Chapitre 31
Elric reconvoqua Belladone le lendemain matin. Il y mit bien sûr toutes les formes possibles, pour ne pas la vexer plus qu'elle ne l'était déjà, mais quand elle le rejoignit, à nouveau dans la salle du conseil, elle était déjà dans un état d'énervement avancé. Au moins, elle n'avait pas sa suite avec elle, cette fois. De son côté, il n'avait demandé l'aide que de Myrrdin, puisqu'il était de bon conseil et il s'y connaissait quand même beaucoup mieux que lui dans toutes ces questions de politique alors qu'il n'était même pas roi, et Cecil puisqu'il passait la moitié de son temps à dormir, mais en matière de chiffres, il était imbattable. Belladone entra, s'octroya une chaise d'emblée, et croisa les bras dans une claire attitude de défi. Elric s'enquit de son confort, si elle était bien installée, histoire de la mettre à l'aise, mais elle finit par couper :
- Alors ? Qu'avez-vous décidé ?
Au temps pour les détours... Le roi aborda donc le sujet délicat :
- Pour être honnête avec vous, je ne sais pas. Il est vrai que... les actes de mon père ont pu être responsables des actes du vôtre. L'ennui, c'est que... comment puis-je tourner ça...
- Ca ne marchera pas comme échappatoire, coupa Belladone. Ce sont certes les actes de nos pères qui nous ont amenés dans cette situation, mais nous avons tous les deux joué un rôle dans cette guerre, et nous sommes également responsables. Ainsi que vos conseillers, ceux de mon père, cette bande de mercenaires idiots et tous les soldats de nos deux armées. Je doute qu'il soit possible de leur demander à tous réparation. Mais comme je vous l'ai déjà dit hier, et je me ferai un plaisir de vous le répéter jusqu'à ce que ça vous rentre dans le crâne, la guerre était peut-être la faute de mon père, mais avoir mis mon incapable de frère sur le trône est la vôtre, ainsi que toutes les catastrophes que sa bêtise causera.
Elric soupira. A ce stade, il allait devenir fou bien trop rapidement. Il se demanda vaguement si son père avait aussi dû subir des fous de toute part. Mais non, il n'avait quand même pas dû subir des Rois-Sorciers, des mercenaires dingues et collantes, et des princesses vengeresses. Ou alors, le monde était encore plus dingue que ce qu'il croyait. Et la princesse vengeresse en question le regardait toujours, dans l'attente de sa réponse.
- Bien, dit-il. Vous êtes en colère contre moi, je suis un horrible être humain, c'est ma faute. Je l'admets, même si je pense que ce sont des raccourcis faciles. Maintenant, la question est... que voulez-vous que j'y fasse ?
- Vous êtes vraiment idiot ?
Myrrdin eut un mouvement de colère, on ne parlait pas ainsi à son roi ! Mais Elric le stoppa d'un geste, ça n'aurait servi à rien de se lancer dans une discussion là-dessus, sauf à perdre encore du temps. Il attendit donc patiemment qu'elle continue.
- Je veux que vous répariez votre erreur, et que vous me rendiez mon trône.
Le roi et ses deux conseillers la regardèrent comme si elle avait tout à coup deux têtes. Elric le premier retrouva ses esprits et sa voix, et demanda :
- Vous voulez que je chasse votre frère de son trône pour vous y remettre, c'est bien ça ?
- Il faut bien que quelqu'un s'occupe de notre pays. Quelqu'un de compétente.
- Vous, en l'occurrence.
- Moi, en l'occurrence, répéta-t-elle en ponctuant sa phrase d'un signe de tête. Je sais diriger ce pays, je le connais.
Elric fit une pause, le temps de reprendre son calme, ou il allait finir par tout défenestrer : meubles, princesse, conseillers, et même roi. Une fois assuré qu'il n'allait pas exploser en insultes qui n'arrangeraient rien, il reprit, lentement :
- Êtes-vous en train de me dire, que vous souhaitez que je déclenche une seconde guerre, et même une invasion de votre pays, pour « rectifier »la situation et vous mettre sur le trône à la place de votre frère ?
- Les moyens que vous utilisez me sont égaux.
- Vous seriez donc d'accord que je déclare la guerre à votre frère, ravageant votre pays une seconde fois, et causant probablement beaucoup de dommages à ses habitants, juste parce que vous voulez absolument régner ?
