Chapitre 2
Une fois hors du bâtiment, l’étrange personnage en cape noir ne laissa pas le temps à Pervenche de filer comme elle en avait l’intention, et la prit par le bras, un geste familier qui, s’il n’avait pas été aussi fort, lui aurait valu l’application vigoureuse d’un poing vengeur sur son nez. Mais en l’occurrence, Pervenche fit de son mieux pour l’ignorer. Au moins, il avait à peu près la même taille qu’elle, ça lui évitait de se déboîter l’épaule. Alors qu’ils atteignaient le centre-ville, il lui proposa :
- Accepterez-vous de partager un petit verre avec un individu grossier, pour qu’il s’excuse de vous avoir malmenée ?
Elle lui jeta un regard noir qui le fit rire. Mais bon, elle n’était pas femme à refuser un verre qu’on lui offrait, et elle pourrait toujours s’enfuir en courant s’il commençait à devenir trop inquiétant. Ils s’installèrent donc à l’une des tables devant une taverne, qui donnait sur la place principale. Avantage, de sa place, elle avait dans sa ligne de mire au moins deux des temples de la ville (dédiée à Shanya, déesse de la nature, et à son fils Myrrdin, dieu des saisons). Si jamais son père devait sortir de l’un des deux, elle aurait le temps de se cacher. Et probablement de faire peur à son compagnon de beuverie qui risquait de se demander si elle n’avait pas une araignée au plafond.
L’individu revint vers la table avec une cruche et deux gobelets qu’il remplit, puis vida le sien d’un seul coup. Puis il annonça :
- Tu sais, tu ne te débrouilles pas si mal avec une épée. Moi qui pensais que tous les gens qui fréquentent cette salle sont des abrutis qui devraient plutôt utiliser des gourdins… Plutôt agréable comme surprise.
- Et qui êtes-vous, monsieur, un spécialiste en bretteurs ? Un maître d’armes déchu ? Ou juste quelqu’un qui aime juger les autres ?
- Ah ! Pardonne ma rudesse, je ne me suis même pas présenté ! Par ailleurs, j’aimerais bien savoir le nom que je devrais assortir à ton gentil minois, ajouta-t-il avec un sourire qui se voulait sans doute charmeur, et qui donna vaguement envie à Pervenche de lui faire avaler ses dents. Elle prit le temps de goûter le vin qu’il avait choisi, plutôt pas mal, avant de lui dire :
- Tu devrais changer tes manœuvres d’approche, parce que là, j’ai plutôt envie de trouver un garde et de lui dire que je suis poursuivie par un pervers, que d’entamer la conversation.
- On est un petit peu chatouilleuse, non ?
- Je ne vois pas le rapport.
- Je ne parlais pas d’un point de vue physique, au cas où tu n’avais pas saisi.
- Continue comme ça, et j’efface ton sourire avec ma godasse… monsieur.
Au lieu de disparaître, le sourire s’agrandit. Il remplit à nouveau son verre, resservit Pervenche d’autorité, et réattaqua :
- Alors, tu veux bien me dire ton petit nom ?
- Qu’est-ce que tu en ferais ? Te le faire tatouer sur les fesses ?
- Oho, on est audacieuse ! C’est une proposition ? Tu veux t’en occuper ?
- Plutôt te l’imprimer à coups de pompes au train.
- Jeune fille, la violence ne résout rien.
- Dit l’individu qui m’a battue il y a dix minutes…
- Ah, mais vois-tu, dit-il en se penchant en avant, c’était le meilleur moyen pour attirer ton attention…
Il voulait attirer son attention ? De mieux en mieux. Comment avait-elle fait pour sauter de l’histoire d’aventure qu’elle voulait dire, droit dans un conte à l’eau de rose ? Voilà qu’un individu qu’elle ne connaissait pas la battait à plates coutures pour obtenir une entrevue. Elle adressa une petite pensée à Spade, dieu du hasard, qui devait bien rigoler, et regarda l’autre qui s’accoudait maintenant de tout son poids sur la table. Elle posa son verre et répondit :
- Et pourquoi tu voudrais attirer mon attention ? Dis-moi ce que j’ai de si fascinant ?
- Ah non, pas de flatteries inconsidérées ! s’exclama-t-il en agitant le doigt comme pour réprimander une gamine. Avant tout, tu dois me dire ton nom !
- Si tu me dis le tien. Je sais absolument pas qui tu es.
- Bien sûr. Mais aux dames l’honneur.
- Je m’appelle Pervenche.
- Ah, quelle chance j’ai eu ! Tomber sur une aussi jolie fleur au milieu de toutes ces brutes !
- Tu l’as déjà faite, la blague. Et toi, c’est quoi, ton nom ?
- Ca, je ne peux pas le révéler.
- Tu te fous de moi ?
- Pas vraiment. Crois bien que je le regrette, je n’aime pas revenir sur ce que j’ai dit, mais je n’ai pas le choix. Si tu connaissais mon nom, tu serais en danger. Et moi aussi.
Allons bon, ça devenait de plus en plus bizarre. En quoi un nom les mettrait tous les deux en danger ? Bien sûr, elle le lui demanda, avec la délicatesse requise :
- Tu te fous de moi, c’est ça ?
- Pas depuis les cinq dernières phrases, fit-il mine de réfléchir.
- Décidément, je suis tombée sur le roi des humoristes. Ou le bouffon. J’arrive pas à déterminer.
- Tu es blessante, tu sais.
- Ouais.
L’individu soupira, remplit son verre pour la troisième fois, et expliqua :
- Je sais que ça a l’air idiot, mais c’est pourtant la vérité. Si je te dis mon nom, personne ne t’empêcherait d’aller le donner à quelqu’un d’autre. On pourrait remonter ma trace, me retrouver.
- Parce qu’avec « l’andouille avec une cape, un foulard noir sur la tête et une cicatrice pareille sur la tronche, tu vas me faire croire que personne ne te repère ?
- Tu ne m’avais pas vu, à la salle d’armes, pas avant que je ne décide de te laisser me voir.
