Chapitre 24
Le lendemain, le groupe accompagna le reste de l’armée dans sa marche vers celle de Dogmaël. Malikaï leur avait exposé la situation en compagnie d’Elric. Selon ses calculs précis, ils se retrouveraient probablement dans un jour, peut-être deux, et ils risquaient fort de s’affronter dans un espace étroit qui ne leur serait peut-être pas favorable. C’était probablement ce que cherchait Dogmaël, rencontrer et écraser l’armée d’Elric. Et dans ce cas-là, le chemin pour Altea lui serait quasiment ouvert. Il fallait qu’ils l’arrêtent lors de cette bataille, ou tout le pays serait probablement mis à feu et à sang, ses habitants massacrés, et tout serait annexé par l’Ouest. Malikaï laissa Elric partir dans ses discours apocalyptiques, mais quelque chose avait l’air de le perturber. Pourtant, quand Meven lui demanda s’il y avait une statistique désastreuse ou une mauvaise nouvelle qu’il leur cachait, il se contenta de les rassurer en souriant. Certes, la situation était difficile, et ils avaient une chance non négligeable de perdre. Mais ils pouvaient également gagner, ce n’était pas impossible. Tout ce qu’il leur fallait, c’était une stratégie sans faille. Ses mots eurent l’air de les rassurer, et personne n’insista.
A la tombée du jour, chacun s’installa, et se prépara pour la bataille qui allait avoir lieu le lendemain. Pervenche s’était entraînée encore un peu avec Meven, davantage pour se rassurer que pour corriger quelques erreurs qui pouvaient être fatales. Elle s’installa ensuite à l’écart, et vérifia son équipement, surtout l’état de son épée. Malgré les mauvais traitements auxquelles elle l’avait soumise, surtout des combats, d’ailleurs, elle était encore en bon état. Bien, ça lui éviterait de se faire tuer comme une idiote, ou alors, c’était qu’elle n’avait vraiment pas de chance. Elle entreprenait de la nettoyer, quand un bruit lui fit lever la tête. Elle s’attendait à un soldat, Killian qui viendrait lui dire qu’elle était faible, ou quelque chose du genre, mais c’était Malikaï. Elle le salua, et il vint s’asseoir près d’elle lentement, en souriant. Elle reprit le nettoyage de son arme, et demanda :
- Ce n’est pas dangereux de se promener comme ça dans un campement pour quelqu’un… euh…
- Quelqu’un comme moi ?
- Je ne veux pas t’offenser ou quoi que ce soit…
- Vous ne m’offensez pas, ne vous en faites pas, l’assura-t-il. Je suis aveugle, et j’éprouve certaines difficultés à me déplacer, parfois, j’en suis conscient. C’est un handicap, et je me débrouille comme je peux.
- Et tu t’en sors, hors du château ?
- Comme vous le voyez. J’ai survécu, n’est-ce pas ?
- Encore heureux !
Malikaï eut un petit sourire. Pervenche demanda, tout en retournant à son aiguisage d’épée :
- Et qu’est-ce qui t’amène ici ? Tu prends l’air ?
- Oui… et non.
Elle lui jeta un coup d’œil interrogatif qu’il ne put bien sûr pas voir, et attendit qu’il lui explique sa réponse. Comme il se contentait de jouer avec l’ourlet de sa manche, elle insista :
- Qu’est-ce que tu entends par oui et non ?
- Je… je voulais vous parler.
Lui ? Il voulait lui parler ? Voilà qui était bien étrange.
- Me parler de quoi ?
- Je ne sais pas… répondit-il. Juste… vous parler. Il vaut mieux savoir à qui on demande de l’aide, n’est-ce pas ? Se connaître un peu mieux et… fraterniser ?
- Pas faux…
Un long silence s’installa. Pervenche finit par remarquer :
- Pour quelqu’un qui voulait me parler, tu n’es pas très bavard, tu sais ?
Malikaï vira aussitôt au rouge soutenu.
- Oh oui, je… Enfin… je cherchais quel sujet aborder
- Tu sais, tenta-t-elle de le rassurer, tu n’as pas à prendre de gants avec moi. Je veux dire, je côtoie Meven tous les jours, alors j’ai l’habitude… d’un certain relâchement. Tu n’es pas obligé d’être formel avec moi.
Elle vit les épaules du gamin se détendre un peu, et se fit la remarque qu’il ne devait pas avoir l’habitude de parler aux gens, à part Elric et ses conseillers. Mais enfin, après tout, il ne la connaissait pas, et de son point de vue, elle pouvait tout aussi bien être en train de méditer une manière de l’assassiner et de faire disparaître son corps. Pour le mettre à l’aise, elle demanda :
- Elric et toi, vous vous connaissez depuis longtemps ?
Le gamin hésita un instant.
- Depuis… oh, depuis toujours, je crois. Enfin presque.
- Et toujours, ça fait combien ?
- Est-ce une manière de me demander mon âge, madame ?
Le petit sourire était revenu, et ça avait quelque chose… d’assez mignon.
- M’appelle pas madame. J’suis pas une madame. Je suis une mercenaire, et tout le monde m’appelle Pervenche, alors tu peux le faire aussi. Et pour ta question… oui, c’était le but.
