Chapitre 28
Le lendemain matin, l'armée de l'Est se mit en route vers Altea. Le traité avait été envoyé par messager dès qu'Elric et ses conseillers avaient fini par se mettre d'accord sur les conditions. Restait à espérer qu'il soit accepté, ou il faudrait peut-être tout recommencer. Mais pour le moment, ce qui comptait, c'était de rentrer chez eux, de réussir à soigner tous les blessés. Le long cortège se mit donc en marche, le petit groupe de mercenaires avec eux. On leur avait prêté des montures pour leur faciliter le trajet. Il leur avait fallu quelques essais avant de finalement décider de qui chevaucherait avec qui, principalement pour des causes de mauvaise humeur et d'incompatibilité. Au final, Ewan dut monter devant Gillan, l'état de sa main l'empêchant de se maintenir correctement. L'épéiste n'avait pas l'air gênée d'avoir une brassée de mage, mais celui-ci était écarlate d'être aussi près d'une femme qui n'était pas Sigrid. Celle-ci, qui montait en amazone derrière Krile (la conseillère s'était plus ou moins retrouvée incluse dans le groupe lors de la répartition), ne manqua pas de le taquiner là-dessus. Hélios avait proposé à Meven de monter avec lui sur le dos de Siran et de faire un petit tour dans les airs. L'assassin ne s'était pas méfié de son sourire venimeux, et il avait accepté. Une occasion pareille de se tenir collé à son cavalier, il n'allait pas passer. Il ne se doutait pas que le vol serait agité, que le wyvern prendrait un malin plaisir à enchaîner les acrobaties aériennes, et qu'Hélios savourerait sa terreur. Il en serait quitte pour prétendre que la peur l'empêchait de le lâcher une fois de retour sur la terre ferme. S'il survivait. Killian avait grogné et protesté quand on lui avait ordonné de monter avec quelqu'un, mais on ne lui avait pas donné le choix. Le seul qui restait était Lucillien, qui avait bien proposé de marcher en arguant que ça ne lui poserait pas problème. Il avait fini par monter en selle, mais il n'avait pas osé se tenir au maître d'armes, même si ses robes l'obligeaient lui aussi à monter en amazone. Jusqu'à ce qu'un écart du cheval manque le faire tomber. Killian lui avait attrapé les mains sans délicatesse autour pour les mettre autour de sa taille. Il avait compris la leçon et s'était solidement accroché, sans oser faire la moindre remarque, de peur de le mettre encore plus en colère.
Pervenche aurait bien proposé de prendre l'un des deux avec elle, mais allez savoir pourquoi, Elric s'était retrouvé mystérieusement dans l'incapacité de monter avec Malikaï, arguant que lui-même était trop mal en point pour guider un cheval, et que la seule personne qui aurait pu l'aider, Cecil, était un vrai danger public dès qu'on lui donnait une monture. Il avait donc demandé, avec une mauvaise volonté évidente, si Pervenche ne voulait pas, juste le temps d'une journée, se charger de lui. Elle avait trouvé ça bizarre, mais elle avait accepté. Le gamin s’excusa un nombre incalculable de fois de la gêne occasionnée, et elle eut beau l’assurer à chaque fois que ce n’était pas grave et qu’elle ne voyait aucun inconvénient à avoir un compagnon de voyage sympathique, il continua de balbutier. Killian finit par lui ordonner de se taire avant qu’il ne décide de lui couper la langue pour lui apprendre à lui casser les oreilles, choquant le gamin qui eut l’air prêt à pleurer. Bien mal lui en prit, Lucillien entreprit de lui faire la morale et de lui expliquer exactement à quel point ce n’était pas bien de parler ainsi à un pauvre stratège qui ne lui avait rien fait. Le maître d’armes tint bon une minute, puis lui annonça que s’il ne se taisait pas, il le pousserait du cheval, et qu’il se débrouille. A sa grande surprise, le moine fit remarquer d'une voix sucrée que les longs cheveux châtains qui pendaient devant lui feraient une excellente prise en cas de chute. Et il n'aurait aucun scrupule à s'en servir. Killian en fut réduit à grogner contre les moines à visage d'ange qui ressemblaient à des filles et n'étaient en fait que d'horribles démons. Ce qui bien sûr, ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd. Pervenche et Sigrid en rirent pendant des heures.