Pervenche voulut répondre quelque chose de pas particulièrement poli, ou de franchement agressif, quand elle se rendit compte que ce n’était peut-être pas que des vantardises pour se faire bien voir d’une fille, ou provoquées par l’alcool. Elle n’avait pas pu déterminer depuis combien de temps il la regardait s’entraîner, ni si elle l’avait vu venir, tout ce qu’elle pouvait se rappeler, c’est que d’un coup, il était là. Peut-être qu’il n’était pas juste en train de le mener en bateau… L’autre dut voir à son expression qu’elle était convaincue, car il ajouta :
- Si je ne veux pas être repéré, je peux l’éviter. Mais un nom reste dangereux. On remonterait jusqu’à moi, et je suppose que tu as saisi que ça ne m’intéressait pas particulièrement.
- J’ai saisi, oui. Et pourquoi tu ne veux pas qu’on te retrouve ? demanda Pervenche.
- Petite curieuse !
- Mettons que c’est parce que tu ne me dis pas ton nom.
Il hésita un instant. Pervenche le regarda jouer avec son gobelet, attendant qu’il daigne dire quelque chose. Il finit par se décider :
- Il se trouve que mes occupations ne sont pas vraiment… situées du bon côté de la loi. J’aimerais bien que les gardes se préoccupent trop de moi. S’ils me mettent la main dessus, je ne donne pas cher de ma peau. Tu vois ce que je veux dire ?
- C’est pas comme si c’était difficile à comprendre…
- Oui, enfin tu comprends, quoi.
- Et il n’y a que les gardes qui veulent te trouver ? demanda Pervenche, curieuse.
- S’il n’y avait que les gardes, je ne risquerais pas grand-chose. Ce n’est pas comme s’ils étaient vraiment doués…
- Pas faux. Alors qui veut te trouver ?
- Disons… d’autres personnes, du genre malhonnête. Le genre voyou, tu vois. Malsain. Le genre sans manières, qui n’aurait aucun scrupule à me faire disparaître. Après bien sûr s’être livrés à ma personne à tous les sévices inimaginables.
Bon. L’étrange personnage en cape noire était un voleur. Ou un assassin. Ou un homme de main. Bref, l’un de ces criminels qui rôdaient dans l’ombre des bas quartiers de la ville, et qui forçaient les soldats à multiplier les patrouilles et à monter la garde devant les maisons des braves gens (en tous cas les plus fortunés). Il en avait bien l’air, et le regard menaçant, aussi. Et la cicatrice due à un coup de couteau ou quelque chose du genre, et la cape pour passer inaperçu dans les coins sombres. Elle pensa un instant à lui demander ce qu’il faisait comme activités punies par la loi, mais ce n’était peut-être pas la meilleure idée qu’elle ait eu. A la place, elle se contenta de revenir au sujet précédent :
- Bon, alors comment je dois t’appeler ? Le Type Bizarre De La Salle D’Armes ?
- Ca fait un peu long, non ?
- Le Moooonstre ?
- Ca fait un peu gamin, non ?
- Alors comment je dois m’adresser à toi ?
- Qui dit que tu auras à m’appeler ? Peut-être bien que tu veux me revoir ?
- Ou peut-être bien que tu ne peux pas te passer de moi ? Avec mon joli minois et mon talent extraordinaire à l’épée ?
- Oh, je suis sûr que je pourrai te trouver une… utilité.
Le haussement de sourcils était de retour, celui que Pervenche avait baptisé « haussement de sourcils du dragueur à deux sous ». Mais avant qu’elle ne puisse lui coller son poing dans la mâchoire, il se reprit :
- Non, je plaisante. Tu n’es pas trop mon genre, de toute façon. Mais tu pourras peut-être m’être utile quand même. Il me faut quelqu’un contre qui me battre, histoire de garder la forme. Intéressée par le job ?
- Si c’est juste pour que tu continues de me découper, je pense que je vais y réfléchir à deux fois…
- Mais non, voyons. Ca te permettrait de progresser, et en plus, tu bénéficierais de ma sympathique présence. N’est-ce pas un avantage ?
Pervenche se laissa le temps de réfléchir. Elle se disait justement que ça ne serait pas mal de se trouver un partenaire d’entraînement, quelqu’un qui pourrait l’aider à progresser, et voilà qu’on lui offrait ce qu’elle voulait sur un plateau. Bon d’accord, c’était un homme dangereux, du moins d’après ce qu’il disait. C’était un peu risqué. Mais il était meilleur qu’elle. C’était indéniable. Elle n’avait pas d’argent pour payer un maître privé, des leçons d’escrime coûtaient les yeux de la tête. Un adversaire plus fort qu’elle saurait corriger ses erreurs. Elle finit par répondre :
- J’accepte l’offre à quelques conditions.
- Je t’écoute avec attention.
- Pas de surnoms stupides. Tu m’appelles encore une fois « petite fleur » ou quoi que ce soit, et je te fais bouffer tes parties, menaça-t-elle.
- Je pense que je m’en souviendrai.
- Pas de techniques de drague minables ou de gestes déplacés non plus. Sinon, même punition.
- Pourquoi, tu es si populaire que des hordes d’hommes sont à tes pieds, et leurs sollicitations constantes et leurs compliments sur ta beauté te fatiguent ? demanda-t-il d’un ton acide.
- Hmmmm non. Juste que tu n’es pas non plus mon genre, donc autant gagner du temps et éviter de devoir te corriger, n’est-ce pas ?
- Quoi ? Je ne suis pas ton genre ? Sache que dans mon gang, du temps où j’avais un gang, tout le monde était du même avis : je suis un vrai canon de beauté, extrêmement séduisant et d’une classe folle. Tu devrais t’estimer heureuse de pouvoir poser les yeux sur un être aussi parfait ! s’exclama-t-il en se renversant sur sa chaise, l’air satisfait.
- C’est ça. Laisse-moi profiter du rayonnement de ta beauté surnaturelle. Tu as vraiment été gâté par les dieux !
