Chapitre 21
Comme
promis, le groupe de mercenaires au grand complet se rendit au château à la
première heure le lendemain matin. Comme d’habitude, c’avait été très difficile
de mettre tout le monde sur pied à l’heure prévue, mais Sigrid commençait à en
avoir l’habitude, et elle les avait tous tirés du lit en un temps record, sans
entraîner d’autres protestations que des menaces de mort qui ne seraient pas
suivies. Elle avait ensuite insisté pour vérifier leurs tenues, s’assurer
qu’ils étaient assez convenables pour se rendre voir un roi, et ne pas faire
trop mauvaise impression, et elle ne décréta qu’ils pouvaient y aller qu’une
fois assurés qu’ils étaient parfaits. Meven fit la tête tout le temps qu’il
leur fallut pour arriver au château, la soigneuse ayant décrété qu’il était
hors de question qu’il se rende à une audience donnée par un roi avec un vieux
bout de chiffon noué autour de la tête. Et forcément, la perte de ce qu’il appelait
son identité le rendait grognon. Hélios ne se priva pas pour se venger de tout
ce qu’il lui avait fait subir ces derniers jours. Il commença en lui demandant
si son identité résidait vraiment dans un bout de tissu, et passa le reste du
temps à se moquer de lui pour avoir un « doudou ». L’assassin lui
promit qu’il le ferait passer de vie à trépas par invasion d’espace vital.
Au château, un garde les prit immédiatement en main et les conduisit dans la salle du conseil. Malgré l’heure matinale, trois des conseillers étaient déjà plongés dans une argumentation houleuse, deux d’entre eux contemplait la scène, et le dernier avait la tête posée sur un énorme livre relié de cuir, et semblait plongé dans un profond sommeil. Et Elric, au milieu de tout ça, avait une fois de plus l’air complètement navré, et prêt à craquer dans pas longtemps. Il se redressa quand ils entrèrent, et lâcha un bref « messieurs-dames, s’il-vous plaît. » qui eut le mérite, pour une fois, de stopper ses conseillers net. Ils revinrent chacun s’asseoir à sa place, et se tournèrent comme un seul homme vers le groupe de mercenaires qui venaient d’entrer, les passant en revue l’un après l’autre, en commençant par la tête de groupe. Mercenaire à coupe de cheveux anarchique, assassin à cicatrice, cavalier avec mèche blanche, épéiste à tresse, soigneuse très soignée, mage timide. Et enfin, Killian, qui était resté en retrait, bras croisés et adossé au mur près de la porte, dans une claire attitude de « je n’ai pas demandé à venir ici et si j’ai été forcée, je ne ferai aucun effort pour me montrer aimable ». Il y eut des exclamations de surprise étouffée quand ils le découvrirent finalement, des chuchotements échangés… et une exclamation furieuse. Il leur fallut à tous pour qu’ils se rendent compte que c’était la femme qui était restée jusqu’à présent silencieuse qui venait de crier. Presque un rugissement. Elle se leva avec une telle vivacité qu’elle renversa sa chaise, et bouscula Gillan et Ewan dans sa rage d’atteindre Killian Bien sûr, tout le monde se tourna immédiatement vers les deux, et regardèrent la jeune femme mettre une gifle monumentale au maître d’armes, suffisamment fort pour manquer lui faire perdre l’équilibre. La vitesse de l’attaque les avait tous surpris, même lui, et il se contenta de regarder la conseillère un long moment sans dire un mot, alors qu’elle se plantait devant lui, l’air furieux et les bras croisés. Autour, les autres restèrent silencieux ; avec les auras meurtrières qu’ils dégageaient, intervenir semblait être une belle promesse de passer de vie à trépas dans la seconde. Ils se contentèrent donc de les regarder et d’attendre de voir comment le conflit allait se dénouer. C’était assez étrange à voir, d’ailleurs. Ca n’avait pas frappé Pervenche la première fois qu’elle était venue, ce qui n’avait rien d’étonnant parce qu’elle avait plutôt focalisé son attention sur Elric, pas sur cette étrange conseillère qui ne disait rien. Mais en la voyant face à Killian, c’était frappant. Impossible de nier qu’il y avait une ressemblance entre les deux. Ça ne tenait pas tant à leurs traits, bien qu’un observateur un peu plus éveillé que les autres aurait pu éventuellement déceler un certain air qu’on n’aurait pas pu appeler une similitude. De les voir face à face, ça faisait plutôt ressortir leurs différences, les traits aigus de Killian contre ceux plus doux et féminins de Krile, pupilles dorées contre bleues. Non, la ressemblance venait plutôt de leur attitude : tous les deux se tenaient très droits, la main sur le manche de l’épée, et ils auraient juré qu’un vent dramatique agitait leurs longs cheveux sombres, la longue robe de conseillère de Krile et le manteau bleu de Killian. Une vraie scène tirée d’un livre, certes, mais la tension était électrique et bien palpable.
