Chapitre 12
Quel était le meilleur endroit pour trouver ce que le destin vous réservait ? Un temple dédié au dieu du Destin, de la Chance et du Hasard, bien sûr. Par chance (chance ? vraiment ?), il y en avait un en ville, et un boulanger serviable leur indiqua la route. Une fois sur place, Pervenche se dévoua pour aller prier Spade, puisqu’après tout, c’était son nom que l’individu aux cheveux verts connaissait, ça voulait bien dire quelque chose, non ? A l’intérieur, elle fut arrêtée par un immense prêtre, qui lui demanda ce qui l’amenait. Elle expliqua son histoire et ce qu’elle voulait demander au dieu. Il réfléchit un instant, et répondit :
- Vous n’avez peut-être pas besoin d’interroger le Dieu du Destin, jeune fille.
- Vraiment ?
- Vraiment. Voyez-vous, l’une des prêtresses de la Déesse de la Guérison a disparu, alors qu’elle devait se rendre à un sanctuaire dans la montagne. Les prêtres veulent mettre sur pied une équipe pour aller la sauver, si c’est possible. Si vous et vos amis êtes intéressés, rendez-vous donc au temple, et dites qu’on vous envoie.
- Je n’ose pas dire « quel hasard que je sois tombée sur vous », mais je n’en pense pas moins. Ca tombe bien, n’est-ce pas ?
- Vous savez, répondit-il avec un sourire en coin, quand on travaille pour Spade, on apprend vite à ne plus s’étonner de rien.
Elle prit congé du prêtre et rejoignit les autres qui l’attendaient à l’extérieur, où elle leur expliqua la mission qui les attendait. Il y eut quelques grognements de la part de Killian qui ne voyait pas ce qu’il y aurait de si amusant à aller rechercher une gourde qui s’était probablement perdue dans la forêt alors qu’il y avait des gens à combattre. Gillan le menaça de couper ses cheveux très courts s’il n’arrêtait pas ses discours sexistes, et il se contenta de hausser les épaules. Ils discutèrent un moment pour savoir s’il s’agissait bien de la mission dont l’étrange messager leur avait parlé, mais Hélios finit par trancher en disant que, quand un prêtre du dieu du Destin lui-même vous confiait une mission, il n’y avait pas à hésiter, et il fallait s’en occuper, ne serait-ce que parce qu’il trouverait bien un autre moyen de vous le faire faire quand même. Ils se rangèrent tous à son avis.
Le temple de Menda, déesse des Soins et de la Guérison, était situé de l’autre côté de la ville. Pendant le trajet, Killian tenta de faire valoir son point de vue : qu’est-ce qui leur disait qu’elle avait vraiment été enlevée ? Et si elle avait simplement tenté de changer de vie sans prévenir personne ? Pervenche lui répondit qu’elle avait juste disparu, que si ça se trouvait, elle était en parfaite santé quelque part, et que dans ce cas, ça serait un moyen facile et rapide de récupérer de l’argent, et qu’ils pourraient d’autant plus vite retourner aux duels et aux entraînements, n’est-ce pas ? Le maître d’armes finit par se ranger au côté de ses camarades. Il serait toujours temps de trouver des ennemis puissants après. Et puis, comme Meven le souligna, si ça se trouvait, la délicate jeune fille était retenue par un épéiste extrêmement fort contre lequel il faudrait livrer un combat à mort, et Killian serait parfait pour ça. Ce qui eut le don de remonter le moral du maître d’armes. Gillan se contenta de secouer la tête et de sourire. Il ne changerait jamais.
Au temple, l’agitation était à son comble. Des allées et venues de blessés dans des duels, des accidents, certains sur des civières, d’autres à pied ou soutenus par des personnes compatissantes, et des prêtres portant le manteau blanc de leur ordre, lançant des conseils, demandant des potions, du matériel, que leurs assistants s’empressaient d’amener. Les cinq mercenaires se faufilèrent à l’intérieur, et expliquèrent au premier prêtre pas trop occupé ce qui les envoya. Celui-ci les renvoya vers le grand prêtre, qui attendait justement dans son bureau de voir si des mercenaires se présenteraient.
Ariakan, grand prêtre de Menda, était en train de feuilleter un grimoire très ancien à la recherche d’un sort qui pourrait, au choix, soigner tous les blessés qui venaient quotidiennement chercher de l’aide au temple, ou l’aider à retrouver sa prêtresse disparue, quand l’un de ses aides vint timidement frapper à la porte et lui annonça que des mercenaires voulaient le voir, rapport à leur affaire. A sa demande, il les fit entrer, et referma derrière eux. Ariakan considéra un instant le drôle de groupe face à lui, soupira, et annonça :
- Puis-je savoir qui vous envoie ?
- L’un des prêtres du temple de Spade, répondit la jeune fille aux yeux vairons. Ca serait un peu long à raconter, mais il nous a dit que vous étiez à la recherche de mercenaires, rapport à quelqu’un qui aurait disparu.
- Oui, en effet. L’une de nos prêtresses était censée se rendre au sanctuaire afin d’y récupérer diverses potions qui y sont préparées. Je tiens à le préciser, il ne s’agit pas d’objets de valeur, il est donc assez peu probable qu’elle ait disparu avec simplement par appât du gain.
Killian se contenta de hausser les épaules.
- De plus, nous savons qu’elle n’est jamais arrivée au temple. Nous lui avions adjoint un garde du corps, un mage très doué, afin de la protéger, mais tous les deux ont disparu sans laisser de traces. Nous aimerions que vous la retrouviez et la rameniez ici, saine et sauve.
- Et son garde du corps ?
- Lui aussi, bien sûr. Mais Sigrid reste votre objectif principal. Nous souhaitons la voir nous revenir dans les plus brefs délais. Elle nous est très utile, et son absence se faire durement ressentir parmi nous. Acceptez-vous de nous prêter main-forte ? Bien sûr, nous vous payerons. Il va de soi qu’une mission pareille mérite récompense. Et je suis prêt à vous offrir même plus si vous nous ramenez notre prêtresse saine et sauve.
- Ca va de soi, qu’on la ramènera en un morceau, répondit Pervenche avec un geste de la main.
