Chapitre 18
La suite du
trajet se révéla assez monotone. Dans la journée, ils marchaient vers leur
destination. Quand le soleil se couchait, ils s’arrêtaient dans le village le
plus proche s’ils réussissaient à l’atteindre. Meven, Hélios et Pervenche se
débrouillaient parfois pour trouver un job ou l’autre, histoire de suffisamment
renflouer leurs finances pour pouvoir continuer leur voyage. Gillan avait déjà
fait démonstration de ses talents aux cartes envers ses compagnons, mais elle
était encore plus redoutable contre des adversaires qui ne la connaissaient pas
et qui la sous-estimaient. Elle en débarrassa proprement plus d’un de ses
économies, leur permettant de s’assurer qu’ils n’auraient aucun problème par la
suite. Ils écoutaient, aussi, ce qui se disait. Au début, personne ne savait
rien sur une quelconque guerre, et certaines personnes mirent en doute
l’intégrité du groupe et le besoin qu’ils avaient à vouloir semer le chaos. On
se demandait s’ils n’étaient pas des agents de l’Ouest envoyés pour semer la
discorde et éparpiller de fausses rumeurs, et ils eurent par moments du mal à
s’en sortir sans catastrophe. Mais petit à petit, il devint clair que ces
rumeurs n’étaient pas juste sorties de l’esprit brumeux d’un barde. Ils
commencèrent à croiser des habitants de l’Ouest qui tentaient de rejoindre des
terres plus clémentes et de chercher asile à l’Est, qui rendirent leurs dires
plus clairs et surtout plus crédibles. Ces réfugiés témoignèrent qu’il y avait
plus que des rumeurs de guerre, que Dogmaël était en train de lever et
d’équiper une armée, et qu’il avait l’intention de s’en servir très
prochainement.
Ils avaient justement atteint une vraie jolie ville, avec murs fortifiés et temples, ce qui comme chacun sait est la marque des villes civilisées, et ils venaient justement de décider de faire une halte pour la nuit dans une auberge, quand Pervenche crut apercevoir dans l’une des rues qu’ils traversaient quelqu’un qu’elle connaissait. Les autres la virent avec étonnement partir comme une flèche, les laissant sur place, et sauter au cou d’une femme plus bas dans la rue. Meven s’attendait à moitié qu’elle se prenne une paire de gifles, mais la fille qu’elle venait d’attaquer de cette manière n’avait pas l’air troublée, et elle lui rendit son étreinte. Les deux entreprirent de discuter à voix basse, et Pervenche la traîna vers le reste du groupe tout en parlant avec animation. Arrivée devant les autres, la mercenaire annonça que la dame était une amie à elle depuis longtemps, et qu’elle s’appelait Lucillia. La demoiselle en question s’inclina, et dit d’une voix douce :
- Je suis enchantée de rencontrer les compagnons de Pervenche.
Ils en restèrent tous bouche bée. Les amies de la mercenaire étaient censées être des brutes comme elle, de drôles de créatures fantasques qui aimaient la bagarre, l’alcool, et la rigolade, d’autres Pervenche, quoi, puisqu’il était bien connu que qui se ressemble s’assemble. Mais cette amie-là ne correspondait pas du tout au modèle. Elle était plus petite qu’elle, vêtue d’une robe de toile d’un gris clair, les épaules couvertes d’une capeline du même tissu. Une écharpe blanche entourait ses hanches, les soulignant légèrement, juste assez pour attirer le regard. Elle portait une cape également blanche, avec une capuche, semblable à celle de Pervenche, et retenue par une broche métallique représentant une lune et un soleil. Elle était jolie, aussi, et délicate, avec un teint de porcelaine, de longs cheveux d’un blond pâle, fragile. De manière étonnante, les mèches plus courtes qui lui retomberaient en temps normal sur le visage étaient retenues par une multitude de petites pinces métalliques. D’un certain point de vue, elle manquait de couleurs. A part ses yeux, d’un violet soutenu, qui brillaient comme des pierres précieuses. Une ravissante petite créature qui avait vraiment l’air toute de douceur. Une anti-Pervenche, quoi.
Après les présentations d’usage, ils se réunirent tous dans une taverne et se procurèrent quantités de boissons alcoolisées qui les aideraient à tenir toute la soirée. Une fois correctement installés, Pervenche demanda à son amie :
- Alors, qu’est-ce qui t’amène ici ? En promenade ?
- Pas exactement, non, répondit-elle, la mine attristée.
- Il s’est passé quelque chose ? Raphaël n’est pas avec toi ?
- Il s’est passé quelque chose, en effet… Puis-je avoir à boire, je vous prie ?
Meven s’empressa de lui verser un gobelet de vin. Elle en but une gorgée, puis se lança dans son explication :
- L’armée de l’Ouest a envahi Mallemort.
Ce qui déclencha un concert de grognements de surprises divers. Elle poursuivit, à l’attention de tous ceux qui n’étaient pas Pervenche :
- Mallemort est une ville très près de la frontière entre l’Est et l’Ouest. Mon… ami Raphaël est comte de Mallemort.
- Mais alors, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Pervenche.
- Ca s’est passé très vite… Tu sais que la ville a débordé de ses murailles, il y a bien longtemps, et que personne ne s’attendait vraiment à la guerre… Les soldats ont attaqué à l’aube, alors que la garde était en train d’être renouvelée, et ils se sont répandus très vite… Ils ont envahi le château, ils ont tué tous ceux qui résistaient, et ils ont capturé toute la famille. Raphaël m’a… littéralement jeté dans le passage de la chapelle, il m’a dit de fuir si je le pouvais, et il est resté en arrière pour… me protéger… J’aurais voulu rester à ses côtés, mais pourquoi faire ? Alors j’ai fui, comme il me l’avait dit. Je veux aller à Altea, demander de l’aide au roi Elric. Je pense que c’est le seul qui puisse faire quelque chose, et qu’il pourrait éventuellement sauver Raphaël, s’il est… encore vivant…
Sa voix se cassa, et elle cacha son trouble derrière son gobelet. Les poings de Pervenche se serrèrent dans un grincement de cuir. Elle posa une main sur l’épaule de son amie et lui dit :
- Je sais pas ce qu’ils vont faire, les autres, parce qu’on n’a pas encore choisi de camp, ni quoi faire. Et j’sais pas s’ils seront d’accord. Mais moi, je vais t’accompagner à Altea, et demander de l’aide à Elric avec toi. Il faut qu’on sorte Raphaël de là, si c’est possible. Et le reste de la famille. Tu sais s’ils… s’ils sont encore… ?
