Chapitre 13
Le lendemain matin, Killian se fit un plaisir de les réveiller avant l’aube avec sa délicatesse coutumière, les secouant comme des pruniers pour les mettre sur pied. Après quelques coups et insultes échangés, ils replièrent le campement et se mirent en route. Sigrid connaissait le chemin, et elle les guida à travers la forêt. Il leur fallut une bonne heure de marche, à travers des buissons qu’ils ne voyaient pas et des arbres qui s’obstinaient à bloquer leur avancée, pour finalement atteindre le château caché au cœur de la forêt. D’après la soigneuse, ce n’était pas très impressionnant à la lueur du jour, ce n’était qu’un petit château de rien du tout, construit sur une espèce de colline même pas haute, et qui tombait à moitié en ruine, mais là, la silhouette qui se découpait en noir, sur le ciel à peine plus clair, avait le don de leur donner des frissons.
Ils se réunirent sous le couvert pour mettre une stratégie au point. L’avis de Killian était qu’il fallait entrer, tuer tout le monde et tirer le jouvenceau en détresse de sa cellule. Et ensuite, retourner à Saeron, encaisser la récompense, et partir vers d’autres aventures en laissant les gamines et leurs idiots de gardes du corps se débrouiller tout seuls. Ce qui lui valut un léger coup du bâton ouvragé que Sigrid transportait, le premier d’une longue série s’il continuait, promit-elle. Meven, lui, était plutôt d’avis qu’il faudrait trouver un moyen d’entrer discrètement, faire aussi peu de dégâts que possible, récupérer le prisonnier et disparaître sans laisser de traces. Tandis que les deux se disputaient, Gillan émit l’avis qu’il faudrait peut-être reconnaître le terrain avant de se lancer comme ça dans l’aventure, ou il risquait d’y avoir des morts, et pas que dans le camp de leurs ennemis. Meven fut donc désigné à l’unanimité comme éclaireur volontaire. Avec un grognement, il se drapa dans sa cape et disparut dans l’obscurité. Les autres entreprirent de l’attendre en essayant de mettre des plans sur pied, mais ces tentatives laissèrent rapidement place à un silence tendu.
Ils attendirent ainsi une bonne heure, peut-être plus. Le ciel s’éclaircissait derrière les arbres, et Meven ne revenait toujours pas. D’un autre côté, aucun bruit ne montait du château, signe qu’il n’avait probablement pas été repéré. Hélios commençait à râler qu’ils n’auraient pas dû l’envoyer tout seul, ajoutant qu’il l’étranglerait avec son bandeau stupide pour la peine, quand l’assassin se matérialisa parmi eux. Il passa un bras autour des épaules du cavalier, lui demanda « alors, on s’inquiétait pour moi ? » en battant des paupières, et sans attendre la réponse vulgaire, expliqua :
- On a de la chance, le terrain est favorable. Le château a un plan très simple : des murailles avec un portail, un donjon, des tours d’angle, et c’est tout. Les murs sont à moitié effondrés sur l’arrière, et ça devrait être facile de s’y introduire. Visiblement, ce n’est pas leur base habituelle. Et aussi, pour les plus aventureux, il y a un canal qui donne sur une rivière, mais il est fermé par une grille, et je crois qu’elle est verrouillée. On peut entrer assez facilement, je pense. Par contre, au niveau des troupes, ça risque d’être un peu plus difficile. J’en ai compté une bonne quinzaine, et pas du menu fretin. Et ça, c’est juste pour les hommes de main.
- Et pour leur chef ? demanda Killian avec ce qui semblait être une pointe d’avidité.
- Pas vu. Enfin, entr’aperçu, mais je n’allais pas vraiment débarquer pour lui poser des questions. Il se cache en haut du donjon, avec son prisonnier. J’en sais pas plus.
Le maître d’armes eut un sourire prédateur absolument terrifiant qui les rendit tous nerveux. Sauf Gillan, qui apparemment était immunisée, et réfléchissait à haute voix :
- M-même en laissant Killian se frayer un chemin, on ne sait p-pas si ça se passera sans encombre. S-Sans vouloir vous offenser, maître.
Killian secoua la tête, la perspective d’un combat l’aidait certainement à passer par-dessus l’offense. Meven reprit :
- Comme l’a dit Gillan, ce serait trop difficile de juste lancer l’attaque, même en passant par un mur effondré. Il suffirait que l’un d’eux ait un arc, ou soit un mage, pour qu’on soit très mal partis.
- Alors qu’est-ce que vous proposez ? demanda Sigrid.
- Eh bien figure-toi que j’ai déjà été dans une situation pareille. Et avec des idiots du genre, il y a une méthode…
Une fois le plan expliqué et soigneusement mis au point, ils rejoignirent l’endroit où le mur d’enceinte du château était effondré, avec toute la discrétion possible. Heureusement, il n’y avait pas de sentinelles de ce côté-là, et la très faible lumière du jour naissant les aidait plus efficacement que leurs faibles capacités de dissimulation. Ils atteignirent la brèche sans être repérés. Le mur avait dû subir la foudre, ou quelque chose, qui avait fait s’effondrer d’énormes fragments de moellons. Ces morceaux de roche s’étaient entassés au pied du mur, formant une sorte d’escalier naturel. Par une chance extrême, il n’y avait pas de fossé, ou celui-ci avait été comblé depuis le temps. Meven le premier passa par l’ouverture, et disparut dans l’obscurité. Ils n’eurent pas à attendre longtemps. Très vite, il y eut des cris, des bruits de chocs du métal contre le métal, et les sentinelles qui étaient postées sur les restes du chemin de ronde se précipitèrent vers la source du chaos. Les cinq autres mirent à profit cette occasion pour se faufiler à l’intérieur. Apparemment, tout le monde avait abandonné son poste, au mépris de toutes les règles, mais ils n’allaient pas s’en plaindre. Ils s’empressèrent de traverser la cour. Personne ne les prit par surprise, jusqu’ici, le plan marchait sans accroc. Ils se faufilèrent donc jusqu’à l’entrée du donjon. Il y avait bien une sentinelle, là, mais avant que personne ne puisse le retenir, Killian s’avança et lui trancha nettement la gorge. Gillan rattrapa le casque avant qu’il ne heurte le sol et n’alerte les autres. Ils tirèrent le corps hors de vue de la porte, et entrèrent. Les autres les suivirent sans un commentaire ; la scène avait été si violente et rapide qu’elle en paraissait irréelle.