Il fallut trois jours pour arriver à nouveau à Altea, trois jours très monotones troublés seulement par quelques disputes et les haltes du soir. Meven avait fini par maîtriser son vertige, et par s'habituer aux acrobaties de Siran. Hélios lui fit même l'honneur de le laisser prendre les rênes. Le wyvern en profita pour se lancer dans une série de vrilles toutes plus sèches les unes que les autres, et tenta de lui mordre la jambe quand Hélios récupéra les rênes pour le faire atterrir en catastrophe. L'assassin jura que plus jamais il n'approcherait cet horrible lézard géant qui ne faisait rien qu'à mordre les braves gens. L'animal répondit d'un nouveau de claquement de mâchoires qui l'obligea à se cacher derrière son cavalier. Toutes les personnes témoins de l'accrochage jurèrent que Siran avait l'air de se moquer de lui.
Une oreille indiscrète qui traînait (celle d'Ewan, assez surprenamment) entendit une conversation ayant lieu entre Gillan et Krile alors que les deux femmes étaient installées près du feu. Plus précisément, il entendit la première faire la remarque à la seconde que maintenant que la coupe de cheveux qu'elle s'était faite pendant le combat avait été arrangée par Sigrid et ses fidèles ciseaux, les cheveux courts lui allaient vraiment bien. Le mage le raconta aux autres, leur faisant promettre de ne pas leur dire qui leur en avait parlé, ou il ferait très rapidement office de drapeau sur les remparts d'Altea. Tout le groupe jura comme un seul homme de les laisser tranquilles, et de ne pas aller les taquiner comme ils ne se privaient pas de faire avec Meven et Hélios (le cavalier grimaça à la comparaison). Mais la démonstration de combat à mains nues que Gillan avait fournie aurait dissuadé n'importe qui de se moquer d'elle sur n'importe quel sujet. Killian se contenta de grogner que ces idiotes femelles n'étaient pas capables de reconnaître la vraie grandeur et ses symboles. Mais il grogna de manière à ce que Lucillien ne l'entende pas.
Enfin, ils arrivèrent à la capitale. Elric fit clairement savoir qu'il était bien content d'être revenu chez lui, et qu'il espérait bien que la prochaine guerre se déroulerait dans très, très longtemps. Il s'empressa d'ailleurs de regagner ses appartements et d'aller s'étaler dans son lit pour une journée ou plus. Ses conseillers n'hésitèrent pas à l'imiter, avec plus de retenue et de discrétion toutefois. Tout le monde avait besoin de repos. Krile se contenta de mentionner qu'elle était pressée de reprendre son entraînement, dès que ses blessures seraient suffisamment guéries. Elle aurait besoin d'un partenaire d'entraînement, bien sûr, ou une partenaire, une nomade qui s'y connaissait bien à l'épée mais n'avait pas trop mauvais caractère, par exemple... Gillan promit que dès que Killian l'estimerait assez forte pour ne plus être son élève, elle accepterait sa proposition.
Comme cela avait été convenu, le groupe des mercenaires reçut une somme d'argent confortable, qu'ils se partagèrent en parts égales. Ils se mirent d'accord pour rester à Altea un moment. Elric s'en voulait de les avoir envoyés en mission suicide, et leur avait proposé de rester un temps indéterminé. Il aurait été idiot de ne pas en profiter, le temps que leurs blessures s'arrangent un peu. Ensuite, ils décideraient de ce qu'ils feraient. Rester ensemble et continuer à vivre des aventures en groupe, ou se séparer et partir chacun faire son petit bout de chemin. Killian était très clairement pour la seconde solution, il affirma n'avoir qu'une hâte, c'était de se débarrasser de cette bande de bras cassés, de voleurs de combats et de moines moralisateurs. Meven lui demanda avec un grand sourire comment il comptait se débrouiller maintenant que son sabre bien-aimé était cassé en deux. Le regard que le maître d'armes lui lança aurait pu faire fondre l'acier le plus solide, et fit penser à l'assassin qu'il était peut-être allé trop loin, cette fois-ci. Depuis leur retour, Killian se tenait encore plus à l'écart qu'avant. La perte de son arme emblématique semblait l'avoir réellement affecté, mais il n'avait pas tenté de demander à quelqu'un de la reforger. Il passait tout son temps à s'entraîner, malgré les tensions qu'il infligeait sur ses blessures. Personne n'osait lui faire la moindre remarque, et il ne les aurait de toute façon pas écoutés. Il valait mieux le laisser seul jusqu'à ce qu'il surmonte le choc.
