Chapitre 32
Elric attendit le lendemain matin pour prévenir Pervenche qu'il voulait l'envoyer à des centaines de kilomètres. Ce n'était pas très gentil, mais une petite pointe de sadisme l'y poussait. Et l'envie de déranger un peu Pervenche, histoire de se venger de ce qu'elle lui avait fait subir depuis les derniers mois. Ce n'était pas très grave, quand il y repensait, mais une petite vengeance ne faisait de mal à personne. A l'aube, il se leva et se glissa dans le plus grand silence jusqu'à la chambre de Malikaï. Depuis peu de temps, ça arrivait à la mercenaire de dormir avec son ami, et il n'était pas vraiment sûr que ça lui plaise. Il prévoyait de lui en toucher deux mots, qui auraient pu se résumer par « garde tes distances avec ce pauvre Malikaï », mais il n'en avait pas encore l'occasion. Et si elle acceptait cette mission, il aurait du temps pour y réfléchir.
En prenant soin de ne pas faire de bruit, il ouvrit la porte de la chambre. Comme il l'avait prévu, Pervenche était bien là, dormant du sommeil du juste. Elric grinça des dents en voyant qu'elle et Malikaï étaient décidément trop près à son goût. Mais enfin, rien que les deux dans la même pièce, c'était déjà trop près à son goût. Il s'approcha du côté du lit où elle était étalée, et avec une certaine dose de délectation, versa le verre d'eau qu'il avait apporté sur la tête de la mercenaire, puis s'écarta pour la regarder avec délectation effectuer un véritable bond de carpe en jurant. Bien sûr, Malikaï fut réveillé dans la manœuvre, et il avait l'air un brin paniqué, mais c'était un dommage collatéral. Pervenche posa une main sur le bras du stratège pour l'aider à se détendre, ce qui ne changea pas grand-chose, tout en cherchant celui qui avait osé les troubler. Une fois repéré, elle lui jeta un regard noir, mais Elric avait passé la veille à subir celui de Belladone, à côté, une gamine, même aux yeux bicolores, ça ne faisait pas très peur. Il s'adossa contre le mur, bras croisés, et dit d'une manière qu'il espérait détachée :
- Bien le bonjour, mercenaire. C'est étrange de vous rencontrer ici.
Il vit avec satisfaction que le ton de sa voix avait réussi à calmer Malikaï dès que celui-ci l'entendit. Pervenche se tourna alors vers lui.
- Et je vais te croire, répondit-elle. Que me vaut le plaisir d'être réveillée de manière tout à fait accidentelle par un verre d'eau que tu amenais tout à fait accidentellement dans la chambre de ton stratège et ami ?
- Je ne pensais vraiment pas te trouver là, je t'assure. Quelle drôle de... coïncidence, n'est-ce pas ?
- J'ai bien une idée de ce que tu peux faire de ta coïncidence, mais on ne va pas parler de ça devant une personne délicate, n'est-ce pas ? Dit-elle avec un signe de tête en direction de Malikaï.
Elric s'attendait à la grimace habituelle de son ami quand quelqu'un le qualifiait de délicat, fragile ou toute autre idée dans la même veine. Au lieu de ça, il expédia un coup dans le bras de la mercenaire avec une précision surprenante, et il fut surpris de voir qu'il souriait. Ce qui entama légèrement son humeur. Il fit de son mieux pour ne rien montrer quand il annonça :
- J'ai besoin de toi hors de ce lit...
- Petit coquin, coupa-t-elle.
- Hors de ce lit, disais-je, et il faudrait que tu réunisses tes amis le plus vite possible. Dans l'idéal, je veux vous voir tous dans une heure.
- Est-ce que ça a à voir avec une certaine princesse, fille de Dogmaël qui aurait eu certaines exigences ?
- Une heure.
- Ca risque d'être dur, répondit-elle tout en s'extirpant de sous les couvertures (même si elle portait une tunique, elle s'amusa de voir Elric détourner immédiatement les yeux et fixer une tenture sur le mur). Je peux t'avoir Lucillien, Sigrid et Gillan facilement. Killian, ça dépend s'il s'en fiche ou non. Ewan, ça sera plus difficile à dire. Mais Meven et Hélios, je n'ai aucune idée d'où ils peuvent bien être.
- Ramène ceux que tu trouves.
Sur ces mots, il sortit de la chambre d'une démarche qu'il espérait digne. Pervenche et Malikaï écoutèrent le bruit de ses pas décroître, résistant héroïquement à l'envie d'éclater de rire, de peur qu'il les entende. Pervenche entreprit de déterrer ses vêtements, qui avaient atterri un peu partout dans la chambre, et de s'habiller en vitesse. Une heure, ce n'était pas long, surtout s'il fallait convaincre Ewan d'abandonner ses études bien-aimées pour éventuellement repartir à l'aventure. Enfin, ça, c'était s'ils acceptaient la mission. Rien ne les y obligeait, après tout. Elle même n'avait pas très envie de quitter la ville sur-le-champ, il faisait bien trop froid pour aller courir la nature. D'un autre côté, il fallait bien qu'un jour ou l'autre, elle se remette au travail... Une fois prête, elle tapota l'épaule de Malikaï, ou l'endroit approximatif où elle se trouvait puisqu'il s'était à nouveau installé sous ses couvertures, et sortit.