Pour la première fois depuis qu'elle était arrivée, Elric vit Belladone hésiter une seconde. Pourtant, elle continua d'un ton assuré :
- Ne racontez pas n'importe quoi, vous avez l'air d'un imbécile. A vous entendre, je ne fais qu'un petit caprice.
- Ca m'en a tout l'air !
Ce n'était pas exactement ce qu'il voulait dire, mais c'était plus fort que lui. Il commençait à en avoir assez de se faire insulter par cette femme qui se comportait chez lui comme en pays conquis. Elle se leva, envoyant sa chaise en arrière, et répliqua sur le même ton :
- Je veux sauver mon pays, est-ce que vous pouvez seulement le comprendre ?!
- Bien sûr que je le comprends ! Mais ce n'est pas en m'obligeant à faire la guerre que vous y parviendrez. Tout ce que vous allez réussir à obtenir, c'est de continuer à détruire nos deux pays. Vous ne serez content que quand ils ne seront réduits en ruine, c'est bien ça ?
- Vous êtes un idiot ! Le destin de l'Ouest, ça vous est bien égal !
- Je vous ai dit que non ! Mais je ne peux rien faire sans envahir votre pays et aller imposer ma volonté – ou plutôt la vôtre – par la force. Ce qui, à mon avis, ne passera pas, surtout si vous n'avez pas réussi à le convaincre. Du moins, si vous avez essayé.
- Bien sûr, que j'ai essayé, répondit Belladone en croisant les bras. Cet imbécile n'a rien voulu savoir.
- Et donc, vous venez me demander, à moi, de régler votre dispute familiale.
- Une dispute familiale dont vous êtes en partie responsable.
- Dont mon père est responsable, coupa Elric. Je me suis contenté de réagir à l'agression du vôtre.
- On ne va pas revenir là-dessus.
- Par ailleurs, pourquoi n'avez-vous pas demandé à votre père de remettre les choses dans l'ordre ? Il n'est pas mort, ou alors, mes informations ne sont vraiment pas à jour. Votre frère n'assure-t-il pas la régence jusqu'à ce qu'il revienne ?
Belladone hésita une seconde fois, légèrement embarrassée.
- Je ne sais pas où il est. Il a disparu après cette histoire, avec Tenshi. Son « homme de main », précisa-t-elle. Wolfsbane en a profité pour prendre sa place, et votre traité lui a donné suffisamment de légitimité pour qu'il refuse de me laisser la place qui me revient.
- Et il est donc plus simple de venir ici et d'exiger de ma part que j'aille combattre votre bataille, plutôt que de le chercher par vous-même ?
- Si mon père ne veut pas être trouvé, il ne le sera pas. Je ne peux pas passer des mois à le chercher alors que le pays va à vau-l'eau. Je compte sur votre intervention pour remettre les choses en place plus rapidement qu'aller fouiller les montagnes.
Elric se redressa, bien décidé à mettre un point final à cette discussion.
- Ma réponse est non. Je refuse d'aller remuer ciel et terre pour vous rendre « votre » trône. Débrouillez-vous avec votre frère. De plus, il serait totalement idiot de ma part de renverser un dirigeant pour en mettre un autre, beaucoup plus agressif et en colère contre moi, sans vouloir vous offenser. Ce n'est pas que je n'ai pas confiance en vous, c'est surtout qu'une guerre m'a suffi. Je dois penser à mon peuple, et ce n'est pas ainsi que je le protégerai.
Il s'attendait à des cris, des protestations, des coups sur la table. Belladone se contenta de le toiser un moment, puis inclina la tête en signe d'assentiment. Mais avant qu'il ait pu se réjouir de la tournure des événements, elle ajouta :
- Dans ce cas, sans vouloir vous offenser, bien sûr, je vais faire de votre vie un enfer.
Elle tourna les talons et le laissa en plan, bouche bée. Comment ça, faire de sa vie un enfer ? Il avait déjà bien des difficultés à faire son travail de roi comme ça, avec la bande de fous qui peuplait son château, il n'avait pas vraiment besoin qu'elle débarque à chaque instant pour empirer les choses. Mais il ne pouvait pas s'occuper de ses problèmes, il n'avait rien à voir là-dedans ! Il échangea un regard impuissant avec Myrrdin, puis avec Lys qui était venue voir ce que c'était que tous ces hurlements. Plus pour formuler le fouillis d'idées qui lui tournait dans la tête que pour vraiment avoir une idée géniale, il lui demanda :
- Comment puis-je dissuader une princesse, dont le père a disparu mais n'est pas mort, et qui veut que j'aille chasser son frère du trône pour qu'elle puisse le prendre, de me gâcher la vie parce que je ne veux pas déclencher une guerre juste parce qu'elle me le demande ?