A l’intérieur, un couloir partait sur les deux côtés, et formait une sorte de colonnade qui entourait une salle circulaire qui avait dû être creusée dans le sol. Un escalier partait en face d’eux et y descendait. Il y avait encore deux gardes, mais cette fois-ci, Sigrid prit le maître d’armes de vitesse, et tandis que Pervenche l’empêchait de commettre encore un massacre, elle agita son bâton une fois, deux fois. Les sentinelles s’écroulèrent avec un bel ensemble, et encore une fois, ils les attrapèrent et les déposèrent sur les dalles pour ne pas attirer l’attention. Une fois sûrs que personne d’autre ne viendrait les déranger, ils regardèrent ce qui se passait en bas.
En bas des marches, les soldats entouraient Meven. Du moins, si on pouvait appeler ça des soldats, ils avaient l’air à peu près aussi bien assortis qu’eux. Une bande de mercenaires ou de voyous, quelque chose comme ça, qui devait s’être formée au gré des mauvaises actions. Un peu comme eux, mais en malfaisants, quoi. Cependant, ils étaient tous armés, et pas qu’un peu. Lances, haches, épées, couteaux, un vrai festival. Et pourtant, l’assassin n’avait pas l’air inquiet, il ressemblait plutôt à un invité dans une réunion d’intellectuels, du moins s’il n’avait pas eu les bras attachés dans le dos. L’un d’eux, un colosse qui paraissait être le chef du groupe, s’approcha avec une attitude clamant entièrement qu’il était persuadé d’avoir capturé un ennemi isolé et de l’avoir totalement en son pouvoir. Il souleva le menton de Meven pour le regarder dans les yeux et ricana :
- Alors, mon petit, on fait moins le fier, hein ?
L’assassin lui renvoya un regard qui, même avec la distance qui le séparait des autres mercenaires, disait clairement qu’il n’était pas impressionné. Frustré de ne pas avoir une réponse, pas même une petite étincelle de peur, l’autre demanda :
- Qu’est-ce que tu fous ici, espèce de petit couillon ? Hein ? Qu’est-ce que tu peux bien foutre ici ? Tu en as après nous, hein ?
Meven lui vota son plus joli sourire pour répondre :
- Voyez-vous, je me promenais dans le coin, et je me suis dit que j’allais demander si je pouvais visiter le joli château que voilà…
- Tu te promenais dans le coin au milieu de la nuit, hein ?
- Bien sûr. Je souffre d’insomnies, c’est affreux…
Un poing chargé de bagues percuta le sourire, sans réussir à l’effacer vraiment.
- Alors ? J’attends. Qu’est-ce que tu fais là ?
- J’amenais un gâteau à ma mère-grand qui vit de l’autre côté de la forêt, j’ai rencontré un vilain monstre, et je me suis égaré…
Second coup, plus violent à en juger par le bruit. Une ou deux dents devaient probablement avoir cédé. Meven cracha du sang sur les dalles, sourit encore, ce qui eut le don d’agacer son interlocuteur, qui gronda :
- Tu as intérêt à me dire qui tu es, ce que tu fais là, et comment tu es entré, ou je jure que tu vas regretter d’être tombé entre mes mains.
- Oh, quelle menace. J’ai peur, je tremble. Bien, bien, je me rends. Tout mais pas ça.
- Arrête de te foutre de moi. Parle vite, et je t’épargnerai… peut-être.
- Vous êtes très magnanime…
- … et ça ne dure pas longtemps. Alors qui es-tu et comment tu es entré ici ?
- Je m’appelle Meven, je suis un collecteur de taxes acharné, et je suis entré par le soupirail qui donne sur la rivière. Rien de tel qu’un peu de natation le matin pour bien se réveiller.
- Tu me prends pour un idiot ? Tes vêtements sont secs ! Tu ferais bien de répondre, et sérieusement !
- Bien, bien. Je suis passé à travers les murs, parce que je suis le méchant fantôme de vos horribles actes passés.
Le chef du groupe grogna comme une bête sauvage en colère, et se jeta sur l’assassin, poings en avant, histoire de le corriger un brin. Ce qui était apparemment ce que celui-ci voulait. Il recula comme effrayé par le grognement et l’attaque, et les deux qui le tenaient le repoussèrent en avant en ricanant. Profitant de l’élan obtenu, il percuta le nez de son adversaire de son front, dans un bruit écœurant, le faisant reculer. Dans le même geste, il libéra son bras, saisit le couteau à la ceinture de l’homme à sa gauche, et le planta dans la gorge de celui de droite. L’autre se jeta sur lui pour lui faire payer. Il fut arrêté par le pied de l’assassin se plantant fermement dans son estomac. Celui-ci le saisit fermement par le col et se laissa tomber, l’expédiant proprement par-dessus sa tête et envoyant trois des soldats au tapis. Le tout n’avait pas pris dix secondes, et ceux qui l’entouraient en perdirent encore une ou deux à le regarder d’un air abruti, se demandant certainement comment ils avaient pu passer d’une scène parfaitement maîtrisée à ce chaos. Deux secondes, c’était plus qu’il n’en fallait à Meven. Il tira le couteau qui était caché dans sa botte, et une lame dans chaque main, se jeta sur l’individu le plus proche. Les autres finirent par réagir et voulurent se jeter sur lui pour le mettre hors d’état de nuire. Malheureusement pour eux, c’est le moment que choisit Killian pour décider de se mêler à la fête, et pour dévaler l’escalier, sabre à la main et sourire carnassier bien affiché. Forcément, les autres suivirent, avec un peu plus de retenue. Le temps qu’ils atteignent le bas des marches, le maître d’armes avait déjà passé trois hommes de main au fil de son épée, et se jetait avec avidité sur le suivant. Meven n’était pas en reste, jouant avec art du couteau, et ne laissant que blessés gémissants sur son passage. Gillan s’empressa de les rejoindre, en éliminant un qui menaçait la vie de l’assassin avec une économie de mouvements qui laissait admiratif. Hélios décida visiblement qu’ils n’avaient pas besoin de lui, et s’assit sur une marche pour regarder le spectacle, vite imité par Sigrid et Pervenche.