Lucillien était le seul à tenter de consoler un tant soit peu le maître d'armes, sans grand résultat. Killian refusait tout simplement de l'écouter. Ce qui n'empêchait pas le moine de rester assis des heures à le regarder s'entraîner. Il se contentait de fournir une présence qu'il espérait utile. Gillan lui fit la remarque que ça ne changeait pas grand-chose qu'il soit là ou non, il se contenta de répondre :
- Alors ça ne dérange pas que je reste ici, n'est-ce pas ?
Elle n'insista pas. Lucillien était peut-être tout sucre, tout miel, mais quand il avait une idée en tête, elle y restait bien fichée. Le moine prit donc l'habitude, quand il n'était pas occupé au temple local de Luciola à aider les soigneurs, de tenir une sorte de compagnie à Killian. Il ne désespérait pas de lui être utile, d'une manière ou d'une autre.
Gillan profita du fait que Killian n'avait pas envie de lui faire subir un nouvel entraînement de l'enfer pour s'amuser un peu. Elle s'exerçait de son côté, bien sûr, histoire de ne pas avoir à regagner un terrain monstre une fois qu'elle serait de nouveau sur pied, mais elle y allait à son rythme sans trop se fatiguer. C'était bien plus agréable de ne pas avoir quelqu'un sur le dos qui lui hurlait dessus. Elle pourrait toujours reprendre un véritable entraînement une fois qu'elle ne risquerait pas de rouvrir ses blessures. En attendant, elle avait du temps pour aller discuter avec Krile (et dire beaucoup de mal de Killian), et occupait son temps libre, un luxe qu'elle n'avait eu que trop rarement, à jouer aux cartes avec qui voulait bien l'affronter. Sa jeunesse empêchait les autres de se méfier d'elle, et sa carrure les dissuadait de ne pas lui payer ses gains. L'un dans l'autre, elle s'amusait bien. Ca lui plaisait bien, comme manière de vivre. Il faudrait peut-être qu'elle défie Killian une bonne fois pour toutes. Maintenant, elle était assez forte, son apprentissage était terminé. Il fallait qu'elle affronte son maître et qu'elle commence à se débrouiller seul. Quand elle serait guérie... ça lui laissait encore un peu de temps pour y réfléchir.
Sigrid, comme Lucillien, s'était trouvé un temps où utiliser ses dons de soin au bénéfice du plus grand nombre. L'endroit lui plaisait bien, mais elle avait immédiatement prévenu qu'à la moindre tentative de la contrôler, ou d'utiliser ses pouvoirs d'une manière qui ne lui convenait pas, elle n'hésiterait pas à partir. Elle ne savait pas trop si c'était l'importance de ses pouvoirs qui les avait décidés, et ses faits d'armes pendant la guerre, ou le regard qu'elle utilisa pour ponctuer son affirmation (son imitation de Killian semblait au point), ou encore que la manière dont elle maniait son bâton de mage avait fait parler d'elle. Quoi qu'il en soit, ils étaient ravis de la compter parmi eux. La situation lui convenait parfaitement : elle pouvait se servir de ses dons pour aider les autres, le roi de l'Est la respectait au moins un peu (ou alors il avait peur d'elle, allez savoir), et elle était à pied d’œuvre pour surveiller l'évolution des blessures de ses amis. Certes, elle savait déjà qu'elle ne ferait pas ça toute sa vie. Ce n'était pas ce qu'elle voulait. Mais pour le moment, c'était l'idéal.
L'avenir d'Ewan s'annonçait un peu moins coloré de rose. La mauvaise nouvelle l'avait frappé de plein fouet : son usage des boules de feu lors du combat avait complètement détruit sa main droite. Les soins avaient réussi à lui conserver une apparence à peu près convenable, même si les doigts restaient étrangement repliés, et qu'il garderait probablement toute sa vie des cicatrices rétractiles serpentant jusqu'au milieu de l'avant-bras. Mais la chaleur extrême avait tué les nerfs ; il ne ressentait plus rien à partir du poignet, on aurait pu lui traverser la main d'une pointe, qu'il n'aurait pas cillé, et les doigts ne répondaient plus. Il avait donc entreprit d'apprendre à se servir de sa main gauche, mais ça n'allait pas sans mal. En attendant qu'il récupère toutes ses facultés, Cecil l'aidait à transcrire ses notes. Les deux, aidés par Myrrdin et de temps en temps par Malikaï, tentaient de percer le secret de l'étrange assistant de Dogmaël, l'individu qui ne saignait pas. Pour l'instant, ils n'avaient pas encore beaucoup avancé, mais ils ne désespéraient pas de trouver ce qu'il pouvait bien être. Ewan projetait également d'écrire à son maître pour lui raconter par le menu ce qui lui était arrivé, ou retourner le voir, mais pour l’instant, il n'était pas en état de se déplacer ou d'écrire. Mais ça, il avait encore du temps devant lui. Suffisamment pour le chasser de son esprit jusqu'à ce qu'il n'ait plus le choix.