Ce qui suivit se passa si vite que personne n’eut même le temps de réagir. Killian le premier fit le geste de dégainer son épée, mais dans la même seconde, Krile repoussa sa main pour l’en empêcher, et lui expédia un coup de genou dans l’entrejambe qui dut être extrêmement douloureux. Au crédit du maître d’armes, il n’émit aucun son, et son coude jaillit pour aller frapper Krile en plein visage, la faisant légèrement reculer. Killian poussa immédiatement son avantage et dégaina son sabre, balayant l’air d’un large coup vers l’extérieur. Krile effectua deux pas rapides en arrière, évitant la pointe d’à peine quelques centimètres, et tira sa propre arme. Au lieu d’effectuer la même manœuvre, et de se retrouver dans une impasse, elle recula encore, et profita de l’espace pour abattre sa lame à peine tirée du fourreau, de haut en bas, manquant le trancher en deux dans la manœuvre. Au lieu de reculer, pourtant, Killian se contenta de se déporter sur sa gauche, évitant le coup avec une marge millimétrique. Il tendit alors la main vers l’avant pour garder son équilibre, et porta un coup d’estoc. Krile releva le bras et détourna l’arme pointée sur elle avant qu’elle ne lui perfore la poitrine. Les deux adversaires reculèrent pour trouver une ouverture et reprendre leur assaut. C’est le moment que choisirent les spectateurs pour enfin réaliser ce qui se passait devant eux. Meven et Gillan s’interposèrent, l’un pour s’assurer qu’ils n’allaient pas se jeter à nouveau dans le combat, l’autre pour tenter de calmer Killian. Un simple « Krile, je vous en prie » de la part d’Elric, et la conseillère rengaina son arme. Elle alla s’incliner devant Elric, et déclara d’une voix étouffée par la colère :
- Je vous demande pardon, votre Altesse. Je n’avais pas à me comporter ainsi, c’est indigne de mon rang, et indigne envers vous, et j’accepterai toute punition que vous jugerez approprié. Néanmoins, auriez-vous l’amabilité de m’autoriser à me retirer ? Je crains que des circonstances personnelles et hors de mon contrôle ne perturbent mon jugement, et je risque de ne pas être de bon conseil dans l’affaire qui nous occupe.
Elric l’autorisa d’un signe de tête, et elle sortit de la salle, non sans avoir jeté un regard particulièrement venimeux au groupe de mercenaire en général, et à Killian en particulier. Son départ fut suivi d’un long silence embarrassé. Gillan parlait à voix basse avec Killian qui vérifiait avec soin que son sabre n’avait rien avant de le ranger, les conseillers le regardaient comme une bête curieuse, et ceux qui n’étaient pas en train de le dévisager se demandaient ce qui avait bien pu leur passer par la tête.
La tension fut brisée quand la porte de la salle s’ouvrit à nouveau, pour révéler non pas Krile, mais un nouvel arrivant. Un drôle de nouvel arrivant à l’air bizarre. Enfin, encore un peu plus bizarre par rapport aux gens déjà étranges qui se tenaient là. Au premier regard, ce n’était pas facile de déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, sa silhouette était frêle, et il avait de longs cheveux blancs, immaculés, qui arrivaient au milieu de son dos. Mais quand on avait passé du temps avec Lucillien, ce n’était pas un obstacle insurmontable. Ce drôle de jeune homme portait la même robe blanche que les autres conseillers, ainsi qu’une cape grise. Pervenche estimait qu’il devait faire au moins une demi-tête de moins qu’elle, et il ne devait pas être bien âgé. Drôle de personne, vraiment… Il traversa la salle sans regarder personne, et longea la table, laissant glisser sa main sur la surface de bois poli. Elric posa une main sur son épaule, et lui murmura quelque chose. Le nouveau venu se tourna alors vers le groupe, s’inclina, et balbutia :
- Enchanté de vous rencontrer… je suis Malikaï, et je suis… le stratège du roi.
Elric entreprit de lui expliquer la situation à voix basse, laissant tout le temps aux autres, et surtout les mercenaires, de les observer. Pervenche remarqua que la main du roi n’avait pas quitté l’épaule de l’autre. Probablement qu’ils étaient amis. Mais ce gamin (parce que c’était un gamin, c’était sûr !) avait quelque chose d’étrange… Ce n’est que quand Elric décida de passer aux choses sérieuses, et que Malikaï s’approcha de la table, son drôle de regard vert passant à travers elle, que la mercenaire réalisa que le gamin était aveugle. Et les autres réalisèrent aussi, parce que derrière elle, elle entendit Killian s’exclamer :
- Un stratège aveugle ! C’est ça qui est censé nous aider !
L’expression blessée qui traversa le visage du gamin donna à Pervenche envie d’étrangler le maître d’armes. Elle entendit derrière elle un choc qui devait être la main de Gillan à l’arrière du crâne de Killian, et elle siffla quelque chose qui contenait probablement les mots « respect » et « taisez-vous, pour une fois ». Déjà, le gamin accrochait un sourire maladroit sur ses lèvres, et répondit à l’insulte :
- Ne vous en faites pas, monsieur. Malgré mon handicap, je suis un stratège confirmé, et je saurai mettre au point un plan convenable. N’ayez pas peur.
L’expression de Killian se fit aussitôt meurtrière. Ce qui bien sûr, n’eut aucun effet sur Malikaï qui ne pouvait pas la voir. Par contre, la main d’Elric se crispa sur son épaule. Le maître d’armes décida que finalement, il serait plus avisé de se taire, plutôt que de se mettre à dos un roi. Il se contenta donc de reprendre sa place contre le mur.
Une fois la tension un tant soit peu retombée, et que tout le monde eut regagné sa place pour former un cercle autour de la table, Elric expliqua :
- Comme je l’ai dit hier soir, nous souhaitons faire appel à vous pour une mission un peu particulière. Il est clair à présent que nous sommes en guerre, depuis que les troupes de l’Ouest sont entrées dans nos frontières. Et nous tenons à régler ce conflit le plus vite possible, pour éviter de mettre tout le pays à feu et à sang. C’est pour ça que nous avons décidé de vous confier… cette mission… un peu spéciale.
Voyant qu’Elric était en train de s’embrouiller dans son explication, Myrrdin se porta à son secours et prit le relais :
- Ce que son Altesse a un peu de mal à accepter, et c’est tout à son honneur (Elric lui adressa un signe de tête de remerciement), c’est que la mission que nous souhaitons vous confier n’a rien de grandiose, ni de glorieux. Ni même de vraiment officiel.