- Je suppose qu’ils sont encore en vie, répondit-elle. Ce sont des otages de choix, alors je suppose que Dogmaël les a gardés, pour pouvoir s’en servir… du moins, je l’espère.
Killian lui coupa la parole, ignorant superbement la jeune fille.
- Dis donc, petite dinde, qu’est-ce qui te fait penser qu’on va te suivre à Altea pour aller demander un coup de main à un roi, pour un truc dans lequel on n’est pas impliqués ? Tu penses qu’on va prendre des risques juste pour tes soi-disant beaux yeux ? On a suffisamment de filles dans le groupe, je suis tout à fait contre en rajouter une.
La jeune fille blonde voulut dire quelque chose, mais Pervenche fut plus rapide que lui. A la surprise générale, elle balança à Killian une gifle à travers la table, assortie d’un regard meurtrier. Le choc plus qu’un certain respect empêchèrent le maître d’armes de lui sauter à la gorge ici et maintenant et de l’étrangler pour essuyer l’affront. Elle laissa tomber d’un ton froid :
- Ecoute-moi bien, espèce de crétin. Ton avis, j’en ai rien à cirer. De toute façon, t’arrêtes pas de répéter que t’en as rien à faire des autres et que tu nous suis que parce que ça te va. Si t’es pas content, tu peux aller te faire voir ailleurs. J’oblige personne à me suivre, après tout, vous êtes tous assez grands pour faire ce que vous voulez, quand vous voulez. Mais là, désolée de vous le dire, moi j’ai choisi. C’est devenu personnel.
- Personnel, hein ? répéta Meven. Personnel comment ?
- Raphaël et sa famille, ce sont mes amis. Des amis de ma famille, depuis une bonne dizaine d’années. J’ai vécu à Mallemort il y a longtemps, mon père travaillait pour le sien. C’est là qu’on s’est connus, tous. Alors si cet enfoiré de Dogmaël s’en est pris à eux, je vais faire tout ce que je peux pour le lui faire payer.
Un long silence songeur autour de la table suivit tandis qu’ils réfléchissaient à sa déclaration. Sauf Killian qui la fusillait du regard en lui promettant mille morts, mais elle l’ignora avec application. Meven le premier prit une décision. Il posa un bras amical mais néanmoins lourd sur les épaules de la mercenaire, manquant la faire tomber de sa chaise et déclara :
- C’est beau, ce que tu nous as dit ! Je suis tellement plein d’admiration, que je vais venir avec toi. De toute façon, je suis dans l’aventure depuis le début, alors je ne suis pas prêt de l’abandonner en chemin ! Compte-moi dans l’équipe ! Et Hélios aussi, ajouta-t-il en tirant le cavalier par le bras.
Celui-ci menaça de lui casser les doigts pour qu’il le lâche, et comme ça ne suffisait pas, lui planta les doigts dans les côtes jusqu’à ce que son côté chatouilleux prenne le dessus. Une fois libéré de son attaquant (sous les yeux surpris de la jeune fille blonde), il soupira :
- Ca me fait beaucoup de peine d’être de l’avis de cette créature perverse, mais je suis d’accord avec lui, pour une fois. En ce qui me concerne, je préférerais être débarrassé de la guerre une bonne fois pour toutes. Mais si vous vous engagez là-dedans, je vous suivrai.
- On te manquerait ? taquina l’assassin.
- J’aimerais mieux ne pas me retrouver tout seul dans un endroit inconnu. J’en suis donc aussi.
La suivante à prendre la parole fut Sigrid.
- T’as besoin de mon aide ! Il vous faut une soigneuse dans votre groupe, et je suis très qualifiée pour le rôle. Quand bien même ta copine a déjà des compétences en la matière, deux têtes valent mieux qu’une !
- Même si l’une des deux est creuse… marmonna Ewan. Sigrid se contenta d’un coup de coude, et continua :
- Et puis, je viens de commencer l’aventure, moi, je ne vais pas laisser tomber comme ça !
- Tu sais que ça ne sera pas une partie de plaisir ? demanda Meven.
Elle lui jeta son regard spécial « tu es une andouille, ne me prends pas pour quelqu’un comme toi ».
- Je sais bien, idiot. On parle d’une guerre. Mais je veux quand même venir avec vous. Pour les mêmes raisons qu’on a déjà énoncé, on va pas se répéter. Vous n’me laisserez pas sur place.
Elle se tourna vers Ewan, qui se contenta d’un signe de tête qu’elle traduit :
- Ewan est de la partie aussi. De toute façon, j’irai nulle part sans mon garde du corps.
Gillan sentit que c’était à elle de parler, mais elle hésita et jeta un regard à Killian. Le maître d’armes gardait les bras croisés dans une attitude très nette de mauvaise humeur, et il était très net qu’il ne voulait aucune part dans l’aventure. Elle finit par soupirer, et leur dit :
- J-Je t’avoue que je ne sais p-pas. Nous voulions une raison p-pour choisir un camp, je p-pense que tu as la t-tienne, et c’est une bonne raison. M-Mais… je ne sais p-pas ce que maître Killian souhaite faire, et je t-t’avoue que je suis divisée…
- Tu sais, répondit Pervenche, je t’en voudrai pas si tu viens pas avec nous, hein. Tu es assez grande pour faire ton choix sans avoir à te justifier.