- C’est bien, femelle. Reconnaître ma supériorité est le premier pas vers le progrès.
- Et sinon, le vin ne te monte pas trop au cerveau ?
- Mais je suis d’un sérieux et d’une sobriété exemplaire, jeune fille !
Il était l’image même du sérieux, ou l’aurait été s’il n’était pas en train de se balancer sur les deux pieds arrière de sa chaise. Par contre, sobre… Mais enfin, Pervenche n’était pas là pour juger de la résistance à l’alcool de personnes qu’elle ne connaissait pas. Comme elle ne répondait pas et se contentait de le fixer comme si elle attendait qu’il se casse la figure, l’autre finit par demander :
- Alors, votre Altesse, d’autres conditions ?
- Donne-moi au moins un surnom par lequel t’appeler, ou je risque de t’en trouver un qui ne soit pas flatteur du tout.
- Dans certains milieux, on m’appelle la Mort Silencieuse, l’Ombre ou le Souffle Mortel, rapport à ma discrétion, mais celui-ci est un peu ridicule. Certains également ont trouvé amusant de me surnommer la Chauve-souris…
- Tu dors la tête en bas ? le coupa Pervenche, plutôt amusée.
- C’est plutôt parce que je me déplace à merveille dans le noir, et qu’on ne m’entend pas approcher. On m’a aussi déjà donné le surnom de « Cavalier Pâle », mais ça, je n’ai pas compris pourquoi. Et étant donné mes talents incroyables dans mon domaine, on m’a appelé aussi le Prince des Assassins. Et le Prince des Ténèbres. Quoique d’aucuns, certainement des jaloux, ne se soient permis de m’appeler le Bouffon, déjà.
- C’est fou comme les gens sont méchants, dit-elle en secouant la tête.
- Alors, lequel te plaît le plus ? Le Prince des Assassins est un très bon choix. Tu pourrais m’appeler « votre Majesté » et te prosterner devant moi, ça serait très bien.
Seuls ses réflexes, visiblement aussi aiguisés que ses armes, lui permirent d’éviter le contenu du verre de Pervenche qu’elle lui jeta au visage. Le vin alla éclabousser la table derrière lui, manquant de peu un riche marchand, qui se retourna pour invectiver les voyous qui avaient manqué tacher son beau costume. Le double regard assassin qu’il croisa le convainquit du bien fondé de s’intéresser plutôt à son assiette. Pervenche finit par se décider :
- Je vais t’appeler Prince, plutôt que « le Prince des Assassins ». Prince, c’est pas mal. Et c’est hors de question que je me prosterne devant toi. Je préférerais encore retourner en cours. Ou épouser Clovis en justes noces.
- Bon, je suppose que c’est suffisant. On ne va pas en exiger trop. C’est qui, ce Clovis ?
- L’assistant de mon père. Son apprenti. Ou son porte-outils, je ne sais pas trop. A vrai dire, c’est pas comme si ça m’intéressait.
- Ca doit être un charmant garçon, pour que tu me le préfères.
- Disons simplement que le paternel aurait été gagnant s’il avait engagé une poule à la place de cette andouille. Il présente une nette ressemblance avec un cochon debout sur ses pattes arrière, au niveau physique, et au niveau appétit. Par contre, il grogne un peu plus.
- C’est à se demander lequel des deux sent le plus mauvais, ajouta Prince.
- Je ne me pose pas la question, je connais la réponse. Il y a des jours où j’ai envie de lui offrir du savon, il comprendrait peut-être le message… Mais ça m’étonnerait beaucoup.
- Mais, dis-moi… Pour avoir un apprenti qui porte ses outils, ça doit être un artisan… Dans quelle branche il est, ton père ? La sculpture ? Le travail du bois ? L’élevage de cochons savants ?
- Le professeur Childéric et son cochon savant. (Elle l’accompagna d’un geste ample, comme si elle lisait une enseigne ou un panneau.) En effet, ça sonne bien. Plus sérieusement, pourquoi est-ce que tu veux savoir ?
- Simple curiosité. N’est-il pas normal pour des amis de vouloir en savoir plus l’un sur l’autre ?
- Quand l’ami en question se vante d’être un criminel respecté par sa communauté, ce n’est pas l’idée la plus lumineuse.
- Si jamais je voulais vraiment le savoir, je n’aurais aucun mal à le trouver par moi-même, je suppose que tu en es consciente. C’était histoire de discuter.
Le regard de l’assassin s’était un instant égaré sur la cruche de vin, qui malheureusement était vide, et revint vers Pervenche au moment où elle remontait sa capuche et marmonnait quelque chose comme « voilà mon paternel ». La seconde d’après, elle disparaissait à l’intérieur de la taverne. Resté seul, Prince jeta un coup d’œil aux gens qui arpentaient la place. Au centre-ville, c’était normal qu’il y ait beaucoup de monde, et pourtant, il n’eut aucun mal à repérer l’individu dont se cachait Pervenche. Et pour cause, c’était un vrai colosse, qui fendait la foule comme l’étrave d’un navire écartant les vagues. Il dépassait les gens alentour de la tête et des épaules, avait la carrure d’une armoire en chêne massif, des mains comme des battoirs, et plus de muscles qu’il était normal même pour un sculpteur en gros. Des traits bien affirmés, et plutôt agréables à l’œil, même si ce n’était pas vraiment son genre. Il était richement vêtu, avec une cape retenue par le genre de broche qui pouvait payer la nourriture d’une famille pendant un mois, des étoffes brodées. A bien y regarder, en fait, il portait nombre de bijoux : colliers, bracelets, bagues. Une vraie fortune pour l’individu peu regardant rapport à la loi qui réussirait à mettre la main dessus… Très intéressant. Childéric – si c’était bien lui – était suivi par une seconde personne, et Prince dut bien reconnaître que la description que Pervenche avait donné était proche de la réalité. Il n’avait pas l’air particulièrement futé, et il avait l’air de ces individus qu’il croisait par douzaines dans les bars, qui réglaient leurs problèmes à grands coups de poings plutôt qu’en discutant. Il portait une sorte de grand sac de cuir, qui devait contenir les outils de son patron.