Lys prit la question très au sérieux. Elle réfléchit un bon moment, pendant lequel Elric se creusa aussi la tête et Myrrdin critiqua les dames qui se permettaient d'insulter les rois, avant de proposer :
- Serait-il possible d'envoyer quelqu'un chercher le père en question, s'il n'est pas mort, et de le ramener à la capitale, au château ou je ne sais quoi, pour qu'il remette de l'ordre dans sa famille ?
- C'est une idée...
- Mais... reprit-elle, serait-il vraiment judicieux de faire revenir Dogmaël ? Après tout, il a déclenché une guerre contre nous. Le remettre sur le trône, ou en tous cas lui en donner l'occasion, c'est lui tendre une hache et mettre la tête sur le billot !
- Tu veux dire que ce serait encore pire comme solution que d'aller tenter de m'imposer dans un pays qui n'est pas le mien, et que je dois me résoudre à ce qu'une princesse agressive et violente me rende la vie dure ?
- J'en ai bien peur...
Elric résista héroïquement à l'envie de se taper la tête contre la grande table. Il était peut-être possible d'abdiquer en faveur du premier venu, et d'aller se trouver un métier où on le laisserait tranquille. Elever des moutons, par exemple. Les bergers n'avaient jamais ce genre de problèmes. Myrrdin et Lys le regardaient avec ce qui semblaient être de la pitié. Forcément, c'était à lui qu'il revenait de prendre les décisions difficiles, à la fin. Et ce n'était pas une décision facile à prendre. Mais une sorte d'esquisse de stratégie commençait à se former dans son esprit. Il fallait qu'il en parle à Belladone, de préférence avant qu'elle ne mette le feu à quelque chose. Il sortit de la salle à grands pas, laissant les conseillers en plan à se demander ce qui pouvait bien encore lui prendre. Quoique ce soit, ça annonçait beaucoup d'animation pour les prochains jours...
Il rejoignit la princesse dans les jardins, alors qu'elle les traversait d'un pas furieux. Heureusement, elle n'était pas en train de ravager les plates-bandes. En entendant les pas derrière lui, elle se retourna et reprit la pose dont il commençait déjà à avoir l'habitude, bras croisés et regard de braise. Il s'arrêta devant elle et dit après une seconde d'hésitation :
- Je... j'aimerais parler avec vous de cette histoire.
- A moins que ça ne soit pour me dire que vous allez vous occuper de cette situation, répliqua Belladone, je ne vois pas trop ce que vous pourriez avoir à me dire.
- Il faut que vous compreniez que cette situation est très compliquée pour moi.
- Parce que c'est une partie de plaisir pour moi, peut-être ?
Décidément, il n'allait pas réussir à progresser. Néanmoins, il se força à rester calme. Marcher l'aidait bien, et il entreprit d'arpenter les allées du jardin. Belladone lui emboîta le pas, peut-être un peu curieuse. Au bout d'un instant, il reprit :
- La solution la plus logique qui nous est venue, est de remettre la main sur votre père, puisque vous ne nous avez pas dit qu'il n'était pas mort. S'il vient, plus de problème. Bien sûr, vous perdez votre trône, mais il saura remettre le pays à flots. L'ennui, c'est que...
- C'est que quoi ? Je vous ai dit que...
- Je sais. S'il est vivant, il est caché quelque part dans les montagnes, et il faudrait certainement des siècles pour le retrouver, mais c'est tout ce que nous avons trouvé comme idée qui nous éviterait de devoir envahir un autre pays... ou de devoir envoyer une bande d'idiots assassiner votre frère, ajouta-t-il après un instant.
- Ca ne vous a pas arrêté, la dernière fois, répliqua Belladone.
- Je sais, mais les circonstances n'étaient pas les mêmes. C'était une tentative désespérée pour... à vrai dire, je ne sais plus trop, c'était idiot.
- Ca, vous pouvez le dire.
- Bref, la seule option serait de retrouver votre père, pour qu'il reprenne son trône.
- Mais...