Quand on lui demanda ce qu'il comptait faire, Hélios répondit qu'il était toujours en fuite. L'armée du Sud-Ouest ne prenait pas bien que des soldats désertent leur armée, et ils étaient toujours décidés à le faire passer de vie à trépas. Il faudrait qu'il trouve un endroit où se cacher jusqu'à ce qu'ils abandonnent la poursuite. Meven était le seul à trouver étrange qu'un pays qui n'était déjà pas en très bon état, et qui connaissait encore des escarmouches et des soulèvements locaux, envoient des hommes à la poursuite d'un seul déserteur alors qu'ils seraient sans doute beaucoup plus utiles ailleurs. Hélios finit par avouer que les wyverns étaient des créatures plus rares que ce qu'on pouvait penser quand on pensait à la fameuse cavalerie du Sud-Ouest, et que si on aurait éventuellement pu lui pardonner d'avoir abandonné l'armée, ses supérieurs lui en voulaient d'avoir disparu avec Siran. En l'éliminant, ils récupéreraient sa monture, même si celui-ci se montrerait indomptable si son cavalier mourait. Meven eut l'air convaincu, et décida avec un grand sourire qu'il allait rester avec Hélios pour le protéger. Celui-ci n'eut pas l'air ravi à cette idée. Mais comme l'expliqua l'assassin, ils ne seraient pas trop de deux pour combattre les ennemis qui pourraient lui en vouloir. C'était tout à son avantage, il aurait l'aide d'un des meilleurs tueurs du pays, et celui-ci ferait même un effort pour ne pas trop se draper sur lui. Hélios hésita longuement. Certes, Meven n'était pas un si mauvais bougre, une fois qu'on passait son habitude de planter ses couteaux dans les gens pour vivre, mais il était extrêmement agaçant, et le cavalier n'était pas sûr de résister à l'envie de le pousser dans la première rivière venue la première fois qu'il se montrerait trop collant. Mais deux têtes valaient mieux qu'une, pareil pour des armes, et il avait bien besoin de toute l'aide qu'il pourrait obtenir. Il finit par accepter que, quand il quitterait Altea pour aller se cacher, l'assassin viendrait avec lui. Ils trouveraient peut-être un endroit où ses poursuivants ne viendraient pas. Il prévint toutefois que Meven n'avait pas intérêt à se comporter avec sa mevenitude habituelle, ou ce serait lui, la première victime. L'assassin promit et jura tout ce qu'on voulait.
Pervenche ne savait pas trop ce qu'elle voulait faire. D'un côté, elle voulait toujours autant avoir des aventures épiques, même si la bataille à laquelle elle avait participé avait un peu calmé ses envies de combat. Elle savait qu'elle était taillée pour ça, pour vivre des choses dont on écrivait des chansons après. D'ailleurs, elle se demandait si Eilian avait déjà entendu ce qui s'était passé et si ça l'avait inspiré d'une manière ou d'une autre. Il faudrait qu'elle reparte, qu'elle trouve d'autres grandes causes à défendre. Ou quelque chose comme ça. C'était pour ça qu'elle était partie, après tout. D'un autre côté, elle était plutôt bien à Altea. Elle était bien installée, elle pouvait trouver de petits emplois faciles en ville le temps de se remettre. Et puis Malikaï aimait bien lui tenir compagnie. Elric clamait qu'il ne comprenait pas pourquoi, qu'elle était bruyante et agitée alors que son stratège était doux, gentil et calme, et qu'il n'allait pas pouvoir la supporter encore bien longtemps. Pourtant, il venait souvent bavarder avec elle, et il arrivait à la mercenaire de lui tenir compagnie pendant qu'il travaillait dans la bibliothèque. Meven prétendait qu'il ne l'avait jamais vue aussi tranquille, et qu'il faudrait l'y installer à perpétuité pour avoir la paix. Étrangement, elle ne l'étrangla même pas. Elle aimait bien, elle, que le stratège soit gentil, qu'il puisse discuter avec elle de magie sans pour autant lui parler comme à une imbécile, et que ses bêtises et ses remarques l'amusent. Elle l'aimait bien, quoi. Elle savait qu'elle ne pourrait pas le mettre dans ses bagages quand elle partirait vers d'autres cieux. Mais il appréciait sa compagnie aussi, et elle n'avait pas vraiment le cœur de l'en priver, de toute façon. Ça ne plaisait pas trop à Elric, mais tant pis. Ce n'était qu'une parenthèse. Bientôt, elle reprendrait sa route. Toute seule, ou peut-être avec l'un ou l'autre de ses compagnons de route. Ca ne lui plaisait pas trop, qu'ils se séparent, ça lui faisait un peu mal au cœur, même. Mais elle se doutait bien que ce n'était pas la fin de leur petit groupe. Tôt ou tard, Spade ferait en sorte qu'ils se réunissent, et ils vivraient de nouveau une grande aventure ensemble. Ce n'était pas la fin, qu'ils se séparent, qu'elle reste à Altea à bavarder avec un stratège pendant qu'un roi fulminait derrière. C'était juste le début d'une nouvelle aventure.