Les deux hommes passèrent à peut-être un mètre de la table qu’occupait Prince, sans un seul regard de son côté. Soient ils n’avaient absolument pas noté que Pervenche s’était trouvé là quelques instants plus tôt, soient ils faisaient simplement mine de n’avoir rien vu. Ou alors ils s’en fichaient complètement de ce qu’elle faisait, c’était possible aussi. Mais ce n’étaient pas ses affaires, après tout. Dès qu’ils eurent disparu au coin d’une rue, Pervenche revint s’asseoir, comme si de rien n’était. Prince remarqua, négligemment :
- C’était lui, ton père ? Plutôt bel homme. Et bien apprêté.
- Ca… Il brille comme un miroir de bordel.
- Belle image ! s’esclaffa l’assassin. Il a peur qu’on ne le voie pas venir, ou… ?
- Il prétend qu’un artisan se doit de montrer son travail à tous.
- J’en déduis donc que ton père est orfèvre.
- Gagné. Maître Childéric, orfèvre de grand talent, artiste dans l’âme, le chouchou des nobliaux et l’esthète attitré du château.
Ce n’était pas très difficile de noter la pointe de mépris dans la voix de Pervenche. Prince s’apprêtait à faire une remarque acide mais ce n’était pas judicieux, et il n’éviterait peut-être pas le projectile qu’elle lui vaudrait. Au lieu de ça, il la regarda plus attentivement. Il n’avait pas tout de suite fait le lien, quand Childéric était passé, mais maintenant qu’il y faisait attention…
- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Pervenche, un peu nerveuse. Elle n’aimait pas beaucoup la manière qu’il avait de la fixer.
- J’aurais pu deviner tout seul qu’il s’agissait de ton père, pour peu que je l’observe un peu plus.
- Pourquoi ? C’est écrit sur mon front ?
- Non, un peu plus subtil quand même.
- Ah… Oui. On me le dit tout le temps. J’ai les yeux de mon père.
Et quels yeux. Si le reste de sa personne n’avait pas grand intérêt pour l’assassin, au sens attraction physique, il en avait déjà vu de bien plus jolies (et même des plus jolis), il devait s’avouer qu’elle avait des yeux qui sortaient vraiment de l’ordinaire, pas tant par leur forme que par leur couleur différente. L’œil gauche était bleu ciel, alors que le droit était vert prairie. Dans l’obscurité d’une salle d’armes, c’était plutôt difficile à noter, mais maintenant qu’ils étaient installés au soleil, il ne pouvait pas le rater. Au moins, elle n’avait pas le même regard « je suis meilleur que vous bande de mécréants », c’était rassurant. Bon, maintenant, elle avait l’air de bouder sérieusement. Le conflit paternel s’étendait donc aux comparaisons physiques.
- Allons, allons, dit-il d’un ton badin en la chatouillant sous le menton, manquant se faire arracher deux doigts à coups de dents dans la manœuvre. Ne gâche pas ton joli minois en faisant des grimaces comme ça.
- Qu’est-ce que j’ai dit sur les techniques de drague à deux sous ?
- Aaah mais tu es si charmante qu’il m’est impossible de résister !
Un nouveau regard tout aussi noir que les précédents, et il se contenta de rigoler. Au moins, elle avait du cran. Il ne résista pas à l’envie de lui dire :
- En général, les filles sont charmées qu’on leur parle comme de leur beauté, de leurs charmes, qu’on les flatte.
- En général, les hommes font preuve d’un peu plus de subtilité, et ils n’agitent pas leurs sourcils de cette manière. Ca fait peur.
- Les filles aiment qu’on leur parle d’elles. De ça ou d’argent, insista-t-il.
- Voilà ce que ça amène de fréquenter des prostituées. « Tu es jolie » et « j’ai de l’argent » leur suffit comme conversation.
- Tu as du courage, pour parler de cette manière à un assassin qui pourrait te trancher la gorge sans même se lever de sa chaise.
- Mais tu ne le feras pas, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en battant des cils. Après, tu ne pourras plus admirer mon gentil minois et mes yeux magnifiques. Si les autres femmes ne te parlent pas comme ça, c’est peut-être parce qu’elles craquent pour les hommes dangereux et ténébreux, et que ton charme les intimide follement. Ce qui n’est pas mon cas.
- Au moins, tu reconnais que j’ai du charme. Je dois te l’accorder, tu as bon goût.
Pervenche hésita entre le coiffer avec la cruche et le pousser de sa chaise, histoire de faire dégonfler un peu son ego. Finalement, elle prit le parti d’en rire. Il était peut-être prétentieux et dangereux, mais il était amusant, et il lui plaisait bien. Prince alla chercher une nouvelle cruche de vin, la laissant reprendre son souffle. Quand il revint, elle lui demanda :
- Alors, maintenant qu’on a établi que tu étais un homme plein de charme, et moi une demoiselle au courage d’airain qui ne craquait pas pour les vilains garçons dans ton genre, qu’est-ce qu’on prévoit ?
- Eh bien, on pourrait retourner à la salle d’armes. Ou nous séparer pour le moment, et nous retrouver plus tard. Ou nous faire des adieux déchirants, et partir chacun de notre côté en espérant qu’un jour, le destin nous ramène l’un vers l’autre.
- Je crois que tu devrais arrêter de boire, Prince. Ou tu vas rouler sous la table, et le tavernier va être obligé de te pousser dans le caniveau.
- Que tu es mignonne, à te soucier de ma santé et de mon bien-être ! une vraie petite épouse aimante !
Cette fois-ci, il n’évita pas le gobelet qu’elle lui lança. Le bois rebondit sur son front, manquant le faire basculer en arrière. Quand il reprit son équilibre, Pervenche s’était déjà levée et avait remis sa cape. Un nouveau rendez-vous fut pris pour le lendemain, à la salle d’armes, et Pervenche reprit le chemin de chez elle, histoire de récupérer quelques heures de sommeil puisqu’elle n’avait pas pu dormir suffisamment en cours. Resté seul, Prince s’installa plus confortablement sur sa chaise, main derrière la tête, et se plongea dans de sombres machinations dont il ne valait mieux ne pas connaître le contenu.