Les négociations pour les prix étaient du domaine de Meven, et il s’en acquitta comme à son habitude. D’ailleurs, elles ne prirent pas longtemps, le grand prêtre tenait tellement à récupérer sa prêtresse qu’il ne discuta quasiment pas. Il leur fournit également une carte leur indiquant où était le sanctuaire, la route qu’elle avait dû emprunter, et l’endroit où on l’avait vue pour la dernière fois. Il leur décrit sommairement à quoi elle ressemblait, aussi, pour que la retrouver soit plus facile. Bref, il avait pensé à tout. Au moment de les laisser partir, il mentionna toutefois que d’autres mercenaires avaient refusé la mission quand ils avaient su dans quelle direction Sigrid était partie. On disait que la forêt était hantée, et que les fantômes tuaient de manière horrible tous ceux sur qui ils mettaient les griffes. Et si les fantômes ne se manifestaient pas, il restait les brigands de tout crin qui se faisaient un plaisir de se réunir en bandes et d’attaquer les voyageurs pour les dépouiller et les tuer. Killian se contenta de poser la main sur la poignée de son sabre et de lancer qu’avec ça, ni fantômes, ni voleurs ne feraient long feu.
- En effet, je vois pourquoi on pensait qu’elle était hantée, cette forêt, marmonna Hélios.
Les arbres avaient des troncs presque noirs et des feuilles sombres, et ils avaient poussé très proches les uns des autres, ne laissant presque aucune lumière atteindre le sol. Les sous-bois n’étaient faits que de brindilles, d’arbustes décharnés, et de larges pans de terre nue. Il faisait froid, sous le couvert, et ils n’entendaient rien, pas le moindre chant d’oiseau. Meven trouvait ça plutôt avantageux, avec ça, ça serait très difficile de les prendre par surprise, ils entendraient tout. Hélios, lui, trouvait ça très énervant, et ses mains se crispaient convulsivement sur le manche de sa lance. Killian et Gillan restaient égaux à eux-mêmes, prêts à bondir à la moindre attaque. Et Pervenche se demandait simplement comment ils étaient censés se servir d’une carte sans aucun point de repère, et alors qu’ils ne pouvaient même pas voir le ciel. Il devait y avoir un village dans le coin, c’est du moins ce qui était indiqué sur la carte. Enfin, c’est ce qu’ils pensaient qu’un vague point au milieu d’une grosse masse verte pouvait représenter. Et puis, c’était mieux que rien, parce que le château du méchant d’allait pas être représenté par un gros point. Meven déplora l’absence de panneaux le long du chemin, indiquant « cachette secrète du grand méchant ». C’est vrai qu’ils tournaient en rond, là, et que n’importe quel indice les aurait aidés.
Après plusieurs heures passées à se battre contre les buissons et les branches qui tentaient visiblement de les étrangler (Meven maudit sa cape à plusieurs reprises, tandis que la veste de Killian échappa miraculeusement à tous les accrocs), ils atteignirent enfin le village caché dans la forêt. Quasiment par hasard, c’est vrai. Et ils auraient pu passer à côté et errer pendant des jours encore dans la forêt sans jamais le trouver. D’ailleurs, ce n’était pas un très grand village, tout juste un regroupement de quelques dizaines de maisons, un petit temple, une auberge minuscule. Des champs qui avaient dus être arrachés à la forêt et qu’elle tentait de reconquérir. Un petit village perdu au milieu de la forêt typique, quoi.
Leur arrivée ne passa pas inaperçue, mais le contraire les aurait étonnés. Quand on vivait au milieu des arbres dans un coin qui n’était même pas indiqué sur une carte, on ne devait pas souvent voir passer des étrangers. Et encore moins une bande comme la leur : deux épéistes des Plaines du Centre (dont l’une menaçait l’autre des pires sévices), un homme en cotte de mailles à l’air grognon, un individu dont la dégaine hurlait « je suis fourbe et j’en suis fier », et une fille qui se donnait des airs d’aventurière. Au temps pour la discrétion. Ils remontèrent la rue principale, qui était également l’unique rue du village, dans un silence oppressant. Les regards des habitants se plantaient entre leurs omoplates comme des poignards, et les gants d’Hélios crissaient sur le manche de sa lance alors qu’il la serrait de plus en plus. A ce rythme-là, il allait la casser en deux avant qu’ils aient fini leur traversée… Meven finit par l’attraper par le bras et lui murmurer à l’oreille qu’il n’y avait rien à craindre de ces gens et qu’il devrait se détendre. Contrairement à ce qu’elle pensait, Pervenche vit ses épaules se décrisper un brin, et le reste du chemin se passa sans obstacle.
La logique voulait qu’ils commencent leur enquête pour trouver la soigneuse à l’auberge. C’était là que les gens de passage s’arrêtaient, là que les gens aimaient discuter autour d’un verre, et là que Meven pourrait étancher sa soif et exercer ses talents de tire-laine. Tandis que Gillan se chargeait de lui apprendre à raconter n’importe quoi, Pervenche avisa l’aubergiste, un homme d’un certain âge qui avait l’air aussi avenant qu’une porte de prison. Ca n’allait pas être facile d’obtenir des renseignements, mais elle avait peut-être une idée pour l’amadouer… Elle confia sa cote de cuir à Killian, qui leva un sourcil étonné et s’en débarrassa sur Gillan, défit le lacet qui fermait le haut de sa tunique, et s’avança vers le bar. L’aubergiste vint vers elle, et tout en essuyant un verre, lui lança :
- C’est pour quoi ?
Nullement décontenancée par le ton plus qu’agressif, Pervenche s’accouda sur le bar, prenant soin d’écarter son col. Elle prit son meilleur air de gentille petite fille et répondit :
- Nous sommes à la recherche de quelqu’un, vous l’auriez peut-être aperçue ?
- Quelqu’un ? Pourriez être plus précise ?
- Notre amie est grande comme ça (elle pointa son épaule), elle a des cheveux châtains très longs, des yeux bleus, elle est très jolie, et elle porte du blanc. On se demande où elle peut bien être passée.
- J’l’ai pas vue, votre copine.
- Vous êtes vraiment sûr ? Vraiment-vraiment ?
Il hésita un instant. Pervenche en profita pour se pencher en avant, dévoilant le haut de ses seins. L’aubergiste avala sa salive et parut réfléchir un moment. Il dut parvenir à une conclusion positive, parce qu’il se pencha en avant, rapprochant sa tête de celle de la jeune fille jusqu’à ce que leurs fronts se touchent presque, et murmura :
- Qu’ce soit bien clair. J’vous ai rien dit, okay ?
- Rien de rien.
- Votre copine, il se peut qu’elle soit partie voir au château.