Assez curieusement, c’est à Meven que Gillan jeta un regard. Elle haussa les épaules et répondit :
- Je ne sais p-pas… Peut-être q-qu’il vaut mieux que je vous suive, après t-tout. Q-Que je me détache de mon maître.
La tête de Killian valait le détour. Elle lui aurait annoncé qu’elle avait été battue à la loyale par Sigrid, qu’il n’aurait pas été plus choqué. Gillan le vit bien, et on la sentit hésiter. Mais pourtant, elle continua :
- N’est-ce p-pas le rêve de tout maître, maître ? De v-voir ses élèves voler de leurs p-propres ailes ?
L’expression du maître d’armes lui répondit que non, ce n’était pas du tout son but, son but était de garder son élève / servante à portée de main. Mais ça n’eut l’air que de conforter Gillan dans sa décision. Killian remarqua alors :
- J’espère que tu sais à quoi tu t’engages.
- A q-quoi je m’engage, maître ? répondit-elle.
- Le jour où je (il mit une certaine emphase sur « je ») déciderai que ton entraînement est fini, sera le jour où je te considérerai comme un ennemi valable. Et ce jour-là, je devrai t’affronter. Et te tuer. Probablement.
- P-Peut-être… coupa Gillan, p-peut-être que c’est moi q-qui vous tuerai. Maître, ajouta-t-elle après un instant pour diminuer l’offense.
Apparemment, l’offense n’avait pas été diminuée. Si Killian avait auparavant eu l’air choqué, il était maintenant absolument scandalisé. Ou alors, il trouvait cette idée vraiment hilarante, c’était un peu difficile à dire, avec lui. En tous cas, il la regardait avec des yeux comme des soucoupes. Finalement, il siffla entre ses dents :
- Tu ne seras jamais capable de me battre, pas même si je continuais de t’entraîner pendant encore un siècle. Tu n’es encore qu’une petite fille qui ne sait rien des secrets du combat.
Gillan haussa les épaules, laissant filer les insultes. Killian finirait tôt ou tard par en arriver à ce qu’il voulait lui dire. Il lui lança encore un regard noir, puis à Pervenche pour faire bonne mesure, et annonça :
- Je refuse de perdre mon temps à t’affronter alors que je ne ferais qu’une bouchée de toi. C’est à moi de décider de la fin de ton entraînement, pas à toi. Tant que je ne le déciderai pas, tu resteras mon élève.
- J-J’en suis consciente. Mais je souhaite t-tout de même aller avec eux. La guerre vous est p-peut-être égale, mais p-pas à moi. C’est b-bien joli de c-courir les continents à affronter des gens de p-plus en plus forts, c’est… intéressant, mais il y a un moment où il f-faut prendre ses responsabilités. Il ne s’agit p-pas de nous, là. Il s’agit de p-plusieurs pays. De t-tout le monde.
- Je ne suis toujours absolument convaincu, répliqua le maître d’armes en croisant les bras dans une attitude de bouderie qui était presque touchante. Gillan se tourna pour lui faire face, joignit les mains, et expliqua, comme à un enfant :
- J-Je suis d’accord avec votre philosophie. C-Combattre des individus de p-plus en plus forts, pour devenir nous-mêmes de p-plus en plus forts. T-Toute votre philosophie du combat, j-je suis d’accord avec elle. Mais il f-faut maintenant prendre nos responsabilités.
Le mot eut le mérite de lui attirer un lever de sourcil étonné. Et pas une pluie d’insultes ou de remarques désobligeantes. Bien, elle continua :
- Nous sommes des c-combattants de mérite. Surtout v-vous, je le reconnais. Vous êtes le maître d’armes le p-plus puissant du continent. V-Votre nom seul suffit à faire t-trembler d’effroi le p-plus aguerri des brigands…
- Sauf moi ! coupa Meven gaiement.
- Le p-plus aguerri, disais-je, reprit-elle avec un regard d’avertissement. Et cela v-vous donne certes un certain statut, mais aussi des responsabilités.
- Qui sont ?
- Vous êtes le m-meilleur guerrier. Vous vous d-devez donc de mettre votre p-puissance au service de q-quelqu’un.
- Ce que tu dis n’a aucun sens, ma petite. Je ne dois rien à personne.
- N-Non, je sais que j’ai raison, reprit-elle. En t-tant qu’individu le plus fort du c-continent, il est de votre responsabilité d’utiliser cette force p-pour le plus grand bien. Il f-faut aider les autres. Les amis et les autres. Et s-si… s-si jamais l’Ouest gagne la guerre… q-qui vous dit qu’il ne vous chassera p-pas ? Il p-pourrait vous prendre pour une menace… Ou éliminer t-tous vos adversaires, et vous n’auriez p-plus personne à combattre…
- Tes ficelles et tes flatteries sont grosses et pas du tout subtiles, tu le sais ?
- J-Je me contente de vous dire ce q-que je pense… Et d-de vous dire ce q-que seront d’après moi les c-conséquences si vous ne décidez p-pas de nous aider.
- D’après toi, ce serait une mauvaise idée, c’est bien ça ? résuma-t-il lentement.