- Ce n'est pas de le trouver qui m'inquiète, continua Elric sans tenir compte des interruptions. En demandant aux bonnes personnes, ce serait possible, ce n'est pas la question. Malheureusement, dans un cas comme dans l'autre, je prends des risques. Et quand je dis « je », je veux dire l'Est. Votre frère incapable – ce sont vos propres mots – va mener votre pays à sa perte, et c'est bien dommage, mais il ne représente aucun danger pour nous, du moins dans l'immédiat. Vous, d'un autre côté... j'ai peur qu'une fois en place, vous ne décidiez de continuer l’œuvre de votre père.
Belladone s'arrêta net et demanda avec un coup d’œil agacé :
- Vous me prenez vraiment pour une foudre de guerre ?
- Oui, répondit Elric sans hésiter.
Etrangement, elle n'ajouta rien.
- Je sais, vous pouvez promettre de n'en rien faire, voire même d'honorer notre traité ou d'en signer un, mais l'un dans l'autre, ce ne sont que des mots.
- Je suis fidèle à ma parole, Altesse.
- Mais si vous mentez en me disant cela, vous pouvez me mentir sur n'importe quoi.
Belladone ne daigna même pas répondre à ces accusations. Il continua donc :
- En effet. La question qui me tracasse est : si jamais j'agis, et que j'arrange les choses d'une quelconque manière que je n'ai pas encore décidé... qu'est-ce qui m'assure que le traité sera respecté ? Quant à laisser votre père reprendre son trône... eh bien, j'ai vu ce que cela donnait. Je n'ai vraiment pas envie de subir une seconde guerre. La première a été courte, et nous nous en sommes sortis, mais une autre serait désastreuse pour tout le monde.
- Alors qu'est-ce que vous comptez faire, au final ? Rien du tout, et vous teniez à m'expliquer en détail pourquoi ? Je vous remercie grandement de votre sollicitude, vraiment.
- Du calme, dit-il en levant la main pour l'arrêter. Je n'ai pas dit que nous n'allons rien faire. Mais avant, je veux en discuter.
- C'est ce que nous faisons.
Belladone resta silencieuse un long moment. Elric attendit de voir si elle avait quelque chose à objecter, contemplant les arbres dénudés en attendant. Elle finit par répondre :
- Je suppose que c'est justifié.
- Par contre, je vous affirme cela sans aucun soutien d'aucune manière, donc ce n'est pas une promesse. Mais... en imaginant que je vous vienne en aide, d'une quelconque manière ou d'une autre... y aurait-il moyen de s'assurer que personne n'attaquerait l'autre ? Je pensais également à des accords commerciaux... Évidement, ce ne sont que des mots pour l'instant, mais cela permettrait à la fois d'arranger vos soucis de... règne, et également de.... enfin, de s'assurer que ces conflits ne reprendraient pas, vous ne pensez pas ?
Si avant, la princesse avait l'air méfiante, elle le regardait maintenant avec incrédulité.
- Alors maintenant, vous voulez nous sauver, c'est ça ? Utiliser votre grand cœur pour que tout le monde aille mieux et que tout le monde soit ami ?
- Pas exactement, répondit Elric en faisant un grand effort pour ne pas frapper quelque chose. J'aimerais vraiment pouvoir faire mon travail de roi, et ça implique de pouvoir faire ce qui est le mieux pour mon peuple, si possible sans princesses qui viennent me déranger. Donc il faut que je trouve un moyen de me débarrasser de vous, et que je protège mes terres. La solution la plus logique, et malheureusement, elle est également d'une bêtise extrême, c'est de mettre quelqu'un de compétent sur le trône de l'Ouest et d'arranger la situation économique. Ce qui, si j'en crois ce qui s'est passé, n'ira pas tout seul. Si je prends les actes de mon père en compte, je dirais que vous laisser vous débrouiller seuls est une très, très mauvaise idée. Si je prends Cecil – mon comptable – en compte, vous donner nos réserves sans aucune contrepartie serait dramatique pour nos comptes. Mais un contrat d'échanges commerciaux en bonne et due forme, qui serait profitable à tout le monde... serait un bon moyen de nous sortir tous de l'ornière. Qu'est-ce que vous en pensez ?
Encore une fois, Belladone le regarda un long moment sans rien dire, et il se sentit obligé de préciser :
- Bien sûr, ce ne sont pas des promesses. Juste des idées en l'air pour le moment. Mais... ce sont déjà des idées. Et je sais déjà qui je vais envoyer à la recherche de votre père.
Les yeux noirs posés sur lui commençaient à le rendre nerveux, et il devait se retenir pour ne pas remuer les pieds comme un gamin pris en faute. Finalement, elle se décida à parler :
- Vous passez de « je ne veux pas entendre parler de vos problèmes » à vouloir sauver le monde à une vitesse hallucinante. Mais vous n'êtes pas aussi idiot que je ne le pensais.