- Me croirez-vous si je vous dis que je ne sais pas ?
Elle se tourna vers lui, surprise.
- Tu ne sais pas ?
- Je dirais… dix-huit ans, à une ou deux années près.
- Tu es bien jeune pour être un stratège… enfin, pas que je veuille dire que t’es pas à ta place ou quoi que ce soit.
A nouveau, elle surprit son étrange petit sourire. Elle lui demanda ce qu’il y avait d’amusant, il répondit :
- Maintenant, on dirait que c’est vous qui avez peur de m’offenser. N’ayez crainte, on m’a… déjà dit ce genre de choses. Plus d’une fois, et souvent de manière beaucoup moins polie que vous.
- On t’a déjà dit que tu n’étais pas à ta place comme stratège ?
- On a déjà demandé à Elric de me rejeter à la rue, répondit-il avec un soupir.
- Te rejeter ? Pourquoi te rejeter ? Tu étais…
- Je… c’est un peu…
Sa voix mourut. Il remonta ses genoux contre sa poitrine, et passa les bras autour, dans une attitude vulnérable qui donna envie à Pervenche de le prendre dans ses bras pour le consoler. Mais il ne l’aurait probablement pas bien pris, et il aurait paniqué. Elle se contenta donc de compléter sa phrase :
- Déplacé de demander ça ? Ou douloureux d’y penser ?
- Non, pas vraiment… C’est surtout que ce n’est pas une histoire très joyeuse. Ni, d’ailleurs, très originale…
- Ca me dérange pas, tu sais.
- Ce n’est pas vraiment l’endroit et le moment… Nous en parlerons plus tard, ça ne vous dérange pas ?
- Tu tiens quand même à m’en parler ?
Il hocha la tête brièvement.
- Bon, ça me va alors. Mais de quoi tu veux parler, alors ?
- Pourriez-vous… me raconter d’où vous venez ? Et comment vous et vos amis êtes arrivés ici ? Si cela ne vous dérange pas, bien sûr… Je suis un peu curieux.
- Ca ne me dérange pas.
Tout en prenant soin de son épée, elle entreprit donc de lui raconter son voyage depuis le début. En fait, depuis qu’elle avait commencé à vouloir courir l’aventure, avec la découverte des livres de légendes et les récits des aventures que chantaient les bardes quand le Lord Maire de la ville organisait des fêtes auxquelles elle avait exceptionnellement le droit d’y aller. Au lieu de rencontrer les partenaires commerciaux de son père et de faire connaissance avec d’hypothétiques prétendants, elle écoutait les bardes chanter des sagas sans fin peuplées d’aventuriers sans peur qui affrontaient toutes les épreuves que Spade mettait sur leur route, et finissaient toujours les poches pleines. C’était bien plus intéressant que ce qu’elle faisait, ce que faisaient ses parents, c’était tellement mieux que tout ce qu’on lui proposait ! Et en grandissant, l’idée ne lui était pas sortie de la tête, au contraire, elle n’avait fait que se développer encore et encore. L’idée fit sourire Malikaï. Elle lui raconta comment finalement, elle avait réalisé son idée, elle était partie à l’aventure, il lui était arrivé plein de choses et de camarades, et finalement, les voilà.
Il lui fallut presque une heure pour raconter ses histoires, tout en nettoyant, puis en aiguisant son épée et ses couteaux, et pendant tout ce temps, Malikaï l’écouta sans émettre un seul son. Comme s’il écoutait une de ces chansons d’aventures dont elle était si friande étant enfant. Quand elle eut fini, il laissa quelques secondes s’écouler, comme s’il savourait encore ce qu’il avait entendu, puis remarqua doucement :
- Je ne connaissais pas toute l’histoire. C’est intéressant d’avoir un point de vue… plus large.
- Parce que tu en avais déjà entendu parler ?
- Elric a fait de son mieux pour obtenir des informations sur vous. Il semblerait que votre réputation commence à se développer, car plusieurs personnes nous ont fourni des informations sur vous. En particulier, un drôle de barde…
- Il avait des longs cheveux blonds tressés ?
- Je… ne sais pas trop…
- Ah oui, c’est vrai, se rappela-t-elle avec un bon contact entre sa paume et son front pour lui apprendre à parler avant de réfléchir. Alors… il parlait bizarrement, comme s’il racontait toujours ses contes, même quand il répond juste à une question qu’on lui a posée. Et il joue toujours avec sa harpe.
- Oh, oui, c’est lui. Eilian. Il nous a parlé de vous.
- Ca ne m’étonne pas. On l’a déjà côtoyé quelque fois. Il est bizarre, mais il est sympa.
- Oui. J’ai bien aimé son histoire. Et… j’avoue, j’étais curieux. Je voulais vous rencontrer, savoir… en savoir un peu plus.
- Petit curieux, va.
Le silence se réinstalla, mais moins maladroit, cette fois-ci. Malikaï s’était renversé en arrière, et il avait l’air d’apprécier le soleil. Curieuse, Pervenche demanda :
- Comment tu fais pour t’y retrouver, dans ce bordel ? Enfin… je veux dire… dans un campement, avec une armée tout autour ?