- C’est un p-peu ça… P-Plus de combats, et vous serez chassé c-comme un chien par les t-troupes de l’Ouest…
Killian se plongea dans le silence, et son élève n’osa pas en rajouter, préférant le laisser réfléchir à ses arguments en toute tranquillité. Ils en revinrent donc à Lucillia, qui leur expliqua de sa voix douce qu’ils entendaient à peine, qu’elle servait Luciola, déesse de la lumière, et qu’elle aussi avait un gros grimoire, mais qu’elle l’utilisait pour lancer des sorts. Elle était en train de discuter avec Ewan et Sigrid des différentes manières d’invocation, et de leurs avantages respectifs, quand Killian finit par prendre une décision, et s’adressant à Gillan seule, annonça :
- Je ne peux pas te laisser te promener toute seule ainsi, pour plusieurs raisons. Maladroite comme tu es, tu te feras sans doute tuer. Et si tes adversaires apprennent que tu as été mon élève, et que tu leur montres une aussi pitoyable performance, ta médiocrité rejaillira sur moi, et je ne peux pas laisser ma réputation être ternie par quelqu’un. De plus, en ce qui concerne… tes arguments, je dois admettre qu’exceptionnellement, tu marques un point. Exceptionnellement. Je te suivrai donc. Si je te traîne avec moi, tu ne feras que résister, pleurnicher, et me compliquer la vie. Je viendrai avec vous, mais ne vous attendez pas à ce que je me plie à toutes vos fantaisies. Encore une fois, nos routes ne font qu’emprunter le même chemin. Quant à toi, ajouta-t-il en pointant un doigt menaçant vers Gillan, tu t’es mise dans une situation délicate, à clamer que tu étais de taille à te débrouiller sans moi. Je vais te surveiller, de très près, et estimer tes capacités. Et si je les trouve… satisfaisantes, pour quelqu’un de ton niveau, et que je considère qu’elles sont à peu près correctes, je cesserai ton apprentissage. Et je t’affronterai. Et je te battrai.
Sa longue déclaration fut suivie par un plus long silence encore, et ils le regardèrent tous avec des yeux comme des soucoupes. Meven le rompit le premier, avec une claque virile sur l’épaule du maître d’armes, qui dut faire craquer un certain nombre d’os. Le maître d’armes ne daigna même pas le gratifier d’un regard meurtrier, il se contenta de remplir son verre et de le boire d’un coup. Ce qui n’empêcha pas l’assassin de s’exclamer :
- Content de te voir revenu à de meilleures dispositions envers nous, et bienvenue dans la seconde partie de l’aventure !
- Je ne suis pas venu à de meilleures dispositions envers vous, en quelle langue dois-je le dire ?
- Je suppose que tu pourrais essayer le dialecte du Sud-Est, personne ne le comprend à part Hélios. Pour ma part, j’aimerais bien entendre ça.
Gillan secoua la tête, navrée, et adressa à son maître un signe de tête de remerciement. Hélios alla chercher de nouvelles cruches de vin, pour qu’ils puissent trinquer une fois de plus à la reformation de leur groupe, et ils l’espéraient bien, sa formation définitive. Après la seconde tournée, et avant que les blagues idiotes et les concours stupides ne démarrent, Lucillia prit congé des autres, et argua de sa fatigue et de son peu d’intérêt pour l’alcool pour excuser son départ. Ils la regardèrent partir, particulièrement la fraction masculine (sauf Ewan qui attendait davantage une excuse pour pouvoir partir à son tour). Quand elle eut disparu dans les étages, Meven remarqua :
- Elle est charmante, ta Lucillia, très jolie pour une prêtresse et…. Très intéressante… dans tous ses aspects… Je serai ravi de la connaître un peu mieux.
Ils ne comprirent pas pourquoi Pervenche éclata de rire, suffisamment pour manquer de la faire passer par-dessus le dossier de sa chaise. Il lui fallut plusieurs minutes pour reprendre son souffle et essuyer les larmes qui coulaient sur ses joues. L’assassin demanda, un brin inquiet :
- Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu te racontes une blague que tu ne connaissais pas encore ?
- Non… c’est juste… que…
Ils attendirent encore une minute supplémentaire pour que ses hoquets se calment, suffisamment pour qu’elle réussisse à parler. Killian laissa tomber, sèchement :
- Comporte-toi comme une adulte, et pas comme une sale gamine. Qu’est-ce qui te prend ?
- Il me prend, cher maîîîître, que la gracieuse créature qui vous a visiblement tous pris sous son charme n’est pas la jolie demoiselle que vous pensez.
- C’est quoi, alors ? demanda Meven. Une vieille rombière ?
Elle jeta un regard circulaire, et annonça d’un air très, très amusé :
- La gracieuse créature n’est pas une demoiselle. La gracieuse créature est un homme. Il ne s’appelle pas Lucillia, mais Lucillien. Et « au service de Luciola » peut désigner une prêtresse, ou un moine.
Meven réagit le premier :
- Quoi ? Tu veux dire que cette créature de rêve est… un HOMME ?
- Créature de rêves, hein ? souligna Hélios.
- Je ne saurai résister aux charmes d’une aussi belle création de la nature… fut-elle mâle.
- Eh bien un bon conseil, ne lui dis pas, répondit Pervenche. Ou moine ou pas moine, il risque de te mettre un coup de livre sur le crâne.
- Oui, enfin… il cherche un peu…
- Ce n’est pas sa faute, le pauvre. On a fait de lui un moine, c’est pour ça qu’il porte une robe, même s’il… ressemble à une femme. Sois gentil, le provoque pas là-dessus. Si quelqu’un lui en touche un mot, je serai obligée de lui casser la tête. Et garde tes mains pour toi… ou sur Hélios, il en a l’habitude !
Le reste de la conversation se perdit dans les acclamations de l’assassin et les protestations du cavalier.