Et elle le laissa planté là, à se demander si elle venait de l'insulter ou de le complimenter. Il n'était pas vraiment sûr de savoir. De toute façon, il avait plus important à faire. Comme il lui avait dit, il savait exactement qui il allait envoyer à la recherche de Dogmaël, et il avait même hâte de le leur annoncer.
- Alors ? Qu'avez-vous décidé ?
Au temps pour les détours... Le roi aborda donc le sujet délicat :
- Pour être honnête avec vous, je ne sais pas. Il est vrai que... les actes de mon père ont pu être responsables des actes du vôtre. L'ennui, c'est que... comment puis-je tourner ça...
- Ca ne marchera pas comme échappatoire, coupa Belladone. Ce sont certes les actes de nos pères qui nous ont amenés dans cette situation, mais nous avons tous les deux joué un rôle dans cette guerre, et nous sommes également responsables. Ainsi que vos conseillers, ceux de mon père, cette bande de mercenaires idiots et tous les soldats de nos deux armées. Je doute qu'il soit possible de leur demander à tous réparation. Mais comme je vous l'ai déjà dit hier, et je me ferai un plaisir de vous le répéter jusqu'à ce que ça vous rentre dans le crâne, la guerre était peut-être la faute de mon père, mais avoir mis mon incapable de frère sur le trône est la vôtre, ainsi que toutes les catastrophes que sa bêtise causera.
Elric soupira. A ce stade, il allait devenir fou bien trop rapidement. Il se demanda vaguement si son père avait aussi dû subir des fous de toute part. Mais non, il n'avait quand même pas dû subir des Rois-Sorciers, des mercenaires dingues et collantes, et des princesses vengeresses. Ou alors, le monde était encore plus dingue que ce qu'il croyait. Et la princesse vengeresse en question le regardait toujours, dans l'attente de sa réponse.
- Bien, dit-il. Vous êtes en colère contre moi, je suis un horrible être humain, c'est ma faute. Je l'admets, même si je pense que ce sont des raccourcis faciles. Maintenant, la question est... que voulez-vous que j'y fasse ?
- Vous êtes vraiment idiot ?
Myrrdin eut un mouvement de colère, on ne parlait pas ainsi à son roi ! Mais Elric le stoppa d'un geste, ça n'aurait servi à rien de se lancer dans une discussion là-dessus, sauf à perdre encore du temps. Il attendit donc patiemment qu'elle continue.
- Je veux que vous répariez votre erreur, et que vous me rendiez mon trône.
Le roi et ses deux conseillers la regardèrent comme si elle avait tout à coup deux têtes. Elric le premier retrouva ses esprits et sa voix, et demanda :
- Vous voulez que je chasse votre frère de son trône pour vous y remettre, c'est bien ça ?
- Il faut bien que quelqu'un s'occupe de notre pays. Quelqu'un de compétente.
- Vous, en l'occurrence.
- Moi, en l'occurrence, répéta-t-elle en ponctuant sa phrase d'un signe de tête. Je sais diriger ce pays, je le connais.
Elric fit une pause, le temps de reprendre son calme, ou il allait finir par tout défenestrer : meubles, princesse, conseillers, et même roi. Une fois assuré qu'il n'allait pas exploser en insultes qui n'arrangeraient rien, il reprit, lentement :
- Êtes-vous en train de me dire, que vous souhaitez que je déclenche une seconde guerre, et même une invasion de votre pays, pour « rectifier »la situation et vous mettre sur le trône à la place de votre frère ?
- Les moyens que vous utilisez me sont égaux.
- Vous seriez donc d'accord que je déclare la guerre à votre frère, ravageant votre pays une seconde fois, et causant probablement beaucoup de dommages à ses habitants, juste parce que vous voulez absolument régner ?
Pour la première fois depuis qu'elle était arrivée, Elric vit Belladone hésiter une seconde. Pourtant, elle continua d'un ton assuré :
- Ne racontez pas n'importe quoi, vous avez l'air d'un imbécile. A vous entendre, je ne fais qu'un petit caprice.
- Ca m'en a tout l'air !
Ce n'était pas exactement ce qu'il voulait dire, mais c'était plus fort que lui. Il commençait à en avoir assez de se faire insulter par cette femme qui se comportait chez lui comme en pays conquis. Elle se leva, envoyant sa chaise en arrière, et répliqua sur le même ton :
- Je veux sauver mon pays, est-ce que vous pouvez seulement le comprendre ?!