- C’est-à-dire qu’en cas d’ennui, nous serons les seuls responsables, c’est ça ? coupa Meven.
- C’est ça.
- Bon, et de quoi s’agit-il ?
- Nous allons vous demander d’assassiner Dogmaël.
Si l’attention générale était un peu dispersée avant, elle se focalisa immédiatement et de plein fouet sur le conseiller, avec tout l’étonnement qu’on pouvait attendre dans cette situation. Encore une fois, l’assassin se fit le porte-parole du groupe et répéta :
- Vous voulez nous voir tenter d’assassiner le Roi-Sorcier de l’Ouest ?
Cette fois-ci, Eckhard prit la parole :
- Une guerre serait longue, difficile, et résulterait en de nombreuses pertes, et nous tenons à ce qu’elle soit finie le plus rapidement possible, avant de porter de graves préjudices qui pourraient ne jamais être réparés. Nous n’avons aucune information encore sur l’armée de l’Ouest, et il est possible que nous soyons en infériorité numérique. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont davantage préparés, davantage équipés, et certainement davantage entraînés que nous. Nos chances de remporter cette guerre rapidement et sans trop de pertes ne sont pas vraiment élevées. C’est pour cela que nous avons décidé de recourir à ces moyens. Certes, ce n’est pas honnête, ce n’est pas glorieux. Mais c’est pour le mieux. Il en va de la vie de centaines, de milliers de personnes.
Meven laissa passer une seconde de respect pour le discours du conseiller, puis annonça, prenant inconsciemment sa pose d’assassin et fier de l’être (menton levé, main sur la hanche, sourire vainqueur) qui arracha un sourire aux autres membres du groupe :
- Monsieur le conseiller, votre Altesse, vous oubliez une chose. Je suis un assassin, un vrai de vrai. Et comme beaucoup d’assassins, je tue pour vivre. Ce n’est pas la peine de m’emballer votre mission de grands mots et de justifications, et de mettre un joli ruban autour pour que ça passe mieux. J’accepte cette mission pour un prix intéressant, parce que je ne suis qu’un assassin vénal. Par contre, je tiens à préciser que je ne parle qu’en mon nom, et qu’il ne serait pas question pour moi de traîner les autres dans cette aventure sans notre accord.
Sigrid résuma parfaitement la pensée générale du reste du groupe – minus Killian.
- On a décidé de continuer l’aventure ensemble, alors on ne va pas te laisser en rade. De toute façon, il vaut mieux être plusieurs pour t’accompagner. On sait jamais ce qui pourrait se passer, hein ? On vient avec toi, et on te laisse la partie assassinat.
Des murmures d’assentiment saluèrent sa déclaration, et Meven sourit. Elric se pencha vers Malikaï, et lui murmura quelque chose à l’oreille. Le jeune homme hocha la tête, et annonça, d’une voix qui s’efforçait d’être ferme :
- Nous allons vous renvoyer vers l’Ouest, en direction de Mallemort, dit-il en levant la main pour prévenir les interruptions. Il a bien sûr été porté à notre attention que si le but de Dogmaël était de déclencher la guerre, il ne resterait probablement pas là où il est, et il va se déplacer avec son armée vers Altea. Notre armée va marcher à la rencontre de la sienne. Nous avons envoyé des informateurs qui nous tiendront au courant de l’avancée des armées de l’Ouest. Ainsi, vous pourrez vous porter à sa rencontre, et…
- Et l’éliminer sans dégâts, termina Meven.
Malikaï hocha la tête.
- Et vous, demanda Sigrid, vous allez faire quoi ?
- M-moi ?
- Non, vous dans le sens « vous, l’armée d’Altea et tout ça ».
- Oh… Notre armée va également marcher à la rencontre de celle de l’Ouest, afin de l’arrêter le plus vite et le plus efficacement possible. Nous ne savons pas exactement ce qui a été prévu, si… si leurs forces vont être divisées, ou s’ils se contenteront d’un seul front. C’est pour cela également que nous avons envoyé nos informateurs. Dans une certaine mesure, nous nous adapterons à leur stratégie.
- Ca… ne va pas… être difficile ? demanda Ewan de derrière son grimoire.
- Notre armée pourra… se montrer assez mobile. Ne vous en faites pas pour ça. C’est la solution la plus… enfin, la moins difficile que nous ayons trouvé.
Ewan eut l’air satisfait, tout comme les autres mercenaires.
- Bien, reprit Elric. Nous comptons donc sur vous. En ce qui concerne votre… ah, quel est le terme ?
- La question monétaire, fournit Meven, charitablement.
- Voilà. Cette mission que nous vous demandons, nous savons qu’elle sera difficile, et vous serez généreusement payés. Votre prix sera le nôtre. Je vous laisserai en discuter avec Cecil, c’est lui qui se charge de ce genre… d’affaires, en général.
Toutes les têtes se tournèrent vers le conseiller qui dormait toujours comme un bienheureux, la tête posée sur son livre. Meven se contenta de marmonner un « je vois… », et l’atmosphère se détendit. Il y eut encore quelques échanges de politesses et de considérations sur la-guerre-quelle-chose-horrible-vraiment, et il fut décidé que le groupe partirait dès que possible à la rencontre de Dogmaël. Chacun partit donc de son côté.
Pervenche s’apprêtait à les suivre, quand elle remarqua qu’Elric avait l’air très occupé à discuter avec Myrrdin. Malikaï était resté seul près de la table, et il avait l’air plutôt… elle ne savait pas, peut-être triste. Elle s’approcha de lui, et tenta un « hey » maladroit qui lui fit lever la tête. Il eut un sourire timide et demanda :
- Qu’est-ce que je peux faire pour vous, mademoiselle ?
- Pas mademoiselle, enfin. Appelle-moi Pervenche, comme tout le monde.