- Parce qu’il y a un château ? demanda Pervenche, étonnée. Nous ne l’avons pas vu…
- C’est une vraie ruine, perdue encore plus loin dans la forêt. Il est pas très facile à trouver.
- Et vous pensez qu’elle y serait allée ? Pourquoi ?
- J’en sais rien. J’suis au courant de rien. Maintenant, soit vous prenez une chambre, soit vous décampez.
Il reprit son essuyage de verre, mettant un point d’honneur à ne plus regarder dans sa direction. Pervenche retourna vers les autres, qui entre-temps avaient envahi une table, et leur relata ce qu’elle avait appris : qu’une fille qui pouvait être Sigrid la soigneuse était probablement partie vers un château encore plus perdu que le village, et qu’avec un peu de chance ils ne trouveraient jamais. Meven remarqua :
- Généralement, quand il y a un château caché comme ça près d’un village, dont on ne parle qu’aux filles qui montrent leurs attributs (Pervenche lui expédia un coup de pied sous la table), c’est pas bon signe. Ca veut dire qu’il s’y passe pas de jolies choses. Par exemple, qu’un individu particulièrement mal intentionné s’y est installé et s’en sert comme d’une base pour mener des activités… très peu légales.
- Et S-Spade sait que t-tu t’y connais en activités malhonnêtes… intervint Gillan.
- La question est : qu’est-ce qu’une petite prêtresse toute mignonne…
- Qui te dit qu’elle est mignonne ? interrompit Hélios avec un regard disant clairement « espèce d’idiot».
- Une petite prêtresse toute mignonne, disais-je, va faire dans un coin où, apparemment, elle n’a rien à faire et serait même en danger ? Elle n’a rien à y faire. Ca pourrait même être dangereux pour elle…
Il s’arrêta un instant pour les laisser imaginer tout ce que « dangereux » pouvait recouvrir. C’est la voix narquoise de Killian qui le trancha :
- Pour un assassin, tu n’es pas très futé.
- Ah oui ? rétorqua Meven. Parce que tu sais, peut-être ? Dans ce cas, je t’en prie, ô Killian, illumine-nous !
- C’est une soigneuse douée, reprit le maître d’armes avec un regard noir, et le temple de Menda est riche. Ce n’est pas difficile de faire l’addition.
- Tu penses qu’ils l’ont enlevée et qu’ils veulent demander une rançon, c’est ça ? demanda Pervenche. Même s’ils pourraient en trouver une autre ?
- Ca me paraît évident. Ils ne peuvent pas. Les soigneuses douées, ça ne se trouve pas partout. Ils n’auraient pas envoyé des mercenaires, sinon. Et ils ne lui auraient pas donné un garde du corps.
- Tu marques un point, admit-elle. Alors on fait quoi ? On va jusqu’à ce château, et on leur demande gentiment s’ils ont pas une soigneuse chez eux, par hasard ?
Le regard que Killian lui lança indiqua clairement qu’il la prenait pour une abrutie. Il répondit :
- Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas en restant assis ici que nous allons la trouver. Et que nous devrions nous dépêcher. Maintenant qu’une certaine personne a prévenu que nous nous intéressions à ce château, il faut s’attendre à ce qu’ils nous préparent un certain accueil. Nous ferions mieux d’y aller immédiatement.
Il se leva d’un mouvement altier, coupant court aux protestations, et se dirigea vers la porte d’un pas décidé indiquant clairement qu’il n’écouterait aucune objection. Pervenche fut la première à le suivre, en profitant pour lui mettre une claque à l’arrière de la tête pour lui apprendre à critiquer ses idées de génie, s’attirant un grognement menaçant. Gillan roula des yeux ; s’ils continuaient comme ça, elle allait devoir les revendre. Ou partir en courant. Mais ç’aurait voulu dire perdre son maître d’armes… et manquer une bonne partie de l’amusement. Après tout, ils étaient peut-être tous idiots à des degrés divers, mais c’était une aventure plutôt distrayante. Elle les suivit donc, laissant Hélios en compagnie de Meven. Le cavalier tint exactement deux secondes, avant de manquer la renverser et percuter Killian dans sa hâte d’atteindre la porte. Derrière elle, elle entendit le ricanement de l’assassin, et un bras vint se draper sur ses épaules. Ca allait être une longue journée…
Et ils se retrouvèrent à nouveau à fouiller la forêt, alors que le jour commençait à baisser. Meven argua qu’ils auraient au moins pu rester à l’auberge pour la nuit, le château et la soigneuse n’allaient pas se volatiliser. Killian lui rétorqua que ça ne prendrait pas longtemps avant que tout le monde soit au courant qu’ils étaient venus la chercher, et qu’ils feraient mieux de se dépêcher avant qu’ils ne décident qu’il vaudrait mieux les faire passer de vie à trépas pour être tranquilles. L’assassin émit alors l’idée qu’il aurait peut-être été plus judicieux d’attendre tapis dans l’ombre que quelqu’un aille prévenir les éventuels gens du château, et qu’ils n’auraient eu qu’à le suivre. C’aurait été beaucoup plus simple que de battre les buissons. Le maître d’armes répondit que c’était comme ça, pas autrement, et s’il n’était pas content, il pouvait toujours faire demi-tour et aller se faire voir ailleurs. Meven lui demanda qui avait fait de lui le chef du groupe et s’il voulait se faire botter le cul. S’ensuivit un duel sans importance que les trois autres ignorèrent avec application, plus occupés à trouver le chemin du château avant qu’il fasse complètement nuit. Mais les arbres étaient trop serrés pour pouvoir apercevoir quelque chose, déjà qu’ils laissaient à peine passer la lumière du crépuscule. Et bien entendu, aucune piste pouvant passer pour un chemin ne partait du village pour mener à leur destination. L’idée de Meven n’était pas si mauvaise, à bien y réfléchir, mais allez convaincre Killian qu’il avait eu tort… Gillan avait tenté de s’y atteler, il l’avait repoussée avec un simple « silence, femme ».