De manière étonnante, elle eut juste assez de temps pour réunir tout son petit monde, et les amener dans la salle du conseil. Sigrid avait tout laissé en plan en apprenant qu'une nouvelle aventure était au menu, Lucillien avait accepté de venir voir ce qui se passait mais la curiosité était la plus forte, Ewan avait demandé plus de persuasion, mais Sigrid pouvait se montrer très convaincante quand elle voulait. De retour au château, ils avaient vite fait de repérer Gillan qui s'entraînait avec les gardes du château, et ils l'avaient amenée avec eux pour retrouver Elric.
Dans la salle du conseil, le roi les attendait, comme il l'avait dit, mais il n'était pas seul. Ses six conseillers étaient là, assis autour de la grande table comme il se devait. Avec eux, il y avait également Belladone, Ronnan, Delnan, et de manière assez étonnante, Killian, qui était comme à son habitude appuyé contre le mur. Il n'eut pas un seul geste envers ses anciens compagnons, et ils l'ignorèrent avec application en retour. Après les salutations d’usage, Elric annonça :
- Comme vous le savez certainement étant donné qu’une certaine personne était présente là où elle n’aurait pas dû être (regard noir à Pervenche qui répondit de son plus beau sourire innocent), la princesse de l’Ouest est venue demander… exiger… mon aide en ce qui concerne… des soucis politiques.
Ses conseillers le regardèrent tenter d’expliquer la situation sans être immédiatement étranglé par Belladone avec ce qui semblait être de l’amusement. Les mercenaires, eux, se demandaient ce qui allait encore leur tomber sur la tête. L’Ouest allait-il encore leur rendre la vie infernale, maintenant ? Ils observèrent également ladite princesse avec curiosité, pour eux (sauf Pervenche), c’était la première fois qu’ils la rencontraient. Elle les ignora avec superbe. Elric continua :
- Après de nombreuses discussions dont vous n’avez pas à connaître la teneur, Nous avons décidé…
Regard rapide autour de lui pour voir s’il avait le soutien de ses conseillers, mais ceux-ci avaient l’air curieusement peu concernés, ou très intéressés par voir comment il allait s’en sortir. Il devrait trouver un moyen de le leur faire payer, un jour ou l’autre. Bon, autant le leur dire tout de suite.
- Nous avons décidé d’envoyer un groupe de mercenaires à la recherche du roi Dogmaël, qui se cache quelque part dans les montagnes de l'Ouest, afin de résoudre les conflits qui existent autour de l'occupation du trône. Et nous avons décidé de vous demander, étant donné que vous l'avez déjà affronté et êtes les mieux placés pour ne pas tomber dans ses pièges. Seriez-vous aptes à le retrouver ?
Pervenche regarda Sigrid, Ewan, Lucillien, Gillan, dans cet ordre-là. Aux yeux de toutes les personnes présentes, ils avaient juste l'air de se regarder de travers en se demandant ce qui se passait. En fait, ils communiquaient par signes complexes et regards intenses. Finalement, la mercenaire aux yeux bicolores prit la parole :
- C'est non, ton Altesse. On a suffisamment galéré pour s'en débarrasser, c'est aps pour le remettre en place. Si tu as envie de le faire, okay, mais ça sera sans nous.
Et sur cette remarque, elle sortit de la pièce d'un pas décidé, comme Belladone l'avait fait avant elle la veille, suivie par ses compagnons. Killian se contenta de les regarder faire. Ensuite, il s'esquiva par la porte la plus proche, laissant Elric expliquer à Belladone que peut-être, ces incapables qui avaient affronté son père n'étaient pas les meilleurs, et que ça ne serait certainement pas si difficile d'en retrouver d'autres qui trouveraient Dogmaël en un temps record, tandis qu'elle fulminait et grinçait des dents.
Le maître d'armes rattrapa Pervenche dans un couloir. Elle était seule, mais les autres devaient probablement encore être dans le coin, peut-être même à écouter. Même les mages n'étaient pas au-dessus d'un potin bien juteux. Néanmoins, il l'arrêta d'un bras sur l'épaule, et, sans s'offusquer du mouvement sec qu'elle eut pour l'écarter, remarqua :
- Alors ? Tu as peur du Roi-Sorcier ? Je croyais que tu voulais vivre de grandes aventures, et tu bats en retraite dès qu'on t'en propose une ?