- Oh, c’est vous ? dit-il avec une note d’étonnement dans la voix.
- Bah oui.
- Elric m’a parlé de vous... Il paraît que vous avez combattu deux de ses conseillers ?
- Avec un coup de main des copains, ceci dit. Mais c’est pas ce que je voulais dire.
- Vraiment ?
Cette fois-ci, il avait l’air étonné. Voire même un peu anxieux. A se demander s’il n’était pas en train de penser qu’elle allait lui sauter à la gorge. Elle lui vota un sourire qu’elle espérait rassurant, avant de se rappeler qu’il ne pouvait de toute façon pas la voir. A la place, elle prit le ton le plus gentil qu’elle pouvait espérer, et lui dit :
- Je voulais te parler.
- Me… parler… ? Me parler de quoi ?
Elle était tentée d’utiliser le même geste qu’Elric, pour le réconforter, mais le ciel seul savait comment il aurait interprété ça, et elle ne voulait pas lui faire peur. Elle resta donc à une distance respectable pour continuer :
- T’en fais pas. Je voulais juste te dire, que…
- Que… ?
- Faut pas faire attention à ce que Killian te dit. C’est juste un crétin. Il pense que tout le monde devrait être comme lui : grand, musclé et fort à l’épée. Aussi, que les femmes ne valent strictement rien, tu vois le genre. Dans le groupe, on l’écoute quand il a des choses intéressantes à dire, un avis à donner, et le reste… on ignore. Enfin, Gillan l’ignore. Moi je l’écoute juste pas.
- Vous… ne l’écoutez pas… ? Mais alors, pourquoi vous accompagne-t-il ?
C’était un peu étrange de parler avec quelqu’un dont l’expression changeait à peine, mais les nuances de sa voix compensaient, et elle ne se sentait pas mal à l’aise. D’ailleurs pourquoi l’aurait-elle été ? Il était très gentil, après tout. Et donc, elle répondit :
- Franchement ? Je crois que Gillan nous accompagne, et qu’il accompagne Gillan. C’est son élève, il lui apprend à se battre. Et puis, il a quand même l’air de venir avec, il nous a fait tout un discours comme quoi il voulait pas venir mais il nous accompagnerait. Tu vois le genre.
- Je… je crois que je vois.
- Bon, et puis il est fort. Alors il reste avec nous. Mais je te dis, il ne faut pas écouter ses critiques. Il avait fait tout un discours à Lucillien pour lui dire que ce n’était pas vraiment un homme…
- Mais… pourquoi a-t-il fait ça ?
- Oh… Parce que Lucillien est un homme et aussi un moine, alors il porte des robes. Et dans la petite tête de Killian, porter une robe, ça ne se fait pas pour les hommes.
Elle vit très clairement les doigts de Malikaï s’accrocher au tissu de sa propre robe de conseiller. Cette fois-ci, elle n’hésita pas, et posa aussi doucement que possible la main sur l’épaule du gamin. Il eut un mouvement de recul compréhensible, mais pas autant qu’elle l’aurait cru, et il se détendit presque immédiatement.
- Faut pas l’écouter, c’est juste un idiot. T’as l’air sympa, ça serait dommage que ce crétin réussisse à… Enfin, ce que je veux dire, c’est qu’il faut pas faire attention à Killian. C’est un crétin, et c’est pas ce qu’on pense.
- Je… je vois ce que vous voulez dire.
- Si ça peut te… enfin… Moi je pense que tu es un bon stratège.
Sa remarque amena un sourire sur le visage du jeune homme, et elle ne put s’empêcher d’y répondre. Elle serait bien restée encore à lui parler, ça la changeait de ne pas avoir dans les pattes un assassin moqueur pour échanger des plaisanteries idiotes, ou un cavalier laconique, ou une soigneuse bavarde, ou… enfin, elle serait bien restée encore, mais Meven, qui venait de revenir dans la salle certainement pour la chercher, l’attrapa par le bras et lança :
- Ca m’embête de venir te déranger quand tu es en train de discuter, et je ne dis pas que ce n’est pas une mauvaise idée, mais Killian est en train de maudire tes ancêtres jusqu’à la douzième génération parce qu’il veut aller trancher de l’ennemi. Je ne veux pas paraître rude ou te donner des ordres, mais il faudrait vraiment y aller avant qu’il décide de commencer à trancher du Lucillien. Même s’il a dit lui-même que ça serait stupide de trancher une femme. Enfin, tu le connais.
Dès les premiers mots de l’assassin, Malikaï recula, et Pervenche était sûre de l’avoir vu rougir. Il s’inclina, marmonna un « navré de vous avoir retenue, je vous présente mes excuses » et, à pas rapides, rejoignit Elric de l’autre côté de la table. Les deux mercenaires le regardèrent se mêler à la conversation, puis s’excusèrent et quittèrent la salle.
Une fois dans le couloir, Meven passa le bras sous celui de Pervenche dans un geste affectueux, et remarqua :
- Il est marrant, comme gamin, non ?
- Marrant ?
- Bizarre. Il est tout jeune, et pourtant, déjà stratège. Il est futé, aussi, mais ça, ça va avec la fonction, je suppose. Et puis il est mignon, et il a de beaux cheveux.
- Mon cher Meven, je commence à me dire que vous êtes un pervers.
- Ca va, j’ai parlé de ses cheveux, pas… du reste. Je peux tout de même commenter, non ?
- Commenter, oui, mais avec toi…
- Je suis innocent comme l’agneau. Mais j’ai l’impression que tu l’aimes bien.
- Je l’aime bien. Il est gentil et intelligent. Ca manque, dans notre groupe, non ?
- Je suis très offensé !
- Oh, vraiment ?
- Ouais. Ewan est gentil et intelligent. Moi je suis une peste en cape noire.
