Chapitre 27
Krile ne savait pas exactement depuis combien de temps elle affrontait l'individu en armure. A en juger par la brûlure dans ses muscles et la difficulté qu'elle avait à soulever son épée, ça devait faire des heures. Comme les autres, elle avait subi de multiples blessures, mais rien qui ne guérirait pas, même si elle avait un peu du mal à le croire en regardant les minces filets de sang qui couraient sur sa cuirasse. Mais elle avait eu la satisfaction de rendre coup sur coup, et d'infliger elle-même quelques entailles particulièrement vicieuses. La belle armure brillante du début n'avait plus la même fière allure, cabossée et tachée. Mais ni l'un, ni l'autre n'avait réussi à porter un coup suffisamment décisif pour faire pencher la balance d'un côté ou de l'autre. Au moins, se dit-elle en se penchant en arrière au point de faire craquer sa colonne vertébrale pour éviter un coup de hache qui passa juste au-dessus d'elle, elle avait réussi à lui faire perdre l'une de ses armes, et l'autre n'avait pas eu l'occasion de la récupérer. Elle prit appui sur son bras, et lança son pied derrière le genou de son ennemi, puis tira. Déséquilibré, l'individu en armure tomba, dans sa direction malheureusement, et elle dut rouler sur elle-même pour éviter d'être écrasée. Elle voulut se relever, mais l'autre l'attrapa par le bras et la tira à son tour, la faisant retomber. Ils se retrouvèrent face à face, s'affrontant du regard à travers la visière du casque. Krile grogna comme un chat en colère. L'autre répondit en l'attrapant par la nuque et en lui mettant un coup de tête sans aucune subtilité, l'envoyant à nouveau à terre. Quelque chose mordit avec insistance dans la chair de sa jambe, et elle se rendit compte qu'il s'agissait de l'arme qu'elle avait arraché des mains de son ennemi au début du combat. Vite, elle s'en empara, et se releva, la hache dans une main, et l'épée dans l'autre. Juste à temps, l'autre venait de se remettre sur ses pieds également. La conseillère réattaqua, d'un coup d'épée sec et rapide de haut en bas. L'autre para de son bras cuirassé, puis lui asséna un coup de hache au niveau de la taille, qu'elle bloqua de celle qu'elle tenait. Ils luttèrent pendant quelques secondes pour prendre le dessus. Ils auraient pu rester ainsi des heures à tenter de désarmer l'autre, mais quelque chose vint les percuter avec violence, les renvoyant encore une fois au sol, à au moins deux mètres de là. Le quelque chose en question, qui s'avéra être Gillan, rebondit sur ses pieds avec un juron particulièrement imagé et retourna en courant à son propre combat, essuyant le sang qui coulait de sa bouche d'un revers de main.
Krile savait qu'elle aurait dû se redresser, le plus vite possible, avant que son ennemi ne décide de la clouer au sol une bonne fois pour toutes, mais elle n'était pas sûre d'y parvenir. Tous ses muscles lui hurlaient d'arrêter. Ce serait bien plus facile de rester au sol. Elle n'aurait pas mal bien longtemps, elle était sûre que son ennemi ne la ferait pas trop souffrir. Et ensuite, elle serait tranquille. Plus de souffrance, plus de souvenirs, plus rien. Killian rirait d'elle et elle n'en avait rien à faire, c'était un crétin de toute façon. Mais elle ne pouvait pas laisser tomber Elric, il comptait sur elle et elle lui avait prêté allégeance. Sans elle, son ennemi irait prêter main-forte à Dogmaël ou l'étrange créature, et ce serait une catastrophe. Elle planta donc son épée en terre et prit appui dessus pour se relever, forçant ses muscles tétanisés à obéir. Face à elle, son ennemi n'avait pas vraiment l'air en meilleur état, et le poids de l'armure ne l'aidait pas. Comment auraient-ils pu continuer à se battre ? Ils ne tenaient même plus debout sans aide.
Un cri traversa l'espace, les faisant sursauter. Ils se tournèrent vers la source, juste à temps pour voir la main de Dogmaël se changer en un brouillard de sang. L'individu en armure s'arracha au sol, et sans plus faire attention à Krile, courut dans sa direction. Dans le même temps, l'homme au capuchon, qui parait avec difficulté les assauts conjugués de Meven et Gillan, recula soudain de quelques pas et étendit les bras. Ses deux adversaires s'attendaient à une nouvelle attaque ou un atout caché, et ils ne furent pas déçus. Un vent venu de nulle part agita violemment sa cape, les pans d'étoffe s'étirèrent et se rigidifièrent, formant comme des ailes dans le prolongement de ses membres. Son cou et sa tête s'allongèrent également, déformant ses traits en une hideuse caricature d'humain. En quelques secondes, l'homme étrange s'était transformé en une créature volante, semblable à Siran. Cette créature bondit plus qu'elle ne s'envola au-dessus de Meven et Gillan, les forçant à se baisser pour ne pas être décapités par le choc. Elle atterrit à côté de Dogmaël, qui avait été rejoint par l'individu en armure. Celui-ci aida le Roi-Sorcier à monter sur son dos, et avant que personne n'ait pu l'arrêter, la créature prit son envol, projetant des fragments de roche aux alentours, et, évitant les flèches tirées dans sa direction, disparut. En voyant leur roi disparaître avec ses deux acolytes sans même un regard en arrière, les soldats de l'Ouest déposèrent les armes et se rendirent. Et ainsi se finit la bataille.