Pervenche aurait bien proposé de prendre l'un des deux avec elle, mais allez savoir pourquoi, Elric s'était retrouvé mystérieusement dans l'incapacité de monter avec Malikaï, arguant que lui-même était trop mal en point pour guider un cheval, et que la seule personne qui aurait pu l'aider, Cecil, était un vrai danger public dès qu'on lui donnait une monture. Il avait donc demandé, avec une mauvaise volonté évidente, si Pervenche ne voulait pas, juste le temps d'une journée, se charger de lui. Elle avait trouvé ça bizarre, mais elle avait accepté. Le gamin s’excusa un nombre incalculable de fois de la gêne occasionnée, et elle eut beau l’assurer à chaque fois que ce n’était pas grave et qu’elle ne voyait aucun inconvénient à avoir un compagnon de voyage sympathique, il continua de balbutier. Killian finit par lui ordonner de se taire avant qu’il ne décide de lui couper la langue pour lui apprendre à lui casser les oreilles, choquant le gamin qui eut l’air prêt à pleurer. Bien mal lui en prit, Lucillien entreprit de lui faire la morale et de lui expliquer exactement à quel point ce n’était pas bien de parler ainsi à un pauvre stratège qui ne lui avait rien fait. Le maître d’armes tint bon une minute, puis lui annonça que s’il ne se taisait pas, il le pousserait du cheval, et qu’il se débrouille. A sa grande surprise, le moine fit remarquer d'une voix sucrée que les longs cheveux châtains qui pendaient devant lui feraient une excellente prise en cas de chute. Et il n'aurait aucun scrupule à s'en servir. Killian en fut réduit à grogner contre les moines à visage d'ange qui ressemblaient à des filles et n'étaient en fait que d'horribles démons. Ce qui bien sûr, ne tomba pas dans l'oreille d'un sourd. Pervenche et Sigrid en rirent pendant des heures.
Il fallut trois jours pour arriver à nouveau à Altea, trois jours très monotones troublés seulement par quelques disputes et les haltes du soir. Meven avait fini par maîtriser son vertige, et par s'habituer aux acrobaties de Siran. Hélios lui fit même l'honneur de le laisser prendre les rênes. Le wyvern en profita pour se lancer dans une série de vrilles toutes plus sèches les unes que les autres, et tenta de lui mordre la jambe quand Hélios récupéra les rênes pour le faire atterrir en catastrophe. L'assassin jura que plus jamais il n'approcherait cet horrible lézard géant qui ne faisait rien qu'à mordre les braves gens. L'animal répondit d'un nouveau de claquement de mâchoires qui l'obligea à se cacher derrière son cavalier. Toutes les personnes témoins de l'accrochage jurèrent que Siran avait l'air de se moquer de lui.