Ils commençaient à se dire qu’ils étaient vraiment mal partis pour atteindre leur but, quand Meven dressa l’oreille. Avant que quiconque puisse lui demander ce qui se passait, il fila entre les buissons. Les autres le suivirent au pas de course, se demandant ce qui pouvait bien l’avoir attiré au risque de percuter un arbre. Bientôt, une petite lueur se fit entrevoir devant eux. Une petite lueur qui ressemblait à un feu. A la suite de l’assassin, ils débouchèrent dans une minuscule clairière, à peine un petit espace qui s’ouvrait entre d’énormes racines noueuses. Un campement y avait été dressé. Il y avait une petite tente en toile, un sac posé à côté, un feu soigneusement délimité par des pierres, et un récipient suspendu au-dessus des flammes. Et assise devant le feu, il y avait une jeune fille, qui les regardait bizarrement, mais sans aucune trace de peur, contrairement à ce qu’on aurait pu croire. Après tout, elle venait de voir cinq individus visiblement armés débarquer dans son camp, elle aurait pu avoir peur. Mais non, elle se contentait d’être un peu intriguée, et il fallait bien dire que le sentiment était partagé. Ce n’était pas tous les jours qu’on trouvait en pleine forêt une fille portant une longue robe blanche à jupe large, une sorte de tiare qui retenait ses cheveux, de longs gants bleus, et une cape à col brodé. Elle avait plus l’air de sortir d’une cour royale que de crapahuter dans les bois. Et pourtant, la robe était immaculée, sans la moindre déchirure. Drôle de créature. Elle les toisa un moment, puis remarqua :
- Je suis navrée, je ne pense pas que j’aurai assez de thé pour tout le monde.
La scène était tellement étrange, cette fille installée comme ça au milieu de nulle part, qui se comportait comme dans un des meilleurs salons, qu’ils en restèrent cois de surprise. Comme personne ne parlait, elle finit par demander :
- Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous fabriquez ici, vous êtes perdus ?
Meven se dévoua finalement. Il s’avança, restant à une distance prudente tout de même. Avec une gracieuse révérence, il répondit :
- Bien le bonsoir, jeune dame. Nous sommes des mercenaires. Pouvons-nous savoir qui vous êtes et ce que vous faites ici ?
- Des mercenaires ? Qu’est-ce que des mercenaires viennent faire ici ? Il n’y a rien.
- Nous cherchons quelqu’un. Vous n’avez toujours pas répondu…
- Quelqu’un, hein ? Qui vous pouvez bien chercher dans cette forêt ?
Meven chercha chez les autres membres du groupe s’il pouvait lui en parler, ou s’il valait mieux attendre d’en savoir plus sur elle, mais peine perdue. Hélios et Pervenche étaient déjà assis près du feu, Killian était appuyé contre un arbre et regardait cette drôle de fille, et Gillan avait visiblement l’air de se demander dans quelle histoire elle était tombée. Bon, au temps pour l’aide. Il soupira et se décida à répondre :
- Nous cherchons une soigneuse du temple de Menda de Saeron. Elle a disparu, et son ordre voudrait vraiment la récupérer.
- Disparue ? Vraiment ? répéta la jeune fille.
- Vraiment, oui. Peut-être qu’elle a été enlevée. On dit qu’elle serait allée voir un château…
- Elle n’est pas allée au château, interrompit-elle d’un ton sans réplique.
- Vous êtes très catégorique.
- En effet.
- Laissez-moi deviner… C’est vous, Sigrid la prêtresse disparue ?
- En effet.
Elle versa l’eau du récipient sur le feu dans plusieurs gobelets, et l’odeur du thé leur parvint. Elle les fit passer à la ronde. Meven vint s’asseoir avec les autres, fermant leur drôle de cercle. Seul Killian refusa de se joindre à eux, mais il accepta tout de même le gobelet qu’elle lui mit de force entre les mains avec un regard d’avertissement. Au bout d’une minute, Pervenche demanda :
- Pourquoi tu nous as pas dit tout de suite que c’était toi, la prêtresse ?
- Et si vous aviez été envoyés pour me capturer, hein ? répondit Sigrid. J’ai encore un minimum de sens commun, je ne révèle pas mon identité comme ça aux premiers venus !
- Pas faux…
Pervenche plongea le nez dans son gobelet, gênée de sa question, mais ça ne l’empêcha pas d’entendre le ricanement moqueur de Killian. Gillan la tira d’embarras en demandant :
- On nous a dit que t-tu avec un garde du corps, mais j-je ne le vois p-pas.
- C’est normal. Lui, il est au château.
Meven en avala son thé de travers.
- Attends… tu veux dire que les personnes qui sont au château ont kidnappé ton garde du corps et t’ont laissée en plan ?
- C’est exactement ça.
- Tu parles d’un garde du corps… marmonna Killian avec un reniflement méprisant.
Sigrid lui lança un regard noir que Pervenche et Meven apprécièrent en connaisseurs.
- Ewan – oui, c’est son nom, Ewan – est le filleul et élève favori du mage général d’Adelsheim.
- Loki d’Adelsheim ? s’exclama l’assassin. Le mage certainement le plus puissant de sa génération ? Même moi qui n’ai aucun intérêt pour les mages, j’en ai entendu parler. Ce type est capable de détruire une ville d’un claquement de doigts, ou de pulvériser quelqu’un sans abîmer ses vêtements. Tu dis que tu te promènes avec son petit protégé ?
- C’est ce que j’ai dit, oui. Malheureusement, ça s’est su. Et ils l’ont enlevé pour demander une somme exorbitante en rançon. J’essaye de le sortir de là avant qu’ils ne décident de lui couper un doigt ou une idiotie du genre.
- Attends, attends, l’interrompit Pervenche. Tu es en train de nous dire que malgré que tu sois une prêtresse, on a enlevé ton garde du corps, et maintenant, c’est toi qui essaye de sauver le damoiseau en détresse ?
- … ça a l’air idiot, non ? Est-ce que vous allez m’aider à le sortir de là ?
- Nous avons été payés pour te ramener, répondit Meven. Ton Ewan n’entrait pas vraiment en ligne de compte…
- Vous n’avez pas le choix. Moi, je veux récupérer Ewan. Le pauvre, il est dans cette galère à cause de moi. Vous m’aidez, on rentre, tout le monde est content.
- Et si on ne veut pas ?
- Tu vas devoir t’habituer à vivre sans une partie importante de ton anatomie, si tu vois ce que je veux dire. Ne pense pas que parce que je suis une soigneuse, je suis sans défenses.
Un long silence tendu plana sur le campement, tandis qu’ils se jaugeaient par-dessus les flammes. Killian finit par trancher :
- Si j’ai bien compris, soit on sauve ton damoiseau en détresse, soit il faudra t’assommer et te traîner avec nous.
- C’est ça, confirma-t-elle. Et vous aurez sa mort ou sa mutilation sur la conscience.