Le chaos qui s'ensuivit n'avait rien à envier à la bataille. Il fallait s'occuper des morts, soigner les blessures des vivants, organiser le retour à Altea pour la plupart. Un grand nombre de soldats de l'Ouest annoncèrent leur désir de rejoindre les troupes de l'Est. Lys et Eckart n'étaient pas particulièrement pour, arguant que s'ils abandonnaient un camp, ils pourraient fort bien en abandonner un autre sans regrets. Elric leur conseilla de se taire un peu et d'aller faire soigner leurs blessures au lieu de raconter n'importe quoi. Ils avaient subi des pertes importantes, et de nouvelles recrues ne seraient pas de trop, même si elles provenaient d'une autre armée. Il serait au moins assuré qu'ils avaient déjà été sur un champ de bataille et ne tourneraient pas casaque au premier affrontement. A moins qu'ils ne veuillent personnellement aller de village en village recruter de nouveaux membres pour leur armée. Les deux conseillers se le tinrent pour dit. Les soigneurs de l'armée se mirent immédiatement au travail, se répartissant la tâche en fonction de l'importance des blessures. Les mages de l'Ouest vinrent spontanément proposer leur aide, et si on les regarda de travers, on accepta avec empressement. Il y avait fort à faire, et des réserves de magie en plus, ce n'était jamais de trop. Les soldats les plus valides aidèrent à dresser des tentes, afin de former un hôpital de campagne et de permettre aux chirurgiens et aux médecins de soigner les centaines de blessés qu'ils avaient sur les bras.
Cecil et Myrrdin trouvèrent Elric aux mains de l'un des soigneurs, qui était en train de lui entourer la tête d'un bandage épais. Le roi souffrait également de multiples entailles aux jambes, et d'un poignet sévèrement foulé, mais il avait l'air suffisamment valide. Dès qu'il fut à peu près en état de marcher, les deux conseillers l'entraînèrent avec eux. Il était très urgent de rédiger un traité de paix et de l'envoyer dans l'Ouest. Même si Dogmaël y était retourné, il avait perdu une grande partie de ses troupes et de son soutien. En demandant la paix maintenant, ils l'empêcheraient de reprendre pied, reformer une armée, et revenir en force pour une seconde bataille qui ne serait peut-être pas gagnée aussi facilement que celle-là. Si Dogmaël avait disparu en fumée pour aller ourdir une vengeance (Elric ne daigna pas sourire à la blague, mais l'épuisement n'aidait pas), un de ses enfants, probablement sa fille Belladonne, monterait sur le trône à sa place. Dans ce cas, un traité permettrait non seulement de commencer sur des bases à peu près correctes une collaboration correcte entre les deux royaumes, mais permettrait de limiter les velléités de vengeance du rejeton. Lasérian était plutôt d'idée qu'il fallait pousser leur avantage, et écraser leur ennemi avant qu'il se redresse, mais Myrrdin lui fit remarquer que l'armée de l'Est était bien affaiblie elle aussi, et que la prochaine bataille pourrait avoir lieu sur un terrain beaucoup moins favorable. La paix était encore la meilleure option. Elric était d'accord sur le fond, mais remarqua que le traité, tel qu'il avait été rédigé, avec les conditions que le vainqueur appliquait au vaincu, risquerait surtout de déchaîner la colère dudit rejeton et de le pousser encore davantage à obtenir vengeance contre le pays qui écrasait tant le sien. Il entreprit donc, malgré ses blessures, de discuter les articles un à un, au grand désespoir des deux conseillers qui avaient espéré en finir rapidement. Mais le roi répondit à leurs excuses en arguant qu'il était peut-être inexpérimenté, mais qu'une guerre lui suffisait bien, et s'il pouvait éviter que la rancoeur ne les mette dans la même situation dans quelques années, c'était bien ce qu'il comptait faire. Il fit donc chercher tous ses conseillers valides et Malikaï, et entreprit la rédaction d'un nouveau traité.
Lucillien avait passé toute la durée du conflit à l'arrière, aux côtés du stratège aveugle. Myrrdin l'avait assuré qu'avec le plan qu'il leur avait préparé, ils seraient prêts à tout, et qu'au cas où, il saurait s'en occuper. Désoeuvré, le gamin était venu se réfugier au côté du moine, visiblement terrifié par ce qui se passait. Lucillien lui avait proposé de prier avec lui pour que leurs compagnons reviennent sains et saufs, et il avait accepté avec une sorte de soulagement. Ce n'était pas grand-chose, mais ça leur donnait au moins l'impression d'agir, et ça avait le mérite de leur occuper l'esprit. Tandis qu'il récitait toutes les prières qu'il connaissait et implorait toutes les divinités possibles, Lucillien se maudissait également de ne pas être capable d'aller prêter main-forte à ses amis. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était attendre et espérer que tout aille bien.