Ce qui, en Killian dans le texte, se traduisait par... « alors, tu as peur du Roi-Sorcier ? », c'est-à-dire son habituelle démonstration de supériorité. Pervenche se contenta de répondre :
- Je ne t'ai pas vu te précipiter pour accepter la mission.
- Je sais, répondit-il simplement avec un haussement d'épaules.
- Quoi, on a peur du Roi-Sorcier ?
Il lui lança le regard noir habituel dans ce genre de situations, elle n'y fit même pas attention. Avec Killian, il fallait toujours passer par quelques minutes d'insulte avant qu'il n'en vienne à l'essentiel. Ce qui finit par faire après l'avoir maudite quelques fois et avoir critiqué la coupe de cheveux de Krile qui « allait bien à une guerrière médiocre comme elle ». Pervenche s'abstint de remarquer que contre Dogmaël, il n'avait pas vraiment fait meilleure figure, ni d'ailleurs contre Gillan, et que dans ce cas, lui aussi aurait dû grandement raccourcir sa crinière. Mais ça ne valait pas vraiment le coup d'avoir une épée en travers du corps. Elle attendit donc la question qui ne tarda pas :
- Pourquoi tu ne t'es pas lancée sur cette mission ? Je pensais que tu voudrais l'affronter.
- Parce que je n'ai absolument aucune envie d'aller l'affronter. Une fois, ça nous a suffi. On a fini dans un sacré état, même toi, même si tu essayes de prétendre le contraire. Il doit y avoir assez de missions partout pour éviter celle-là. En plus, je pense que remettre Dogmaël sur le trône est une idée idiote, et que ça va nous amener beaucoup de problèmes. Et quand ça arrivera, j'ai bien l'intention d'être le plus loin possible d'ici.
- Donc il te fait peur.
- Bien sûr, qu'il me fait peur. Tu as peut-être envie d'obtenir vengeance contre lui, mais c'est pas mon cas. Cette histoire avec Belladone, je la sens pas. On devrait pas s'en mêler. Et toi non plus.
Killian se redressa de toute sa haute taille.
- Tiens donc ? On a changé d'avis ? Je ne dois plus prendre mes responsabilités en tant que plus grand maître d'armes du continent ou je ne sais quoi ?
Pervenche roula des yeux dans une magnifique démonstration d'agacement :
- Prends-moi pour une idiote. Bien sûr, que tes compétences te donnent certaines responsabilités. Mais c'était en cas de guerre. Là, ce sont leurs affaires, leurs histoires de politiques, c'est le genre d'histoires dont il ne vaut mieux pas se mêler.
- Oh vraiment ? Et dans ta grande sagesse, tu peux peut-être m'expliquer pourquoi ?
- T'es bête, ou tu le fais exprès ? répondit-elle, assortissant sa répartie d'une petite claque à l'arrière de la tête du maître d'armes, s'attirant un grincement de dents. Tu veux vraiment aller dans des montagnes dont on ne sait rien, à la recherche d'un roi mage qui est peut-être devenu complètement fou, et qui en tous cas nous déteste cordialement ? Libre à toi d'aller te mettre dans sa ligne de mire, mais je ne suis pas pressée de le revoir.
L'argument eut l'air de faire réfléchir le maître d'armes pendant une longue minute, que Pervenche tenta de mettre à profit pour lui faire des tresses, mais il écarta ses mains sans même la regarder. De guerre lasse, elle demanda :
- Et toi ? Pourquoi tu ne t'es pas précipité pour aller chercher Dogmaël ? Je suis sûre que tu meurs d'envie d'aller le chercher et de reprendre votre combat jusqu'à ce que mort ou pire s'ensuive.
- Ce n'est pas une mission pour quelqu'un comme moi, bien sûr.
Cette fois-ci, en Killian dans le texte, c'était traduisible. Et ça voulait dire « je n'ai pas les compétences nécessaires pour ça ». Pour lui, c'était un aveu. Elle l'observa un long moment sous toutes les coutures, l'obligeant à détourner la tête d'un côté, puis de l'autre, pour éviter de croiser son regard. Elle remarqua :
- Est-ce que tu étais en train de dire que le grrrand Killian ne va pas chasser le méchant Roi-Sorcier parce qu'il n'est pas capable de se débrouiller dans la nature ?
- Pas le moins du monde. Surveille tes paroles. J'ai voyagé bien longtemps tout seul avant de ramasser une élève au passage. Je n'ai besoin de personne pour traîner à mes basques.
Pervenche ne fut pas impressionnée le moins du monde.
- Tu sais, ronronna-t-elle presque à l'oreille du maître d'armes en se mettant sur la pointe des pieds pour y mettre une des mèches de cheveux étrangement coupés, je crois me rappeler que tu n'étais pas contre certaines choses que certains d'entre nous pouvaient faire...