- Les gens ici sont plus gentils qu’on pourrait le penser. Ils me connaissent un peu, et ils savent que j’ai… des difficultés. Alors ils m’aident, s’ils peuvent. Ou en tous cas, ils font attention à moi.
- Et pour le reste ?
- Pour le reste, j’ai une bonne ouïe, alors je me débrouille comme ça. Je connais la voix des gens. Et certaines techniques pour connaître les obstacles. Ce n’est pas si difficile… quand on a l’habitude. Et même, Cecil me traduit certains livres dans une écriture spéciale, en relief, pour que je puisse lire. Ca l’amuse, c’est ce qu’il dit.
- Comme quoi, ça peut servir d’avoir des érudits bizarres dans les conseillers.
- Cecil, bizarre ? Je ne vois vraiment pas ce qui peut vous faire penser ça…
Pervenche éclata de rire, et il sourit. Profitant qu’elle reprenait son souffle, il se rapprocha d’elle, et manqua poser la main sur un des couteaux dans l’herbe. Elle s’empressa de les ranger avant qu’il n’arrive un accident. Elle posa alors la question qui lui trottait dans l’esprit depuis un petit moment :
- Dis-moi, t’en penses quoi, toi, de cette guerre ?
S’il fut surpris, il n’en montra rien. Il se contenta de répondre, lentement, comme s’il réfléchissait au fur et à mesure à sa réponse :
- C’est une situation assez complexe. Si vous me demandez si je la souhaite… non. Mais en même temps, personne ne souhaite la guerre… à moins d’être un fou, ou un tueur.
- Comme Killian.
- C’est… probable.
- Tu penses que Dogmaël est un tueur et un fou sanguinaire ?
Encore une fois, il prit le temps d’y songer, et répondit après une bonne minute :
- Honnêtement ? Non. Je ne le connais que très peu, je l’ai rencontré il y a plusieurs années, quand son Altesse Hefrim était encore vivant, et que lui et sa famille étaient venus à Altea pour une visite diplomatique. Je ne vous cache pas qu’il ne s’est pas intéressé à moi, et qu’il avait beaucoup plus d’intérêt à avoir avec le Roi des conversations auxquels les enfants ne sont pas conviés…
- Il t’avait fait quelle impression ?
- Hmmmm… Celle d’un homme… cultivé. Intelligent. Pas particulièrement froid, mais… un peu distant. D’après la seule et unique conversation que j’ai pu suivre, pendant un repas, il aime trois choses : sa femme, ses enfants, et son pays. Les trois, beaucoup et unanimement. J’ai eu l’impression qu’il aurait été prêt à tout pour aider, et protéger sa famille et ses terres. C’est… une des seules raisons pour laquelle je pense qu’il aurait commencé une guerre avec Elric. Quelque chose dont nous ne sommes pas conscients, mais qui aurait à voir avec un de ces éléments. J’ai l’impression… qu’il manque une pièce du puzzle.
- Tu sais, la politique et moi… répondit Pervenche avec un geste vague.
- Mais je me dis qu’il a changé, continua-t-il. Peut-être n’est-il plus le même homme. C’est ce qu’on raconte, en tous cas. Alors peut-être qu’en fait, il est juste fou, et il a décidé de ravager un pays pour égaler le chagrin qui dévore son cœur, ou quelque chose comme ce qu’Eilian pourrait dire…
- Les bardes sont d’incorrigibles rêveurs… Et sa famille, tu l’as rencontrée alors ? Parce qu’on en parle, mais…
- Uniquement sa fille ainée, la princesse Belladone. Elle est… comme son père. Aussi… inentamable. Même alors qu’elle avait le même âge qu’Elric. Déjà droite, fière, et ne faisant aucune concession… Je ne lui ai quasiment jamais parlé…
- Et sa femme ? La reine ? Celle pour qui on dit qu’il a perdu la tête et qu’il aimait plus que tout ?
- Vous savez… remarqua-t-il avec une pointe d’amusement, je ne vous pensais pas si romantique…
- Qu’est-ce que tu crois ? Dans cette carcasse de mercenaire, il y a un cœur de midinette qui bat… parfois ! Alors, la Reine ?
- Pour être honnête… Je crois qu’elle était douce et aimable comme on le dit, mais… elle m’a toujours fait peur. Il y avait quelque chose, autour d’elle, une impression… Quelque chose qui glaçait le sang. Quand je l’ai rencontrée, j’ai eu l’impression que sous cette apparence gentille et douce, elle était… dangereuse. Qu’elle cachait quelque chose.
- Un secret ? Quelque chose de sombre ? Ca fait un peu… romanesque, non ?
- Vous savez, répondit Malikaï d’un ton étonnamment sérieux, beaucoup de gens ont des secrets. Et elle… Au risque de paraître dramatique, je dirais que le sien était… Enfin, qu’elle n’était pas ce qu’elle semblait être au premier abord. Et quelque part… Eh bien…
Sa voix s’éteignit. Pervenche trouvait ça étrange, qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir de si grave à dire ? Ce n’était pas comme si parler d’une reine morte ou du Roi-Sorcier qui était responsable de la guerre allait lui attirer le mauvais œil (même si avec Spade, dieu du hasard et de la chance, on ne savait jamais vraiment tout à fait). Comme Malikaï ne faisait pas mine de continuer, elle l’encouragea avec toute la douceur qu’elle put réunir :
- Quelque part quoi ?