- Accepterez-vous de partager un petit verre avec un individu grossier, pour qu’il s’excuse de vous avoir malmenée ?
Elle lui jeta un regard noir qui le fit rire. Mais bon, elle n’était pas femme à refuser un verre qu’on lui offrait, et elle pourrait toujours s’enfuir en courant s’il commençait à devenir trop inquiétant. Ils s’installèrent donc à l’une des tables devant une taverne, qui donnait sur la place principale. Avantage, de sa place, elle avait dans sa ligne de mire au moins deux des temples de la ville (dédiée à Shanya, déesse de la nature, et à son fils Myrrdin, dieu des saisons). Si jamais son père devait sortir de l’un des deux, elle aurait le temps de se cacher. Et probablement de faire peur à son compagnon de beuverie qui risquait de se demander si elle n’avait pas une araignée au plafond.
L’individu revint vers la table avec une cruche et deux gobelets qu’il remplit, puis vida le sien d’un seul coup. Puis il annonça :
- Tu sais, tu ne te débrouilles pas si mal avec une épée. Moi qui pensais que tous les gens qui fréquentent cette salle sont des abrutis qui devraient plutôt utiliser des gourdins… Plutôt agréable comme surprise.
- Et qui êtes-vous, monsieur, un spécialiste en bretteurs ? Un maître d’armes déchu ? Ou juste quelqu’un qui aime juger les autres ?
- Ah ! Pardonne ma rudesse, je ne me suis même pas présenté ! Par ailleurs, j’aimerais bien savoir le nom que je devrais assortir à ton gentil minois, ajouta-t-il avec un sourire qui se voulait sans doute charmeur, et qui donna vaguement envie à Pervenche de lui faire avaler ses dents. Elle prit le temps de goûter le vin qu’il avait choisi, plutôt pas mal, avant de lui dire :
- Tu devrais changer tes manœuvres d’approche, parce que là, j’ai plutôt envie de trouver un garde et de lui dire que je suis poursuivie par un pervers, que d’entamer la conversation.
- On est un petit peu chatouilleuse, non ?
- Je ne vois pas le rapport.
- Je ne parlais pas d’un point de vue physique, au cas où tu n’avais pas saisi.
- Continue comme ça, et j’efface ton sourire avec ma godasse… monsieur.
Au lieu de disparaître, le sourire s’agrandit. Il remplit à nouveau son verre, resservit Pervenche d’autorité, et réattaqua :
- Alors, tu veux bien me dire ton petit nom ?
- Qu’est-ce que tu en ferais ? Te le faire tatouer sur les fesses ?
- Oho, on est audacieuse ! C’est une proposition ? Tu veux t’en occuper ?
- Plutôt te l’imprimer à coups de pompes au train.
- Jeune fille, la violence ne résout rien.
- Dit l’individu qui m’a battue il y a dix minutes…
- Ah, mais vois-tu, dit-il en se penchant en avant, c’était le meilleur moyen pour attirer ton attention…
Il voulait attirer son attention ? De mieux en mieux. Comment avait-elle fait pour sauter de l’histoire d’aventure qu’elle voulait dire, droit dans un conte à l’eau de rose ? Voilà qu’un individu qu’elle ne connaissait pas la battait à plates coutures pour obtenir une entrevue. Elle adressa une petite pensée à Spade, dieu du hasard, qui devait bien rigoler, et regarda l’autre qui s’accoudait maintenant de tout son poids sur la table. Elle posa son verre et répondit :
- Et pourquoi tu voudrais attirer mon attention ? Dis-moi ce que j’ai de si fascinant ?
- Ah non, pas de flatteries inconsidérées ! s’exclama-t-il en agitant le doigt comme pour réprimander une gamine. Avant tout, tu dois me dire ton nom !
- Si tu me dis le tien. Je sais absolument pas qui tu es.
- Bien sûr. Mais aux dames l’honneur.
- Je m’appelle Pervenche.
- Ah, quelle chance j’ai eu ! Tomber sur une aussi jolie fleur au milieu de toutes ces brutes !
- Tu l’as déjà faite, la blague. Et toi, c’est quoi, ton nom ?
- Ca, je ne peux pas le révéler.
- Tu te fous de moi ?
- Pas vraiment. Crois bien que je le regrette, je n’aime pas revenir sur ce que j’ai dit, mais je n’ai pas le choix. Si tu connaissais mon nom, tu serais en danger. Et moi aussi.
Allons bon, ça devenait de plus en plus bizarre. En quoi un nom les mettrait tous les deux en danger ? Bien sûr, elle le lui demanda, avec la délicatesse requise :
- Tu te fous de moi, c’est ça ?
- Pas depuis les cinq dernières phrases, fit-il mine de réfléchir.
- Décidément, je suis tombée sur le roi des humoristes. Ou le bouffon. J’arrive pas à déterminer.
- Tu es blessante, tu sais.
- Ouais.
L’individu soupira, remplit son verre pour la troisième fois, et expliqua :
- Je sais que ça a l’air idiot, mais c’est pourtant la vérité. Si je te dis mon nom, personne ne t’empêcherait d’aller le donner à quelqu’un d’autre. On pourrait remonter ma trace, me retrouver.
- Parce qu’avec « l’andouille avec une cape, un foulard noir sur la tête et une cicatrice pareille sur la tronche, tu vas me faire croire que personne ne te repère ?
- Tu ne m’avais pas vu, à la salle d’armes, pas avant que je ne décide de te laisser me voir.