Si elle s'attendait à une réaction, elle ne s'attendait certainement pas à ce qu'il la repousse en la fixant comme un monstre.
- Je pensais à tes migraines, précisa-t-elle. Tu sais, l'impression que ta tête explose, et que par une chance intense, Sigrid et moi pouvons calmer ? Et le fait que quand tu as cuisiné, tu as failli tous nous empoisonner ? Ce genre de choses. Ca serait peut-être utile de ne pas être tout seul, non ?
- Tu as raison, je devrais emmener des serviteurs, si jamais je quittais le château. Tu ferais une parfaite servante.
Nouveau coup à l'arrière de la tête, un peu plus violent cette fois, ponctué d'un :
- Arrête tes idioties. On est pas tes esclaves, et t'es pénible quand t'es dans un groupe.
- Et alors ? Je ne veux pas être dans un groupe. Je ne vois donc pas ce que ça peut avoir avec la conversation, si celle-ci avait un but pour commencer.
- Pas faux. Mais c'est toi qui es venu me demander si j'avais peur de Dogmaël, et j'ai insinué que c'est toi qui avais peur avec grande maturité, et on en est arrivés là. Je ne pars pas à la chasse au roi-Sorcier parce que je n'ai pas envie de me faire émincer par lui, et tu ne pars pas parce que tu n'as pas de nounou. Donc personne ne part, et tout le monde est content.
Elle le laissa en plan mais, au moment de retourner à l'intérieur, elle se retourna et lui lança :
- Si jamais tu veux refaire partie d'un groupe et avoir l'occasion de te comporter comme un être humain, n'hésite pas, tu sais où nous trouver !
Et elle disparut dans le couloir sans lui laisser le temps de répondre. Elle n'alla pas bien loin, pourtant. Elric lui tomba dessus alors qu'elle venait à peine de franchir l'entrée, à croire qu'il l'avait guettée. Il se planta devant elle, lui bloquant le passage, et demanda d'un ton qui exigeait clairement une réponse :
- Pourquoi as-tu refusé ?
- Je ne savais pas que « seriez-vous de taille ? » voulait dire « faites ce que je vous dis et plus vite que ça » en langage de roi.
- Ce n'est pas ce que j'ai demandé.
- Je sais. Et si ce n'est pas un ordre, j'ai le droit de refuser, en notre nom, et je ne vois pas pourquoi je dois me justifier.
- C'est une mission extrêmement importante.
- Oh, mais ça change tout. Puisque tu dis que c'est important sans même donner la moindre raison ou explication, je vais m'empresser d'obéir à tes ordres et d'aller risquer ma vie pour chercher un roi qui a envahi ton pays !
- Ne me parle pas sur ce ton. Je te rappelle que je suis roi et que tu n'es qu'une mercenaire, et que tu as beau traîner dans mon château avec mon stratège, rien ne te permet de me parler ainsi.
Pervenche leva les mains en signe de reddition. Elle n'avait pas envie de déclencher une dispute, tout ce qu'elle voulait, c'était avoir la paix, aller se vautrer devant un feu de cheminée, et attendre que cette histoire meure de sa belle mort. Mais Elric n'en avait pas fini avec elle. Il l'attrapa par le bras et insista :
- C'est ton groupe que je veux envoyer là-bas.
- Et c'est mon groupe qui ne veut pas, répondit-elle. En plus, il n'y a presque plus de groupe. Killian ne viendra pas avec nous, et Meven et Hélios, personne ne sait où ils sont, je te l'ai déjà dit. Avec deux épéistes, une soigneuse, un mage blessé et un moine pacifiste, je ne vois pas ce qu'on peut vraiment faire contre Dogmaël. Lui parler jusqu'à ce qu'il meure d'ennui, éventuellement.
- Tu ne sais vraiment pas ?
- Vraiment pas.
- Et si je convaincs Killian ?
- J'aimerais voir ça. Et je ne dis pas ça comme une expression, j'aimerais vraiment te voir affronter Killian. S'il nous rejoint, j'y réfléchirai de nouveau. Ce qui n'est absolument pas un oui. Et je veux quand même savoir pourquoi tu trouves amusant d'envoyer des gens chercher un dingue.
- C'est compliqué.
- Et je ne suis pas une crétine. Même si la moitié de ton conseil pense le contraire puisque vous pensez amusant de nous envoyer à la mort.
- Nous ne vous envoyons pas à la mort, c'est juste que...
- Que vous nous envoyez à la mort, coupa-t-elle. Chercher quelqu'un qui a très, très envie de tous nous tuer, je parie. Et, tu vois, je t'ai même donné mes raisons.
- Tu oses avouer comme ça que tu as peur de lui ?