Ils reprirent la route le lendemain matin. Killian avait mis ses protestations en veilleuse, maintenant qu’il était assuré que le nombre de membres féminins du groupe n’allait pas égaler le nombre de membres masculins. Il se contentait de grogner contre Gillan pour l’avoir traîné dans cette histoire, et contre Pervenche pour le principe. Meven était guilleret comme à son habitude, et il avait entrepris de flirter gentiment avec Sigrid, qui désarmait ses tentatives avec humour. Hélios avait l’air soulagé de ne pas l’avoir sur le dos, quoiqu’il n’avait pas l’air si joyeux que ça, pour une raison inconnue. Et puis, il avait l’air nerveux, un peu plus que d’habitude, et il ne répondait bien sûr pas aux questions sur son état. Ewan suivait, visiblement dans la lune. Mais ça, ça ne changeait pas. Il consentit à bavarder avec Lucillien un moment, mais retomba vite dans son mutisme habituel. Et Pervenche taquinait Meven et se moquait gentiment de ses tentatives de séduction, quand elle n’échangeait pas des regards noirs avec Killian qui n’avait toujours pas digéré son comportement. Et au milieu de tout ça, le moine se demandait dans quel groupe bizarre il était bien tombé… Mais enfin, ils étaient plutôt sympathiques. Et assez corrects, personne n’avait fait de remarque sur le fait qu’il était en fait un homme. Comme compagnie pour aller jusqu’à Altea, ce n’était pas si mal…
Ils avaient justement atteint une vraie jolie ville, avec murs fortifiés et temples, ce qui comme chacun sait est la marque des villes civilisées, et ils venaient justement de décider de faire une halte pour la nuit dans une auberge, quand Pervenche crut apercevoir dans l’une des rues qu’ils traversaient quelqu’un qu’elle connaissait. Les autres la virent avec étonnement partir comme une flèche, les laissant sur place, et sauter au cou d’une femme plus bas dans la rue. Meven s’attendait à moitié qu’elle se prenne une paire de gifles, mais la fille qu’elle venait d’attaquer de cette manière n’avait pas l’air troublée, et elle lui rendit son étreinte. Les deux entreprirent de discuter à voix basse, et Pervenche la traîna vers le reste du groupe tout en parlant avec animation. Arrivée devant les autres, la mercenaire annonça que la dame était une amie à elle depuis longtemps, et qu’elle s’appelait Lucillia. La demoiselle en question s’inclina, et dit d’une voix douce :
- Je suis enchantée de rencontrer les compagnons de Pervenche.
Ils en restèrent tous bouche bée. Les amies de la mercenaire étaient censées être des brutes comme elle, de drôles de créatures fantasques qui aimaient la bagarre, l’alcool, et la rigolade, d’autres Pervenche, quoi, puisqu’il était bien connu que qui se ressemble s’assemble. Mais cette amie-là ne correspondait pas du tout au modèle. Elle était plus petite qu’elle, vêtue d’une robe de toile d’un gris clair, les épaules couvertes d’une capeline du même tissu. Une écharpe blanche entourait ses hanches, les soulignant légèrement, juste assez pour attirer le regard. Elle portait une cape également blanche, avec une capuche, semblable à celle de Pervenche, et retenue par une broche métallique représentant une lune et un soleil. Elle était jolie, aussi, et délicate, avec un teint de porcelaine, de longs cheveux d’un blond pâle, fragile. De manière étonnante, les mèches plus courtes qui lui retomberaient en temps normal sur le visage étaient retenues par une multitude de petites pinces métalliques. D’un certain point de vue, elle manquait de couleurs. A part ses yeux, d’un violet soutenu, qui brillaient comme des pierres précieuses. Une ravissante petite créature qui avait vraiment l’air toute de douceur. Une anti-Pervenche, quoi.
Après les présentations d’usage, ils se réunirent tous dans une taverne et se procurèrent quantités de boissons alcoolisées qui les aideraient à tenir toute la soirée. Une fois correctement installés, Pervenche demanda à son amie :
- Alors, qu’est-ce qui t’amène ici ? En promenade ?
- Pas exactement, non, répondit-elle, la mine attristée.
- Il s’est passé quelque chose ? Raphaël n’est pas avec toi ?
- Il s’est passé quelque chose, en effet… Puis-je avoir à boire, je vous prie ?
Meven s’empressa de lui verser un gobelet de vin. Elle en but une gorgée, puis se lança dans son explication :
- L’armée de l’Ouest a envahi Mallemort.
Ce qui déclencha un concert de grognements de surprises divers. Elle poursuivit, à l’attention de tous ceux qui n’étaient pas Pervenche :
- Mallemort est une ville très près de la frontière entre l’Est et l’Ouest. Mon… ami Raphaël est comte de Mallemort.
- Mais alors, qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Pervenche.
- Ca s’est passé très vite… Tu sais que la ville a débordé de ses murailles, il y a bien longtemps, et que personne ne s’attendait vraiment à la guerre… Les soldats ont attaqué à l’aube, alors que la garde était en train d’être renouvelée, et ils se sont répandus très vite… Ils ont envahi le château, ils ont tué tous ceux qui résistaient, et ils ont capturé toute la famille. Raphaël m’a… littéralement jeté dans le passage de la chapelle, il m’a dit de fuir si je le pouvais, et il est resté en arrière pour… me protéger… J’aurais voulu rester à ses côtés, mais pourquoi faire ? Alors j’ai fui, comme il me l’avait dit. Je veux aller à Altea, demander de l’aide au roi Elric. Je pense que c’est le seul qui puisse faire quelque chose, et qu’il pourrait éventuellement sauver Raphaël, s’il est… encore vivant…
Sa voix se cassa, et elle cacha son trouble derrière son gobelet. Les poings de Pervenche se serrèrent dans un grincement de cuir. Elle posa une main sur l’épaule de son amie et lui dit :
- Je sais pas ce qu’ils vont faire, les autres, parce qu’on n’a pas encore choisi de camp, ni quoi faire. Et j’sais pas s’ils seront d’accord. Mais moi, je vais t’accompagner à Altea, et demander de l’aide à Elric avec toi. Il faut qu’on sorte Raphaël de là, si c’est possible. Et le reste de la famille. Tu sais s’ils… s’ils sont encore… ?
- Je suppose qu’ils sont encore en vie, répondit-elle. Ce sont des otages de choix, alors je suppose que Dogmaël les a gardés, pour pouvoir s’en servir… du moins, je l’espère.