Une oreille indiscrète qui traînait (celle d'Ewan, assez surprenamment) entendit une conversation ayant lieu entre Gillan et Krile alors que les deux femmes étaient installées près du feu. Plus précisément, il entendit la première faire la remarque à la seconde que maintenant que la coupe de cheveux qu'elle s'était faite pendant le combat avait été arrangée par Sigrid et ses fidèles ciseaux, les cheveux courts lui allaient vraiment bien. Le mage le raconta aux autres, leur faisant promettre de ne pas leur dire qui leur en avait parlé, ou il ferait très rapidement office de drapeau sur les remparts d'Altea. Tout le groupe jura comme un seul homme de les laisser tranquilles, et de ne pas aller les taquiner comme ils ne se privaient pas de faire avec Meven et Hélios (le cavalier grimaça à la comparaison). Mais la démonstration de combat à mains nues que Gillan avait fournie aurait dissuadé n'importe qui de se moquer d'elle sur n'importe quel sujet. Killian se contenta de grogner que ces idiotes femelles n'étaient pas capables de reconnaître la vraie grandeur et ses symboles. Mais il grogna de manière à ce que Lucillien ne l'entende pas.
Enfin, ils arrivèrent à la capitale. Elric fit clairement savoir qu'il était bien content d'être revenu chez lui, et qu'il espérait bien que la prochaine guerre se déroulerait dans très, très longtemps. Il s'empressa d'ailleurs de regagner ses appartements et d'aller s'étaler dans son lit pour une journée ou plus. Ses conseillers n'hésitèrent pas à l'imiter, avec plus de retenue et de discrétion toutefois. Tout le monde avait besoin de repos. Krile se contenta de mentionner qu'elle était pressée de reprendre son entraînement, dès que ses blessures seraient suffisamment guéries. Elle aurait besoin d'un partenaire d'entraînement, bien sûr, ou une partenaire, une nomade qui s'y connaissait bien à l'épée mais n'avait pas trop mauvais caractère, par exemple... Gillan promit que dès que Killian l'estimerait assez forte pour ne plus être son élève, elle accepterait sa proposition.
Comme cela avait été convenu, le groupe des mercenaires reçut une somme d'argent confortable, qu'ils se partagèrent en parts égales. Ils se mirent d'accord pour rester à Altea un moment. Elric s'en voulait de les avoir envoyés en mission suicide, et leur avait proposé de rester un temps indéterminé. Il aurait été idiot de ne pas en profiter, le temps que leurs blessures s'arrangent un peu. Ensuite, ils décideraient de ce qu'ils feraient. Rester ensemble et continuer à vivre des aventures en groupe, ou se séparer et partir chacun faire son petit bout de chemin. Killian était très clairement pour la seconde solution, il affirma n'avoir qu'une hâte, c'était de se débarrasser de cette bande de bras cassés, de voleurs de combats et de moines moralisateurs. Meven lui demanda avec un grand sourire comment il comptait se débrouiller maintenant que son sabre bien-aimé était cassé en deux. Le regard que le maître d'armes lui lança aurait pu faire fondre l'acier le plus solide, et fit penser à l'assassin qu'il était peut-être allé trop loin, cette fois-ci. Depuis leur retour, Killian se tenait encore plus à l'écart qu'avant. La perte de son arme emblématique semblait l'avoir réellement affecté, mais il n'avait pas tenté de demander à quelqu'un de la reforger. Il passait tout son temps à s'entraîner, malgré les tensions qu'il infligeait sur ses blessures. Personne n'osait lui faire la moindre remarque, et il ne les aurait de toute façon pas écoutés. Il valait mieux le laisser seul jusqu'à ce qu'il surmonte le choc.
Lucillien était le seul à tenter de consoler un tant soit peu le maître d'armes, sans grand résultat. Killian refusait tout simplement de l'écouter. Ce qui n'empêchait pas le moine de rester assis des heures à le regarder s'entraîner. Il se contentait de fournir une présence qu'il espérait utile. Gillan lui fit la remarque que ça ne changeait pas grand-chose qu'il soit là ou non, il se contenta de répondre :
- Alors ça ne dérange pas que je reste ici, n'est-ce pas ?
Elle n'insista pas. Lucillien était peut-être tout sucre, tout miel, mais quand il avait une idée en tête, elle y restait bien fichée. Le moine prit donc l'habitude, quand il n'était pas occupé au temple local de Luciola à aider les soigneurs, de tenir une sorte de compagnie à Killian. Il ne désespérait pas de lui être utile, d'une manière ou d'une autre.