Dès que Cecil vint annoncer la fin du conflit, le moine laissa Malikaï aux mains de son collègue et fila aussi vite que possible dans la direction du champ de batatille, mondissant ses robes qui l'empêchaient d'aller aussi vite qu'il l'aurait voulu. Pendant un instant, il eut peur de ne pas les trouver, ou pire, de ne trouver que leurs corps. Mais non, ils étaient là, assis en groupe comme à leur habitude, ainsi que deux soigneurs qui avaient fort à faire. Sigrid était celle qui protestait le plus, égrenant des qualificatifs très peu flatteurs à l'encontre de Dogmaël et pressant la personne qui s'occupait d'elle de finir le plus vite possible de soigner son bras, afin qu'elle puisse à son tour aller soigner les autres. Le pauvre soigneur fit de son mieux pour enrouler le bandage autour de la blessure le plus vite possible. A côté d'elle, Ewan, pâle comme un mort, serrait son bras droit contre lui, et à en juger par l'état de la manche à moitié carbonisée, la blessure qu'il refusait de montrer devait être horrible. Mais il restait silencieux, le nez dans son grimoire, comme s'il était installé dans une bibliothèque et pas en pleine nature. Pervenche faisait bonne figure en bavardant avec l'autre soigneur tandis qu'il s'occupait de Gillan, mais ses doigts se crispaient par moments, et le morceau de tissu qui enserrait la plaie de sa cuisse était détrempée de sang. Pourtant, elle taquinait Gillan en re-mimant le combat à poings nus qu'elle avait mené contre l'individu à capuche, pour la faire rire et accessoirement la distraire pendant que le mage blanc s'agitait désespérément autour d'elle. Il faut dire que son affrontement l'avait laissée couverte d'énormes bleus, et elle avait refusé de savoir combien d'os avaient été cassés exactement, pour ne pas prendre peur. Mais à en juger par la manière dont les autres la regardaient, elle se doutait bien que le spectacle devait être assez effrayant. De manière étonnante, Krile était assise à côté de l'épéiste. Elle n'avait pas vraiment eu l'énergie de retourner voir les autres conseillers. Comme l'avait fait remarquer Sigrid, avec le coup qu'elle s'était pris sur la tête, c'était même étonnant qu'elle puisse se tenir debout. Elle se tenait très droite, à cause des bandages qui lui enserraient le corps, et pressait sur son front un chiffon qu'Ewan avait gentiment rempli de fragments de glace. Meven était en bien meilleur état, et il clamait que c'était sa grande supériorité au combat qui en était totalement responsable. Sigrid remarqua qu'il avait été soigné en pleine bataille, et qu'il ferait mieux de flatter ses talents à elle. Il répondit par une horrible grimace. Pervenche lui mit une baffe à l'arrière de la tête, et lui demanda de la mettre un peu en veilleuse avec la grandeur au combat et autres sottises. Elle répondit à son coup d’œil interrogateur par un signe de tête en direction de Killian. Le maître d'armes se tenait à l'écart du groupe, complètement immobile. Aucun des soigneurs n'avait osé l'approcher pour lui proposer leur aide, et ce n'était que par chance que ses plaies avaient arrêté de saigner. Il serrait les fragments de son arme dans ses mains, au risque de s'entailler les doigts. Gillan s'était vaguement fait la remarque qu'elle aurait dû aller lui dire quelque chose, mais qu'est-ce qui convenait de dire à son maître d'armes fou quand son orgueil avait été gravement blessé ? De toute façon, si elle allait essayer de le consoler, il risquerait de l'étrangler avec ses cheveux ou quelque chose. Ce n'était pas à elle d'aller lui parler. Et ce n'était pas à Krile non plus. Il n'y avait qu'à voir la manière dont elle l'avait fusillé du regard avant de totalement l'ignorer.
Lucillien prit place dans le groupe, à côté d'Ewan, et avec délicatesse, déplia le bras qu'il gardait contre lui. Le mage résista un instant, puis se laissa faire, et lui tendit sa main. La blessure était atroce. La peau de la paume et des doigts avait entièrement disparu, et les muscles en-dessous étaient eux-mêmes profondément entamés et couverts de cloques. Autour, les bords étaient noirs. Lucillien toucha très légèrement la plaie et s'attendit à un cri de douleur, mais le mage ne dit rien. Et plus inquiétant, les doigts, recroquevillés comme des griffes, ne bougèrent pas. Il sortit de la sacoche accrochée à sa taille un pot d'onguent à base de plantes qui empêcherait une infection de s'installer. Il en préleva un peu, déplia doucement les doigts et entreprit de l'appliquer, s'effrayant intérieurement du manque de réaction que causait son geste. D'un ton qu'il espérait léger, il demanda :
- J'espère que je ne te fais pas trop mal ?
Le regard que lui lança Ewan lui fit froid dans le dos. Il était... absent. Il fixa sa main un long moment et répondit à voix basse :
- Je ne sens rien.
Lucillien fit la grimace, mais il n'osa rien répondre. Ce n'était peut-être que momentané. Du moins, il croisait les doigts pour que ce soit ça. Il faudrait qu'il demande son avis à un médecin. Pour le moment, il avait l'impression que les yeux du mage tentaient de creuser un trou dans sa tête. Heureusement, son attention fut détournée quand Pervenche demanda, comme si elle venait de se rendre compte que quelque chose clochait :
- Est-ce que quelqu'un sait où est Hélios, exactement ?
Meven grogna à la mise en évidence de l'absence de sa victime préférée. C'est vrai que personne n'avait revu le cavalier après sa charge avec Elric, et ils n'avaient en fait aucune idée d'où il avait bien pu atterrir, et même de ce qui lui était arrivé. Ils échangèrent des regards qui voulaient clairement dire « pourvu qu'il ait survécu », mais personne n'osa formuler ça à haute voix. Ils n'en eurent pas besoin. Une voix avec un léger accent du Sud-Est remarqua, légèrement goguenarde :
- Je me demandais combien de temps il vous faudrait pour remarquer que je n'étais pas là.