Pervenche voulut répondre quelque chose de pas particulièrement poli, ou de franchement agressif, quand elle se rendit compte que ce n’était peut-être pas que des vantardises pour se faire bien voir d’une fille, ou provoquées par l’alcool. Elle n’avait pas pu déterminer depuis combien de temps il la regardait s’entraîner, ni si elle l’avait vu venir, tout ce qu’elle pouvait se rappeler, c’est que d’un coup, il était là. Peut-être qu’il n’était pas juste en train de le mener en bateau… L’autre dut voir à son expression qu’elle était convaincue, car il ajouta :
- Si je ne veux pas être repéré, je peux l’éviter. Mais un nom reste dangereux. On remonterait jusqu’à moi, et je suppose que tu as saisi que ça ne m’intéressait pas particulièrement.
- J’ai saisi, oui. Et pourquoi tu ne veux pas qu’on te retrouve ? demanda Pervenche.
- Petite curieuse !
- Mettons que c’est parce que tu ne me dis pas ton nom.
Il hésita un instant. Pervenche le regarda jouer avec son gobelet, attendant qu’il daigne dire quelque chose. Il finit par se décider :
- Il se trouve que mes occupations ne sont pas vraiment… situées du bon côté de la loi. J’aimerais bien que les gardes se préoccupent trop de moi. S’ils me mettent la main dessus, je ne donne pas cher de ma peau. Tu vois ce que je veux dire ?
- C’est pas comme si c’était difficile à comprendre…
- Oui, enfin tu comprends, quoi.
- Et il n’y a que les gardes qui veulent te trouver ? demanda Pervenche, curieuse.
- S’il n’y avait que les gardes, je ne risquerais pas grand-chose. Ce n’est pas comme s’ils étaient vraiment doués…
- Pas faux. Alors qui veut te trouver ?
- Disons… d’autres personnes, du genre malhonnête. Le genre voyou, tu vois. Malsain. Le genre sans manières, qui n’aurait aucun scrupule à me faire disparaître. Après bien sûr s’être livrés à ma personne à tous les sévices inimaginables.
Bon. L’étrange personnage en cape noire était un voleur. Ou un assassin. Ou un homme de main. Bref, l’un de ces criminels qui rôdaient dans l’ombre des bas quartiers de la ville, et qui forçaient les soldats à multiplier les patrouilles et à monter la garde devant les maisons des braves gens (en tous cas les plus fortunés). Il en avait bien l’air, et le regard menaçant, aussi. Et la cicatrice due à un coup de couteau ou quelque chose du genre, et la cape pour passer inaperçu dans les coins sombres. Elle pensa un instant à lui demander ce qu’il faisait comme activités punies par la loi, mais ce n’était peut-être pas la meilleure idée qu’elle ait eu. A la place, elle se contenta de revenir au sujet précédent :
- Bon, alors comment je dois t’appeler ? Le Type Bizarre De La Salle D’Armes ?
- Ca fait un peu long, non ?
- Le Moooonstre ?
- Ca fait un peu gamin, non ?
- Alors comment je dois m’adresser à toi ?
- Qui dit que tu auras à m’appeler ? Peut-être bien que tu veux me revoir ?
- Ou peut-être bien que tu ne peux pas te passer de moi ? Avec mon joli minois et mon talent extraordinaire à l’épée ?
- Oh, je suis sûr que je pourrai te trouver une… utilité.
Le haussement de sourcils était de retour, celui que Pervenche avait baptisé « haussement de sourcils du dragueur à deux sous ». Mais avant qu’elle ne puisse lui coller son poing dans la mâchoire, il se reprit :
- Non, je plaisante. Tu n’es pas trop mon genre, de toute façon. Mais tu pourras peut-être m’être utile quand même. Il me faut quelqu’un contre qui me battre, histoire de garder la forme. Intéressée par le job ?
- Si c’est juste pour que tu continues de me découper, je pense que je vais y réfléchir à deux fois…
- Mais non, voyons. Ca te permettrait de progresser, et en plus, tu bénéficierais de ma sympathique présence. N’est-ce pas un avantage ?
Pervenche se laissa le temps de réfléchir. Elle se disait justement que ça ne serait pas mal de se trouver un partenaire d’entraînement, quelqu’un qui pourrait l’aider à progresser, et voilà qu’on lui offrait ce qu’elle voulait sur un plateau. Bon d’accord, c’était un homme dangereux, du moins d’après ce qu’il disait. C’était un peu risqué. Mais il était meilleur qu’elle. C’était indéniable. Elle n’avait pas d’argent pour payer un maître privé, des leçons d’escrime coûtaient les yeux de la tête. Un adversaire plus fort qu’elle saurait corriger ses erreurs. Elle finit par répondre :
- J’accepte l’offre à quelques conditions.
- Je t’écoute avec attention.
- Pas de surnoms stupides. Tu m’appelles encore une fois « petite fleur » ou quoi que ce soit, et je te fais bouffer tes parties, menaça-t-elle.
- Je pense que je m’en souviendrai.
- Pas de techniques de drague minables ou de gestes déplacés non plus. Sinon, même punition.
- Pourquoi, tu es si populaire que des hordes d’hommes sont à tes pieds, et leurs sollicitations constantes et leurs compliments sur ta beauté te fatiguent ? demanda-t-il d’un ton acide.
- Hmmmm non. Juste que tu n’es pas non plus mon genre, donc autant gagner du temps et éviter de devoir te corriger, n’est-ce pas ?
- Quoi ? Je ne suis pas ton genre ? Sache que dans mon gang, du temps où j’avais un gang, tout le monde était du même avis : je suis un vrai canon de beauté, extrêmement séduisant et d’une classe folle. Tu devrais t’estimer heureuse de pouvoir poser les yeux sur un être aussi parfait ! s’exclama-t-il en se renversant sur sa chaise, l’air satisfait.
- C’est ça. Laisse-moi profiter du rayonnement de ta beauté surnaturelle. Tu as vraiment été gâté par les dieux !
- C’est bien, femelle. Reconnaître ma supériorité est le premier pas vers le progrès.
- Et sinon, le vin ne te monte pas trop au cerveau ?
- Mais je suis d’un sérieux et d’une sobriété exemplaire, jeune fille !