- Eh bien, peste en cape noire, j’aime bien ce gamin, voilà.
- Mais tu sais, je crois qu’Elric l’aime beaucoup aussi…
- Tu crois qu’Elric et lui… ?
Meven afficha un sourire qui s’étendait au moins d’une oreille à l’autre, et elle lui envoya un coup de coude amical.
- T’as vraiment l’esprit mal placé, tu sais ?
- Je sais. Et maintenant, dépêchons-nous d’aller rejoindre les autres. Il nous reste encore des trucs à faire pour être prêts, et si on ne se dépêche pas, maître Killian va encore grogner. L’aventure, ça n’attend pas !
Au château, un garde les prit immédiatement en main et les conduisit dans la salle du conseil. Malgré l’heure matinale, trois des conseillers étaient déjà plongés dans une argumentation houleuse, deux d’entre eux contemplait la scène, et le dernier avait la tête posée sur un énorme livre relié de cuir, et semblait plongé dans un profond sommeil. Et Elric, au milieu de tout ça, avait une fois de plus l’air complètement navré, et prêt à craquer dans pas longtemps. Il se redressa quand ils entrèrent, et lâcha un bref « messieurs-dames, s’il-vous plaît. » qui eut le mérite, pour une fois, de stopper ses conseillers net. Ils revinrent chacun s’asseoir à sa place, et se tournèrent comme un seul homme vers le groupe de mercenaires qui venaient d’entrer, les passant en revue l’un après l’autre, en commençant par la tête de groupe. Mercenaire à coupe de cheveux anarchique, assassin à cicatrice, cavalier avec mèche blanche, épéiste à tresse, soigneuse très soignée, mage timide. Et enfin, Killian, qui était resté en retrait, bras croisés et adossé au mur près de la porte, dans une claire attitude de « je n’ai pas demandé à venir ici et si j’ai été forcée, je ne ferai aucun effort pour me montrer aimable ». Il y eut des exclamations de surprise étouffée quand ils le découvrirent finalement, des chuchotements échangés… et une exclamation furieuse. Il leur fallut à tous pour qu’ils se rendent compte que c’était la femme qui était restée jusqu’à présent silencieuse qui venait de crier. Presque un rugissement. Elle se leva avec une telle vivacité qu’elle renversa sa chaise, et bouscula Gillan et Ewan dans sa rage d’atteindre Killian Bien sûr, tout le monde se tourna immédiatement vers les deux, et regardèrent la jeune femme mettre une gifle monumentale au maître d’armes, suffisamment fort pour manquer lui faire perdre l’équilibre. La vitesse de l’attaque les avait tous surpris, même lui, et il se contenta de regarder la conseillère un long moment sans dire un mot, alors qu’elle se plantait devant lui, l’air furieux et les bras croisés. Autour, les autres restèrent silencieux ; avec les auras meurtrières qu’ils dégageaient, intervenir semblait être une belle promesse de passer de vie à trépas dans la seconde. Ils se contentèrent donc de les regarder et d’attendre de voir comment le conflit allait se dénouer. C’était assez étrange à voir, d’ailleurs. Ca n’avait pas frappé Pervenche la première fois qu’elle était venue, ce qui n’avait rien d’étonnant parce qu’elle avait plutôt focalisé son attention sur Elric, pas sur cette étrange conseillère qui ne disait rien. Mais en la voyant face à Killian, c’était frappant. Impossible de nier qu’il y avait une ressemblance entre les deux. Ça ne tenait pas tant à leurs traits, bien qu’un observateur un peu plus éveillé que les autres aurait pu éventuellement déceler un certain air qu’on n’aurait pas pu appeler une similitude. De les voir face à face, ça faisait plutôt ressortir leurs différences, les traits aigus de Killian contre ceux plus doux et féminins de Krile, pupilles dorées contre bleues. Non, la ressemblance venait plutôt de leur attitude : tous les deux se tenaient très droits, la main sur le manche de l’épée, et ils auraient juré qu’un vent dramatique agitait leurs longs cheveux sombres, la longue robe de conseillère de Krile et le manteau bleu de Killian. Une vraie scène tirée d’un livre, certes, mais la tension était électrique et bien palpable.
Ce qui suivit se passa si vite que personne n’eut même le temps de réagir. Killian le premier fit le geste de dégainer son épée, mais dans la même seconde, Krile repoussa sa main pour l’en empêcher, et lui expédia un coup de genou dans l’entrejambe qui dut être extrêmement douloureux. Au crédit du maître d’armes, il n’émit aucun son, et son coude jaillit pour aller frapper Krile en plein visage, la faisant légèrement reculer. Killian poussa immédiatement son avantage et dégaina son sabre, balayant l’air d’un large coup vers l’extérieur. Krile effectua deux pas rapides en arrière, évitant la pointe d’à peine quelques centimètres, et tira sa propre arme. Au lieu d’effectuer la même manœuvre, et de se retrouver dans une impasse, elle recula encore, et profita de l’espace pour abattre sa lame à peine tirée du fourreau, de haut en bas, manquant le trancher en deux dans la manœuvre. Au lieu de reculer, pourtant, Killian se contenta de se déporter sur sa gauche, évitant le coup avec une marge millimétrique. Il tendit alors la main vers l’avant pour garder son équilibre, et porta un coup d’estoc. Krile releva le bras et détourna l’arme pointée sur elle avant qu’elle ne lui perfore la poitrine. Les deux adversaires reculèrent pour trouver une ouverture et reprendre leur assaut. C’est le moment que choisirent les spectateurs pour enfin réaliser ce qui se passait devant eux. Meven et Gillan s’interposèrent, l’un pour s’assurer qu’ils n’allaient pas se jeter à nouveau dans le combat, l’autre pour tenter de calmer Killian. Un simple « Krile, je vous en prie » de la part d’Elric, et la conseillère rengaina son arme. Elle alla s’incliner devant Elric, et déclara d’une voix étouffée par la colère :
- Je vous demande pardon, votre Altesse. Je n’avais pas à me comporter ainsi, c’est indigne de mon rang, et indigne envers vous, et j’accepterai toute punition que vous jugerez approprié. Néanmoins, auriez-vous l’amabilité de m’autoriser à me retirer ? Je crains que des circonstances personnelles et hors de mon contrôle ne perturbent mon jugement, et je risque de ne pas être de bon conseil dans l’affaire qui nous occupe.