- Bien sûr que je le comprends ! Mais ce n'est pas en m'obligeant à faire la guerre que vous y parviendrez. Tout ce que vous allez réussir à obtenir, c'est de continuer à détruire nos deux pays. Vous ne serez content que quand ils ne seront réduits en ruine, c'est bien ça ?
- Vous êtes un idiot ! Le destin de l'Ouest, ça vous est bien égal !
- Je vous ai dit que non ! Mais je ne peux rien faire sans envahir votre pays et aller imposer ma volonté – ou plutôt la vôtre – par la force. Ce qui, à mon avis, ne passera pas, surtout si vous n'avez pas réussi à le convaincre. Du moins, si vous avez essayé.
- Bien sûr, que j'ai essayé, répondit Belladone en croisant les bras. Cet imbécile n'a rien voulu savoir.
- Et donc, vous venez me demander, à moi, de régler votre dispute familiale.
- Une dispute familiale dont vous êtes en partie responsable.
- Dont mon père est responsable, coupa Elric. Je me suis contenté de réagir à l'agression du vôtre.
- On ne va pas revenir là-dessus.
- Par ailleurs, pourquoi n'avez-vous pas demandé à votre père de remettre les choses dans l'ordre ? Il n'est pas mort, ou alors, mes informations ne sont vraiment pas à jour. Votre frère n'assure-t-il pas la régence jusqu'à ce qu'il revienne ?
Belladone hésita une seconde fois, légèrement embarrassée.
- Je ne sais pas où il est. Il a disparu après cette histoire, avec Tenshi. Son « homme de main », précisa-t-elle. Wolfsbane en a profité pour prendre sa place, et votre traité lui a donné suffisamment de légitimité pour qu'il refuse de me laisser la place qui me revient.
- Et il est donc plus simple de venir ici et d'exiger de ma part que j'aille combattre votre bataille, plutôt que de le chercher par vous-même ?
- Si mon père ne veut pas être trouvé, il ne le sera pas. Je ne peux pas passer des mois à le chercher alors que le pays va à vau-l'eau. Je compte sur votre intervention pour remettre les choses en place plus rapidement qu'aller fouiller les montagnes.
Elric se redressa, bien décidé à mettre un point final à cette discussion.
- Ma réponse est non. Je refuse d'aller remuer ciel et terre pour vous rendre « votre » trône. Débrouillez-vous avec votre frère. De plus, il serait totalement idiot de ma part de renverser un dirigeant pour en mettre un autre, beaucoup plus agressif et en colère contre moi, sans vouloir vous offenser. Ce n'est pas que je n'ai pas confiance en vous, c'est surtout qu'une guerre m'a suffi. Je dois penser à mon peuple, et ce n'est pas ainsi que je le protégerai.
Il s'attendait à des cris, des protestations, des coups sur la table. Belladone se contenta de le toiser un moment, puis inclina la tête en signe d'assentiment. Mais avant qu'il ait pu se réjouir de la tournure des événements, elle ajouta :
- Dans ce cas, sans vouloir vous offenser, bien sûr, je vais faire de votre vie un enfer.
Elle tourna les talons et le laissa en plan, bouche bée. Comment ça, faire de sa vie un enfer ? Il avait déjà bien des difficultés à faire son travail de roi comme ça, avec la bande de fous qui peuplait son château, il n'avait pas vraiment besoin qu'elle débarque à chaque instant pour empirer les choses. Mais il ne pouvait pas s'occuper de ses problèmes, il n'avait rien à voir là-dedans ! Il échangea un regard impuissant avec Myrrdin, puis avec Lys qui était venue voir ce que c'était que tous ces hurlements. Plus pour formuler le fouillis d'idées qui lui tournait dans la tête que pour vraiment avoir une idée géniale, il lui demanda :
- Comment puis-je dissuader une princesse, dont le père a disparu mais n'est pas mort, et qui veut que j'aille chasser son frère du trône pour qu'elle puisse le prendre, de me gâcher la vie parce que je ne veux pas déclencher une guerre juste parce qu'elle me le demande ?
Lys prit la question très au sérieux. Elle réfléchit un bon moment, pendant lequel Elric se creusa aussi la tête et Myrrdin critiqua les dames qui se permettaient d'insulter les rois, avant de proposer :
- Serait-il possible d'envoyer quelqu'un chercher le père en question, s'il n'est pas mort, et de le ramener à la capitale, au château ou je ne sais quoi, pour qu'il remette de l'ordre dans sa famille ?