Il était l’image même du sérieux, ou l’aurait été s’il n’était pas en train de se balancer sur les deux pieds arrière de sa chaise. Par contre, sobre… Mais enfin, Pervenche n’était pas là pour juger de la résistance à l’alcool de personnes qu’elle ne connaissait pas. Comme elle ne répondait pas et se contentait de le fixer comme si elle attendait qu’il se casse la figure, l’autre finit par demander :
- Alors, votre Altesse, d’autres conditions ?
- Donne-moi au moins un surnom par lequel t’appeler, ou je risque de t’en trouver un qui ne soit pas flatteur du tout.
- Dans certains milieux, on m’appelle la Mort Silencieuse, l’Ombre ou le Souffle Mortel, rapport à ma discrétion, mais celui-ci est un peu ridicule. Certains également ont trouvé amusant de me surnommer la Chauve-souris…
- Tu dors la tête en bas ? le coupa Pervenche, plutôt amusée.
- C’est plutôt parce que je me déplace à merveille dans le noir, et qu’on ne m’entend pas approcher. On m’a aussi déjà donné le surnom de « Cavalier Pâle », mais ça, je n’ai pas compris pourquoi. Et étant donné mes talents incroyables dans mon domaine, on m’a appelé aussi le Prince des Assassins. Et le Prince des Ténèbres. Quoique d’aucuns, certainement des jaloux, ne se soient permis de m’appeler le Bouffon, déjà.
- C’est fou comme les gens sont méchants, dit-elle en secouant la tête.
- Alors, lequel te plaît le plus ? Le Prince des Assassins est un très bon choix. Tu pourrais m’appeler « votre Majesté » et te prosterner devant moi, ça serait très bien.
Seuls ses réflexes, visiblement aussi aiguisés que ses armes, lui permirent d’éviter le contenu du verre de Pervenche qu’elle lui jeta au visage. Le vin alla éclabousser la table derrière lui, manquant de peu un riche marchand, qui se retourna pour invectiver les voyous qui avaient manqué tacher son beau costume. Le double regard assassin qu’il croisa le convainquit du bien fondé de s’intéresser plutôt à son assiette. Pervenche finit par se décider :
- Je vais t’appeler Prince, plutôt que « le Prince des Assassins ». Prince, c’est pas mal. Et c’est hors de question que je me prosterne devant toi. Je préférerais encore retourner en cours. Ou épouser Clovis en justes noces.
- Bon, je suppose que c’est suffisant. On ne va pas en exiger trop. C’est qui, ce Clovis ?
- L’assistant de mon père. Son apprenti. Ou son porte-outils, je ne sais pas trop. A vrai dire, c’est pas comme si ça m’intéressait.
- Ca doit être un charmant garçon, pour que tu me le préfères.
- Disons simplement que le paternel aurait été gagnant s’il avait engagé une poule à la place de cette andouille. Il présente une nette ressemblance avec un cochon debout sur ses pattes arrière, au niveau physique, et au niveau appétit. Par contre, il grogne un peu plus.
- C’est à se demander lequel des deux sent le plus mauvais, ajouta Prince.
- Je ne me pose pas la question, je connais la réponse. Il y a des jours où j’ai envie de lui offrir du savon, il comprendrait peut-être le message… Mais ça m’étonnerait beaucoup.
- Mais, dis-moi… Pour avoir un apprenti qui porte ses outils, ça doit être un artisan… Dans quelle branche il est, ton père ? La sculpture ? Le travail du bois ? L’élevage de cochons savants ?
- Le professeur Childéric et son cochon savant. (Elle l’accompagna d’un geste ample, comme si elle lisait une enseigne ou un panneau.) En effet, ça sonne bien. Plus sérieusement, pourquoi est-ce que tu veux savoir ?
- Simple curiosité. N’est-il pas normal pour des amis de vouloir en savoir plus l’un sur l’autre ?
- Quand l’ami en question se vante d’être un criminel respecté par sa communauté, ce n’est pas l’idée la plus lumineuse.
- Si jamais je voulais vraiment le savoir, je n’aurais aucun mal à le trouver par moi-même, je suppose que tu en es consciente. C’était histoire de discuter.
Le regard de l’assassin s’était un instant égaré sur la cruche de vin, qui malheureusement était vide, et revint vers Pervenche au moment où elle remontait sa capuche et marmonnait quelque chose comme « voilà mon paternel ». La seconde d’après, elle disparaissait à l’intérieur de la taverne. Resté seul, Prince jeta un coup d’œil aux gens qui arpentaient la place. Au centre-ville, c’était normal qu’il y ait beaucoup de monde, et pourtant, il n’eut aucun mal à repérer l’individu dont se cachait Pervenche. Et pour cause, c’était un vrai colosse, qui fendait la foule comme l’étrave d’un navire écartant les vagues. Il dépassait les gens alentour de la tête et des épaules, avait la carrure d’une armoire en chêne massif, des mains comme des battoirs, et plus de muscles qu’il était normal même pour un sculpteur en gros. Des traits bien affirmés, et plutôt agréables à l’œil, même si ce n’était pas vraiment son genre. Il était richement vêtu, avec une cape retenue par le genre de broche qui pouvait payer la nourriture d’une famille pendant un mois, des étoffes brodées. A bien y regarder, en fait, il portait nombre de bijoux : colliers, bracelets, bagues. Une vraie fortune pour l’individu peu regardant rapport à la loi qui réussirait à mettre la main dessus… Très intéressant. Childéric – si c’était bien lui – était suivi par une seconde personne, et Prince dut bien reconnaître que la description que Pervenche avait donné était proche de la réalité. Il n’avait pas l’air particulièrement futé, et il avait l’air de ces individus qu’il croisait par douzaines dans les bars, qui réglaient leurs problèmes à grands coups de poings plutôt qu’en discutant. Il portait une sorte de grand sac de cuir, qui devait contenir les outils de son patron.
