Chapitre 35
Il leur fallut une semaine de marche difficile pour finalement atteindre la grande ville de Mallemort. Ewan avait considéré la ville comme une étape valable, après tout, c'était une cité importante, ils pourraient facilement s'y reposer. Pour le ravitaillement, ça devrait être plus compliqué, étant donné ce qui s'y était passé, mais ça ne devrait pas être impossible. En approchant, ils virent que la cité, qui présentait une architecture typique de la région avec sa forteresse centrale sur une éminence, et ses quartiers concentriques cernés d'une muraille, avait grandement souffert des assauts de Dogmaël. Les murs présentaient de larges brèches, beaucoup de bâtiments étaient en piteux état. Quant au château, il semblait avoir essuyé un incendie important. Il y avait des traces de réparation, des échafaudages dressés et des artisans qui s'activaient, mais il faudrait encore longtemps avant que la ville ne retrouve sa grandeur passée.
En approchant des murailles, Lucillien hésita et ralentit. Pervenche, qui marchait à côté de lui, se tourna vers lui pour lui demander s'il allait bien, mais la question se coinça dans sa gorge. Le visage du moine était aussi blanc que la neige autour, et même s'il n'était pas possible de voir que ses mains tremblaient, le tintement des perles de son chapelet s'entrechoquant alors qu'il le tenait serré dans son poing était un bon indice. Il ne dit rien, ne fit aucune remarque, même s'il était clair qu'il aurait donné n'importe quoi pour trouver une autre ville ou faire demi-tour, voire partir en courant. Quand ils se retrouvèrent près des portes, il se contenta de remonter sa capuche, cachant son expression à ses camarades comme aux gardes qui leur barrèrent la route. Pervenche se fit la voix du groupe et expliqua de son ton de gentille fille innocente qu'ils n'étaient que des voyageurs absolument sans danger qui ne cherchaient qu'un abri pour la nuit, et certainement pas des voyous à la recherche de proies faciles. Chacun se força à avoir l'air aussi normal que possible. Les sentinelles discutèrent un peu, allant jusqu'à demander à leur supérieur ce qu'il convenait de faire. Une telle méfiance n'était pas difficile à comprendre : après ce qui s'était passé, c'était normal qu'ils ne voient pas d'un très bon œil un groupe d'étrangers armés débarquer d'ils ne savaient où. Finalement, ils semblèrent décider que les arrivants ne devaient pas représenter de danger notoire, et ils les laissèrent entrer.
Une fois installés dans leur quartier général pour la nuit, Killian demanda à Lucillien :
- Pourquoi t'es-tu caché ? Ils te...
- Si vous articulez d'une quelconque manière que ces gens me font peur, répondit le moine d'une voix qui tremblait, je vais être obligé de vous frapper. Et je n'hésiterai pas.
La grimace incrédule de Killian laissait bien deviner ce qu'il pensait des chances de l'autre de le toucher, encore plus de lui faire le moindre mal, mais mû par un sixième sens, il trouva plus avisé de le garder pour lui. De toute façon, Sigrid ne lui laissa pas le temps de formuler une nouvelle insulte. Elle tendit le bras à travers la table pour tapoter la main de son ami, et demanda :
- Tu ne voulais pas qu'ils te reconnaissent ?
Pour toute réponse, Lucillien secoua la tête. Elle continua :
- Tu veux en parler ?
- Il... n'y a pas grand-chose à dire, répondit-il en haussant les épaules. S'ils me reconnaissaient, nous aurions peut-être un meilleur abri, mais... étant donné que je suis...
Un sanglot l'arrêta. Sigrid lui serra la main, Pervenche et Ewan, qui l'entouraient, lui tapotèrent l'épaule en résistant à l'envie de le prendre dans une étreinte consolante, chacun attendit sans faire de remarque. Finalement, il reprit :
- Etant donné que je suis le dernier membre de la famille de Mallemort encore en vie, du moins... pour Raphaël, on ne sait pas... je devrai rester.
- Et pourquoi tu ne restes pas ? Demanda Killian, bras croisés et l'air agacé. Ou peut-être mal à l'aise, c'était difficile à dire.
- Je... je veux venir avec vous. Je sais que je peux vous être utile, et je veux... retrouver Raphaël. Ici... je ne m'y connais pas beaucoup, en gestion d'une ville. Je suis un moine, pas autre chose. Je ne servirais à rien, à part être un symbole. Je ne veux pas être un symbole. Je sais que je ne peux pas vraiment me défendre, mais je veux venir avec vous.
- C'est à toi de décider, répondit Pervenche. Tu fais partie du groupe, tu viens avec nous si tu veux. Et je suis sûre que notre maître d'armes est parfaitement capable de se défendre et de protéger quelqu'un, n'est-ce pas ?
Killian aurait bien répondu quelque chose de vulgaire, mais ça aurait voulu dire qu'il était moins fort que ce qu'elle insinuait, et il ne pouvait pas l'admettre. Il se contenta donc de grogner :
- Bien sûr. Je suis suffisamment fort pour ça. Mais à toi de ne pas te mettre en danger de manière stupide.