Killian lui coupa la parole, ignorant superbement la jeune fille.
- Dis donc, petite dinde, qu’est-ce qui te fait penser qu’on va te suivre à Altea pour aller demander un coup de main à un roi, pour un truc dans lequel on n’est pas impliqués ? Tu penses qu’on va prendre des risques juste pour tes soi-disant beaux yeux ? On a suffisamment de filles dans le groupe, je suis tout à fait contre en rajouter une.
La jeune fille blonde voulut dire quelque chose, mais Pervenche fut plus rapide que lui. A la surprise générale, elle balança à Killian une gifle à travers la table, assortie d’un regard meurtrier. Le choc plus qu’un certain respect empêchèrent le maître d’armes de lui sauter à la gorge ici et maintenant et de l’étrangler pour essuyer l’affront. Elle laissa tomber d’un ton froid :
- Ecoute-moi bien, espèce de crétin. Ton avis, j’en ai rien à cirer. De toute façon, t’arrêtes pas de répéter que t’en as rien à faire des autres et que tu nous suis que parce que ça te va. Si t’es pas content, tu peux aller te faire voir ailleurs. J’oblige personne à me suivre, après tout, vous êtes tous assez grands pour faire ce que vous voulez, quand vous voulez. Mais là, désolée de vous le dire, moi j’ai choisi. C’est devenu personnel.
- Personnel, hein ? répéta Meven. Personnel comment ?
- Raphaël et sa famille, ce sont mes amis. Des amis de ma famille, depuis une bonne dizaine d’années. J’ai vécu à Mallemort il y a longtemps, mon père travaillait pour le sien. C’est là qu’on s’est connus, tous. Alors si cet enfoiré de Dogmaël s’en est pris à eux, je vais faire tout ce que je peux pour le lui faire payer.
Un long silence songeur autour de la table suivit tandis qu’ils réfléchissaient à sa déclaration. Sauf Killian qui la fusillait du regard en lui promettant mille morts, mais elle l’ignora avec application. Meven le premier prit une décision. Il posa un bras amical mais néanmoins lourd sur les épaules de la mercenaire, manquant la faire tomber de sa chaise et déclara :
- C’est beau, ce que tu nous as dit ! Je suis tellement plein d’admiration, que je vais venir avec toi. De toute façon, je suis dans l’aventure depuis le début, alors je ne suis pas prêt de l’abandonner en chemin ! Compte-moi dans l’équipe ! Et Hélios aussi, ajouta-t-il en tirant le cavalier par le bras.
Celui-ci menaça de lui casser les doigts pour qu’il le lâche, et comme ça ne suffisait pas, lui planta les doigts dans les côtes jusqu’à ce que son côté chatouilleux prenne le dessus. Une fois libéré de son attaquant (sous les yeux surpris de la jeune fille blonde), il soupira :
- Ca me fait beaucoup de peine d’être de l’avis de cette créature perverse, mais je suis d’accord avec lui, pour une fois. En ce qui me concerne, je préférerais être débarrassé de la guerre une bonne fois pour toutes. Mais si vous vous engagez là-dedans, je vous suivrai.
- On te manquerait ? taquina l’assassin.
- J’aimerais mieux ne pas me retrouver tout seul dans un endroit inconnu. J’en suis donc aussi.
La suivante à prendre la parole fut Sigrid.
- T’as besoin de mon aide ! Il vous faut une soigneuse dans votre groupe, et je suis très qualifiée pour le rôle. Quand bien même ta copine a déjà des compétences en la matière, deux têtes valent mieux qu’une !
- Même si l’une des deux est creuse… marmonna Ewan. Sigrid se contenta d’un coup de coude, et continua :
- Et puis, je viens de commencer l’aventure, moi, je ne vais pas laisser tomber comme ça !
- Tu sais que ça ne sera pas une partie de plaisir ? demanda Meven.
Elle lui jeta son regard spécial « tu es une andouille, ne me prends pas pour quelqu’un comme toi ».
- Je sais bien, idiot. On parle d’une guerre. Mais je veux quand même venir avec vous. Pour les mêmes raisons qu’on a déjà énoncé, on va pas se répéter. Vous n’me laisserez pas sur place.
Elle se tourna vers Ewan, qui se contenta d’un signe de tête qu’elle traduit :
- Ewan est de la partie aussi. De toute façon, j’irai nulle part sans mon garde du corps.
Gillan sentit que c’était à elle de parler, mais elle hésita et jeta un regard à Killian. Le maître d’armes gardait les bras croisés dans une attitude très nette de mauvaise humeur, et il était très net qu’il ne voulait aucune part dans l’aventure. Elle finit par soupirer, et leur dit :
- J-Je t’avoue que je ne sais p-pas. Nous voulions une raison p-pour choisir un camp, je p-pense que tu as la t-tienne, et c’est une bonne raison. M-Mais… je ne sais p-pas ce que maître Killian souhaite faire, et je t-t’avoue que je suis divisée…
- Tu sais, répondit Pervenche, je t’en voudrai pas si tu viens pas avec nous, hein. Tu es assez grande pour faire ton choix sans avoir à te justifier.
Assez curieusement, c’est à Meven que Gillan jeta un regard. Elle haussa les épaules et répondit :
- Je ne sais p-pas… Peut-être q-qu’il vaut mieux que je vous suive, après t-tout. Q-Que je me détache de mon maître.
La tête de Killian valait le détour. Elle lui aurait annoncé qu’elle avait été battue à la loyale par Sigrid, qu’il n’aurait pas été plus choqué. Gillan le vit bien, et on la sentit hésiter. Mais pourtant, elle continua :
- N’est-ce p-pas le rêve de tout maître, maître ? De v-voir ses élèves voler de leurs p-propres ailes ?