Le stratège hésita, puis parut se décider, et dit très vite :
- Quelque part, une femme comme elle avec un aussi lourd secret est peut-être la femme parfaite pour un Roi-Sorcier.
Sur ces mots, il se leva, s’inclina dans la direction approximative de Pervenche en s’excusant de lui avoir fait perdre son temps, et repartit en direction de la tente d’Elric avant qu’elle ait eu le temps de le retenir ou d’ajouter quoi que ce soit. Elle resta un instant perplexe devant ce changement de comportement, mais c’était peut-être l’éducation de Malikaï qui le faisait se sentir mal à l’aise dès qu’il disait du mal d’une figure d’autorité, même si celle-ci l’avait bien cherchée. Allez savoir. En attendant, il fallait qu’elle rejoigne les autres, et qu’ils se préparent pour la bataille du lendemain. Elle ramassa donc ses différentes armes, les rangea, et retourna elle aussi vers le camp.
Quand elle les rejoignit, les membres du petit groupe étaient assis en cercle autour d’un feu, une scène qui devenait familière. La seule différence, c'était le wyvern d'Hélios qui était couché derrière son maître, le museau sagement abrité sous son aile. De temps en temps, le cavalier lui jetait un coup d'oeil, comme pour s'assurer que sa monture était toujours là. Meven tentait de le rassurer en lui affirmant que si jamais son lézard décidait d'aller prendre l'air, il s'en rendrait probablement compte vu le bruit qu'il faisait. La plaisanterie lui valut un grognement de la part de l'animal comme de son maître, mais celui-ci eut l'air un tout petit peu rasséréné. Pervenche s'inclut au groupe, s'installant entre Sigrid et Gillan, et accepta un gobelet de thé aux plantes.
Voyant qu'ils étaient à présent au complet, Lucillien demanda, d'une voix un peu hésitante, s'ils souhaitaient, éventuellement, si ça ne les dérangeait pas, de faire une petite prière à Helanshi, dieu de la Guerre, ou Maaka, dieu de la Mort, afin de leur demander de les protéger lors du combat qui les attendait. Ils acceptèrent, à l'exception de Killian qui grogna qu'il n'avait pas besoin de ça pour survivre, et que ce genre d'excuses, c'était juste pour les faibles qui n'avaient rien à faire dans une guerre. Le moine l'ignora superbement, s'attirant un reniflement de dédain. Ils se prirent les mains, formant un cercle auquel le maître d'armes tenta d'échapper, mais Meven et Gillan ne l'entendaient pas de cette oreille, et l'inclurent de force, malgré les menaces de mort qu'il marmonna. Lucillien attendit poliment qu'il ait fini de grogner, ce qui prit un temps étonnamment court, puis commença sa prière. Tous fermèrent les yeux pour écouter. Il fit court, ce n'était pas une prière de louanges comme il en faisait d'habitude, c'était une prière de guerre. Il se contenta donc de demander à Maaka, s'il le trouvait juste, d'épargner chacune de leurs vies, à Helanshi de ne pas les faucher avec les victimes de ce conflit horrible mais inévitable, et à Spade de détourner ses lames des fils de leurs destin. Il eut la délicatesse de ne pas mentionner Killian pour ne pas offenser ses croyances, et certainement parce que celui-ci n'aurait pas apprécié d'être considéré comme un « faible », mais les autres se doutaient bien qu'il l'incluait en silence et qu'il demandait très fort dans son esprit qu'il soit protégé lui aussi. Allez donc l'en dissuader.
A la fin de la prière, ils rompirent le cercle, mais l'atmosphère avait changé. Elle était plus lourde, plus solennelle, comme si, par ces quelques mots murmurés autour du feu, la bataille qui les attendait était devenue plus réelle, plus tangible. Ce n'était pas un mot en l'air qui arriverait à un moment prochain, c'était dans quelques heures, ça les attendait à la fin de la nuit, et malgré la bénédiction, il se pourrait bien qu'ils meurent, qu'Altea et tout le pays de l'Est soient envahis. Un silence pesant tomba sur le groupe, un silence que personne n'osait rompre. Même Killian, dont pourtant la légende racontait qu'il avait traversé plus de guerres et de conflits qu'ils ne pouvaient en compter sans la moindre blessure, avait l'air affecté par la situation, ou peut-être juste l'ambiance. En tous cas, il n'était plus question ni de taquineries, ni de vantardises sur des prouesses au combat, ni d'aucune conversation. L'un après l'autre, ils quittèrent le cercle pour aller se coucher, n'échangeant que quelques formules de politesse qui leur paraissaient vides de sens. Pervenche décida que ça ne valait pas le coup de s'angoisser, et elle suivit le mouvement. Au moment de se glisser sous sa couverture, elle se demanda si elle serait encore vivante à la même heure le lendemain. Puis elle se demanda si elle avait peur, mais la boule dans son ventre répondait à la question. La seule assurance, c'était qu'elle ne regrettait pas d'être partie de chez elle, même si, elle devait bien se l'avouer, elle aurait donné n'importe quoi pour être ailleurs. C'était là les aventures qui l'avaient fait rêver et qu'elle avait tellement voulu vivre, mais il n'y avait rien d'exaltant à imaginer qu'on serait peut-être morte le lendemain. Au moins, se dit-elle en se tournant d'un côté sur l'autre, elle mourrait en faisant ce qu'elle avait voulu faire, et l'épée à la main. Néanmoins, le sommeil fut long à venir.