Toutes les têtes se tournèrent vers le cavalier, qui se tenait derrière Sigrid. A part un large pansement en travers de la joue gauche, il avait l'air en parfaite santé. Meven réagit le premier. Il se leva d'un bond, manquant envoyer Krile à la renverse, et sauta sur Hélios pour le prendre dans une étreinte d'ours. Le cavalier essaya de se dégager, sans réussir à libérer plus qu'un bras, et entreprit de lui taper sur la tête en criant qu'il avait des côtes cassées et d'autres blessures, et qu'on n'avait pas idée de serrer un camarade de combat comme ça. Il fallut l'intervention conjuguée de Gillan et de Pervenche pour qu'il le relâche, et même alors, il refusa de le laisser aller s'asseoir ailleurs qu'à côté de lui, où Hélios pourrait « fournir une épaule compatissante où il pourrait reposer sa tête fatiguée ». Le cavalier répondit qu'elle était plutôt creuse que fatiguée, sa tête, mais il le laissa faire. C'était moins épuisant que de se battre contre lui. De toute façon, ils avaient reçu suffisamment de coups, aujourd'hui, et Meven avait bien mérité un peu de réconfort. Il le laissa donc se servir de lui comme d'un oreiller, en le menaçant toutefois de lui faire manger son foulard si jamais il s'avisait de laisser balader ses mains. Une ombre passa au-dessus du groupe, et Siran vint se poser juste derrière lui, faisant trembler le sol sous leurs pieds. Le wyvern frotta la tête contre son maître en émettant des sons aigus affectueux, manquant l'envoyer par terre avec l'assassin, leur arrachant quelques rires. Sigrid, qui était suffisamment remise pour reprendre son bâton de mage, commença à soigner Pervenche, Lucillien alla aider celui le soigneur qui arrangeait les blessures de Gillan, et Hélios entama le récit de ses péripéties pendant la bataille. Personne ne fit attention quand Ewan se glissa discrètement hors du groupe.
Killian ne réagit pas quand le mage vint s'asseoir à côté de lui, le poussant à se demander s'il allait vraiment bien. Pas d'insulte ou de moquerie, chez Killian, ce n'était pas normal. Il attendit un signe de vie, mais non, on aurait vraiment dit qu'il l'ignorait. Peut-être qu'il lui en voulait vraiment... Le silence commençait à le rendre nerveux, lui qui devait être le membre le moins bavard du groupe. Pour qu'il se passe quelque chose, n'importe quoi, il dit d'une toute petite voix, en serrant son irremplaçable grimoire contre lui :
- Je vous demande pardon.
Pas de réponse. Il n'était même pas sûr que Killian l'avait entendu, en tous cas, il ne réagit pas. Est-ce qu'il se trompait ? Est-ce que le maître d'armes n'était pas vraiment en colère contre lui à cause de ça ? Il n'y avait pas grand-chose qu'il pouvait faire, alors autant lui dire ce qu'il avait sur le cœur. Comme ça, Killian pourrait l'étrangler, et ce serait fait. Il marmonna :
- Je ne voulais pas.... vous venir en aide. Je sais que... enfin... que ça ne vous plaît pas trop... mais...
- Tu m'as humilié, siffla le maître d'armes, le faisant sursauter.
- Je.... je sais. J'ai cru que...
- Je n'ai besoin de l'aide de personne pour gagner un combat, coupa-t-il encore. Et certainement pas de quelqu'un comme toi.
- Il y avait Pervenche...
Killian salua la remarque d'un reniflement méprisant qui disait bien tout ce qu'il pensait de l'aide apportée par la mercenaire, et probablement celle du mage également. Celui-ci continua pourtant :
- Je vous assure, je ne voulais pas vous humilier... J'ai vu une opportunité, et...
- Et tu es intervenu dans mon combat.
Un long silence s'ensuivit. Ewan avait bien des choses sur le cœur, mais il n'était pas sur que c'aurait été une bonne idée de le dire. Ceci dit, le maître d'armes était gravement blessé, alors il ne pourrait probablement pas lui faire grand mal. Il se lança donc :
- Je comprends... que vous vouliez un combat honnête, un contre un, et que... que vous vous sentiez floué, mais... c'était une question de vie ou de mort...
Killian était retombé dans son mutisme, mais Ewan vit qu'il avait levé un sourcil en signe d'incrédulité. Ca voulait probablement dire « comment, moi, le grand Killian, le maître d'armes infaillible, être en danger de mort alors que je suis si fort ? ». Mais les blessures étaient bien là, et le mage savait ce qu'il avait vu.
- Il fallait mettre fin à ce combat... continua-t-il. Tout le monde était en danger...
- J'aurais pu l'arrêter.
- Non, vous n'auriez pas pu.
L'insolence eut le mérite de tirer Killian de son apathie. Il tourna la tête vers le mage et lui lança une œillade assassine, rendu encore plus effrayant par le sang séché qu'il avait encore sur le visage. Ewan avait peur, bien sûr, mais pour la première fois, il ne se détourna pas, et soutint le regard noir. Avec tout le courage qu'il put rassembler, il énonça :
- Vous étiez épuisé, et votre ennemi avait encore suffisamment d'énergie pour vous porter un coup. Il aurait pu vous blesser... (nouveau reniflement méprisant) ou vous tuer. Je... je me suis contenté de profiter que...
- Que je lui avais infligé une blessure importante ! l'interrompit Killian.
- Je... je ne nie pas cela... Ce que je dis, c'est que...
- Que tu t'es mêlé de ce qui ne te regardait pas !
Ewan commençait à en avoir assez. Il avait beau être un gentil garçon timide qui détestait faire des vagues, ça ne voulait pas dire qu'il appréciait de se faire marcher dessus par un maître d'armes égoïste qui n'était pas capable de se rendre compte quand quelqu'un faisait quelque chose pour lui. Ses grands idéaux de combat lui avaient complètement rongé le cerveau. Le mage n'attendait certes pas de grands remerciements, ni d'effusions, mais ce n'était pas des manières de traiter quelqu'un ! Il voulut lui mettre un coup de grimoire, juste comme faisait Sigrid, mais sa main blessée retira toute force au coup, et il le heurta juste légèrement à l'épaule, comme s'il plaisantait. Killian lui bloqua le bras, l'attrapant juste sur la zone sensible, et il se retira avec un sifflement de douleur.