Très vite, il ne resta plus que trois soldats, qui rendirent les armes en voyant le carnage. Killian ne l’entendait pas de cette oreille, et il s’avança pour les faire passer de vie à trépas, les forçant à reculer. Heureusement pour eux, Gillan s’interposa, bloquant le coup fatal à quelques centimètres de sa victime. Sans se démonter, Killian se jeta sur ce nouvel adversaire, et elle en profita pour l’entraîner loin de ceux qui étaient maintenant leurs prisonniers et tenter de désarmer sa folie meurtrière. Meven s’occupa d’attacher les survivants, histoire d’éviter une attaque en traître. Sigrid vint s’enquérir d’éventuelles blessures à soigner, mais à part quelques coupures sans gravité, l’assassin était en parfaite forme. Et même pas assez essoufflé pour éviter de lancer à Hélios :
- Merci de ton aide, mon chéri ! Sans toi, je serais certainement mort à l’heure qu’il est !
Sans bouger de son siège, le cavalier répondit :
- Si tu tenais tant à te faire aider, tu aurais dû le dire, mais pour un soi-disant assassin professionnel, ça envoie de drôles de messages… Mais tu as l’air de t’en être très bien sorti.
- Pas grâce à toi !
- Et si tu m’appelles encore une fois « mon chéri », ça ne va pas durer.
Killian mit fin à la dispute en écartant Gillan, qui percuta l’assassin, et il attrapa l’un des prisonniers au hasard. Il brandit son sabre et exigea :
- Dis-moi où est votre chef. Immédiatement.
- I-il est en haut, avec le prisonnier ! Je coopère, ne me faites pas de mal !
Les derniers mots tombèrent dans l’oreille d’un sourd, Killian l’avait déjà lâché pour courir vers l’escalier. Pervenche lui emboîta le pas, ainsi que Sigrid qui lui cria « Evite de tuer Ewan, ça ferait désordre ! ». Meven eut un regard vers Gillan, qui lui dit :
- Va voir le c-combat. Ca vaut le détour. Je reste ici pour garder les p-prisonniers.
Il ne se le fit pas dire deux fois. Hélios, lui, se contenta de retourner s’installer sur sa marche, en remarquant :
- J’ai vu assez de sang pour un moment. Je pense que je serai mieux ici.
Elle se contenta de hocher la tête avec compréhension.
A l’étage, la situation était plutôt tendue. Killian se tenait au milieu de la pièce, le sabre dégainé, face à une espèce de colosse hideux qui devait faire au moins deux fois sa largeur, et presque une fois et demi sa taille (au moins), et qui portait des pièces d’armures en métal terni sur des vêtements matelassés en cuir. Toute l’attitude du maître d’armes criait son envie de sauter sur son ennemi à la seconde. Mais l’ennemi devait avoir prévu le coup, parce qu’il tenait contre lui un gamin pâle comme un mort et l’air qu’à moitié vivant, probablement l’Ewan en question, et pointait un couteau sur sa gorge. Au moment Pervenche, Sigrid et Meven les rejoignirent, il était en train d’éructer :
- Lâche immédiatement ton arme, ou le gamin morfle !
Killian se contenta de hausser les épaules, rendant l’autre confus.
- Quoi ? Fais pas comme si tu t’en foutais ! Vous êtes venus pour lui, pour le sauver ! Si je le tue, vous aurez fait ça pour rien !
Le rire du maître d’armes le coupa net, et les fit tous sursauter. En surface, c’était l’éclat de rire d’une personne à qui on vient de raconter la blague du siècle, mais il était sous-tendu par une note de folie pure, destructrice, qui donnait à penser qu’il ne laisserait rien de vivant sur son passage. Le rire d’un homme qui avait perdu la tête. Il lui fallut une bonne minute pour cesser de rire, une minute durant laquelle personne n’osa bouger de peur de déclencher une apocalypse. Finalement, il réussit à reprendre son souffle, et, tout en essuyant les larmes qui perlaient au coin de ses yeux, daigna expliquer :
- Tu me confonds avec les gentils idiots qui regardent, là. Je ne suis pas là pour une mission de sauvetage. Je n’en ai rien à faire de ce gamin, et tu pourrais en faire des rubans que ça me serait complètement égal. Ce que je veux, c’est un combat. Et tu vas me le donner. Alors pose ce gamin, et bats-toi comme un homme.
L’autre le regarda un long instant, suffisamment longtemps pour qu’ils se demandent tous s’ils n’allaient pas tuer Ewan juste pour le plaisir ou pour se débarrasser de la menace. Tous, sauf Killian, qui attendait. Et finalement, il sourit, prenant une expression qui rivalisait en folie pure avec celle du maître d’armes. Il projeta son otage sur le côté sans même le regarder (Sigrid se précipita pour le mettre hors du chemin), se débarrassa de son couteau de la même manière, et empoigna l’épée appuyée contre le mur derrière lui. Ce qui déclencha un couinement horrifié collectif, parce que l’épée en question avait la taille de celui qui la maniait, et était presque aussi large, avec un tranchant qui avait l’air extrêmement coupant. Elle était si large qu’elle n’avait pas de pointe, seulement un troisième tranchant à l’extrémité. Le sourire de Killian s’agrandit encore, et il se mit en garde. Les autres reculèrent jusqu’au mur du fond, prêts à déguerpir au moindre danger.