A la tombée du jour, chacun s’installa, et se prépara pour la bataille qui allait avoir lieu le lendemain. Pervenche s’était entraînée encore un peu avec Meven, davantage pour se rassurer que pour corriger quelques erreurs qui pouvaient être fatales. Elle s’installa ensuite à l’écart, et vérifia son équipement, surtout l’état de son épée. Malgré les mauvais traitements auxquelles elle l’avait soumise, surtout des combats, d’ailleurs, elle était encore en bon état. Bien, ça lui éviterait de se faire tuer comme une idiote, ou alors, c’était qu’elle n’avait vraiment pas de chance. Elle entreprenait de la nettoyer, quand un bruit lui fit lever la tête. Elle s’attendait à un soldat, Killian qui viendrait lui dire qu’elle était faible, ou quelque chose du genre, mais c’était Malikaï. Elle le salua, et il vint s’asseoir près d’elle lentement, en souriant. Elle reprit le nettoyage de son arme, et demanda :
- Ce n’est pas dangereux de se promener comme ça dans un campement pour quelqu’un… euh…
- Quelqu’un comme moi ?
- Je ne veux pas t’offenser ou quoi que ce soit…
- Vous ne m’offensez pas, ne vous en faites pas, l’assura-t-il. Je suis aveugle, et j’éprouve certaines difficultés à me déplacer, parfois, j’en suis conscient. C’est un handicap, et je me débrouille comme je peux.
- Et tu t’en sors, hors du château ?
- Comme vous le voyez. J’ai survécu, n’est-ce pas ?
- Encore heureux !
Malikaï eut un petit sourire. Pervenche demanda, tout en retournant à son aiguisage d’épée :
- Et qu’est-ce qui t’amène ici ? Tu prends l’air ?
- Oui… et non.
Elle lui jeta un coup d’œil interrogatif qu’il ne put bien sûr pas voir, et attendit qu’il lui explique sa réponse. Comme il se contentait de jouer avec l’ourlet de sa manche, elle insista :
- Qu’est-ce que tu entends par oui et non ?
- Je… je voulais vous parler.
Lui ? Il voulait lui parler ? Voilà qui était bien étrange.
- Me parler de quoi ?
- Je ne sais pas… répondit-il. Juste… vous parler. Il vaut mieux savoir à qui on demande de l’aide, n’est-ce pas ? Se connaître un peu mieux et… fraterniser ?
- Pas faux…
Un long silence s’installa. Pervenche finit par remarquer :
- Pour quelqu’un qui voulait me parler, tu n’es pas très bavard, tu sais ?
Malikaï vira aussitôt au rouge soutenu.
- Oh oui, je… Enfin… je cherchais quel sujet aborder
- Tu sais, tenta-t-elle de le rassurer, tu n’as pas à prendre de gants avec moi. Je veux dire, je côtoie Meven tous les jours, alors j’ai l’habitude… d’un certain relâchement. Tu n’es pas obligé d’être formel avec moi.
Elle vit les épaules du gamin se détendre un peu, et se fit la remarque qu’il ne devait pas avoir l’habitude de parler aux gens, à part Elric et ses conseillers. Mais enfin, après tout, il ne la connaissait pas, et de son point de vue, elle pouvait tout aussi bien être en train de méditer une manière de l’assassiner et de faire disparaître son corps. Pour le mettre à l’aise, elle demanda :
- Elric et toi, vous vous connaissez depuis longtemps ?
Le gamin hésita un instant.
- Depuis… oh, depuis toujours, je crois. Enfin presque.
- Et toujours, ça fait combien ?
- Est-ce une manière de me demander mon âge, madame ?
Le petit sourire était revenu, et ça avait quelque chose… d’assez mignon.
- M’appelle pas madame. J’suis pas une madame. Je suis une mercenaire, et tout le monde m’appelle Pervenche, alors tu peux le faire aussi. Et pour ta question… oui, c’était le but.
- Me croirez-vous si je vous dis que je ne sais pas ?
Elle se tourna vers lui, surprise.
- Tu ne sais pas ?
- Je dirais… dix-huit ans, à une ou deux années près.
- Tu es bien jeune pour être un stratège… enfin, pas que je veuille dire que t’es pas à ta place ou quoi que ce soit.
A nouveau, elle surprit son étrange petit sourire. Elle lui demanda ce qu’il y avait d’amusant, il répondit :
- Maintenant, on dirait que c’est vous qui avez peur de m’offenser. N’ayez crainte, on m’a… déjà dit ce genre de choses. Plus d’une fois, et souvent de manière beaucoup moins polie que vous.