- C'est une idée...
- Mais... reprit-elle, serait-il vraiment judicieux de faire revenir Dogmaël ? Après tout, il a déclenché une guerre contre nous. Le remettre sur le trône, ou en tous cas lui en donner l'occasion, c'est lui tendre une hache et mettre la tête sur le billot !
- Tu veux dire que ce serait encore pire comme solution que d'aller tenter de m'imposer dans un pays qui n'est pas le mien, et que je dois me résoudre à ce qu'une princesse agressive et violente me rende la vie dure ?
- J'en ai bien peur...
Elric résista héroïquement à l'envie de se taper la tête contre la grande table. Il était peut-être possible d'abdiquer en faveur du premier venu, et d'aller se trouver un métier où on le laisserait tranquille. Elever des moutons, par exemple. Les bergers n'avaient jamais ce genre de problèmes. Myrrdin et Lys le regardaient avec ce qui semblaient être de la pitié. Forcément, c'était à lui qu'il revenait de prendre les décisions difficiles, à la fin. Et ce n'était pas une décision facile à prendre. Mais une sorte d'esquisse de stratégie commençait à se former dans son esprit. Il fallait qu'il en parle à Belladone, de préférence avant qu'elle ne mette le feu à quelque chose. Il sortit de la salle à grands pas, laissant les conseillers en plan à se demander ce qui pouvait bien encore lui prendre. Quoique ce soit, ça annonçait beaucoup d'animation pour les prochains jours...
Il rejoignit la princesse dans les jardins, alors qu'elle les traversait d'un pas furieux. Heureusement, elle n'était pas en train de ravager les plates-bandes. En entendant les pas derrière lui, elle se retourna et reprit la pose dont il commençait déjà à avoir l'habitude, bras croisés et regard de braise. Il s'arrêta devant elle et dit après une seconde d'hésitation :
- Je... j'aimerais parler avec vous de cette histoire.
- A moins que ça ne soit pour me dire que vous allez vous occuper de cette situation, répliqua Belladone, je ne vois pas trop ce que vous pourriez avoir à me dire.
- Il faut que vous compreniez que cette situation est très compliquée pour moi.
- Parce que c'est une partie de plaisir pour moi, peut-être ?
Décidément, il n'allait pas réussir à progresser. Néanmoins, il se força à rester calme. Marcher l'aidait bien, et il entreprit d'arpenter les allées du jardin. Belladone lui emboîta le pas, peut-être un peu curieuse. Au bout d'un instant, il reprit :
- La solution la plus logique qui nous est venue, est de remettre la main sur votre père, puisque vous ne nous avez pas dit qu'il n'était pas mort. S'il vient, plus de problème. Bien sûr, vous perdez votre trône, mais il saura remettre le pays à flots. L'ennui, c'est que...
- C'est que quoi ? Je vous ai dit que...
- Je sais. S'il est vivant, il est caché quelque part dans les montagnes, et il faudrait certainement des siècles pour le retrouver, mais c'est tout ce que nous avons trouvé comme idée qui nous éviterait de devoir envahir un autre pays... ou de devoir envoyer une bande d'idiots assassiner votre frère, ajouta-t-il après un instant.
- Ca ne vous a pas arrêté, la dernière fois, répliqua Belladone.
- Je sais, mais les circonstances n'étaient pas les mêmes. C'était une tentative désespérée pour... à vrai dire, je ne sais plus trop, c'était idiot.
- Ca, vous pouvez le dire.
- Bref, la seule option serait de retrouver votre père, pour qu'il reprenne son trône.
- Mais...
- Ce n'est pas de le trouver qui m'inquiète, continua Elric sans tenir compte des interruptions. En demandant aux bonnes personnes, ce serait possible, ce n'est pas la question. Malheureusement, dans un cas comme dans l'autre, je prends des risques. Et quand je dis « je », je veux dire l'Est. Votre frère incapable – ce sont vos propres mots – va mener votre pays à sa perte, et c'est bien dommage, mais il ne représente aucun danger pour nous, du moins dans l'immédiat. Vous, d'un autre côté... j'ai peur qu'une fois en place, vous ne décidiez de continuer l’œuvre de votre père.
Belladone s'arrêta net et demanda avec un coup d’œil agacé :
- Vous me prenez vraiment pour une foudre de guerre ?