Elric l’autorisa d’un signe de tête, et elle sortit de la salle, non sans avoir jeté un regard particulièrement venimeux au groupe de mercenaire en général, et à Killian en particulier. Son départ fut suivi d’un long silence embarrassé. Gillan parlait à voix basse avec Killian qui vérifiait avec soin que son sabre n’avait rien avant de le ranger, les conseillers le regardaient comme une bête curieuse, et ceux qui n’étaient pas en train de le dévisager se demandaient ce qui avait bien pu leur passer par la tête.
La tension fut brisée quand la porte de la salle s’ouvrit à nouveau, pour révéler non pas Krile, mais un nouvel arrivant. Un drôle de nouvel arrivant à l’air bizarre. Enfin, encore un peu plus bizarre par rapport aux gens déjà étranges qui se tenaient là. Au premier regard, ce n’était pas facile de déterminer s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme, sa silhouette était frêle, et il avait de longs cheveux blancs, immaculés, qui arrivaient au milieu de son dos. Mais quand on avait passé du temps avec Lucillien, ce n’était pas un obstacle insurmontable. Ce drôle de jeune homme portait la même robe blanche que les autres conseillers, ainsi qu’une cape grise. Pervenche estimait qu’il devait faire au moins une demi-tête de moins qu’elle, et il ne devait pas être bien âgé. Drôle de personne, vraiment… Il traversa la salle sans regarder personne, et longea la table, laissant glisser sa main sur la surface de bois poli. Elric posa une main sur son épaule, et lui murmura quelque chose. Le nouveau venu se tourna alors vers le groupe, s’inclina, et balbutia :
- Enchanté de vous rencontrer… je suis Malikaï, et je suis… le stratège du roi.
Elric entreprit de lui expliquer la situation à voix basse, laissant tout le temps aux autres, et surtout les mercenaires, de les observer. Pervenche remarqua que la main du roi n’avait pas quitté l’épaule de l’autre. Probablement qu’ils étaient amis. Mais ce gamin (parce que c’était un gamin, c’était sûr !) avait quelque chose d’étrange… Ce n’est que quand Elric décida de passer aux choses sérieuses, et que Malikaï s’approcha de la table, son drôle de regard vert passant à travers elle, que la mercenaire réalisa que le gamin était aveugle. Et les autres réalisèrent aussi, parce que derrière elle, elle entendit Killian s’exclamer :
- Un stratège aveugle ! C’est ça qui est censé nous aider !
L’expression blessée qui traversa le visage du gamin donna à Pervenche envie d’étrangler le maître d’armes. Elle entendit derrière elle un choc qui devait être la main de Gillan à l’arrière du crâne de Killian, et elle siffla quelque chose qui contenait probablement les mots « respect » et « taisez-vous, pour une fois ». Déjà, le gamin accrochait un sourire maladroit sur ses lèvres, et répondit à l’insulte :
- Ne vous en faites pas, monsieur. Malgré mon handicap, je suis un stratège confirmé, et je saurai mettre au point un plan convenable. N’ayez pas peur.
L’expression de Killian se fit aussitôt meurtrière. Ce qui bien sûr, n’eut aucun effet sur Malikaï qui ne pouvait pas la voir. Par contre, la main d’Elric se crispa sur son épaule. Le maître d’armes décida que finalement, il serait plus avisé de se taire, plutôt que de se mettre à dos un roi. Il se contenta donc de reprendre sa place contre le mur.
Une fois la tension un tant soit peu retombée, et que tout le monde eut regagné sa place pour former un cercle autour de la table, Elric expliqua :
- Comme je l’ai dit hier soir, nous souhaitons faire appel à vous pour une mission un peu particulière. Il est clair à présent que nous sommes en guerre, depuis que les troupes de l’Ouest sont entrées dans nos frontières. Et nous tenons à régler ce conflit le plus vite possible, pour éviter de mettre tout le pays à feu et à sang. C’est pour ça que nous avons décidé de vous confier… cette mission… un peu spéciale.
Voyant qu’Elric était en train de s’embrouiller dans son explication, Myrrdin se porta à son secours et prit le relais :
- Ce que son Altesse a un peu de mal à accepter, et c’est tout à son honneur (Elric lui adressa un signe de tête de remerciement), c’est que la mission que nous souhaitons vous confier n’a rien de grandiose, ni de glorieux. Ni même de vraiment officiel.
- C’est-à-dire qu’en cas d’ennui, nous serons les seuls responsables, c’est ça ? coupa Meven.
- C’est ça.
- Bon, et de quoi s’agit-il ?
- Nous allons vous demander d’assassiner Dogmaël.
Si l’attention générale était un peu dispersée avant, elle se focalisa immédiatement et de plein fouet sur le conseiller, avec tout l’étonnement qu’on pouvait attendre dans cette situation. Encore une fois, l’assassin se fit le porte-parole du groupe et répéta :
- Vous voulez nous voir tenter d’assassiner le Roi-Sorcier de l’Ouest ?