L’expression du maître d’armes lui répondit que non, ce n’était pas du tout son but, son but était de garder son élève / servante à portée de main. Mais ça n’eut l’air que de conforter Gillan dans sa décision. Killian remarqua alors :
- J’espère que tu sais à quoi tu t’engages.
- A q-quoi je m’engage, maître ? répondit-elle.
- Le jour où je (il mit une certaine emphase sur « je ») déciderai que ton entraînement est fini, sera le jour où je te considérerai comme un ennemi valable. Et ce jour-là, je devrai t’affronter. Et te tuer. Probablement.
- P-Peut-être… coupa Gillan, p-peut-être que c’est moi q-qui vous tuerai. Maître, ajouta-t-elle après un instant pour diminuer l’offense.
Apparemment, l’offense n’avait pas été diminuée. Si Killian avait auparavant eu l’air choqué, il était maintenant absolument scandalisé. Ou alors, il trouvait cette idée vraiment hilarante, c’était un peu difficile à dire, avec lui. En tous cas, il la regardait avec des yeux comme des soucoupes. Finalement, il siffla entre ses dents :
- Tu ne seras jamais capable de me battre, pas même si je continuais de t’entraîner pendant encore un siècle. Tu n’es encore qu’une petite fille qui ne sait rien des secrets du combat.
Gillan haussa les épaules, laissant filer les insultes. Killian finirait tôt ou tard par en arriver à ce qu’il voulait lui dire. Il lui lança encore un regard noir, puis à Pervenche pour faire bonne mesure, et annonça :
- Je refuse de perdre mon temps à t’affronter alors que je ne ferais qu’une bouchée de toi. C’est à moi de décider de la fin de ton entraînement, pas à toi. Tant que je ne le déciderai pas, tu resteras mon élève.
- J-J’en suis consciente. Mais je souhaite t-tout de même aller avec eux. La guerre vous est p-peut-être égale, mais p-pas à moi. C’est b-bien joli de c-courir les continents à affronter des gens de p-plus en plus forts, c’est… intéressant, mais il y a un moment où il f-faut prendre ses responsabilités. Il ne s’agit p-pas de nous, là. Il s’agit de p-plusieurs pays. De t-tout le monde.
- Je ne suis toujours absolument convaincu, répliqua le maître d’armes en croisant les bras dans une attitude de bouderie qui était presque touchante. Gillan se tourna pour lui faire face, joignit les mains, et expliqua, comme à un enfant :
- J-Je suis d’accord avec votre philosophie. C-Combattre des individus de p-plus en plus forts, pour devenir nous-mêmes de p-plus en plus forts. T-Toute votre philosophie du combat, j-je suis d’accord avec elle. Mais il f-faut maintenant prendre nos responsabilités.
Le mot eut le mérite de lui attirer un lever de sourcil étonné. Et pas une pluie d’insultes ou de remarques désobligeantes. Bien, elle continua :
- Nous sommes des c-combattants de mérite. Surtout v-vous, je le reconnais. Vous êtes le maître d’armes le p-plus puissant du continent. V-Votre nom seul suffit à faire t-trembler d’effroi le p-plus aguerri des brigands…
- Sauf moi ! coupa Meven gaiement.
- Le p-plus aguerri, disais-je, reprit-elle avec un regard d’avertissement. Et cela v-vous donne certes un certain statut, mais aussi des responsabilités.
- Qui sont ?
- Vous êtes le m-meilleur guerrier. Vous vous d-devez donc de mettre votre p-puissance au service de q-quelqu’un.
- Ce que tu dis n’a aucun sens, ma petite. Je ne dois rien à personne.
- N-Non, je sais que j’ai raison, reprit-elle. En t-tant qu’individu le plus fort du c-continent, il est de votre responsabilité d’utiliser cette force p-pour le plus grand bien. Il f-faut aider les autres. Les amis et les autres. Et s-si… s-si jamais l’Ouest gagne la guerre… q-qui vous dit qu’il ne vous chassera p-pas ? Il p-pourrait vous prendre pour une menace… Ou éliminer t-tous vos adversaires, et vous n’auriez p-plus personne à combattre…
- Tes ficelles et tes flatteries sont grosses et pas du tout subtiles, tu le sais ?
- J-Je me contente de vous dire ce q-que je pense… Et d-de vous dire ce q-que seront d’après moi les c-conséquences si vous ne décidez p-pas de nous aider.
- D’après toi, ce serait une mauvaise idée, c’est bien ça ? résuma-t-il lentement.
- C’est un p-peu ça… P-Plus de combats, et vous serez chassé c-comme un chien par les t-troupes de l’Ouest…
Killian se plongea dans le silence, et son élève n’osa pas en rajouter, préférant le laisser réfléchir à ses arguments en toute tranquillité. Ils en revinrent donc à Lucillia, qui leur expliqua de sa voix douce qu’ils entendaient à peine, qu’elle servait Luciola, déesse de la lumière, et qu’elle aussi avait un gros grimoire, mais qu’elle l’utilisait pour lancer des sorts. Elle était en train de discuter avec Ewan et Sigrid des différentes manières d’invocation, et de leurs avantages respectifs, quand Killian finit par prendre une décision, et s’adressant à Gillan seule, annonça :
- Je ne peux pas te laisser te promener toute seule ainsi, pour plusieurs raisons. Maladroite comme tu es, tu te feras sans doute tuer. Et si tes adversaires apprennent que tu as été mon élève, et que tu leur montres une aussi pitoyable performance, ta médiocrité rejaillira sur moi, et je ne peux pas laisser ma réputation être ternie par quelqu’un. De plus, en ce qui concerne… tes arguments, je dois admettre qu’exceptionnellement, tu marques un point. Exceptionnellement. Je te suivrai donc. Si je te traîne avec moi, tu ne feras que résister, pleurnicher, et me compliquer la vie. Je viendrai avec vous, mais ne vous attendez pas à ce que je me plie à toutes vos fantaisies. Encore une fois, nos routes ne font qu’emprunter le même chemin. Quant à toi, ajouta-t-il en pointant un doigt menaçant vers Gillan, tu t’es mise dans une situation délicate, à clamer que tu étais de taille à te débrouiller sans moi. Je vais te surveiller, de très près, et estimer tes capacités. Et si je les trouve… satisfaisantes, pour quelqu’un de ton niveau, et que je considère qu’elles sont à peu près correctes, je cesserai ton apprentissage. Et je t’affronterai. Et je te battrai.