- Vous n'êtes qu'un abruti, Maître Killian. Je vous ai sauvé la vie !
S'il n'avait pas été en colère, l'air ébahi qui s'afficha sur le visage du maître d'armes l'aurait fait rire. Mais en l'occurrence, il n'avait pas envie de rire. Il se leva et alla s'installer aussi loin que possible de Killian, à côté de Siran. Le wyvern le renifla un instant, décida qu'il ne représentait aucun danger, et retourna câliner son maître. Sigrid vit bien que son ami était bouleversé, et pas uniquement à cause de sa main, mais aller lui parler ne lui ferait aucun bien, il valait mieux le laisser. Elle termina de s'occuper de Pervenche, qui était fort occupée à imiter Dogmaël se faisant électrifier son armure, et alla voir le maître d'armes, lui donnant le choix : ou il la laissait soigner ses blessures, ou elle l'assommerait, et elle soignerait ses blessures. Il répondit d'un grognement valant accord. Elle se mit au travail et en profita pour le prévenir que s'il s'obstinait à déprimer Ewan alors que celui-ci lui avait sauvé la vie, elle prendrait soin de lui enrouler le bandage autour de la bouche, pour s'assurer qu'il éviterait de blesser les autres. Il se le tint pour dit.
Krile savait qu'elle aurait dû se redresser, le plus vite possible, avant que son ennemi ne décide de la clouer au sol une bonne fois pour toutes, mais elle n'était pas sûre d'y parvenir. Tous ses muscles lui hurlaient d'arrêter. Ce serait bien plus facile de rester au sol. Elle n'aurait pas mal bien longtemps, elle était sûre que son ennemi ne la ferait pas trop souffrir. Et ensuite, elle serait tranquille. Plus de souffrance, plus de souvenirs, plus rien. Killian rirait d'elle et elle n'en avait rien à faire, c'était un crétin de toute façon. Mais elle ne pouvait pas laisser tomber Elric, il comptait sur elle et elle lui avait prêté allégeance. Sans elle, son ennemi irait prêter main-forte à Dogmaël ou l'étrange créature, et ce serait une catastrophe. Elle planta donc son épée en terre et prit appui dessus pour se relever, forçant ses muscles tétanisés à obéir. Face à elle, son ennemi n'avait pas vraiment l'air en meilleur état, et le poids de l'armure ne l'aidait pas. Comment auraient-ils pu continuer à se battre ? Ils ne tenaient même plus debout sans aide.
Un cri traversa l'espace, les faisant sursauter. Ils se tournèrent vers la source, juste à temps pour voir la main de Dogmaël se changer en un brouillard de sang. L'individu en armure s'arracha au sol, et sans plus faire attention à Krile, courut dans sa direction. Dans le même temps, l'homme au capuchon, qui parait avec difficulté les assauts conjugués de Meven et Gillan, recula soudain de quelques pas et étendit les bras. Ses deux adversaires s'attendaient à une nouvelle attaque ou un atout caché, et ils ne furent pas déçus. Un vent venu de nulle part agita violemment sa cape, les pans d'étoffe s'étirèrent et se rigidifièrent, formant comme des ailes dans le prolongement de ses membres. Son cou et sa tête s'allongèrent également, déformant ses traits en une hideuse caricature d'humain. En quelques secondes, l'homme étrange s'était transformé en une créature volante, semblable à Siran. Cette créature bondit plus qu'elle ne s'envola au-dessus de Meven et Gillan, les forçant à se baisser pour ne pas être décapités par le choc. Elle atterrit à côté de Dogmaël, qui avait été rejoint par l'individu en armure. Celui-ci aida le Roi-Sorcier à monter sur son dos, et avant que personne n'ait pu l'arrêter, la créature prit son envol, projetant des fragments de roche aux alentours, et, évitant les flèches tirées dans sa direction, disparut. En voyant leur roi disparaître avec ses deux acolytes sans même un regard en arrière, les soldats de l'Ouest déposèrent les armes et se rendirent. Et ainsi se finit la bataille.
Le chaos qui s'ensuivit n'avait rien à envier à la bataille. Il fallait s'occuper des morts, soigner les blessures des vivants, organiser le retour à Altea pour la plupart. Un grand nombre de soldats de l'Ouest annoncèrent leur désir de rejoindre les troupes de l'Est. Lys et Eckart n'étaient pas particulièrement pour, arguant que s'ils abandonnaient un camp, ils pourraient fort bien en abandonner un autre sans regrets. Elric leur conseilla de se taire un peu et d'aller faire soigner leurs blessures au lieu de raconter n'importe quoi. Ils avaient subi des pertes importantes, et de nouvelles recrues ne seraient pas de trop, même si elles provenaient d'une autre armée. Il serait au moins assuré qu'ils avaient déjà été sur un champ de bataille et ne tourneraient pas casaque au premier affrontement. A moins qu'ils ne veuillent personnellement aller de village en village recruter de nouveaux membres pour leur armée. Les deux conseillers se le tinrent pour dit. Les soigneurs de l'armée se mirent immédiatement au travail, se répartissant la tâche en fonction de l'importance des blessures. Les mages de l'Ouest vinrent spontanément proposer leur aide, et si on les regarda de travers, on accepta avec empressement. Il y avait fort à faire, et des réserves de magie en plus, ce n'était jamais de trop. Les soldats les plus valides aidèrent à dresser des tentes, afin de former un hôpital de campagne et de permettre aux chirurgiens et aux médecins de soigner les centaines de blessés qu'ils avaient sur les bras.