- Je m’en fous, coupa Killian platement. Moi, je suis venu parce qu’on m’a promis un combat. Alors j’irai dans ce château, je tuerai tout ce qu’il y a à tuer, et pour le reste, vous vous débrouillez. Quelqu’un a quelque chose à y redire ?
L’un après l’autre, ils secouèrent la tête.
- Bien, conclut Sigrid. Quelqu’un veut-il encore du thé ?
- Vous n’avez peut-être pas besoin d’interroger le Dieu du Destin, jeune fille.
- Vraiment ?
- Vraiment. Voyez-vous, l’une des prêtresses de la Déesse de la Guérison a disparu, alors qu’elle devait se rendre à un sanctuaire dans la montagne. Les prêtres veulent mettre sur pied une équipe pour aller la sauver, si c’est possible. Si vous et vos amis êtes intéressés, rendez-vous donc au temple, et dites qu’on vous envoie.
- Je n’ose pas dire « quel hasard que je sois tombée sur vous », mais je n’en pense pas moins. Ca tombe bien, n’est-ce pas ?
- Vous savez, répondit-il avec un sourire en coin, quand on travaille pour Spade, on apprend vite à ne plus s’étonner de rien.
Elle prit congé du prêtre et rejoignit les autres qui l’attendaient à l’extérieur, où elle leur expliqua la mission qui les attendait. Il y eut quelques grognements de la part de Killian qui ne voyait pas ce qu’il y aurait de si amusant à aller rechercher une gourde qui s’était probablement perdue dans la forêt alors qu’il y avait des gens à combattre. Gillan le menaça de couper ses cheveux très courts s’il n’arrêtait pas ses discours sexistes, et il se contenta de hausser les épaules. Ils discutèrent un moment pour savoir s’il s’agissait bien de la mission dont l’étrange messager leur avait parlé, mais Hélios finit par trancher en disant que, quand un prêtre du dieu du Destin lui-même vous confiait une mission, il n’y avait pas à hésiter, et il fallait s’en occuper, ne serait-ce que parce qu’il trouverait bien un autre moyen de vous le faire faire quand même. Ils se rangèrent tous à son avis.
Le temple de Menda, déesse des Soins et de la Guérison, était situé de l’autre côté de la ville. Pendant le trajet, Killian tenta de faire valoir son point de vue : qu’est-ce qui leur disait qu’elle avait vraiment été enlevée ? Et si elle avait simplement tenté de changer de vie sans prévenir personne ? Pervenche lui répondit qu’elle avait juste disparu, que si ça se trouvait, elle était en parfaite santé quelque part, et que dans ce cas, ça serait un moyen facile et rapide de récupérer de l’argent, et qu’ils pourraient d’autant plus vite retourner aux duels et aux entraînements, n’est-ce pas ? Le maître d’armes finit par se ranger au côté de ses camarades. Il serait toujours temps de trouver des ennemis puissants après. Et puis, comme Meven le souligna, si ça se trouvait, la délicate jeune fille était retenue par un épéiste extrêmement fort contre lequel il faudrait livrer un combat à mort, et Killian serait parfait pour ça. Ce qui eut le don de remonter le moral du maître d’armes. Gillan se contenta de secouer la tête et de sourire. Il ne changerait jamais.
Au temple, l’agitation était à son comble. Des allées et venues de blessés dans des duels, des accidents, certains sur des civières, d’autres à pied ou soutenus par des personnes compatissantes, et des prêtres portant le manteau blanc de leur ordre, lançant des conseils, demandant des potions, du matériel, que leurs assistants s’empressaient d’amener. Les cinq mercenaires se faufilèrent à l’intérieur, et expliquèrent au premier prêtre pas trop occupé ce qui les envoya. Celui-ci les renvoya vers le grand prêtre, qui attendait justement dans son bureau de voir si des mercenaires se présenteraient.
Ariakan, grand prêtre de Menda, était en train de feuilleter un grimoire très ancien à la recherche d’un sort qui pourrait, au choix, soigner tous les blessés qui venaient quotidiennement chercher de l’aide au temple, ou l’aider à retrouver sa prêtresse disparue, quand l’un de ses aides vint timidement frapper à la porte et lui annonça que des mercenaires voulaient le voir, rapport à leur affaire. A sa demande, il les fit entrer, et referma derrière eux. Ariakan considéra un instant le drôle de groupe face à lui, soupira, et annonça :
- Puis-je savoir qui vous envoie ?
- L’un des prêtres du temple de Spade, répondit la jeune fille aux yeux vairons. Ca serait un peu long à raconter, mais il nous a dit que vous étiez à la recherche de mercenaires, rapport à quelqu’un qui aurait disparu.
- Oui, en effet. L’une de nos prêtresses était censée se rendre au sanctuaire afin d’y récupérer diverses potions qui y sont préparées. Je tiens à le préciser, il ne s’agit pas d’objets de valeur, il est donc assez peu probable qu’elle ait disparu avec simplement par appât du gain.
Killian se contenta de hausser les épaules.
- De plus, nous savons qu’elle n’est jamais arrivée au temple. Nous lui avions adjoint un garde du corps, un mage très doué, afin de la protéger, mais tous les deux ont disparu sans laisser de traces. Nous aimerions que vous la retrouviez et la rameniez ici, saine et sauve.
- Et son garde du corps ?
- Lui aussi, bien sûr. Mais Sigrid reste votre objectif principal. Nous souhaitons la voir nous revenir dans les plus brefs délais. Elle nous est très utile, et son absence se faire durement ressentir parmi nous. Acceptez-vous de nous prêter main-forte ? Bien sûr, nous vous payerons. Il va de soi qu’une mission pareille mérite récompense. Et je suis prêt à vous offrir même plus si vous nous ramenez notre prêtresse saine et sauve.
- Ca va de soi, qu’on la ramènera en un morceau, répondit Pervenche avec un geste de la main.
Les négociations pour les prix étaient du domaine de Meven, et il s’en acquitta comme à son habitude. D’ailleurs, elles ne prirent pas longtemps, le grand prêtre tenait tellement à récupérer sa prêtresse qu’il ne discuta quasiment pas. Il leur fournit également une carte leur indiquant où était le sanctuaire, la route qu’elle avait dû emprunter, et l’endroit où on l’avait vue pour la dernière fois. Il leur décrit sommairement à quoi elle ressemblait, aussi, pour que la retrouver soit plus facile. Bref, il avait pensé à tout. Au moment de les laisser partir, il mentionna toutefois que d’autres mercenaires avaient refusé la mission quand ils avaient su dans quelle direction Sigrid était partie. On disait que la forêt était hantée, et que les fantômes tuaient de manière horrible tous ceux sur qui ils mettaient les griffes. Et si les fantômes ne se manifestaient pas, il restait les brigands de tout crin qui se faisaient un plaisir de se réunir en bandes et d’attaquer les voyageurs pour les dépouiller et les tuer. Killian se contenta de poser la main sur la poignée de son sabre et de lancer qu’avec ça, ni fantômes, ni voleurs ne feraient long feu.