- Je ne suis pas Killian. Je suis normale, j'ai peur, ça arrive. En plus, on parle de Dogmaël le Roi-Sorcier. C'est normal, d'avoir peur de lui. Et maintenant, tu vas m'expliquer ?
Elric réfléchit un instant puis, ayant finalement pris une décision, fit demi-tour et retourna dans sa salle de conseil, laissant la mercenaire plantée dans le couloir. Il ne fit rien pour cacher son sourire satisfait. Pervenche lui adressa une magnifique grimace dans son dos, puis décida d'aller en ville traumatiser quelques personnes.
En prenant soin de ne pas faire de bruit, il ouvrit la porte de la chambre. Comme il l'avait prévu, Pervenche était bien là, dormant du sommeil du juste. Elric grinça des dents en voyant qu'elle et Malikaï étaient décidément trop près à son goût. Mais enfin, rien que les deux dans la même pièce, c'était déjà trop près à son goût. Il s'approcha du côté du lit où elle était étalée, et avec une certaine dose de délectation, versa le verre d'eau qu'il avait apporté sur la tête de la mercenaire, puis s'écarta pour la regarder avec délectation effectuer un véritable bond de carpe en jurant. Bien sûr, Malikaï fut réveillé dans la manœuvre, et il avait l'air un brin paniqué, mais c'était un dommage collatéral. Pervenche posa une main sur le bras du stratège pour l'aider à se détendre, ce qui ne changea pas grand-chose, tout en cherchant celui qui avait osé les troubler. Une fois repéré, elle lui jeta un regard noir, mais Elric avait passé la veille à subir celui de Belladone, à côté, une gamine, même aux yeux bicolores, ça ne faisait pas très peur. Il s'adossa contre le mur, bras croisés, et dit d'une manière qu'il espérait détachée :
- Bien le bonjour, mercenaire. C'est étrange de vous rencontrer ici.
Il vit avec satisfaction que le ton de sa voix avait réussi à calmer Malikaï dès que celui-ci l'entendit. Pervenche se tourna alors vers lui.
- Et je vais te croire, répondit-elle. Que me vaut le plaisir d'être réveillée de manière tout à fait accidentelle par un verre d'eau que tu amenais tout à fait accidentellement dans la chambre de ton stratège et ami ?
- Je ne pensais vraiment pas te trouver là, je t'assure. Quelle drôle de... coïncidence, n'est-ce pas ?
- J'ai bien une idée de ce que tu peux faire de ta coïncidence, mais on ne va pas parler de ça devant une personne délicate, n'est-ce pas ? Dit-elle avec un signe de tête en direction de Malikaï.
Elric s'attendait à la grimace habituelle de son ami quand quelqu'un le qualifiait de délicat, fragile ou toute autre idée dans la même veine. Au lieu de ça, il expédia un coup dans le bras de la mercenaire avec une précision surprenante, et il fut surpris de voir qu'il souriait. Ce qui entama légèrement son humeur. Il fit de son mieux pour ne rien montrer quand il annonça :
- J'ai besoin de toi hors de ce lit...
- Petit coquin, coupa-t-elle.
- Hors de ce lit, disais-je, et il faudrait que tu réunisses tes amis le plus vite possible. Dans l'idéal, je veux vous voir tous dans une heure.
- Est-ce que ça a à voir avec une certaine princesse, fille de Dogmaël qui aurait eu certaines exigences ?
- Une heure.
- Ca risque d'être dur, répondit-elle tout en s'extirpant de sous les couvertures (même si elle portait une tunique, elle s'amusa de voir Elric détourner immédiatement les yeux et fixer une tenture sur le mur). Je peux t'avoir Lucillien, Sigrid et Gillan facilement. Killian, ça dépend s'il s'en fiche ou non. Ewan, ça sera plus difficile à dire. Mais Meven et Hélios, je n'ai aucune idée d'où ils peuvent bien être.
- Ramène ceux que tu trouves.
Sur ces mots, il sortit de la chambre d'une démarche qu'il espérait digne. Pervenche et Malikaï écoutèrent le bruit de ses pas décroître, résistant héroïquement à l'envie d'éclater de rire, de peur qu'il les entende. Pervenche entreprit de déterrer ses vêtements, qui avaient atterri un peu partout dans la chambre, et de s'habiller en vitesse. Une heure, ce n'était pas long, surtout s'il fallait convaincre Ewan d'abandonner ses études bien-aimées pour éventuellement repartir à l'aventure. Enfin, ça, c'était s'ils acceptaient la mission. Rien ne les y obligeait, après tout. Elle même n'avait pas très envie de quitter la ville sur-le-champ, il faisait bien trop froid pour aller courir la nature. D'un autre côté, il fallait bien qu'un jour ou l'autre, elle se remette au travail... Une fois prête, elle tapota l'épaule de Malikaï, ou l'endroit approximatif où elle se trouvait puisqu'il s'était à nouveau installé sous ses couvertures, et sortit.