Cecil et Myrrdin trouvèrent Elric aux mains de l'un des soigneurs, qui était en train de lui entourer la tête d'un bandage épais. Le roi souffrait également de multiples entailles aux jambes, et d'un poignet sévèrement foulé, mais il avait l'air suffisamment valide. Dès qu'il fut à peu près en état de marcher, les deux conseillers l'entraînèrent avec eux. Il était très urgent de rédiger un traité de paix et de l'envoyer dans l'Ouest. Même si Dogmaël y était retourné, il avait perdu une grande partie de ses troupes et de son soutien. En demandant la paix maintenant, ils l'empêcheraient de reprendre pied, reformer une armée, et revenir en force pour une seconde bataille qui ne serait peut-être pas gagnée aussi facilement que celle-là. Si Dogmaël avait disparu en fumée pour aller ourdir une vengeance (Elric ne daigna pas sourire à la blague, mais l'épuisement n'aidait pas), un de ses enfants, probablement sa fille Belladonne, monterait sur le trône à sa place. Dans ce cas, un traité permettrait non seulement de commencer sur des bases à peu près correctes une collaboration correcte entre les deux royaumes, mais permettrait de limiter les velléités de vengeance du rejeton. Lasérian était plutôt d'idée qu'il fallait pousser leur avantage, et écraser leur ennemi avant qu'il se redresse, mais Myrrdin lui fit remarquer que l'armée de l'Est était bien affaiblie elle aussi, et que la prochaine bataille pourrait avoir lieu sur un terrain beaucoup moins favorable. La paix était encore la meilleure option. Elric était d'accord sur le fond, mais remarqua que le traité, tel qu'il avait été rédigé, avec les conditions que le vainqueur appliquait au vaincu, risquerait surtout de déchaîner la colère dudit rejeton et de le pousser encore davantage à obtenir vengeance contre le pays qui écrasait tant le sien. Il entreprit donc, malgré ses blessures, de discuter les articles un à un, au grand désespoir des deux conseillers qui avaient espéré en finir rapidement. Mais le roi répondit à leurs excuses en arguant qu'il était peut-être inexpérimenté, mais qu'une guerre lui suffisait bien, et s'il pouvait éviter que la rancoeur ne les mette dans la même situation dans quelques années, c'était bien ce qu'il comptait faire. Il fit donc chercher tous ses conseillers valides et Malikaï, et entreprit la rédaction d'un nouveau traité.
Lucillien avait passé toute la durée du conflit à l'arrière, aux côtés du stratège aveugle. Myrrdin l'avait assuré qu'avec le plan qu'il leur avait préparé, ils seraient prêts à tout, et qu'au cas où, il saurait s'en occuper. Désoeuvré, le gamin était venu se réfugier au côté du moine, visiblement terrifié par ce qui se passait. Lucillien lui avait proposé de prier avec lui pour que leurs compagnons reviennent sains et saufs, et il avait accepté avec une sorte de soulagement. Ce n'était pas grand-chose, mais ça leur donnait au moins l'impression d'agir, et ça avait le mérite de leur occuper l'esprit. Tandis qu'il récitait toutes les prières qu'il connaissait et implorait toutes les divinités possibles, Lucillien se maudissait également de ne pas être capable d'aller prêter main-forte à ses amis. Tout ce qu'il pouvait faire, c'était attendre et espérer que tout aille bien.
Dès que Cecil vint annoncer la fin du conflit, le moine laissa Malikaï aux mains de son collègue et fila aussi vite que possible dans la direction du champ de batatille, mondissant ses robes qui l'empêchaient d'aller aussi vite qu'il l'aurait voulu. Pendant un instant, il eut peur de ne pas les trouver, ou pire, de ne trouver que leurs corps. Mais non, ils étaient là, assis en groupe comme à leur habitude, ainsi que deux soigneurs qui avaient fort à faire. Sigrid était celle qui protestait le plus, égrenant des qualificatifs très peu flatteurs à l'encontre de Dogmaël et pressant la personne qui s'occupait d'elle de finir le plus vite possible de soigner son bras, afin qu'elle puisse à son tour aller soigner les autres. Le pauvre soigneur fit de son mieux pour enrouler le bandage autour de la blessure le plus vite possible. A côté d'elle, Ewan, pâle comme un mort, serrait son bras droit contre lui, et à en juger par l'état de la manche à moitié carbonisée, la blessure qu'il refusait de montrer devait être horrible. Mais il restait silencieux, le nez dans son grimoire, comme s'il était installé dans une bibliothèque et pas en pleine nature. Pervenche faisait bonne figure en bavardant avec l'autre soigneur tandis qu'il s'occupait de Gillan, mais ses doigts se crispaient par moments, et le morceau de tissu qui enserrait la plaie de sa cuisse était détrempée de sang. Pourtant, elle taquinait Gillan en re-mimant le combat à poings nus qu'elle avait mené contre l'individu à capuche, pour la faire rire et accessoirement la distraire pendant que le mage blanc s'agitait désespérément autour d'elle. Il faut dire que son affrontement l'avait laissée couverte d'énormes bleus, et elle avait refusé de savoir combien d'os avaient été cassés exactement, pour ne pas prendre peur. Mais à en juger par la manière dont les autres la regardaient, elle se doutait bien que le spectacle devait être assez effrayant. De manière étonnante, Krile était assise à côté de l'épéiste. Elle n'avait pas vraiment eu l'énergie de retourner voir les autres conseillers. Comme l'avait fait remarquer Sigrid, avec le coup qu'elle s'était pris sur la tête, c'était même étonnant qu'elle puisse se tenir debout. Elle se tenait très droite, à cause des bandages qui lui enserraient le corps, et pressait sur son front un chiffon qu'Ewan avait gentiment rempli de fragments de glace. Meven était en bien meilleur état, et il clamait que c'était sa grande supériorité au combat qui en était totalement responsable. Sigrid remarqua qu'il avait été soigné en pleine bataille, et qu'il ferait mieux de flatter ses talents à elle. Il répondit par une horrible grimace. Pervenche lui mit une baffe à l'arrière de la tête, et lui demanda de la mettre un peu en veilleuse avec la grandeur au combat et autres sottises. Elle répondit à son coup d’œil interrogateur par un signe de tête en direction de Killian. Le maître d'armes se tenait à l'écart du groupe, complètement immobile. Aucun des soigneurs n'avait osé l'approcher pour lui proposer leur aide, et ce n'était que par chance que ses plaies avaient arrêté de saigner. Il serrait les fragments de son arme dans ses mains, au risque de s'entailler les doigts. Gillan s'était vaguement fait la remarque qu'elle aurait dû aller lui dire quelque chose, mais qu'est-ce qui convenait de dire à son maître d'armes fou quand son orgueil avait été gravement blessé ? De toute façon, si elle allait essayer de le consoler, il risquerait de l'étrangler avec ses cheveux ou quelque chose. Ce n'était pas à elle d'aller lui parler. Et ce n'était pas à Krile non plus. Il n'y avait qu'à voir la manière dont elle l'avait fusillé du regard avant de totalement l'ignorer.