Les deux adversaires se défièrent du regard. Pas question de se tourner autour, pas avec une épée à deux mains qui devait peser suffisamment lourd pour ralentir celui qui la portait, et ce n’était de toute façon pas le genre de Killian. Ils restèrent immobiles pendant une seconde, et se jetèrent l’un sur l’autre l’instant d’après. Pour quelqu’un qui maniait une arme aussi lourde et encombrante, le chef de la bande était étonnamment rapide. Killian se jeta sur lui, et il faillit bien se faire trancher en deux par le milieu. Il ne dut qu’à ses réflexes étonnants de s’en tirer sans autre dommage qu’une entaille dans sa veste, en se laissant tomber à genoux, son dos formant un arc parfait. Il glissa ainsi sur les dalles, passant sous la garde de son ennemi, lui assenant un coup au bras, et bondit immédiatement sur ses pieds. Le second coup lui arracha son sabre des mains, l’envoyant voler à plusieurs mètres. Killian recula pour éviter un nouveau coup large, et se retrouva acculé contre le mur, désarmé. L’autre eut un sourire effrayant, et se jeta sur lui, épée en avant, pour une attaque d’estoc destinée à le couper en deux. Au dernier instant, Killian effectua un bond impressionnant, et l’arme se planta à l’horizontale dans le mur juste sous ses pieds, envoyant des éclats de pierre aux alentours. Le maître d’armes profita de cet appui inespéré. En courant, il remonta sur le plat de la lame, sauta (manquant s’assommer contre le plafond) et abattit ses deux pieds, l’un après l’autre, sur le visage de son ennemi. Une seconde pirouette qui évita adroitement le lustre, et il se réceptionna parfaitement derrière lui. Pour immédiatement, et sans aucune grâce, se jeter en avant, alerté par un bruit de métal contre la roche. La grande lame siffla au-dessus de lui et s’abattit sur sa droite, sectionnant une mèche de cheveux et manquant lui ôter deux doigts. Il roula sur lui-même pour éviter un nouveau coup, les fragments de roche arrachés aux dalles lui égratignant profondément la joue. A ce rythme-là, il n’allait pas falloir longtemps pour que ses entrailles se retrouvent étalées sur les dalles. Heureusement, il remit enfin la main sur la poignée de son sabre, et se releva pour faire face. L’autre ne broncha pas.
Ils eurent un nouveau duel de regards, attendant de voir lequel des deux allait attaquer le premier. Encore une fois, le chef de bande se jeta sur le maître d’armes, si vite qu’on pouvait à peine le suivre du regard, et encore une fois, abattit sa lame de haut en bas avec l’intention très nette de couper son adversaire en deux. Cette fois-ci, Killian leva son arme, la lame appuyée sur sa main libre, et bloqua la large épée au tiers de sa hauteur. Malgré la force mise dans l’attaque, ses pieds bougèrent à peine sur le carrelage, et ses bras ne plièrent pas d’un pouce. Une lutte de force s’engagea, pour savoir qui allait réussir à faire reculer l’autre. Il semblait que Killian était désavantagé sur ce point, son adversaire pesant au moins deux fois son poids (sans compter l’équipement), et pourtant, il ne bronchait pas. Ni l’un ni l’autre ne cédait, et ils finirent par s’écarter l’un de l’autre et reculant rapidement, et se remirent en garde.
Cette fois-ci, Killian se lança immédiatement sur son adversaire. Comme la première fois, il passa sous son épée, bloqua adroitement un coup de coude qui aurait pu lui pulvériser quelques côtes étant donné le métal qui le couvrait, puis un coup de pommeau qui visait son crâne. A présent dans l’espace personnel de l’autre, il n’eut aucun mal à planter son sabre dans son flanc. La blessure n’était pas mortelle, et il agrippa le maître d’armes par le col pour l’envoyer contre la grande table. Cependant, quand il souleva à nouveau son épée, ses gestes étaient ralentis. Cette fois-ci, son attaque large laissa entièrement à Killian le temps de l’esquiver d’une gracieuse pirouette, de passer sous sa garde avec décontraction, et de plonger son sabre dans le cœur de son ennemi. Le corps et son énorme épée tombèrent à ses pieds dans un bruit qui les fit tous sursauter. Tranquillement, il prit un pan de la chemise de son ennemi, et essuya sa lame dessus. Ce n’est qu’une fois satisfait qu’il la rengaina et se retourna vers les autres, qui le regardaient avec des yeux grands comme des soucoupes.
Sigrid la première réagit ; elle agita son bâton en direction de Killian, sans même lui adresser un seul regard, et les coupures de son visage se refermèrent. Elle retourna ensuite à Ewan pour le remettre sur pied. Le mage commençait tout doucement à reprendre des couleurs. Meven s’approcha du maître d’armes, et lui dit avec une claque sur l’épaule :
- Beau combat, mon cher. Un peu rapide, mais beau combat.
- Tu appelles ça un combat ? Ce n’était rien du tout. Menu fretin.
- Il t’a quand même donné du fil à retordre…
Killian lui jeta un regard d’avertissement.
- Il ne m’a PAS donné de « fil à retordre ».
- Pourtant…
- Il a fallu que je m’adapte à son style, c’est tout.
- Et ces petites écorchures, là… ? demanda-t-il en touchant les traces de sang qui restaient. Le maître d’armes réagit de façon parfaitement mesurée : il saisit le bras de l’assassin et le lui tordit dans le dos jusqu’à ce qu’il entende un craquement satisfaisant. Il lui dit d’un ton neutre :
- Ne me touche pas sans permission. La prochaine fois, je t’arrache tous les foutus doigts que tu auras osé poser sur moi. Contente-toi de tripoter ton cavalier.
Il le repoussa sur Pervenche qui venait à son secours, et s’écarta du groupe, clairement indifférent. La mercenaire marmonna une insulte qu’heureusement il ne releva pas, et l’amena à Sigrid, qui râla qu’ils lui donnaient du travail supplémentaire, et qu’avec ça, elle allait finir par avoir des rides. Un nouveau mouvement de bâton arrangea cependant la vilaine bosse violacée qui déformait le bras de Meven sous son gant, ainsi que les blessures récupérées plus tôt. Ils ramassèrent alors armes, bagages, maître d’armes grognon et mage groggy, et redescendirent.