Gillan profita du fait que Killian n'avait pas envie de lui faire subir un nouvel entraînement de l'enfer pour s'amuser un peu. Elle s'exerçait de son côté, bien sûr, histoire de ne pas avoir à regagner un terrain monstre une fois qu'elle serait de nouveau sur pied, mais elle y allait à son rythme sans trop se fatiguer. C'était bien plus agréable de ne pas avoir quelqu'un sur le dos qui lui hurlait dessus. Elle pourrait toujours reprendre un véritable entraînement une fois qu'elle ne risquerait pas de rouvrir ses blessures. En attendant, elle avait du temps pour aller discuter avec Krile (et dire beaucoup de mal de Killian), et occupait son temps libre, un luxe qu'elle n'avait eu que trop rarement, à jouer aux cartes avec qui voulait bien l'affronter. Sa jeunesse empêchait les autres de se méfier d'elle, et sa carrure les dissuadait de ne pas lui payer ses gains. L'un dans l'autre, elle s'amusait bien. Ca lui plaisait bien, comme manière de vivre. Il faudrait peut-être qu'elle défie Killian une bonne fois pour toutes. Maintenant, elle était assez forte, son apprentissage était terminé. Il fallait qu'elle affronte son maître et qu'elle commence à se débrouiller seul. Quand elle serait guérie... ça lui laissait encore un peu de temps pour y réfléchir.
Sigrid, comme Lucillien, s'était trouvé un temps où utiliser ses dons de soin au bénéfice du plus grand nombre. L'endroit lui plaisait bien, mais elle avait immédiatement prévenu qu'à la moindre tentative de la contrôler, ou d'utiliser ses pouvoirs d'une manière qui ne lui convenait pas, elle n'hésiterait pas à partir. Elle ne savait pas trop si c'était l'importance de ses pouvoirs qui les avait décidés, et ses faits d'armes pendant la guerre, ou le regard qu'elle utilisa pour ponctuer son affirmation (son imitation de Killian semblait au point), ou encore que la manière dont elle maniait son bâton de mage avait fait parler d'elle. Quoi qu'il en soit, ils étaient ravis de la compter parmi eux. La situation lui convenait parfaitement : elle pouvait se servir de ses dons pour aider les autres, le roi de l'Est la respectait au moins un peu (ou alors il avait peur d'elle, allez savoir), et elle était à pied d’œuvre pour surveiller l'évolution des blessures de ses amis. Certes, elle savait déjà qu'elle ne ferait pas ça toute sa vie. Ce n'était pas ce qu'elle voulait. Mais pour le moment, c'était l'idéal.
L'avenir d'Ewan s'annonçait un peu moins coloré de rose. La mauvaise nouvelle l'avait frappé de plein fouet : son usage des boules de feu lors du combat avait complètement détruit sa main droite. Les soins avaient réussi à lui conserver une apparence à peu près convenable, même si les doigts restaient étrangement repliés, et qu'il garderait probablement toute sa vie des cicatrices rétractiles serpentant jusqu'au milieu de l'avant-bras. Mais la chaleur extrême avait tué les nerfs ; il ne ressentait plus rien à partir du poignet, on aurait pu lui traverser la main d'une pointe, qu'il n'aurait pas cillé, et les doigts ne répondaient plus. Il avait donc entreprit d'apprendre à se servir de sa main gauche, mais ça n'allait pas sans mal. En attendant qu'il récupère toutes ses facultés, Cecil l'aidait à transcrire ses notes. Les deux, aidés par Myrrdin et de temps en temps par Malikaï, tentaient de percer le secret de l'étrange assistant de Dogmaël, l'individu qui ne saignait pas. Pour l'instant, ils n'avaient pas encore beaucoup avancé, mais ils ne désespéraient pas de trouver ce qu'il pouvait bien être. Ewan projetait également d'écrire à son maître pour lui raconter par le menu ce qui lui était arrivé, ou retourner le voir, mais pour l’instant, il n'était pas en état de se déplacer ou d'écrire. Mais ça, il avait encore du temps devant lui. Suffisamment pour le chasser de son esprit jusqu'à ce qu'il n'ait plus le choix.