Lucillien prit place dans le groupe, à côté d'Ewan, et avec délicatesse, déplia le bras qu'il gardait contre lui. Le mage résista un instant, puis se laissa faire, et lui tendit sa main. La blessure était atroce. La peau de la paume et des doigts avait entièrement disparu, et les muscles en-dessous étaient eux-mêmes profondément entamés et couverts de cloques. Autour, les bords étaient noirs. Lucillien toucha très légèrement la plaie et s'attendit à un cri de douleur, mais le mage ne dit rien. Et plus inquiétant, les doigts, recroquevillés comme des griffes, ne bougèrent pas. Il sortit de la sacoche accrochée à sa taille un pot d'onguent à base de plantes qui empêcherait une infection de s'installer. Il en préleva un peu, déplia doucement les doigts et entreprit de l'appliquer, s'effrayant intérieurement du manque de réaction que causait son geste. D'un ton qu'il espérait léger, il demanda :
- J'espère que je ne te fais pas trop mal ?
Le regard que lui lança Ewan lui fit froid dans le dos. Il était... absent. Il fixa sa main un long moment et répondit à voix basse :
- Je ne sens rien.
Lucillien fit la grimace, mais il n'osa rien répondre. Ce n'était peut-être que momentané. Du moins, il croisait les doigts pour que ce soit ça. Il faudrait qu'il demande son avis à un médecin. Pour le moment, il avait l'impression que les yeux du mage tentaient de creuser un trou dans sa tête. Heureusement, son attention fut détournée quand Pervenche demanda, comme si elle venait de se rendre compte que quelque chose clochait :
- Est-ce que quelqu'un sait où est Hélios, exactement ?
Meven grogna à la mise en évidence de l'absence de sa victime préférée. C'est vrai que personne n'avait revu le cavalier après sa charge avec Elric, et ils n'avaient en fait aucune idée d'où il avait bien pu atterrir, et même de ce qui lui était arrivé. Ils échangèrent des regards qui voulaient clairement dire « pourvu qu'il ait survécu », mais personne n'osa formuler ça à haute voix. Ils n'en eurent pas besoin. Une voix avec un léger accent du Sud-Est remarqua, légèrement goguenarde :
- Je me demandais combien de temps il vous faudrait pour remarquer que je n'étais pas là.
Toutes les têtes se tournèrent vers le cavalier, qui se tenait derrière Sigrid. A part un large pansement en travers de la joue gauche, il avait l'air en parfaite santé. Meven réagit le premier. Il se leva d'un bond, manquant envoyer Krile à la renverse, et sauta sur Hélios pour le prendre dans une étreinte d'ours. Le cavalier essaya de se dégager, sans réussir à libérer plus qu'un bras, et entreprit de lui taper sur la tête en criant qu'il avait des côtes cassées et d'autres blessures, et qu'on n'avait pas idée de serrer un camarade de combat comme ça. Il fallut l'intervention conjuguée de Gillan et de Pervenche pour qu'il le relâche, et même alors, il refusa de le laisser aller s'asseoir ailleurs qu'à côté de lui, où Hélios pourrait « fournir une épaule compatissante où il pourrait reposer sa tête fatiguée ». Le cavalier répondit qu'elle était plutôt creuse que fatiguée, sa tête, mais il le laissa faire. C'était moins épuisant que de se battre contre lui. De toute façon, ils avaient reçu suffisamment de coups, aujourd'hui, et Meven avait bien mérité un peu de réconfort. Il le laissa donc se servir de lui comme d'un oreiller, en le menaçant toutefois de lui faire manger son foulard si jamais il s'avisait de laisser balader ses mains. Une ombre passa au-dessus du groupe, et Siran vint se poser juste derrière lui, faisant trembler le sol sous leurs pieds. Le wyvern frotta la tête contre son maître en émettant des sons aigus affectueux, manquant l'envoyer par terre avec l'assassin, leur arrachant quelques rires. Sigrid, qui était suffisamment remise pour reprendre son bâton de mage, commença à soigner Pervenche, Lucillien alla aider celui le soigneur qui arrangeait les blessures de Gillan, et Hélios entama le récit de ses péripéties pendant la bataille. Personne ne fit attention quand Ewan se glissa discrètement hors du groupe.