De manière étonnante, elle eut juste assez de temps pour réunir tout son petit monde, et les amener dans la salle du conseil. Sigrid avait tout laissé en plan en apprenant qu'une nouvelle aventure était au menu, Lucillien avait accepté de venir voir ce qui se passait mais la curiosité était la plus forte, Ewan avait demandé plus de persuasion, mais Sigrid pouvait se montrer très convaincante quand elle voulait. De retour au château, ils avaient vite fait de repérer Gillan qui s'entraînait avec les gardes du château, et ils l'avaient amenée avec eux pour retrouver Elric.
Dans la salle du conseil, le roi les attendait, comme il l'avait dit, mais il n'était pas seul. Ses six conseillers étaient là, assis autour de la grande table comme il se devait. Avec eux, il y avait également Belladone, Ronnan, Delnan, et de manière assez étonnante, Killian, qui était comme à son habitude appuyé contre le mur. Il n'eut pas un seul geste envers ses anciens compagnons, et ils l'ignorèrent avec application en retour. Après les salutations d’usage, Elric annonça :
- Comme vous le savez certainement étant donné qu’une certaine personne était présente là où elle n’aurait pas dû être (regard noir à Pervenche qui répondit de son plus beau sourire innocent), la princesse de l’Ouest est venue demander… exiger… mon aide en ce qui concerne… des soucis politiques.
Ses conseillers le regardèrent tenter d’expliquer la situation sans être immédiatement étranglé par Belladone avec ce qui semblait être de l’amusement. Les mercenaires, eux, se demandaient ce qui allait encore leur tomber sur la tête. L’Ouest allait-il encore leur rendre la vie infernale, maintenant ? Ils observèrent également ladite princesse avec curiosité, pour eux (sauf Pervenche), c’était la première fois qu’ils la rencontraient. Elle les ignora avec superbe. Elric continua :
- Après de nombreuses discussions dont vous n’avez pas à connaître la teneur, Nous avons décidé…
Regard rapide autour de lui pour voir s’il avait le soutien de ses conseillers, mais ceux-ci avaient l’air curieusement peu concernés, ou très intéressés par voir comment il allait s’en sortir. Il devrait trouver un moyen de le leur faire payer, un jour ou l’autre. Bon, autant le leur dire tout de suite.
- Nous avons décidé d’envoyer un groupe de mercenaires à la recherche du roi Dogmaël, qui se cache quelque part dans les montagnes de l'Ouest, afin de résoudre les conflits qui existent autour de l'occupation du trône. Et nous avons décidé de vous demander, étant donné que vous l'avez déjà affronté et êtes les mieux placés pour ne pas tomber dans ses pièges. Seriez-vous aptes à le retrouver ?
Pervenche regarda Sigrid, Ewan, Lucillien, Gillan, dans cet ordre-là. Aux yeux de toutes les personnes présentes, ils avaient juste l'air de se regarder de travers en se demandant ce qui se passait. En fait, ils communiquaient par signes complexes et regards intenses. Finalement, la mercenaire aux yeux bicolores prit la parole :
- C'est non, ton Altesse. On a suffisamment galéré pour s'en débarrasser, c'est aps pour le remettre en place. Si tu as envie de le faire, okay, mais ça sera sans nous.
Et sur cette remarque, elle sortit de la pièce d'un pas décidé, comme Belladone l'avait fait avant elle la veille, suivie par ses compagnons. Killian se contenta de les regarder faire. Ensuite, il s'esquiva par la porte la plus proche, laissant Elric expliquer à Belladone que peut-être, ces incapables qui avaient affronté son père n'étaient pas les meilleurs, et que ça ne serait certainement pas si difficile d'en retrouver d'autres qui trouveraient Dogmaël en un temps record, tandis qu'elle fulminait et grinçait des dents.
Le maître d'armes rattrapa Pervenche dans un couloir. Elle était seule, mais les autres devaient probablement encore être dans le coin, peut-être même à écouter. Même les mages n'étaient pas au-dessus d'un potin bien juteux. Néanmoins, il l'arrêta d'un bras sur l'épaule, et, sans s'offusquer du mouvement sec qu'elle eut pour l'écarter, remarqua :
- Alors ? Tu as peur du Roi-Sorcier ? Je croyais que tu voulais vivre de grandes aventures, et tu bats en retraite dès qu'on t'en propose une ?
Ce qui, en Killian dans le texte, se traduisait par... « alors, tu as peur du Roi-Sorcier ? », c'est-à-dire son habituelle démonstration de supériorité. Pervenche se contenta de répondre :
- Je ne t'ai pas vu te précipiter pour accepter la mission.
- Je sais, répondit-il simplement avec un haussement d'épaules.
- Quoi, on a peur du Roi-Sorcier ?