- En effet, je vois pourquoi on pensait qu’elle était hantée, cette forêt, marmonna Hélios.
Les arbres avaient des troncs presque noirs et des feuilles sombres, et ils avaient poussé très proches les uns des autres, ne laissant presque aucune lumière atteindre le sol. Les sous-bois n’étaient faits que de brindilles, d’arbustes décharnés, et de larges pans de terre nue. Il faisait froid, sous le couvert, et ils n’entendaient rien, pas le moindre chant d’oiseau. Meven trouvait ça plutôt avantageux, avec ça, ça serait très difficile de les prendre par surprise, ils entendraient tout. Hélios, lui, trouvait ça très énervant, et ses mains se crispaient convulsivement sur le manche de sa lance. Killian et Gillan restaient égaux à eux-mêmes, prêts à bondir à la moindre attaque. Et Pervenche se demandait simplement comment ils étaient censés se servir d’une carte sans aucun point de repère, et alors qu’ils ne pouvaient même pas voir le ciel. Il devait y avoir un village dans le coin, c’est du moins ce qui était indiqué sur la carte. Enfin, c’est ce qu’ils pensaient qu’un vague point au milieu d’une grosse masse verte pouvait représenter. Et puis, c’était mieux que rien, parce que le château du méchant d’allait pas être représenté par un gros point. Meven déplora l’absence de panneaux le long du chemin, indiquant « cachette secrète du grand méchant ». C’est vrai qu’ils tournaient en rond, là, et que n’importe quel indice les aurait aidés.
Après plusieurs heures passées à se battre contre les buissons et les branches qui tentaient visiblement de les étrangler (Meven maudit sa cape à plusieurs reprises, tandis que la veste de Killian échappa miraculeusement à tous les accrocs), ils atteignirent enfin le village caché dans la forêt. Quasiment par hasard, c’est vrai. Et ils auraient pu passer à côté et errer pendant des jours encore dans la forêt sans jamais le trouver. D’ailleurs, ce n’était pas un très grand village, tout juste un regroupement de quelques dizaines de maisons, un petit temple, une auberge minuscule. Des champs qui avaient dus être arrachés à la forêt et qu’elle tentait de reconquérir. Un petit village perdu au milieu de la forêt typique, quoi.
Leur arrivée ne passa pas inaperçue, mais le contraire les aurait étonnés. Quand on vivait au milieu des arbres dans un coin qui n’était même pas indiqué sur une carte, on ne devait pas souvent voir passer des étrangers. Et encore moins une bande comme la leur : deux épéistes des Plaines du Centre (dont l’une menaçait l’autre des pires sévices), un homme en cotte de mailles à l’air grognon, un individu dont la dégaine hurlait « je suis fourbe et j’en suis fier », et une fille qui se donnait des airs d’aventurière. Au temps pour la discrétion. Ils remontèrent la rue principale, qui était également l’unique rue du village, dans un silence oppressant. Les regards des habitants se plantaient entre leurs omoplates comme des poignards, et les gants d’Hélios crissaient sur le manche de sa lance alors qu’il la serrait de plus en plus. A ce rythme-là, il allait la casser en deux avant qu’ils aient fini leur traversée… Meven finit par l’attraper par le bras et lui murmurer à l’oreille qu’il n’y avait rien à craindre de ces gens et qu’il devrait se détendre. Contrairement à ce qu’elle pensait, Pervenche vit ses épaules se décrisper un brin, et le reste du chemin se passa sans obstacle.
La logique voulait qu’ils commencent leur enquête pour trouver la soigneuse à l’auberge. C’était là que les gens de passage s’arrêtaient, là que les gens aimaient discuter autour d’un verre, et là que Meven pourrait étancher sa soif et exercer ses talents de tire-laine. Tandis que Gillan se chargeait de lui apprendre à raconter n’importe quoi, Pervenche avisa l’aubergiste, un homme d’un certain âge qui avait l’air aussi avenant qu’une porte de prison. Ca n’allait pas être facile d’obtenir des renseignements, mais elle avait peut-être une idée pour l’amadouer… Elle confia sa cote de cuir à Killian, qui leva un sourcil étonné et s’en débarrassa sur Gillan, défit le lacet qui fermait le haut de sa tunique, et s’avança vers le bar. L’aubergiste vint vers elle, et tout en essuyant un verre, lui lança :
- C’est pour quoi ?
Nullement décontenancée par le ton plus qu’agressif, Pervenche s’accouda sur le bar, prenant soin d’écarter son col. Elle prit son meilleur air de gentille petite fille et répondit :
- Nous sommes à la recherche de quelqu’un, vous l’auriez peut-être aperçue ?
- Quelqu’un ? Pourriez être plus précise ?
- Notre amie est grande comme ça (elle pointa son épaule), elle a des cheveux châtains très longs, des yeux bleus, elle est très jolie, et elle porte du blanc. On se demande où elle peut bien être passée.
- J’l’ai pas vue, votre copine.
- Vous êtes vraiment sûr ? Vraiment-vraiment ?
Il hésita un instant. Pervenche en profita pour se pencher en avant, dévoilant le haut de ses seins. L’aubergiste avala sa salive et parut réfléchir un moment. Il dut parvenir à une conclusion positive, parce qu’il se pencha en avant, rapprochant sa tête de celle de la jeune fille jusqu’à ce que leurs fronts se touchent presque, et murmura :
- Qu’ce soit bien clair. J’vous ai rien dit, okay ?
- Rien de rien.
- Votre copine, il se peut qu’elle soit partie voir au château.
- Parce qu’il y a un château ? demanda Pervenche, étonnée. Nous ne l’avons pas vu…
- C’est une vraie ruine, perdue encore plus loin dans la forêt. Il est pas très facile à trouver.
- Et vous pensez qu’elle y serait allée ? Pourquoi ?
- J’en sais rien. J’suis au courant de rien. Maintenant, soit vous prenez une chambre, soit vous décampez.