Killian ne réagit pas quand le mage vint s'asseoir à côté de lui, le poussant à se demander s'il allait vraiment bien. Pas d'insulte ou de moquerie, chez Killian, ce n'était pas normal. Il attendit un signe de vie, mais non, on aurait vraiment dit qu'il l'ignorait. Peut-être qu'il lui en voulait vraiment... Le silence commençait à le rendre nerveux, lui qui devait être le membre le moins bavard du groupe. Pour qu'il se passe quelque chose, n'importe quoi, il dit d'une toute petite voix, en serrant son irremplaçable grimoire contre lui :
- Je vous demande pardon.
Pas de réponse. Il n'était même pas sûr que Killian l'avait entendu, en tous cas, il ne réagit pas. Est-ce qu'il se trompait ? Est-ce que le maître d'armes n'était pas vraiment en colère contre lui à cause de ça ? Il n'y avait pas grand-chose qu'il pouvait faire, alors autant lui dire ce qu'il avait sur le cœur. Comme ça, Killian pourrait l'étrangler, et ce serait fait. Il marmonna :
- Je ne voulais pas.... vous venir en aide. Je sais que... enfin... que ça ne vous plaît pas trop... mais...
- Tu m'as humilié, siffla le maître d'armes, le faisant sursauter.
- Je.... je sais. J'ai cru que...
- Je n'ai besoin de l'aide de personne pour gagner un combat, coupa-t-il encore. Et certainement pas de quelqu'un comme toi.
- Il y avait Pervenche...
Killian salua la remarque d'un reniflement méprisant qui disait bien tout ce qu'il pensait de l'aide apportée par la mercenaire, et probablement celle du mage également. Celui-ci continua pourtant :
- Je vous assure, je ne voulais pas vous humilier... J'ai vu une opportunité, et...
- Et tu es intervenu dans mon combat.
Un long silence s'ensuivit. Ewan avait bien des choses sur le cœur, mais il n'était pas sur que c'aurait été une bonne idée de le dire. Ceci dit, le maître d'armes était gravement blessé, alors il ne pourrait probablement pas lui faire grand mal. Il se lança donc :
- Je comprends... que vous vouliez un combat honnête, un contre un, et que... que vous vous sentiez floué, mais... c'était une question de vie ou de mort...
Killian était retombé dans son mutisme, mais Ewan vit qu'il avait levé un sourcil en signe d'incrédulité. Ca voulait probablement dire « comment, moi, le grand Killian, le maître d'armes infaillible, être en danger de mort alors que je suis si fort ? ». Mais les blessures étaient bien là, et le mage savait ce qu'il avait vu.
- Il fallait mettre fin à ce combat... continua-t-il. Tout le monde était en danger...
- J'aurais pu l'arrêter.
- Non, vous n'auriez pas pu.
L'insolence eut le mérite de tirer Killian de son apathie. Il tourna la tête vers le mage et lui lança une œillade assassine, rendu encore plus effrayant par le sang séché qu'il avait encore sur le visage. Ewan avait peur, bien sûr, mais pour la première fois, il ne se détourna pas, et soutint le regard noir. Avec tout le courage qu'il put rassembler, il énonça :
- Vous étiez épuisé, et votre ennemi avait encore suffisamment d'énergie pour vous porter un coup. Il aurait pu vous blesser... (nouveau reniflement méprisant) ou vous tuer. Je... je me suis contenté de profiter que...
- Que je lui avais infligé une blessure importante ! l'interrompit Killian.
- Je... je ne nie pas cela... Ce que je dis, c'est que...
- Que tu t'es mêlé de ce qui ne te regardait pas !
Ewan commençait à en avoir assez. Il avait beau être un gentil garçon timide qui détestait faire des vagues, ça ne voulait pas dire qu'il appréciait de se faire marcher dessus par un maître d'armes égoïste qui n'était pas capable de se rendre compte quand quelqu'un faisait quelque chose pour lui. Ses grands idéaux de combat lui avaient complètement rongé le cerveau. Le mage n'attendait certes pas de grands remerciements, ni d'effusions, mais ce n'était pas des manières de traiter quelqu'un ! Il voulut lui mettre un coup de grimoire, juste comme faisait Sigrid, mais sa main blessée retira toute force au coup, et il le heurta juste légèrement à l'épaule, comme s'il plaisantait. Killian lui bloqua le bras, l'attrapant juste sur la zone sensible, et il se retira avec un sifflement de douleur.
- Vous n'êtes qu'un abruti, Maître Killian. Je vous ai sauvé la vie !
S'il n'avait pas été en colère, l'air ébahi qui s'afficha sur le visage du maître d'armes l'aurait fait rire. Mais en l'occurrence, il n'avait pas envie de rire. Il se leva et alla s'installer aussi loin que possible de Killian, à côté de Siran. Le wyvern le renifla un instant, décida qu'il ne représentait aucun danger, et retourna câliner son maître. Sigrid vit bien que son ami était bouleversé, et pas uniquement à cause de sa main, mais aller lui parler ne lui ferait aucun bien, il valait mieux le laisser. Elle termina de s'occuper de Pervenche, qui était fort occupée à imiter Dogmaël se faisant électrifier son armure, et alla voir le maître d'armes, lui donnant le choix : ou il la laissait soigner ses blessures, ou elle l'assommerait, et elle soignerait ses blessures. Il répondit d'un grognement valant accord. Elle se mit au travail et en profita pour le prévenir que s'il s'obstinait à déprimer Ewan alors que celui-ci lui avait sauvé la vie, elle prendrait soin de lui enrouler le bandage autour de la bouche, pour s'assurer qu'il éviterait de blesser les autres. Il se le tint pour dit.