Il lui lança le regard noir habituel dans ce genre de situations, elle n'y fit même pas attention. Avec Killian, il fallait toujours passer par quelques minutes d'insulte avant qu'il n'en vienne à l'essentiel. Ce qui finit par faire après l'avoir maudite quelques fois et avoir critiqué la coupe de cheveux de Krile qui « allait bien à une guerrière médiocre comme elle ». Pervenche s'abstint de remarquer que contre Dogmaël, il n'avait pas vraiment fait meilleure figure, ni d'ailleurs contre Gillan, et que dans ce cas, lui aussi aurait dû grandement raccourcir sa crinière. Mais ça ne valait pas vraiment le coup d'avoir une épée en travers du corps. Elle attendit donc la question qui ne tarda pas :
- Pourquoi tu ne t'es pas lancée sur cette mission ? Je pensais que tu voudrais l'affronter.
- Parce que je n'ai absolument aucune envie d'aller l'affronter. Une fois, ça nous a suffi. On a fini dans un sacré état, même toi, même si tu essayes de prétendre le contraire. Il doit y avoir assez de missions partout pour éviter celle-là. En plus, je pense que remettre Dogmaël sur le trône est une idée idiote, et que ça va nous amener beaucoup de problèmes. Et quand ça arrivera, j'ai bien l'intention d'être le plus loin possible d'ici.
- Donc il te fait peur.
- Bien sûr, qu'il me fait peur. Tu as peut-être envie d'obtenir vengeance contre lui, mais c'est pas mon cas. Cette histoire avec Belladone, je la sens pas. On devrait pas s'en mêler. Et toi non plus.
Killian se redressa de toute sa haute taille.
- Tiens donc ? On a changé d'avis ? Je ne dois plus prendre mes responsabilités en tant que plus grand maître d'armes du continent ou je ne sais quoi ?
Pervenche roula des yeux dans une magnifique démonstration d'agacement :
- Prends-moi pour une idiote. Bien sûr, que tes compétences te donnent certaines responsabilités. Mais c'était en cas de guerre. Là, ce sont leurs affaires, leurs histoires de politiques, c'est le genre d'histoires dont il ne vaut mieux pas se mêler.
- Oh vraiment ? Et dans ta grande sagesse, tu peux peut-être m'expliquer pourquoi ?
- T'es bête, ou tu le fais exprès ? répondit-elle, assortissant sa répartie d'une petite claque à l'arrière de la tête du maître d'armes, s'attirant un grincement de dents. Tu veux vraiment aller dans des montagnes dont on ne sait rien, à la recherche d'un roi mage qui est peut-être devenu complètement fou, et qui en tous cas nous déteste cordialement ? Libre à toi d'aller te mettre dans sa ligne de mire, mais je ne suis pas pressée de le revoir.
L'argument eut l'air de faire réfléchir le maître d'armes pendant une longue minute, que Pervenche tenta de mettre à profit pour lui faire des tresses, mais il écarta ses mains sans même la regarder. De guerre lasse, elle demanda :
- Et toi ? Pourquoi tu ne t'es pas précipité pour aller chercher Dogmaël ? Je suis sûre que tu meurs d'envie d'aller le chercher et de reprendre votre combat jusqu'à ce que mort ou pire s'ensuive.
- Ce n'est pas une mission pour quelqu'un comme moi, bien sûr.
Cette fois-ci, en Killian dans le texte, c'était traduisible. Et ça voulait dire « je n'ai pas les compétences nécessaires pour ça ». Pour lui, c'était un aveu. Elle l'observa un long moment sous toutes les coutures, l'obligeant à détourner la tête d'un côté, puis de l'autre, pour éviter de croiser son regard. Elle remarqua :
- Est-ce que tu étais en train de dire que le grrrand Killian ne va pas chasser le méchant Roi-Sorcier parce qu'il n'est pas capable de se débrouiller dans la nature ?
- Pas le moins du monde. Surveille tes paroles. J'ai voyagé bien longtemps tout seul avant de ramasser une élève au passage. Je n'ai besoin de personne pour traîner à mes basques.
Pervenche ne fut pas impressionnée le moins du monde.
- Tu sais, ronronna-t-elle presque à l'oreille du maître d'armes en se mettant sur la pointe des pieds pour y mettre une des mèches de cheveux étrangement coupés, je crois me rappeler que tu n'étais pas contre certaines choses que certains d'entre nous pouvaient faire...
Si elle s'attendait à une réaction, elle ne s'attendait certainement pas à ce qu'il la repousse en la fixant comme un monstre.
- Je pensais à tes migraines, précisa-t-elle. Tu sais, l'impression que ta tête explose, et que par une chance intense, Sigrid et moi pouvons calmer ? Et le fait que quand tu as cuisiné, tu as failli tous nous empoisonner ? Ce genre de choses. Ca serait peut-être utile de ne pas être tout seul, non ?