En bas, Gillan et Hélios étaient plongés dans une profonde discussion qui avait l’air d’être une avalanche de moqueries sur Meven, vu le regard qu’ils lui lancèrent et leurs sourires en coin. Pervenche entreprit de leur résumer le combat en quelques mots. Malgré les remarques de Killian, l’assassin alla détacher leurs prisonniers et les engagea à aller se faire voir ailleurs avant qu’il ne change d’idée. Ils déguerpirent sans demander leur reste. Une fois assurés que tout le monde était sur pied, et qu’Ewan était en état de marcher, ils quittèrent le château à leur tour.
Ils se réunirent sous le couvert pour mettre une stratégie au point. L’avis de Killian était qu’il fallait entrer, tuer tout le monde et tirer le jouvenceau en détresse de sa cellule. Et ensuite, retourner à Saeron, encaisser la récompense, et partir vers d’autres aventures en laissant les gamines et leurs idiots de gardes du corps se débrouiller tout seuls. Ce qui lui valut un léger coup du bâton ouvragé que Sigrid transportait, le premier d’une longue série s’il continuait, promit-elle. Meven, lui, était plutôt d’avis qu’il faudrait trouver un moyen d’entrer discrètement, faire aussi peu de dégâts que possible, récupérer le prisonnier et disparaître sans laisser de traces. Tandis que les deux se disputaient, Gillan émit l’avis qu’il faudrait peut-être reconnaître le terrain avant de se lancer comme ça dans l’aventure, ou il risquait d’y avoir des morts, et pas que dans le camp de leurs ennemis. Meven fut donc désigné à l’unanimité comme éclaireur volontaire. Avec un grognement, il se drapa dans sa cape et disparut dans l’obscurité. Les autres entreprirent de l’attendre en essayant de mettre des plans sur pied, mais ces tentatives laissèrent rapidement place à un silence tendu.
Ils attendirent ainsi une bonne heure, peut-être plus. Le ciel s’éclaircissait derrière les arbres, et Meven ne revenait toujours pas. D’un autre côté, aucun bruit ne montait du château, signe qu’il n’avait probablement pas été repéré. Hélios commençait à râler qu’ils n’auraient pas dû l’envoyer tout seul, ajoutant qu’il l’étranglerait avec son bandeau stupide pour la peine, quand l’assassin se matérialisa parmi eux. Il passa un bras autour des épaules du cavalier, lui demanda « alors, on s’inquiétait pour moi ? » en battant des paupières, et sans attendre la réponse vulgaire, expliqua :
- On a de la chance, le terrain est favorable. Le château a un plan très simple : des murailles avec un portail, un donjon, des tours d’angle, et c’est tout. Les murs sont à moitié effondrés sur l’arrière, et ça devrait être facile de s’y introduire. Visiblement, ce n’est pas leur base habituelle. Et aussi, pour les plus aventureux, il y a un canal qui donne sur une rivière, mais il est fermé par une grille, et je crois qu’elle est verrouillée. On peut entrer assez facilement, je pense. Par contre, au niveau des troupes, ça risque d’être un peu plus difficile. J’en ai compté une bonne quinzaine, et pas du menu fretin. Et ça, c’est juste pour les hommes de main.
- Et pour leur chef ? demanda Killian avec ce qui semblait être une pointe d’avidité.
- Pas vu. Enfin, entr’aperçu, mais je n’allais pas vraiment débarquer pour lui poser des questions. Il se cache en haut du donjon, avec son prisonnier. J’en sais pas plus.
Le maître d’armes eut un sourire prédateur absolument terrifiant qui les rendit tous nerveux. Sauf Gillan, qui apparemment était immunisée, et réfléchissait à haute voix :
- M-même en laissant Killian se frayer un chemin, on ne sait p-pas si ça se passera sans encombre. S-Sans vouloir vous offenser, maître.
Killian secoua la tête, la perspective d’un combat l’aidait certainement à passer par-dessus l’offense. Meven reprit :
- Comme l’a dit Gillan, ce serait trop difficile de juste lancer l’attaque, même en passant par un mur effondré. Il suffirait que l’un d’eux ait un arc, ou soit un mage, pour qu’on soit très mal partis.
- Alors qu’est-ce que vous proposez ? demanda Sigrid.
- Eh bien figure-toi que j’ai déjà été dans une situation pareille. Et avec des idiots du genre, il y a une méthode…
Une fois le plan expliqué et soigneusement mis au point, ils rejoignirent l’endroit où le mur d’enceinte du château était effondré, avec toute la discrétion possible. Heureusement, il n’y avait pas de sentinelles de ce côté-là, et la très faible lumière du jour naissant les aidait plus efficacement que leurs faibles capacités de dissimulation. Ils atteignirent la brèche sans être repérés. Le mur avait dû subir la foudre, ou quelque chose, qui avait fait s’effondrer d’énormes fragments de moellons. Ces morceaux de roche s’étaient entassés au pied du mur, formant une sorte d’escalier naturel. Par une chance extrême, il n’y avait pas de fossé, ou celui-ci avait été comblé depuis le temps. Meven le premier passa par l’ouverture, et disparut dans l’obscurité. Ils n’eurent pas à attendre longtemps. Très vite, il y eut des cris, des bruits de chocs du métal contre le métal, et les sentinelles qui étaient postées sur les restes du chemin de ronde se précipitèrent vers la source du chaos. Les cinq autres mirent à profit cette occasion pour se faufiler à l’intérieur. Apparemment, tout le monde avait abandonné son poste, au mépris de toutes les règles, mais ils n’allaient pas s’en plaindre. Ils s’empressèrent de traverser la cour. Personne ne les prit par surprise, jusqu’ici, le plan marchait sans accroc. Ils se faufilèrent donc jusqu’à l’entrée du donjon. Il y avait bien une sentinelle, là, mais avant que personne ne puisse le retenir, Killian s’avança et lui trancha nettement la gorge. Gillan rattrapa le casque avant qu’il ne heurte le sol et n’alerte les autres. Ils tirèrent le corps hors de vue de la porte, et entrèrent. Les autres les suivirent sans un commentaire ; la scène avait été si violente et rapide qu’elle en paraissait irréelle.