- Oui, répondit Elric sans hésiter.
Etrangement, elle n'ajouta rien.
- Je sais, vous pouvez promettre de n'en rien faire, voire même d'honorer notre traité ou d'en signer un, mais l'un dans l'autre, ce ne sont que des mots.
- Je suis fidèle à ma parole, Altesse.
- Mais si vous mentez en me disant cela, vous pouvez me mentir sur n'importe quoi.
Belladone ne daigna même pas répondre à ces accusations. Il continua donc :
- En effet. La question qui me tracasse est : si jamais j'agis, et que j'arrange les choses d'une quelconque manière que je n'ai pas encore décidé... qu'est-ce qui m'assure que le traité sera respecté ? Quant à laisser votre père reprendre son trône... eh bien, j'ai vu ce que cela donnait. Je n'ai vraiment pas envie de subir une seconde guerre. La première a été courte, et nous nous en sommes sortis, mais une autre serait désastreuse pour tout le monde.
- Alors qu'est-ce que vous comptez faire, au final ? Rien du tout, et vous teniez à m'expliquer en détail pourquoi ? Je vous remercie grandement de votre sollicitude, vraiment.
- Du calme, dit-il en levant la main pour l'arrêter. Je n'ai pas dit que nous n'allons rien faire. Mais avant, je veux en discuter.
- C'est ce que nous faisons.
Belladone resta silencieuse un long moment. Elric attendit de voir si elle avait quelque chose à objecter, contemplant les arbres dénudés en attendant. Elle finit par répondre :
- Je suppose que c'est justifié.
- Par contre, je vous affirme cela sans aucun soutien d'aucune manière, donc ce n'est pas une promesse. Mais... en imaginant que je vous vienne en aide, d'une quelconque manière ou d'une autre... y aurait-il moyen de s'assurer que personne n'attaquerait l'autre ? Je pensais également à des accords commerciaux... Évidement, ce ne sont que des mots pour l'instant, mais cela permettrait à la fois d'arranger vos soucis de... règne, et également de.... enfin, de s'assurer que ces conflits ne reprendraient pas, vous ne pensez pas ?
Si avant, la princesse avait l'air méfiante, elle le regardait maintenant avec incrédulité.
- Alors maintenant, vous voulez nous sauver, c'est ça ? Utiliser votre grand cœur pour que tout le monde aille mieux et que tout le monde soit ami ?
- Pas exactement, répondit Elric en faisant un grand effort pour ne pas frapper quelque chose. J'aimerais vraiment pouvoir faire mon travail de roi, et ça implique de pouvoir faire ce qui est le mieux pour mon peuple, si possible sans princesses qui viennent me déranger. Donc il faut que je trouve un moyen de me débarrasser de vous, et que je protège mes terres. La solution la plus logique, et malheureusement, elle est également d'une bêtise extrême, c'est de mettre quelqu'un de compétent sur le trône de l'Ouest et d'arranger la situation économique. Ce qui, si j'en crois ce qui s'est passé, n'ira pas tout seul. Si je prends les actes de mon père en compte, je dirais que vous laisser vous débrouiller seuls est une très, très mauvaise idée. Si je prends Cecil – mon comptable – en compte, vous donner nos réserves sans aucune contrepartie serait dramatique pour nos comptes. Mais un contrat d'échanges commerciaux en bonne et due forme, qui serait profitable à tout le monde... serait un bon moyen de nous sortir tous de l'ornière. Qu'est-ce que vous en pensez ?
Encore une fois, Belladone le regarda un long moment sans rien dire, et il se sentit obligé de préciser :
- Bien sûr, ce ne sont pas des promesses. Juste des idées en l'air pour le moment. Mais... ce sont déjà des idées. Et je sais déjà qui je vais envoyer à la recherche de votre père.
Les yeux noirs posés sur lui commençaient à le rendre nerveux, et il devait se retenir pour ne pas remuer les pieds comme un gamin pris en faute. Finalement, elle se décida à parler :
- Vous passez de « je ne veux pas entendre parler de vos problèmes » à vouloir sauver le monde à une vitesse hallucinante. Mais vous n'êtes pas aussi idiot que je ne le pensais.
Et elle le laissa planté là, à se demander si elle venait de l'insulter ou de le complimenter. Il n'était pas vraiment sûr de savoir. De toute façon, il avait plus important à faire. Comme il lui avait dit, il savait exactement qui il allait envoyer à la recherche de Dogmaël, et il avait même hâte de le leur annoncer.