- On t’a déjà dit que tu n’étais pas à ta place comme stratège ?
- On a déjà demandé à Elric de me rejeter à la rue, répondit-il avec un soupir.
- Te rejeter ? Pourquoi te rejeter ? Tu étais…
- Je… c’est un peu…
Sa voix mourut. Il remonta ses genoux contre sa poitrine, et passa les bras autour, dans une attitude vulnérable qui donna envie à Pervenche de le prendre dans ses bras pour le consoler. Mais il ne l’aurait probablement pas bien pris, et il aurait paniqué. Elle se contenta donc de compléter sa phrase :
- Déplacé de demander ça ? Ou douloureux d’y penser ?
- Non, pas vraiment… C’est surtout que ce n’est pas une histoire très joyeuse. Ni, d’ailleurs, très originale…
- Ca me dérange pas, tu sais.
- Ce n’est pas vraiment l’endroit et le moment… Nous en parlerons plus tard, ça ne vous dérange pas ?
- Tu tiens quand même à m’en parler ?
Il hocha la tête brièvement.
- Bon, ça me va alors. Mais de quoi tu veux parler, alors ?
- Pourriez-vous… me raconter d’où vous venez ? Et comment vous et vos amis êtes arrivés ici ? Si cela ne vous dérange pas, bien sûr… Je suis un peu curieux.
- Ca ne me dérange pas.
Tout en prenant soin de son épée, elle entreprit donc de lui raconter son voyage depuis le début. En fait, depuis qu’elle avait commencé à vouloir courir l’aventure, avec la découverte des livres de légendes et les récits des aventures que chantaient les bardes quand le Lord Maire de la ville organisait des fêtes auxquelles elle avait exceptionnellement le droit d’y aller. Au lieu de rencontrer les partenaires commerciaux de son père et de faire connaissance avec d’hypothétiques prétendants, elle écoutait les bardes chanter des sagas sans fin peuplées d’aventuriers sans peur qui affrontaient toutes les épreuves que Spade mettait sur leur route, et finissaient toujours les poches pleines. C’était bien plus intéressant que ce qu’elle faisait, ce que faisaient ses parents, c’était tellement mieux que tout ce qu’on lui proposait ! Et en grandissant, l’idée ne lui était pas sortie de la tête, au contraire, elle n’avait fait que se développer encore et encore. L’idée fit sourire Malikaï. Elle lui raconta comment finalement, elle avait réalisé son idée, elle était partie à l’aventure, il lui était arrivé plein de choses et de camarades, et finalement, les voilà.
Il lui fallut presque une heure pour raconter ses histoires, tout en nettoyant, puis en aiguisant son épée et ses couteaux, et pendant tout ce temps, Malikaï l’écouta sans émettre un seul son. Comme s’il écoutait une de ces chansons d’aventures dont elle était si friande étant enfant. Quand elle eut fini, il laissa quelques secondes s’écouler, comme s’il savourait encore ce qu’il avait entendu, puis remarqua doucement :
- Je ne connaissais pas toute l’histoire. C’est intéressant d’avoir un point de vue… plus large.
- Parce que tu en avais déjà entendu parler ?
- Elric a fait de son mieux pour obtenir des informations sur vous. Il semblerait que votre réputation commence à se développer, car plusieurs personnes nous ont fourni des informations sur vous. En particulier, un drôle de barde…
- Il avait des longs cheveux blonds tressés ?
- Je… ne sais pas trop…
- Ah oui, c’est vrai, se rappela-t-elle avec un bon contact entre sa paume et son front pour lui apprendre à parler avant de réfléchir. Alors… il parlait bizarrement, comme s’il racontait toujours ses contes, même quand il répond juste à une question qu’on lui a posée. Et il joue toujours avec sa harpe.
- Oh, oui, c’est lui. Eilian. Il nous a parlé de vous.
- Ca ne m’étonne pas. On l’a déjà côtoyé quelque fois. Il est bizarre, mais il est sympa.
- Oui. J’ai bien aimé son histoire. Et… j’avoue, j’étais curieux. Je voulais vous rencontrer, savoir… en savoir un peu plus.
- Petit curieux, va.
Le silence se réinstalla, mais moins maladroit, cette fois-ci. Malikaï s’était renversé en arrière, et il avait l’air d’apprécier le soleil. Curieuse, Pervenche demanda :
- Comment tu fais pour t’y retrouver, dans ce bordel ? Enfin… je veux dire… dans un campement, avec une armée tout autour ?
- Les gens ici sont plus gentils qu’on pourrait le penser. Ils me connaissent un peu, et ils savent que j’ai… des difficultés. Alors ils m’aident, s’ils peuvent. Ou en tous cas, ils font attention à moi.
- Et pour le reste ?
- Pour le reste, j’ai une bonne ouïe, alors je me débrouille comme ça. Je connais la voix des gens. Et certaines techniques pour connaître les obstacles. Ce n’est pas si difficile… quand on a l’habitude. Et même, Cecil me traduit certains livres dans une écriture spéciale, en relief, pour que je puisse lire. Ca l’amuse, c’est ce qu’il dit.