Les deux hommes passèrent à peut-être un mètre de la table qu’occupait Prince, sans un seul regard de son côté. Soient ils n’avaient absolument pas noté que Pervenche s’était trouvé là quelques instants plus tôt, soient ils faisaient simplement mine de n’avoir rien vu. Ou alors ils s’en fichaient complètement de ce qu’elle faisait, c’était possible aussi. Mais ce n’étaient pas ses affaires, après tout. Dès qu’ils eurent disparu au coin d’une rue, Pervenche revint s’asseoir, comme si de rien n’était. Prince remarqua, négligemment :
- C’était lui, ton père ? Plutôt bel homme. Et bien apprêté.
- Ca… Il brille comme un miroir de bordel.
- Belle image ! s’esclaffa l’assassin. Il a peur qu’on ne le voie pas venir, ou… ?
- Il prétend qu’un artisan se doit de montrer son travail à tous.
- J’en déduis donc que ton père est orfèvre.
- Gagné. Maître Childéric, orfèvre de grand talent, artiste dans l’âme, le chouchou des nobliaux et l’esthète attitré du château.
Ce n’était pas très difficile de noter la pointe de mépris dans la voix de Pervenche. Prince s’apprêtait à faire une remarque acide mais ce n’était pas judicieux, et il n’éviterait peut-être pas le projectile qu’elle lui vaudrait. Au lieu de ça, il la regarda plus attentivement. Il n’avait pas tout de suite fait le lien, quand Childéric était passé, mais maintenant qu’il y faisait attention…
- Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Pervenche, un peu nerveuse. Elle n’aimait pas beaucoup la manière qu’il avait de la fixer.
- J’aurais pu deviner tout seul qu’il s’agissait de ton père, pour peu que je l’observe un peu plus.
- Pourquoi ? C’est écrit sur mon front ?
- Non, un peu plus subtil quand même.
- Ah… Oui. On me le dit tout le temps. J’ai les yeux de mon père.
Et quels yeux. Si le reste de sa personne n’avait pas grand intérêt pour l’assassin, au sens attraction physique, il en avait déjà vu de bien plus jolies (et même des plus jolis), il devait s’avouer qu’elle avait des yeux qui sortaient vraiment de l’ordinaire, pas tant par leur forme que par leur couleur différente. L’œil gauche était bleu ciel, alors que le droit était vert prairie. Dans l’obscurité d’une salle d’armes, c’était plutôt difficile à noter, mais maintenant qu’ils étaient installés au soleil, il ne pouvait pas le rater. Au moins, elle n’avait pas le même regard « je suis meilleur que vous bande de mécréants », c’était rassurant. Bon, maintenant, elle avait l’air de bouder sérieusement. Le conflit paternel s’étendait donc aux comparaisons physiques.
- Allons, allons, dit-il d’un ton badin en la chatouillant sous le menton, manquant se faire arracher deux doigts à coups de dents dans la manœuvre. Ne gâche pas ton joli minois en faisant des grimaces comme ça.
- Qu’est-ce que j’ai dit sur les techniques de drague à deux sous ?
- Aaah mais tu es si charmante qu’il m’est impossible de résister !
Un nouveau regard tout aussi noir que les précédents, et il se contenta de rigoler. Au moins, elle avait du cran. Il ne résista pas à l’envie de lui dire :
- En général, les filles sont charmées qu’on leur parle comme de leur beauté, de leurs charmes, qu’on les flatte.
- En général, les hommes font preuve d’un peu plus de subtilité, et ils n’agitent pas leurs sourcils de cette manière. Ca fait peur.
- Les filles aiment qu’on leur parle d’elles. De ça ou d’argent, insista-t-il.
- Voilà ce que ça amène de fréquenter des prostituées. « Tu es jolie » et « j’ai de l’argent » leur suffit comme conversation.
- Tu as du courage, pour parler de cette manière à un assassin qui pourrait te trancher la gorge sans même se lever de sa chaise.
- Mais tu ne le feras pas, n’est-ce pas ? demanda-t-elle en battant des cils. Après, tu ne pourras plus admirer mon gentil minois et mes yeux magnifiques. Si les autres femmes ne te parlent pas comme ça, c’est peut-être parce qu’elles craquent pour les hommes dangereux et ténébreux, et que ton charme les intimide follement. Ce qui n’est pas mon cas.
- Au moins, tu reconnais que j’ai du charme. Je dois te l’accorder, tu as bon goût.
Pervenche hésita entre le coiffer avec la cruche et le pousser de sa chaise, histoire de faire dégonfler un peu son ego. Finalement, elle prit le parti d’en rire. Il était peut-être prétentieux et dangereux, mais il était amusant, et il lui plaisait bien. Prince alla chercher une nouvelle cruche de vin, la laissant reprendre son souffle. Quand il revint, elle lui demanda :
- Alors, maintenant qu’on a établi que tu étais un homme plein de charme, et moi une demoiselle au courage d’airain qui ne craquait pas pour les vilains garçons dans ton genre, qu’est-ce qu’on prévoit ?
- Eh bien, on pourrait retourner à la salle d’armes. Ou nous séparer pour le moment, et nous retrouver plus tard. Ou nous faire des adieux déchirants, et partir chacun de notre côté en espérant qu’un jour, le destin nous ramène l’un vers l’autre.
- Je crois que tu devrais arrêter de boire, Prince. Ou tu vas rouler sous la table, et le tavernier va être obligé de te pousser dans le caniveau.
- Que tu es mignonne, à te soucier de ma santé et de mon bien-être ! une vraie petite épouse aimante !
Cette fois-ci, il n’évita pas le gobelet qu’elle lui lança. Le bois rebondit sur son front, manquant le faire basculer en arrière. Quand il reprit son équilibre, Pervenche s’était déjà levée et avait remis sa cape. Un nouveau rendez-vous fut pris pour le lendemain, à la salle d’armes, et Pervenche reprit le chemin de chez elle, histoire de récupérer quelques heures de sommeil puisqu’elle n’avait pas pu dormir suffisamment en cours. Resté seul, Prince s’installa plus confortablement sur sa chaise, main derrière la tête, et se plongea dans de sombres machinations dont il ne valait mieux ne pas connaître le contenu.