… Elle vint s’asseoir à côté de lui, et aussi doucement que possible, demanda :
- Ca ne va pas ?
- Ca en a l’air ? fut la réponse acide.
- Bien sûr que non, c’est pour ça que je demande. Qu’est-ce qui t’arrive ?
- … j’ai l’impression qu’on tente de me scier la tête en deux.
- Mal aux yeux, nausée, ce genre de choses ?
Il se contenta de hocher la tête. Une migraine. Ca tombait bien. Elle murmura :
- Je peux faire quelque chose pour t’aider. Si tu le permets, bien sûr.
Nouveau hochement de tête, sans réponse, il avait l’air de beaucoup souffrir. Pervenche s’approcha encore, posa les mains sur ses tempes et se concentra. Un sort de soin mineur, c’était dans ses cordes. Elle réunit l’énergie qui lui restait, la dirigeant sur l’idée de guérison. Elle visualisait sa douleur, comme une boule rouge qui pulsait, et son sort, comme une sorte de couverture bleue, qui recouvrit la boule, l’apaisant, la calmant, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Elle attendit quelques secondes pour être sûre qu’elle l’avait complètement éliminée, puis baissa les bras. Satisfaite, elle s’assit à côté de lui. Killian avait déjà l’air en meilleur état, même s’il faudrait quelques minutes pour que sa migraine disparaisse totalement. Sans ouvrir les yeux, il marmonna ce qui pouvait passer pour un merci. Comme elle ne répondait pas, il ajouta :
- Qu’est-ce que tu veux, en échange ?
- En échange ? Pourquoi en échange ? On ne pose pas de condition, quand on aide un camarade de groupe.
- Très intelligent. Tu penses que je serai plus disposé à t’entraîner en me montrant à quel point les membres d’un groupe sont unis et se rendent service les uns les autres.
Elle lui mit un coup de poing faussement agressif dans le bras.
- Je pense surtout que si on te laisse avec ta migraine, tu vas grogner, râler et être malheureux et misérable. Et je ne suis pas assez cruelle pour te laisser souffrir comme ça. Je suis une gentille, tu sais. Et accessoirement, j’ai des compétences en magie blanche qui pourrissent dans leur coin, c’est dommage de ne pas les utiliser, n’est-ce pas ?
Ce qui eut le don de le faire réfléchir. Pervenche attendit que ses mots fassent mouche, en jouant avec les longues mèches du maître d’armes. Contrairement à ce qu’elle attendait, il ne l’égorgea même pas pour avoir osé toucher à ses cheveux.
- Tu sais donc utiliser la magie, murmura Killian comme pour lui-même. La magie noire et la magie blanche.
- On dit magie élémentaire et magie de soin, maintenant.
- La magie, coupa-t-il avec un geste définitif de la main. C’est… intéressant. Je n’ai pas confiance là-dedans, je pensais qu’il ne s’agissait que d’une discipline pour ceux qui n’avaient pas les tripes ou le talent pour prendre une véritable arme, mais ça pourrait être intéressant, de voir comment allier les deux. Tu ne pourras pas devenir aussi forte que Gillan, quant à moi, ce n’est même pas imaginable. Mais ce serait intéressant… de développer une sorte… de style de combat basé sur ta magie.
- Ca veut dire que tu acceptes de m’aider à progresser ?
- Ca veut dire que, si j’ai le temps et que je m’ennuie, je tenterai de faire de toi une combattante correcte. Si tu lâches mes cheveux. Et si tu soignes mes migraines.
- Marché conclu !