- Comme quoi, ça peut servir d’avoir des érudits bizarres dans les conseillers.
- Cecil, bizarre ? Je ne vois vraiment pas ce qui peut vous faire penser ça…
Pervenche éclata de rire, et il sourit. Profitant qu’elle reprenait son souffle, il se rapprocha d’elle, et manqua poser la main sur un des couteaux dans l’herbe. Elle s’empressa de les ranger avant qu’il n’arrive un accident. Elle posa alors la question qui lui trottait dans l’esprit depuis un petit moment :
- Dis-moi, t’en penses quoi, toi, de cette guerre ?
S’il fut surpris, il n’en montra rien. Il se contenta de répondre, lentement, comme s’il réfléchissait au fur et à mesure à sa réponse :
- C’est une situation assez complexe. Si vous me demandez si je la souhaite… non. Mais en même temps, personne ne souhaite la guerre… à moins d’être un fou, ou un tueur.
- Comme Killian.
- C’est… probable.
- Tu penses que Dogmaël est un tueur et un fou sanguinaire ?
Encore une fois, il prit le temps d’y songer, et répondit après une bonne minute :
- Honnêtement ? Non. Je ne le connais que très peu, je l’ai rencontré il y a plusieurs années, quand son Altesse Hefrim était encore vivant, et que lui et sa famille étaient venus à Altea pour une visite diplomatique. Je ne vous cache pas qu’il ne s’est pas intéressé à moi, et qu’il avait beaucoup plus d’intérêt à avoir avec le Roi des conversations auxquels les enfants ne sont pas conviés…
- Il t’avait fait quelle impression ?
- Hmmmm… Celle d’un homme… cultivé. Intelligent. Pas particulièrement froid, mais… un peu distant. D’après la seule et unique conversation que j’ai pu suivre, pendant un repas, il aime trois choses : sa femme, ses enfants, et son pays. Les trois, beaucoup et unanimement. J’ai eu l’impression qu’il aurait été prêt à tout pour aider, et protéger sa famille et ses terres. C’est… une des seules raisons pour laquelle je pense qu’il aurait commencé une guerre avec Elric. Quelque chose dont nous ne sommes pas conscients, mais qui aurait à voir avec un de ces éléments. J’ai l’impression… qu’il manque une pièce du puzzle.
- Tu sais, la politique et moi… répondit Pervenche avec un geste vague.
- Mais je me dis qu’il a changé, continua-t-il. Peut-être n’est-il plus le même homme. C’est ce qu’on raconte, en tous cas. Alors peut-être qu’en fait, il est juste fou, et il a décidé de ravager un pays pour égaler le chagrin qui dévore son cœur, ou quelque chose comme ce qu’Eilian pourrait dire…
- Les bardes sont d’incorrigibles rêveurs… Et sa famille, tu l’as rencontrée alors ? Parce qu’on en parle, mais…
- Uniquement sa fille ainée, la princesse Belladone. Elle est… comme son père. Aussi… inentamable. Même alors qu’elle avait le même âge qu’Elric. Déjà droite, fière, et ne faisant aucune concession… Je ne lui ai quasiment jamais parlé…
- Et sa femme ? La reine ? Celle pour qui on dit qu’il a perdu la tête et qu’il aimait plus que tout ?
- Vous savez… remarqua-t-il avec une pointe d’amusement, je ne vous pensais pas si romantique…
- Qu’est-ce que tu crois ? Dans cette carcasse de mercenaire, il y a un cœur de midinette qui bat… parfois ! Alors, la Reine ?
- Pour être honnête… Je crois qu’elle était douce et aimable comme on le dit, mais… elle m’a toujours fait peur. Il y avait quelque chose, autour d’elle, une impression… Quelque chose qui glaçait le sang. Quand je l’ai rencontrée, j’ai eu l’impression que sous cette apparence gentille et douce, elle était… dangereuse. Qu’elle cachait quelque chose.
- Un secret ? Quelque chose de sombre ? Ca fait un peu… romanesque, non ?
- Vous savez, répondit Malikaï d’un ton étonnamment sérieux, beaucoup de gens ont des secrets. Et elle… Au risque de paraître dramatique, je dirais que le sien était… Enfin, qu’elle n’était pas ce qu’elle semblait être au premier abord. Et quelque part… Eh bien…
Sa voix s’éteignit. Pervenche trouvait ça étrange, qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir de si grave à dire ? Ce n’était pas comme si parler d’une reine morte ou du Roi-Sorcier qui était responsable de la guerre allait lui attirer le mauvais œil (même si avec Spade, dieu du hasard et de la chance, on ne savait jamais vraiment tout à fait). Comme Malikaï ne faisait pas mine de continuer, elle l’encouragea avec toute la douceur qu’elle put réunir :
- Quelque part quoi ?
Le stratège hésita, puis parut se décider, et dit très vite :
- Quelque part, une femme comme elle avec un aussi lourd secret est peut-être la femme parfaite pour un Roi-Sorcier.