Il reprit son essuyage de verre, mettant un point d’honneur à ne plus regarder dans sa direction. Pervenche retourna vers les autres, qui entre-temps avaient envahi une table, et leur relata ce qu’elle avait appris : qu’une fille qui pouvait être Sigrid la soigneuse était probablement partie vers un château encore plus perdu que le village, et qu’avec un peu de chance ils ne trouveraient jamais. Meven remarqua :
- Généralement, quand il y a un château caché comme ça près d’un village, dont on ne parle qu’aux filles qui montrent leurs attributs (Pervenche lui expédia un coup de pied sous la table), c’est pas bon signe. Ca veut dire qu’il s’y passe pas de jolies choses. Par exemple, qu’un individu particulièrement mal intentionné s’y est installé et s’en sert comme d’une base pour mener des activités… très peu légales.
- Et S-Spade sait que t-tu t’y connais en activités malhonnêtes… intervint Gillan.
- La question est : qu’est-ce qu’une petite prêtresse toute mignonne…
- Qui te dit qu’elle est mignonne ? interrompit Hélios avec un regard disant clairement « espèce d’idiot».
- Une petite prêtresse toute mignonne, disais-je, va faire dans un coin où, apparemment, elle n’a rien à faire et serait même en danger ? Elle n’a rien à y faire. Ca pourrait même être dangereux pour elle…
Il s’arrêta un instant pour les laisser imaginer tout ce que « dangereux » pouvait recouvrir. C’est la voix narquoise de Killian qui le trancha :
- Pour un assassin, tu n’es pas très futé.
- Ah oui ? rétorqua Meven. Parce que tu sais, peut-être ? Dans ce cas, je t’en prie, ô Killian, illumine-nous !
- C’est une soigneuse douée, reprit le maître d’armes avec un regard noir, et le temple de Menda est riche. Ce n’est pas difficile de faire l’addition.
- Tu penses qu’ils l’ont enlevée et qu’ils veulent demander une rançon, c’est ça ? demanda Pervenche. Même s’ils pourraient en trouver une autre ?
- Ca me paraît évident. Ils ne peuvent pas. Les soigneuses douées, ça ne se trouve pas partout. Ils n’auraient pas envoyé des mercenaires, sinon. Et ils ne lui auraient pas donné un garde du corps.
- Tu marques un point, admit-elle. Alors on fait quoi ? On va jusqu’à ce château, et on leur demande gentiment s’ils ont pas une soigneuse chez eux, par hasard ?
Le regard que Killian lui lança indiqua clairement qu’il la prenait pour une abrutie. Il répondit :
- Ce qui est certain, c’est que ce n’est pas en restant assis ici que nous allons la trouver. Et que nous devrions nous dépêcher. Maintenant qu’une certaine personne a prévenu que nous nous intéressions à ce château, il faut s’attendre à ce qu’ils nous préparent un certain accueil. Nous ferions mieux d’y aller immédiatement.
Il se leva d’un mouvement altier, coupant court aux protestations, et se dirigea vers la porte d’un pas décidé indiquant clairement qu’il n’écouterait aucune objection. Pervenche fut la première à le suivre, en profitant pour lui mettre une claque à l’arrière de la tête pour lui apprendre à critiquer ses idées de génie, s’attirant un grognement menaçant. Gillan roula des yeux ; s’ils continuaient comme ça, elle allait devoir les revendre. Ou partir en courant. Mais ç’aurait voulu dire perdre son maître d’armes… et manquer une bonne partie de l’amusement. Après tout, ils étaient peut-être tous idiots à des degrés divers, mais c’était une aventure plutôt distrayante. Elle les suivit donc, laissant Hélios en compagnie de Meven. Le cavalier tint exactement deux secondes, avant de manquer la renverser et percuter Killian dans sa hâte d’atteindre la porte. Derrière elle, elle entendit le ricanement de l’assassin, et un bras vint se draper sur ses épaules. Ca allait être une longue journée…
Et ils se retrouvèrent à nouveau à fouiller la forêt, alors que le jour commençait à baisser. Meven argua qu’ils auraient au moins pu rester à l’auberge pour la nuit, le château et la soigneuse n’allaient pas se volatiliser. Killian lui rétorqua que ça ne prendrait pas longtemps avant que tout le monde soit au courant qu’ils étaient venus la chercher, et qu’ils feraient mieux de se dépêcher avant qu’ils ne décident qu’il vaudrait mieux les faire passer de vie à trépas pour être tranquilles. L’assassin émit alors l’idée qu’il aurait peut-être été plus judicieux d’attendre tapis dans l’ombre que quelqu’un aille prévenir les éventuels gens du château, et qu’ils n’auraient eu qu’à le suivre. C’aurait été beaucoup plus simple que de battre les buissons. Le maître d’armes répondit que c’était comme ça, pas autrement, et s’il n’était pas content, il pouvait toujours faire demi-tour et aller se faire voir ailleurs. Meven lui demanda qui avait fait de lui le chef du groupe et s’il voulait se faire botter le cul. S’ensuivit un duel sans importance que les trois autres ignorèrent avec application, plus occupés à trouver le chemin du château avant qu’il fasse complètement nuit. Mais les arbres étaient trop serrés pour pouvoir apercevoir quelque chose, déjà qu’ils laissaient à peine passer la lumière du crépuscule. Et bien entendu, aucune piste pouvant passer pour un chemin ne partait du village pour mener à leur destination. L’idée de Meven n’était pas si mauvaise, à bien y réfléchir, mais allez convaincre Killian qu’il avait eu tort… Gillan avait tenté de s’y atteler, il l’avait repoussée avec un simple « silence, femme ».
Ils commençaient à se dire qu’ils étaient vraiment mal partis pour atteindre leur but, quand Meven dressa l’oreille. Avant que quiconque puisse lui demander ce qui se passait, il fila entre les buissons. Les autres le suivirent au pas de course, se demandant ce qui pouvait bien l’avoir attiré au risque de percuter un arbre. Bientôt, une petite lueur se fit entrevoir devant eux. Une petite lueur qui ressemblait à un feu. A la suite de l’assassin, ils débouchèrent dans une minuscule clairière, à peine un petit espace qui s’ouvrait entre d’énormes racines noueuses. Un campement y avait été dressé. Il y avait une petite tente en toile, un sac posé à côté, un feu soigneusement délimité par des pierres, et un récipient suspendu au-dessus des flammes. Et assise devant le feu, il y avait une jeune fille, qui les regardait bizarrement, mais sans aucune trace de peur, contrairement à ce qu’on aurait pu croire. Après tout, elle venait de voir cinq individus visiblement armés débarquer dans son camp, elle aurait pu avoir peur. Mais non, elle se contentait d’être un peu intriguée, et il fallait bien dire que le sentiment était partagé. Ce n’était pas tous les jours qu’on trouvait en pleine forêt une fille portant une longue robe blanche à jupe large, une sorte de tiare qui retenait ses cheveux, de longs gants bleus, et une cape à col brodé. Elle avait plus l’air de sortir d’une cour royale que de crapahuter dans les bois. Et pourtant, la robe était immaculée, sans la moindre déchirure. Drôle de créature. Elle les toisa un moment, puis remarqua :
- Je suis navrée, je ne pense pas que j’aurai assez de thé pour tout le monde.