Cette fois-ci, Eckhard prit la parole :
- Une guerre serait longue, difficile, et résulterait en de nombreuses pertes, et nous tenons à ce qu’elle soit finie le plus rapidement possible, avant de porter de graves préjudices qui pourraient ne jamais être réparés. Nous n’avons aucune information encore sur l’armée de l’Ouest, et il est possible que nous soyons en infériorité numérique. Ce qui est sûr, c’est qu’ils sont davantage préparés, davantage équipés, et certainement davantage entraînés que nous. Nos chances de remporter cette guerre rapidement et sans trop de pertes ne sont pas vraiment élevées. C’est pour cela que nous avons décidé de recourir à ces moyens. Certes, ce n’est pas honnête, ce n’est pas glorieux. Mais c’est pour le mieux. Il en va de la vie de centaines, de milliers de personnes.
Meven laissa passer une seconde de respect pour le discours du conseiller, puis annonça, prenant inconsciemment sa pose d’assassin et fier de l’être (menton levé, main sur la hanche, sourire vainqueur) qui arracha un sourire aux autres membres du groupe :
- Monsieur le conseiller, votre Altesse, vous oubliez une chose. Je suis un assassin, un vrai de vrai. Et comme beaucoup d’assassins, je tue pour vivre. Ce n’est pas la peine de m’emballer votre mission de grands mots et de justifications, et de mettre un joli ruban autour pour que ça passe mieux. J’accepte cette mission pour un prix intéressant, parce que je ne suis qu’un assassin vénal. Par contre, je tiens à préciser que je ne parle qu’en mon nom, et qu’il ne serait pas question pour moi de traîner les autres dans cette aventure sans notre accord.
Sigrid résuma parfaitement la pensée générale du reste du groupe – minus Killian.
- On a décidé de continuer l’aventure ensemble, alors on ne va pas te laisser en rade. De toute façon, il vaut mieux être plusieurs pour t’accompagner. On sait jamais ce qui pourrait se passer, hein ? On vient avec toi, et on te laisse la partie assassinat.
Des murmures d’assentiment saluèrent sa déclaration, et Meven sourit. Elric se pencha vers Malikaï, et lui murmura quelque chose à l’oreille. Le jeune homme hocha la tête, et annonça, d’une voix qui s’efforçait d’être ferme :
- Nous allons vous renvoyer vers l’Ouest, en direction de Mallemort, dit-il en levant la main pour prévenir les interruptions. Il a bien sûr été porté à notre attention que si le but de Dogmaël était de déclencher la guerre, il ne resterait probablement pas là où il est, et il va se déplacer avec son armée vers Altea. Notre armée va marcher à la rencontre de la sienne. Nous avons envoyé des informateurs qui nous tiendront au courant de l’avancée des armées de l’Ouest. Ainsi, vous pourrez vous porter à sa rencontre, et…
- Et l’éliminer sans dégâts, termina Meven.
Malikaï hocha la tête.
- Et vous, demanda Sigrid, vous allez faire quoi ?
- M-moi ?
- Non, vous dans le sens « vous, l’armée d’Altea et tout ça ».
- Oh… Notre armée va également marcher à la rencontre de celle de l’Ouest, afin de l’arrêter le plus vite et le plus efficacement possible. Nous ne savons pas exactement ce qui a été prévu, si… si leurs forces vont être divisées, ou s’ils se contenteront d’un seul front. C’est pour cela également que nous avons envoyé nos informateurs. Dans une certaine mesure, nous nous adapterons à leur stratégie.
- Ca… ne va pas… être difficile ? demanda Ewan de derrière son grimoire.
- Notre armée pourra… se montrer assez mobile. Ne vous en faites pas pour ça. C’est la solution la plus… enfin, la moins difficile que nous ayons trouvé.
Ewan eut l’air satisfait, tout comme les autres mercenaires.
- Bien, reprit Elric. Nous comptons donc sur vous. En ce qui concerne votre… ah, quel est le terme ?
- La question monétaire, fournit Meven, charitablement.
- Voilà. Cette mission que nous vous demandons, nous savons qu’elle sera difficile, et vous serez généreusement payés. Votre prix sera le nôtre. Je vous laisserai en discuter avec Cecil, c’est lui qui se charge de ce genre… d’affaires, en général.
Toutes les têtes se tournèrent vers le conseiller qui dormait toujours comme un bienheureux, la tête posée sur son livre. Meven se contenta de marmonner un « je vois… », et l’atmosphère se détendit. Il y eut encore quelques échanges de politesses et de considérations sur la-guerre-quelle-chose-horrible-vraiment, et il fut décidé que le groupe partirait dès que possible à la rencontre de Dogmaël. Chacun partit donc de son côté.
Pervenche s’apprêtait à les suivre, quand elle remarqua qu’Elric avait l’air très occupé à discuter avec Myrrdin. Malikaï était resté seul près de la table, et il avait l’air plutôt… elle ne savait pas, peut-être triste. Elle s’approcha de lui, et tenta un « hey » maladroit qui lui fit lever la tête. Il eut un sourire timide et demanda :
- Qu’est-ce que je peux faire pour vous, mademoiselle ?
- Pas mademoiselle, enfin. Appelle-moi Pervenche, comme tout le monde.
- Oh, c’est vous ? dit-il avec une note d’étonnement dans la voix.
- Bah oui.
- Elric m’a parlé de vous... Il paraît que vous avez combattu deux de ses conseillers ?
- Avec un coup de main des copains, ceci dit. Mais c’est pas ce que je voulais dire.
- Vraiment ?
Cette fois-ci, il avait l’air étonné. Voire même un peu anxieux. A se demander s’il n’était pas en train de penser qu’elle allait lui sauter à la gorge. Elle lui vota un sourire qu’elle espérait rassurant, avant de se rappeler qu’il ne pouvait de toute façon pas la voir. A la place, elle prit le ton le plus gentil qu’elle pouvait espérer, et lui dit :
- Je voulais te parler.