Sur ces mots, il se leva, s’inclina dans la direction approximative de Pervenche en s’excusant de lui avoir fait perdre son temps, et repartit en direction de la tente d’Elric avant qu’elle ait eu le temps de le retenir ou d’ajouter quoi que ce soit. Elle resta un instant perplexe devant ce changement de comportement, mais c’était peut-être l’éducation de Malikaï qui le faisait se sentir mal à l’aise dès qu’il disait du mal d’une figure d’autorité, même si celle-ci l’avait bien cherchée. Allez savoir. En attendant, il fallait qu’elle rejoigne les autres, et qu’ils se préparent pour la bataille du lendemain. Elle ramassa donc ses différentes armes, les rangea, et retourna elle aussi vers le camp.
Quand elle les rejoignit, les membres du petit groupe étaient assis en cercle autour d’un feu, une scène qui devenait familière. La seule différence, c'était le wyvern d'Hélios qui était couché derrière son maître, le museau sagement abrité sous son aile. De temps en temps, le cavalier lui jetait un coup d'oeil, comme pour s'assurer que sa monture était toujours là. Meven tentait de le rassurer en lui affirmant que si jamais son lézard décidait d'aller prendre l'air, il s'en rendrait probablement compte vu le bruit qu'il faisait. La plaisanterie lui valut un grognement de la part de l'animal comme de son maître, mais celui-ci eut l'air un tout petit peu rasséréné. Pervenche s'inclut au groupe, s'installant entre Sigrid et Gillan, et accepta un gobelet de thé aux plantes.
Voyant qu'ils étaient à présent au complet, Lucillien demanda, d'une voix un peu hésitante, s'ils souhaitaient, éventuellement, si ça ne les dérangeait pas, de faire une petite prière à Helanshi, dieu de la Guerre, ou Maaka, dieu de la Mort, afin de leur demander de les protéger lors du combat qui les attendait. Ils acceptèrent, à l'exception de Killian qui grogna qu'il n'avait pas besoin de ça pour survivre, et que ce genre d'excuses, c'était juste pour les faibles qui n'avaient rien à faire dans une guerre. Le moine l'ignora superbement, s'attirant un reniflement de dédain. Ils se prirent les mains, formant un cercle auquel le maître d'armes tenta d'échapper, mais Meven et Gillan ne l'entendaient pas de cette oreille, et l'inclurent de force, malgré les menaces de mort qu'il marmonna. Lucillien attendit poliment qu'il ait fini de grogner, ce qui prit un temps étonnamment court, puis commença sa prière. Tous fermèrent les yeux pour écouter. Il fit court, ce n'était pas une prière de louanges comme il en faisait d'habitude, c'était une prière de guerre. Il se contenta donc de demander à Maaka, s'il le trouvait juste, d'épargner chacune de leurs vies, à Helanshi de ne pas les faucher avec les victimes de ce conflit horrible mais inévitable, et à Spade de détourner ses lames des fils de leurs destin. Il eut la délicatesse de ne pas mentionner Killian pour ne pas offenser ses croyances, et certainement parce que celui-ci n'aurait pas apprécié d'être considéré comme un « faible », mais les autres se doutaient bien qu'il l'incluait en silence et qu'il demandait très fort dans son esprit qu'il soit protégé lui aussi. Allez donc l'en dissuader.
A la fin de la prière, ils rompirent le cercle, mais l'atmosphère avait changé. Elle était plus lourde, plus solennelle, comme si, par ces quelques mots murmurés autour du feu, la bataille qui les attendait était devenue plus réelle, plus tangible. Ce n'était pas un mot en l'air qui arriverait à un moment prochain, c'était dans quelques heures, ça les attendait à la fin de la nuit, et malgré la bénédiction, il se pourrait bien qu'ils meurent, qu'Altea et tout le pays de l'Est soient envahis. Un silence pesant tomba sur le groupe, un silence que personne n'osait rompre. Même Killian, dont pourtant la légende racontait qu'il avait traversé plus de guerres et de conflits qu'ils ne pouvaient en compter sans la moindre blessure, avait l'air affecté par la situation, ou peut-être juste l'ambiance. En tous cas, il n'était plus question ni de taquineries, ni de vantardises sur des prouesses au combat, ni d'aucune conversation. L'un après l'autre, ils quittèrent le cercle pour aller se coucher, n'échangeant que quelques formules de politesse qui leur paraissaient vides de sens. Pervenche décida que ça ne valait pas le coup de s'angoisser, et elle suivit le mouvement. Au moment de se glisser sous sa couverture, elle se demanda si elle serait encore vivante à la même heure le lendemain. Puis elle se demanda si elle avait peur, mais la boule dans son ventre répondait à la question. La seule assurance, c'était qu'elle ne regrettait pas d'être partie de chez elle, même si, elle devait bien se l'avouer, elle aurait donné n'importe quoi pour être ailleurs. C'était là les aventures qui l'avaient fait rêver et qu'elle avait tellement voulu vivre, mais il n'y avait rien d'exaltant à imaginer qu'on serait peut-être morte le lendemain. Au moins, se dit-elle en se tournant d'un côté sur l'autre, elle mourrait en faisant ce qu'elle avait voulu faire, et l'épée à la main. Néanmoins, le sommeil fut long à venir.