La scène était tellement étrange, cette fille installée comme ça au milieu de nulle part, qui se comportait comme dans un des meilleurs salons, qu’ils en restèrent cois de surprise. Comme personne ne parlait, elle finit par demander :
- Qui êtes-vous ? Et qu’est-ce que vous fabriquez ici, vous êtes perdus ?
Meven se dévoua finalement. Il s’avança, restant à une distance prudente tout de même. Avec une gracieuse révérence, il répondit :
- Bien le bonsoir, jeune dame. Nous sommes des mercenaires. Pouvons-nous savoir qui vous êtes et ce que vous faites ici ?
- Des mercenaires ? Qu’est-ce que des mercenaires viennent faire ici ? Il n’y a rien.
- Nous cherchons quelqu’un. Vous n’avez toujours pas répondu…
- Quelqu’un, hein ? Qui vous pouvez bien chercher dans cette forêt ?
Meven chercha chez les autres membres du groupe s’il pouvait lui en parler, ou s’il valait mieux attendre d’en savoir plus sur elle, mais peine perdue. Hélios et Pervenche étaient déjà assis près du feu, Killian était appuyé contre un arbre et regardait cette drôle de fille, et Gillan avait visiblement l’air de se demander dans quelle histoire elle était tombée. Bon, au temps pour l’aide. Il soupira et se décida à répondre :
- Nous cherchons une soigneuse du temple de Menda de Saeron. Elle a disparu, et son ordre voudrait vraiment la récupérer.
- Disparue ? Vraiment ? répéta la jeune fille.
- Vraiment, oui. Peut-être qu’elle a été enlevée. On dit qu’elle serait allée voir un château…
- Elle n’est pas allée au château, interrompit-elle d’un ton sans réplique.
- Vous êtes très catégorique.
- En effet.
- Laissez-moi deviner… C’est vous, Sigrid la prêtresse disparue ?
- En effet.
Elle versa l’eau du récipient sur le feu dans plusieurs gobelets, et l’odeur du thé leur parvint. Elle les fit passer à la ronde. Meven vint s’asseoir avec les autres, fermant leur drôle de cercle. Seul Killian refusa de se joindre à eux, mais il accepta tout de même le gobelet qu’elle lui mit de force entre les mains avec un regard d’avertissement. Au bout d’une minute, Pervenche demanda :
- Pourquoi tu nous as pas dit tout de suite que c’était toi, la prêtresse ?
- Et si vous aviez été envoyés pour me capturer, hein ? répondit Sigrid. J’ai encore un minimum de sens commun, je ne révèle pas mon identité comme ça aux premiers venus !
- Pas faux…
Pervenche plongea le nez dans son gobelet, gênée de sa question, mais ça ne l’empêcha pas d’entendre le ricanement moqueur de Killian. Gillan la tira d’embarras en demandant :
- On nous a dit que t-tu avec un garde du corps, mais j-je ne le vois p-pas.
- C’est normal. Lui, il est au château.
Meven en avala son thé de travers.
- Attends… tu veux dire que les personnes qui sont au château ont kidnappé ton garde du corps et t’ont laissée en plan ?
- C’est exactement ça.
- Tu parles d’un garde du corps… marmonna Killian avec un reniflement méprisant.
Sigrid lui lança un regard noir que Pervenche et Meven apprécièrent en connaisseurs.
- Ewan – oui, c’est son nom, Ewan – est le filleul et élève favori du mage général d’Adelsheim.
- Loki d’Adelsheim ? s’exclama l’assassin. Le mage certainement le plus puissant de sa génération ? Même moi qui n’ai aucun intérêt pour les mages, j’en ai entendu parler. Ce type est capable de détruire une ville d’un claquement de doigts, ou de pulvériser quelqu’un sans abîmer ses vêtements. Tu dis que tu te promènes avec son petit protégé ?
- C’est ce que j’ai dit, oui. Malheureusement, ça s’est su. Et ils l’ont enlevé pour demander une somme exorbitante en rançon. J’essaye de le sortir de là avant qu’ils ne décident de lui couper un doigt ou une idiotie du genre.
- Attends, attends, l’interrompit Pervenche. Tu es en train de nous dire que malgré que tu sois une prêtresse, on a enlevé ton garde du corps, et maintenant, c’est toi qui essaye de sauver le damoiseau en détresse ?
- … ça a l’air idiot, non ? Est-ce que vous allez m’aider à le sortir de là ?
- Nous avons été payés pour te ramener, répondit Meven. Ton Ewan n’entrait pas vraiment en ligne de compte…
- Vous n’avez pas le choix. Moi, je veux récupérer Ewan. Le pauvre, il est dans cette galère à cause de moi. Vous m’aidez, on rentre, tout le monde est content.
- Et si on ne veut pas ?
- Tu vas devoir t’habituer à vivre sans une partie importante de ton anatomie, si tu vois ce que je veux dire. Ne pense pas que parce que je suis une soigneuse, je suis sans défenses.
Un long silence tendu plana sur le campement, tandis qu’ils se jaugeaient par-dessus les flammes. Killian finit par trancher :
- Si j’ai bien compris, soit on sauve ton damoiseau en détresse, soit il faudra t’assommer et te traîner avec nous.
- C’est ça, confirma-t-elle. Et vous aurez sa mort ou sa mutilation sur la conscience.
- Je m’en fous, coupa Killian platement. Moi, je suis venu parce qu’on m’a promis un combat. Alors j’irai dans ce château, je tuerai tout ce qu’il y a à tuer, et pour le reste, vous vous débrouillez. Quelqu’un a quelque chose à y redire ?
L’un après l’autre, ils secouèrent la tête.
- Bien, conclut Sigrid. Quelqu’un veut-il encore du thé ?