- Me… parler… ? Me parler de quoi ?
Elle était tentée d’utiliser le même geste qu’Elric, pour le réconforter, mais le ciel seul savait comment il aurait interprété ça, et elle ne voulait pas lui faire peur. Elle resta donc à une distance respectable pour continuer :
- T’en fais pas. Je voulais juste te dire, que…
- Que… ?
- Faut pas faire attention à ce que Killian te dit. C’est juste un crétin. Il pense que tout le monde devrait être comme lui : grand, musclé et fort à l’épée. Aussi, que les femmes ne valent strictement rien, tu vois le genre. Dans le groupe, on l’écoute quand il a des choses intéressantes à dire, un avis à donner, et le reste… on ignore. Enfin, Gillan l’ignore. Moi je l’écoute juste pas.
- Vous… ne l’écoutez pas… ? Mais alors, pourquoi vous accompagne-t-il ?
C’était un peu étrange de parler avec quelqu’un dont l’expression changeait à peine, mais les nuances de sa voix compensaient, et elle ne se sentait pas mal à l’aise. D’ailleurs pourquoi l’aurait-elle été ? Il était très gentil, après tout. Et donc, elle répondit :
- Franchement ? Je crois que Gillan nous accompagne, et qu’il accompagne Gillan. C’est son élève, il lui apprend à se battre. Et puis, il a quand même l’air de venir avec, il nous a fait tout un discours comme quoi il voulait pas venir mais il nous accompagnerait. Tu vois le genre.
- Je… je crois que je vois.
- Bon, et puis il est fort. Alors il reste avec nous. Mais je te dis, il ne faut pas écouter ses critiques. Il avait fait tout un discours à Lucillien pour lui dire que ce n’était pas vraiment un homme…
- Mais… pourquoi a-t-il fait ça ?
- Oh… Parce que Lucillien est un homme et aussi un moine, alors il porte des robes. Et dans la petite tête de Killian, porter une robe, ça ne se fait pas pour les hommes.
Elle vit très clairement les doigts de Malikaï s’accrocher au tissu de sa propre robe de conseiller. Cette fois-ci, elle n’hésita pas, et posa aussi doucement que possible la main sur l’épaule du gamin. Il eut un mouvement de recul compréhensible, mais pas autant qu’elle l’aurait cru, et il se détendit presque immédiatement.
- Faut pas l’écouter, c’est juste un idiot. T’as l’air sympa, ça serait dommage que ce crétin réussisse à… Enfin, ce que je veux dire, c’est qu’il faut pas faire attention à Killian. C’est un crétin, et c’est pas ce qu’on pense.
- Je… je vois ce que vous voulez dire.
- Si ça peut te… enfin… Moi je pense que tu es un bon stratège.
Sa remarque amena un sourire sur le visage du jeune homme, et elle ne put s’empêcher d’y répondre. Elle serait bien restée encore à lui parler, ça la changeait de ne pas avoir dans les pattes un assassin moqueur pour échanger des plaisanteries idiotes, ou un cavalier laconique, ou une soigneuse bavarde, ou… enfin, elle serait bien restée encore, mais Meven, qui venait de revenir dans la salle certainement pour la chercher, l’attrapa par le bras et lança :
- Ca m’embête de venir te déranger quand tu es en train de discuter, et je ne dis pas que ce n’est pas une mauvaise idée, mais Killian est en train de maudire tes ancêtres jusqu’à la douzième génération parce qu’il veut aller trancher de l’ennemi. Je ne veux pas paraître rude ou te donner des ordres, mais il faudrait vraiment y aller avant qu’il décide de commencer à trancher du Lucillien. Même s’il a dit lui-même que ça serait stupide de trancher une femme. Enfin, tu le connais.
Dès les premiers mots de l’assassin, Malikaï recula, et Pervenche était sûre de l’avoir vu rougir. Il s’inclina, marmonna un « navré de vous avoir retenue, je vous présente mes excuses » et, à pas rapides, rejoignit Elric de l’autre côté de la table. Les deux mercenaires le regardèrent se mêler à la conversation, puis s’excusèrent et quittèrent la salle.
Une fois dans le couloir, Meven passa le bras sous celui de Pervenche dans un geste affectueux, et remarqua :
- Il est marrant, comme gamin, non ?
- Marrant ?
- Bizarre. Il est tout jeune, et pourtant, déjà stratège. Il est futé, aussi, mais ça, ça va avec la fonction, je suppose. Et puis il est mignon, et il a de beaux cheveux.
- Mon cher Meven, je commence à me dire que vous êtes un pervers.
- Ca va, j’ai parlé de ses cheveux, pas… du reste. Je peux tout de même commenter, non ?
- Commenter, oui, mais avec toi…
- Je suis innocent comme l’agneau. Mais j’ai l’impression que tu l’aimes bien.
- Je l’aime bien. Il est gentil et intelligent. Ca manque, dans notre groupe, non ?
- Je suis très offensé !
- Oh, vraiment ?
- Ouais. Ewan est gentil et intelligent. Moi je suis une peste en cape noire.
- Eh bien, peste en cape noire, j’aime bien ce gamin, voilà.
- Mais tu sais, je crois qu’Elric l’aime beaucoup aussi…
- Tu crois qu’Elric et lui… ?
Meven afficha un sourire qui s’étendait au moins d’une oreille à l’autre, et elle lui envoya un coup de coude amical.
- T’as vraiment l’esprit mal placé, tu sais ?
- Je sais. Et maintenant, dépêchons-nous d’aller rejoindre les autres. Il nous reste encore des trucs à faire pour être prêts, et si on ne se dépêche pas, maître Killian va encore grogner. L’aventure, ça n’attend pas !