Quand on lui demanda ce qu'il comptait faire, Hélios répondit qu'il était toujours en fuite. L'armée du Sud-Ouest ne prenait pas bien que des soldats désertent leur armée, et ils étaient toujours décidés à le faire passer de vie à trépas. Il faudrait qu'il trouve un endroit où se cacher jusqu'à ce qu'ils abandonnent la poursuite. Meven était le seul à trouver étrange qu'un pays qui n'était déjà pas en très bon état, et qui connaissait encore des escarmouches et des soulèvements locaux, envoient des hommes à la poursuite d'un seul déserteur alors qu'ils seraient sans doute beaucoup plus utiles ailleurs. Hélios finit par avouer que les wyverns étaient des créatures plus rares que ce qu'on pouvait penser quand on pensait à la fameuse cavalerie du Sud-Ouest, et que si on aurait éventuellement pu lui pardonner d'avoir abandonné l'armée, ses supérieurs lui en voulaient d'avoir disparu avec Siran. En l'éliminant, ils récupéreraient sa monture, même si celui-ci se montrerait indomptable si son cavalier mourait. Meven eut l'air convaincu, et décida avec un grand sourire qu'il allait rester avec Hélios pour le protéger. Celui-ci n'eut pas l'air ravi à cette idée. Mais comme l'expliqua l'assassin, ils ne seraient pas trop de deux pour combattre les ennemis qui pourraient lui en vouloir. C'était tout à son avantage, il aurait l'aide d'un des meilleurs tueurs du pays, et celui-ci ferait même un effort pour ne pas trop se draper sur lui. Hélios hésita longuement. Certes, Meven n'était pas un si mauvais bougre, une fois qu'on passait son habitude de planter ses couteaux dans les gens pour vivre, mais il était extrêmement agaçant, et le cavalier n'était pas sûr de résister à l'envie de le pousser dans la première rivière venue la première fois qu'il se montrerait trop collant. Mais deux têtes valaient mieux qu'une, pareil pour des armes, et il avait bien besoin de toute l'aide qu'il pourrait obtenir. Il finit par accepter que, quand il quitterait Altea pour aller se cacher, l'assassin viendrait avec lui. Ils trouveraient peut-être un endroit où ses poursuivants ne viendraient pas. Il prévint toutefois que Meven n'avait pas intérêt à se comporter avec sa mevenitude habituelle, ou ce serait lui, la première victime. L'assassin promit et jura tout ce qu'on voulait.
Pervenche ne savait pas trop ce qu'elle voulait faire. D'un côté, elle voulait toujours autant avoir des aventures épiques, même si la bataille à laquelle elle avait participé avait un peu calmé ses envies de combat. Elle savait qu'elle était taillée pour ça, pour vivre des choses dont on écrivait des chansons après. D'ailleurs, elle se demandait si Eilian avait déjà entendu ce qui s'était passé et si ça l'avait inspiré d'une manière ou d'une autre. Il faudrait qu'elle reparte, qu'elle trouve d'autres grandes causes à défendre. Ou quelque chose comme ça. C'était pour ça qu'elle était partie, après tout. D'un autre côté, elle était plutôt bien à Altea. Elle était bien installée, elle pouvait trouver de petits emplois faciles en ville le temps de se remettre. Et puis Malikaï aimait bien lui tenir compagnie. Elric clamait qu'il ne comprenait pas pourquoi, qu'elle était bruyante et agitée alors que son stratège était doux, gentil et calme, et qu'il n'allait pas pouvoir la supporter encore bien longtemps. Pourtant, il venait souvent bavarder avec elle, et il arrivait à la mercenaire de lui tenir compagnie pendant qu'il travaillait dans la bibliothèque. Meven prétendait qu'il ne l'avait jamais vue aussi tranquille, et qu'il faudrait l'y installer à perpétuité pour avoir la paix. Étrangement, elle ne l'étrangla même pas. Elle aimait bien, elle, que le stratège soit gentil, qu'il puisse discuter avec elle de magie sans pour autant lui parler comme à une imbécile, et que ses bêtises et ses remarques l'amusent. Elle l'aimait bien, quoi. Elle savait qu'elle ne pourrait pas le mettre dans ses bagages quand elle partirait vers d'autres cieux. Mais il appréciait sa compagnie aussi, et elle n'avait pas vraiment le cœur de l'en priver, de toute façon. Ça ne plaisait pas trop à Elric, mais tant pis. Ce n'était qu'une parenthèse. Bientôt, elle reprendrait sa route. Toute seule, ou peut-être avec l'un ou l'autre de ses compagnons de route. Ca ne lui plaisait pas trop, qu'ils se séparent, ça lui faisait un peu mal au cœur, même. Mais elle se doutait bien que ce n'était pas la fin de leur petit groupe. Tôt ou tard, Spade ferait en sorte qu'ils se réunissent, et ils vivraient de nouveau une grande aventure ensemble. Ce n'était pas la fin, qu'ils se séparent, qu'elle reste à Altea à bavarder avec un stratège pendant qu'un roi fulminait derrière. C'était juste le début d'une nouvelle aventure.