Sa longue déclaration fut suivie par un plus long silence encore, et ils le regardèrent tous avec des yeux comme des soucoupes. Meven le rompit le premier, avec une claque virile sur l’épaule du maître d’armes, qui dut faire craquer un certain nombre d’os. Le maître d’armes ne daigna même pas le gratifier d’un regard meurtrier, il se contenta de remplir son verre et de le boire d’un coup. Ce qui n’empêcha pas l’assassin de s’exclamer :
- Content de te voir revenu à de meilleures dispositions envers nous, et bienvenue dans la seconde partie de l’aventure !
- Je ne suis pas venu à de meilleures dispositions envers vous, en quelle langue dois-je le dire ?
- Je suppose que tu pourrais essayer le dialecte du Sud-Est, personne ne le comprend à part Hélios. Pour ma part, j’aimerais bien entendre ça.
Gillan secoua la tête, navrée, et adressa à son maître un signe de tête de remerciement. Hélios alla chercher de nouvelles cruches de vin, pour qu’ils puissent trinquer une fois de plus à la reformation de leur groupe, et ils l’espéraient bien, sa formation définitive. Après la seconde tournée, et avant que les blagues idiotes et les concours stupides ne démarrent, Lucillia prit congé des autres, et argua de sa fatigue et de son peu d’intérêt pour l’alcool pour excuser son départ. Ils la regardèrent partir, particulièrement la fraction masculine (sauf Ewan qui attendait davantage une excuse pour pouvoir partir à son tour). Quand elle eut disparu dans les étages, Meven remarqua :
- Elle est charmante, ta Lucillia, très jolie pour une prêtresse et…. Très intéressante… dans tous ses aspects… Je serai ravi de la connaître un peu mieux.
Ils ne comprirent pas pourquoi Pervenche éclata de rire, suffisamment pour manquer de la faire passer par-dessus le dossier de sa chaise. Il lui fallut plusieurs minutes pour reprendre son souffle et essuyer les larmes qui coulaient sur ses joues. L’assassin demanda, un brin inquiet :
- Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu te racontes une blague que tu ne connaissais pas encore ?
- Non… c’est juste… que…
Ils attendirent encore une minute supplémentaire pour que ses hoquets se calment, suffisamment pour qu’elle réussisse à parler. Killian laissa tomber, sèchement :
- Comporte-toi comme une adulte, et pas comme une sale gamine. Qu’est-ce qui te prend ?
- Il me prend, cher maîîîître, que la gracieuse créature qui vous a visiblement tous pris sous son charme n’est pas la jolie demoiselle que vous pensez.
- C’est quoi, alors ? demanda Meven. Une vieille rombière ?
Elle jeta un regard circulaire, et annonça d’un air très, très amusé :
- La gracieuse créature n’est pas une demoiselle. La gracieuse créature est un homme. Il ne s’appelle pas Lucillia, mais Lucillien. Et « au service de Luciola » peut désigner une prêtresse, ou un moine.
Meven réagit le premier :
- Quoi ? Tu veux dire que cette créature de rêve est… un HOMME ?
- Créature de rêves, hein ? souligna Hélios.
- Je ne saurai résister aux charmes d’une aussi belle création de la nature… fut-elle mâle.
- Eh bien un bon conseil, ne lui dis pas, répondit Pervenche. Ou moine ou pas moine, il risque de te mettre un coup de livre sur le crâne.
- Oui, enfin… il cherche un peu…
- Ce n’est pas sa faute, le pauvre. On a fait de lui un moine, c’est pour ça qu’il porte une robe, même s’il… ressemble à une femme. Sois gentil, le provoque pas là-dessus. Si quelqu’un lui en touche un mot, je serai obligée de lui casser la tête. Et garde tes mains pour toi… ou sur Hélios, il en a l’habitude !
Le reste de la conversation se perdit dans les acclamations de l’assassin et les protestations du cavalier.
Ils reprirent la route le lendemain matin. Killian avait mis ses protestations en veilleuse, maintenant qu’il était assuré que le nombre de membres féminins du groupe n’allait pas égaler le nombre de membres masculins. Il se contentait de grogner contre Gillan pour l’avoir traîné dans cette histoire, et contre Pervenche pour le principe. Meven était guilleret comme à son habitude, et il avait entrepris de flirter gentiment avec Sigrid, qui désarmait ses tentatives avec humour. Hélios avait l’air soulagé de ne pas l’avoir sur le dos, quoiqu’il n’avait pas l’air si joyeux que ça, pour une raison inconnue. Et puis, il avait l’air nerveux, un peu plus que d’habitude, et il ne répondait bien sûr pas aux questions sur son état. Ewan suivait, visiblement dans la lune. Mais ça, ça ne changeait pas. Il consentit à bavarder avec Lucillien un moment, mais retomba vite dans son mutisme habituel. Et Pervenche taquinait Meven et se moquait gentiment de ses tentatives de séduction, quand elle n’échangeait pas des regards noirs avec Killian qui n’avait toujours pas digéré son comportement. Et au milieu de tout ça, le moine se demandait dans quel groupe bizarre il était bien tombé… Mais enfin, ils étaient plutôt sympathiques. Et assez corrects, personne n’avait fait de remarque sur le fait qu’il était en fait un homme. Comme compagnie pour aller jusqu’à Altea, ce n’était pas si mal…