A l’intérieur, un couloir partait sur les deux côtés, et formait une sorte de colonnade qui entourait une salle circulaire qui avait dû être creusée dans le sol. Un escalier partait en face d’eux et y descendait. Il y avait encore deux gardes, mais cette fois-ci, Sigrid prit le maître d’armes de vitesse, et tandis que Pervenche l’empêchait de commettre encore un massacre, elle agita son bâton une fois, deux fois. Les sentinelles s’écroulèrent avec un bel ensemble, et encore une fois, ils les attrapèrent et les déposèrent sur les dalles pour ne pas attirer l’attention. Une fois sûrs que personne d’autre ne viendrait les déranger, ils regardèrent ce qui se passait en bas.
En bas des marches, les soldats entouraient Meven. Du moins, si on pouvait appeler ça des soldats, ils avaient l’air à peu près aussi bien assortis qu’eux. Une bande de mercenaires ou de voyous, quelque chose comme ça, qui devait s’être formée au gré des mauvaises actions. Un peu comme eux, mais en malfaisants, quoi. Cependant, ils étaient tous armés, et pas qu’un peu. Lances, haches, épées, couteaux, un vrai festival. Et pourtant, l’assassin n’avait pas l’air inquiet, il ressemblait plutôt à un invité dans une réunion d’intellectuels, du moins s’il n’avait pas eu les bras attachés dans le dos. L’un d’eux, un colosse qui paraissait être le chef du groupe, s’approcha avec une attitude clamant entièrement qu’il était persuadé d’avoir capturé un ennemi isolé et de l’avoir totalement en son pouvoir. Il souleva le menton de Meven pour le regarder dans les yeux et ricana :
- Alors, mon petit, on fait moins le fier, hein ?
L’assassin lui renvoya un regard qui, même avec la distance qui le séparait des autres mercenaires, disait clairement qu’il n’était pas impressionné. Frustré de ne pas avoir une réponse, pas même une petite étincelle de peur, l’autre demanda :
- Qu’est-ce que tu fous ici, espèce de petit couillon ? Hein ? Qu’est-ce que tu peux bien foutre ici ? Tu en as après nous, hein ?
Meven lui vota son plus joli sourire pour répondre :
- Voyez-vous, je me promenais dans le coin, et je me suis dit que j’allais demander si je pouvais visiter le joli château que voilà…
- Tu te promenais dans le coin au milieu de la nuit, hein ?
- Bien sûr. Je souffre d’insomnies, c’est affreux…
Un poing chargé de bagues percuta le sourire, sans réussir à l’effacer vraiment.
- Alors ? J’attends. Qu’est-ce que tu fais là ?
- J’amenais un gâteau à ma mère-grand qui vit de l’autre côté de la forêt, j’ai rencontré un vilain monstre, et je me suis égaré…
Second coup, plus violent à en juger par le bruit. Une ou deux dents devaient probablement avoir cédé. Meven cracha du sang sur les dalles, sourit encore, ce qui eut le don d’agacer son interlocuteur, qui gronda :
- Tu as intérêt à me dire qui tu es, ce que tu fais là, et comment tu es entré, ou je jure que tu vas regretter d’être tombé entre mes mains.
- Oh, quelle menace. J’ai peur, je tremble. Bien, bien, je me rends. Tout mais pas ça.
- Arrête de te foutre de moi. Parle vite, et je t’épargnerai… peut-être.
- Vous êtes très magnanime…
- … et ça ne dure pas longtemps. Alors qui es-tu et comment tu es entré ici ?
- Je m’appelle Meven, je suis un collecteur de taxes acharné, et je suis entré par le soupirail qui donne sur la rivière. Rien de tel qu’un peu de natation le matin pour bien se réveiller.
- Tu me prends pour un idiot ? Tes vêtements sont secs ! Tu ferais bien de répondre, et sérieusement !
- Bien, bien. Je suis passé à travers les murs, parce que je suis le méchant fantôme de vos horribles actes passés.
Le chef du groupe grogna comme une bête sauvage en colère, et se jeta sur l’assassin, poings en avant, histoire de le corriger un brin. Ce qui était apparemment ce que celui-ci voulait. Il recula comme effrayé par le grognement et l’attaque, et les deux qui le tenaient le repoussèrent en avant en ricanant. Profitant de l’élan obtenu, il percuta le nez de son adversaire de son front, dans un bruit écœurant, le faisant reculer. Dans le même geste, il libéra son bras, saisit le couteau à la ceinture de l’homme à sa gauche, et le planta dans la gorge de celui de droite. L’autre se jeta sur lui pour lui faire payer. Il fut arrêté par le pied de l’assassin se plantant fermement dans son estomac. Celui-ci le saisit fermement par le col et se laissa tomber, l’expédiant proprement par-dessus sa tête et envoyant trois des soldats au tapis. Le tout n’avait pas pris dix secondes, et ceux qui l’entouraient en perdirent encore une ou deux à le regarder d’un air abruti, se demandant certainement comment ils avaient pu passer d’une scène parfaitement maîtrisée à ce chaos. Deux secondes, c’était plus qu’il n’en fallait à Meven. Il tira le couteau qui était caché dans sa botte, et une lame dans chaque main, se jeta sur l’individu le plus proche. Les autres finirent par réagir et voulurent se jeter sur lui pour le mettre hors d’état de nuire. Malheureusement pour eux, c’est le moment que choisit Killian pour décider de se mêler à la fête, et pour dévaler l’escalier, sabre à la main et sourire carnassier bien affiché. Forcément, les autres suivirent, avec un peu plus de retenue. Le temps qu’ils atteignent le bas des marches, le maître d’armes avait déjà passé trois hommes de main au fil de son épée, et se jetait avec avidité sur le suivant. Meven n’était pas en reste, jouant avec art du couteau, et ne laissant que blessés gémissants sur son passage. Gillan s’empressa de les rejoindre, en éliminant un qui menaçait la vie de l’assassin avec une économie de mouvements qui laissait admiratif. Hélios décida visiblement qu’ils n’avaient pas besoin de lui, et s’assit sur une marche pour regarder le spectacle, vite imité par Sigrid et Pervenche.