- Tu as raison, je devrais emmener des serviteurs, si jamais je quittais le château. Tu ferais une parfaite servante.
Nouveau coup à l'arrière de la tête, un peu plus violent cette fois, ponctué d'un :
- Arrête tes idioties. On est pas tes esclaves, et t'es pénible quand t'es dans un groupe.
- Et alors ? Je ne veux pas être dans un groupe. Je ne vois donc pas ce que ça peut avoir avec la conversation, si celle-ci avait un but pour commencer.
- Pas faux. Mais c'est toi qui es venu me demander si j'avais peur de Dogmaël, et j'ai insinué que c'est toi qui avais peur avec grande maturité, et on en est arrivés là. Je ne pars pas à la chasse au roi-Sorcier parce que je n'ai pas envie de me faire émincer par lui, et tu ne pars pas parce que tu n'as pas de nounou. Donc personne ne part, et tout le monde est content.
Elle le laissa en plan mais, au moment de retourner à l'intérieur, elle se retourna et lui lança :
- Si jamais tu veux refaire partie d'un groupe et avoir l'occasion de te comporter comme un être humain, n'hésite pas, tu sais où nous trouver !
Et elle disparut dans le couloir sans lui laisser le temps de répondre. Elle n'alla pas bien loin, pourtant. Elric lui tomba dessus alors qu'elle venait à peine de franchir l'entrée, à croire qu'il l'avait guettée. Il se planta devant elle, lui bloquant le passage, et demanda d'un ton qui exigeait clairement une réponse :
- Pourquoi as-tu refusé ?
- Je ne savais pas que « seriez-vous de taille ? » voulait dire « faites ce que je vous dis et plus vite que ça » en langage de roi.
- Ce n'est pas ce que j'ai demandé.
- Je sais. Et si ce n'est pas un ordre, j'ai le droit de refuser, en notre nom, et je ne vois pas pourquoi je dois me justifier.
- C'est une mission extrêmement importante.
- Oh, mais ça change tout. Puisque tu dis que c'est important sans même donner la moindre raison ou explication, je vais m'empresser d'obéir à tes ordres et d'aller risquer ma vie pour chercher un roi qui a envahi ton pays !
- Ne me parle pas sur ce ton. Je te rappelle que je suis roi et que tu n'es qu'une mercenaire, et que tu as beau traîner dans mon château avec mon stratège, rien ne te permet de me parler ainsi.
Pervenche leva les mains en signe de reddition. Elle n'avait pas envie de déclencher une dispute, tout ce qu'elle voulait, c'était avoir la paix, aller se vautrer devant un feu de cheminée, et attendre que cette histoire meure de sa belle mort. Mais Elric n'en avait pas fini avec elle. Il l'attrapa par le bras et insista :
- C'est ton groupe que je veux envoyer là-bas.
- Et c'est mon groupe qui ne veut pas, répondit-elle. En plus, il n'y a presque plus de groupe. Killian ne viendra pas avec nous, et Meven et Hélios, personne ne sait où ils sont, je te l'ai déjà dit. Avec deux épéistes, une soigneuse, un mage blessé et un moine pacifiste, je ne vois pas ce qu'on peut vraiment faire contre Dogmaël. Lui parler jusqu'à ce qu'il meure d'ennui, éventuellement.
- Tu ne sais vraiment pas ?
- Vraiment pas.
- Et si je convaincs Killian ?
- J'aimerais voir ça. Et je ne dis pas ça comme une expression, j'aimerais vraiment te voir affronter Killian. S'il nous rejoint, j'y réfléchirai de nouveau. Ce qui n'est absolument pas un oui. Et je veux quand même savoir pourquoi tu trouves amusant d'envoyer des gens chercher un dingue.
- C'est compliqué.
- Et je ne suis pas une crétine. Même si la moitié de ton conseil pense le contraire puisque vous pensez amusant de nous envoyer à la mort.
- Nous ne vous envoyons pas à la mort, c'est juste que...
- Que vous nous envoyez à la mort, coupa-t-elle. Chercher quelqu'un qui a très, très envie de tous nous tuer, je parie. Et, tu vois, je t'ai même donné mes raisons.
- Tu oses avouer comme ça que tu as peur de lui ?
- Je ne suis pas Killian. Je suis normale, j'ai peur, ça arrive. En plus, on parle de Dogmaël le Roi-Sorcier. C'est normal, d'avoir peur de lui. Et maintenant, tu vas m'expliquer ?
Elric réfléchit un instant puis, ayant finalement pris une décision, fit demi-tour et retourna dans sa salle de conseil, laissant la mercenaire plantée dans le couloir. Il ne fit rien pour cacher son sourire satisfait. Pervenche lui adressa une magnifique grimace dans son dos, puis décida d'aller en ville traumatiser quelques personnes.