Très vite, il ne resta plus que trois soldats, qui rendirent les armes en voyant le carnage. Killian ne l’entendait pas de cette oreille, et il s’avança pour les faire passer de vie à trépas, les forçant à reculer. Heureusement pour eux, Gillan s’interposa, bloquant le coup fatal à quelques centimètres de sa victime. Sans se démonter, Killian se jeta sur ce nouvel adversaire, et elle en profita pour l’entraîner loin de ceux qui étaient maintenant leurs prisonniers et tenter de désarmer sa folie meurtrière. Meven s’occupa d’attacher les survivants, histoire d’éviter une attaque en traître. Sigrid vint s’enquérir d’éventuelles blessures à soigner, mais à part quelques coupures sans gravité, l’assassin était en parfaite forme. Et même pas assez essoufflé pour éviter de lancer à Hélios :
- Merci de ton aide, mon chéri ! Sans toi, je serais certainement mort à l’heure qu’il est !
Sans bouger de son siège, le cavalier répondit :
- Si tu tenais tant à te faire aider, tu aurais dû le dire, mais pour un soi-disant assassin professionnel, ça envoie de drôles de messages… Mais tu as l’air de t’en être très bien sorti.
- Pas grâce à toi !
- Et si tu m’appelles encore une fois « mon chéri », ça ne va pas durer.
Killian mit fin à la dispute en écartant Gillan, qui percuta l’assassin, et il attrapa l’un des prisonniers au hasard. Il brandit son sabre et exigea :
- Dis-moi où est votre chef. Immédiatement.
- I-il est en haut, avec le prisonnier ! Je coopère, ne me faites pas de mal !
Les derniers mots tombèrent dans l’oreille d’un sourd, Killian l’avait déjà lâché pour courir vers l’escalier. Pervenche lui emboîta le pas, ainsi que Sigrid qui lui cria « Evite de tuer Ewan, ça ferait désordre ! ». Meven eut un regard vers Gillan, qui lui dit :
- Va voir le c-combat. Ca vaut le détour. Je reste ici pour garder les p-prisonniers.
Il ne se le fit pas dire deux fois. Hélios, lui, se contenta de retourner s’installer sur sa marche, en remarquant :
- J’ai vu assez de sang pour un moment. Je pense que je serai mieux ici.
Elle se contenta de hocher la tête avec compréhension.
A l’étage, la situation était plutôt tendue. Killian se tenait au milieu de la pièce, le sabre dégainé, face à une espèce de colosse hideux qui devait faire au moins deux fois sa largeur, et presque une fois et demi sa taille (au moins), et qui portait des pièces d’armures en métal terni sur des vêtements matelassés en cuir. Toute l’attitude du maître d’armes criait son envie de sauter sur son ennemi à la seconde. Mais l’ennemi devait avoir prévu le coup, parce qu’il tenait contre lui un gamin pâle comme un mort et l’air qu’à moitié vivant, probablement l’Ewan en question, et pointait un couteau sur sa gorge. Au moment Pervenche, Sigrid et Meven les rejoignirent, il était en train d’éructer :
- Lâche immédiatement ton arme, ou le gamin morfle !
Killian se contenta de hausser les épaules, rendant l’autre confus.
- Quoi ? Fais pas comme si tu t’en foutais ! Vous êtes venus pour lui, pour le sauver ! Si je le tue, vous aurez fait ça pour rien !
Le rire du maître d’armes le coupa net, et les fit tous sursauter. En surface, c’était l’éclat de rire d’une personne à qui on vient de raconter la blague du siècle, mais il était sous-tendu par une note de folie pure, destructrice, qui donnait à penser qu’il ne laisserait rien de vivant sur son passage. Le rire d’un homme qui avait perdu la tête. Il lui fallut une bonne minute pour cesser de rire, une minute durant laquelle personne n’osa bouger de peur de déclencher une apocalypse. Finalement, il réussit à reprendre son souffle, et, tout en essuyant les larmes qui perlaient au coin de ses yeux, daigna expliquer :
- Tu me confonds avec les gentils idiots qui regardent, là. Je ne suis pas là pour une mission de sauvetage. Je n’en ai rien à faire de ce gamin, et tu pourrais en faire des rubans que ça me serait complètement égal. Ce que je veux, c’est un combat. Et tu vas me le donner. Alors pose ce gamin, et bats-toi comme un homme.
L’autre le regarda un long instant, suffisamment longtemps pour qu’ils se demandent tous s’ils n’allaient pas tuer Ewan juste pour le plaisir ou pour se débarrasser de la menace. Tous, sauf Killian, qui attendait. Et finalement, il sourit, prenant une expression qui rivalisait en folie pure avec celle du maître d’armes. Il projeta son otage sur le côté sans même le regarder (Sigrid se précipita pour le mettre hors du chemin), se débarrassa de son couteau de la même manière, et empoigna l’épée appuyée contre le mur derrière lui. Ce qui déclencha un couinement horrifié collectif, parce que l’épée en question avait la taille de celui qui la maniait, et était presque aussi large, avec un tranchant qui avait l’air extrêmement coupant. Elle était si large qu’elle n’avait pas de pointe, seulement un troisième tranchant à l’extrémité. Le sourire de Killian s’agrandit encore, et il se mit en garde. Les autres reculèrent jusqu’au mur du fond, prêts à déguerpir au moindre danger.
Les deux adversaires se défièrent du regard. Pas question de se tourner autour, pas avec une épée à deux mains qui devait peser suffisamment lourd pour ralentir celui qui la portait, et ce n’était de toute façon pas le genre de Killian. Ils restèrent immobiles pendant une seconde, et se jetèrent l’un sur l’autre l’instant d’après. Pour quelqu’un qui maniait une arme aussi lourde et encombrante, le chef de la bande était étonnamment rapide. Killian se jeta sur lui, et il faillit bien se faire trancher en deux par le milieu. Il ne dut qu’à ses réflexes étonnants de s’en tirer sans autre dommage qu’une entaille dans sa veste, en se laissant tomber à genoux, son dos formant un arc parfait. Il glissa ainsi sur les dalles, passant sous la garde de son ennemi, lui assenant un coup au bras, et bondit immédiatement sur ses pieds. Le second coup lui arracha son sabre des mains, l’envoyant voler à plusieurs mètres. Killian recula pour éviter un nouveau coup large, et se retrouva acculé contre le mur, désarmé. L’autre eut un sourire effrayant, et se jeta sur lui, épée en avant, pour une attaque d’estoc destinée à le couper en deux. Au dernier instant, Killian effectua un bond impressionnant, et l’arme se planta à l’horizontale dans le mur juste sous ses pieds, envoyant des éclats de pierre aux alentours. Le maître d’armes profita de cet appui inespéré. En courant, il remonta sur le plat de la lame, sauta (manquant s’assommer contre le plafond) et abattit ses deux pieds, l’un après l’autre, sur le visage de son ennemi. Une seconde pirouette qui évita adroitement le lustre, et il se réceptionna parfaitement derrière lui. Pour immédiatement, et sans aucune grâce, se jeter en avant, alerté par un bruit de métal contre la roche. La grande lame siffla au-dessus de lui et s’abattit sur sa droite, sectionnant une mèche de cheveux et manquant lui ôter deux doigts. Il roula sur lui-même pour éviter un nouveau coup, les fragments de roche arrachés aux dalles lui égratignant profondément la joue. A ce rythme-là, il n’allait pas falloir longtemps pour que ses entrailles se retrouvent étalées sur les dalles. Heureusement, il remit enfin la main sur la poignée de son sabre, et se releva pour faire face. L’autre ne broncha pas.
Ils eurent un nouveau duel de regards, attendant de voir lequel des deux allait attaquer le premier. Encore une fois, le chef de bande se jeta sur le maître d’armes, si vite qu’on pouvait à peine le suivre du regard, et encore une fois, abattit sa lame de haut en bas avec l’intention très nette de couper son adversaire en deux. Cette fois-ci, Killian leva son arme, la lame appuyée sur sa main libre, et bloqua la large épée au tiers de sa hauteur. Malgré la force mise dans l’attaque, ses pieds bougèrent à peine sur le carrelage, et ses bras ne plièrent pas d’un pouce. Une lutte de force s’engagea, pour savoir qui allait réussir à faire reculer l’autre. Il semblait que Killian était désavantagé sur ce point, son adversaire pesant au moins deux fois son poids (sans compter l’équipement), et pourtant, il ne bronchait pas. Ni l’un ni l’autre ne cédait, et ils finirent par s’écarter l’un de l’autre et reculant rapidement, et se remirent en garde.
Cette fois-ci, Killian se lança immédiatement sur son adversaire. Comme la première fois, il passa sous son épée, bloqua adroitement un coup de coude qui aurait pu lui pulvériser quelques côtes étant donné le métal qui le couvrait, puis un coup de pommeau qui visait son crâne. A présent dans l’espace personnel de l’autre, il n’eut aucun mal à planter son sabre dans son flanc. La blessure n’était pas mortelle, et il agrippa le maître d’armes par le col pour l’envoyer contre la grande table. Cependant, quand il souleva à nouveau son épée, ses gestes étaient ralentis. Cette fois-ci, son attaque large laissa entièrement à Killian le temps de l’esquiver d’une gracieuse pirouette, de passer sous sa garde avec décontraction, et de plonger son sabre dans le cœur de son ennemi. Le corps et son énorme épée tombèrent à ses pieds dans un bruit qui les fit tous sursauter. Tranquillement, il prit un pan de la chemise de son ennemi, et essuya sa lame dessus. Ce n’est qu’une fois satisfait qu’il la rengaina et se retourna vers les autres, qui le regardaient avec des yeux grands comme des soucoupes.
Sigrid la première réagit ; elle agita son bâton en direction de Killian, sans même lui adresser un seul regard, et les coupures de son visage se refermèrent. Elle retourna ensuite à Ewan pour le remettre sur pied. Le mage commençait tout doucement à reprendre des couleurs. Meven s’approcha du maître d’armes, et lui dit avec une claque sur l’épaule :
- Beau combat, mon cher. Un peu rapide, mais beau combat.
- Tu appelles ça un combat ? Ce n’était rien du tout. Menu fretin.
- Il t’a quand même donné du fil à retordre…
Killian lui jeta un regard d’avertissement.
- Il ne m’a PAS donné de « fil à retordre ».
- Pourtant…
- Il a fallu que je m’adapte à son style, c’est tout.
- Et ces petites écorchures, là… ? demanda-t-il en touchant les traces de sang qui restaient. Le maître d’armes réagit de façon parfaitement mesurée : il saisit le bras de l’assassin et le lui tordit dans le dos jusqu’à ce qu’il entende un craquement satisfaisant. Il lui dit d’un ton neutre :
- Ne me touche pas sans permission. La prochaine fois, je t’arrache tous les foutus doigts que tu auras osé poser sur moi. Contente-toi de tripoter ton cavalier.
Il le repoussa sur Pervenche qui venait à son secours, et s’écarta du groupe, clairement indifférent. La mercenaire marmonna une insulte qu’heureusement il ne releva pas, et l’amena à Sigrid, qui râla qu’ils lui donnaient du travail supplémentaire, et qu’avec ça, elle allait finir par avoir des rides. Un nouveau mouvement de bâton arrangea cependant la vilaine bosse violacée qui déformait le bras de Meven sous son gant, ainsi que les blessures récupérées plus tôt. Ils ramassèrent alors armes, bagages, maître d’armes grognon et mage groggy, et redescendirent.
En bas, Gillan et Hélios étaient plongés dans une profonde discussion qui avait l’air d’être une avalanche de moqueries sur Meven, vu le regard qu’ils lui lancèrent et leurs sourires en coin. Pervenche entreprit de leur résumer le combat en quelques mots. Malgré les remarques de Killian, l’assassin alla détacher leurs prisonniers et les engagea à aller se faire voir ailleurs avant qu’il ne change d’idée. Ils déguerpirent sans demander leur reste. Une fois assurés que tout le monde était sur pied, et qu’Ewan était en état de marcher, ils quittèrent le château à leur tour.