Lucillien hocha la tête devant cette gentillesse en langage Killian, puis se leva et prit congé des autres. Ils le regardèrent partir avec inquiétude. Tout au long de la conversation, Ewan n'avait pas cessé de se ronger les ongles jusqu'à s'entamer la chair des doigts. Gillan s'en rendit compte, et lui dit à l'oreille :
- Ce n'est pas t-ta faute... Il f-fallait qu'on s'arrête ici, et t-tu ne p-pouvais pas savoir que ça aurait cet effet...
Le mage ne répondit pas, mais il laissa ses doigts tranquilles. Les cinq mercenaires restants bavardèrent encore un peu, mais le cœur n'y était pas, et ils ne tardèrent pas à se retirer pour la nuit.
Le lendemain matin, ce fut Lucillien qui les tira du lit, avec autant de douceur qu'il pouvait réunir malgré son impatience. Gillan fit la remarque que c'était bien agréable de ne pas être tirée du lit par des coups de pied et des injures sur ses compétences de guerrière, comme elle en avait l'habitude. Killian fit la remarque qu'elle ferait mieux de fermer son clapet et de l'aider à se tresser les cheveux, ce dont elle s'acquitta, sans lui dire qu'elle l'attacha avec un joli ruban, ce qui arracha un sourire au moine. Ils se préparèrent en un temps record et quittèrent l'auberge. Quelqu'un pensa bien reconnaître Lucillien et voulut l'aborder, mais Killian bloqua le passage, demandant d'un ton sec à l'individu où il pensait aller et pour qui il se prenait à déranger ainsi les honnêtes gens. Le gêneur prit peur et déguerpit sans demander son reste. A part cet incident, personne ne fit attention à eux, et ils purent quitter Mallemort sans encombres.
A partir de là, la frontière de l'Ouest était proche. La neige se fit moins épaisse, et bientôt se profilèrent au loin les contreforts des premières montagnes qui marquaient la limite entre les deux pays. Restait à savoir comment ils allaient bien pouvoir les franchir, parce que l'Ouest devait voir d'un bien mauvais œil les gens de l'Est ou d'ailleurs qui tentaient d'entrer chez eux. Demander un laissez-passer à Belladone aurait été une idée idiote puisqu'ils étaient en mission secrète. Il ne restait qu'à trouver un autre passage, ce qui n'allait pas être facile. Tous les cols des montagnes étaient barrés par de grandes portes, elles-mêmes gardées, et il n'y avait pas de passage secret pour les franchir discrètement. Du moins, pas qu'ils connaissent, et Belladone n'avaient pas trouvé utile de leur en indiquer.
Ils se réunirent à l'écart de la route et s'installèrent à l'abri relatif d'un bouquet d'arbres pour réfléchir à la conduite à suivre. La solution la plus facile, c'était de passer au-dessus des cols et d'aller crapahuter dans la rocaille avec tous les risques de repérage que ça impliquait. De plus, comme Killian se fit un plaisir de le souligner, ce genre d'acrobaties, c'était bon pour les personnes bien entraînées et agiles, pas pour les mages de salon. I fallait qu'ils trouvent un moyen rapide, pas trop difficile et discret pour franchir les montagnes où se trouvaient les grandes portes de l'Ouest. Ils étaient en train de débattre du bien-fondé de l'idée de creuser un tunnel dans la roche à mains nues (Ewan certifia qu'il n'avait aucun sort pour se changer en taupe) ou de construire une grande machine de guerre pour se projeter par-dessus les murailles rocheuses (Gillan proposa d'envoyer Killian en premier pour amortir la chute des suivants), quand un bruit derrière eux les fit sursauter, et empoigner leurs armes. Il y eut un léger rire, presque amusé, et d'entre les arbres surgirent deux des compagnons de Belladone. Les deux musiciens étranges, Ronnan et Delnan. Ils les saluèrent courtoisement, s'assirent avec eux, puis remarquèrent que les mercenaires les regardaient avec des expressions allant de la surprise à la méfiance la plus totale. Killian résuma efficacement la situation :
- Mais qu'est-ce que vous foutez ici ?
- Belladone nous envoie, répondit simplement Delnan, tandis que Ronnan hochait la tête derrière lui.
Nouvel échange de regard, cette fois-ci franchement interrogateurs.
- Belladone vous envoie ? Répéta Pervenche en appuyant bien le nom de la princesse.
- C'est ça.
- Elle vous envoie, à notre suite, après nous avoir répété en boucle que venir elle-même ou envoyer le moindre de ses suiveurs ici serait dangereux pour son pays, elle-même et toute autre idiotie du genre ?
Le musicien décoiffé eut au moins la grâce d'avoir l'air embarrassé.
- Belladone n'avait pas confiance en vous, expliqua-t-il. Même si Elric lui a dit qu'il n'avait pas eu à se plaindre de vous dans l'ensemble, à part quelques vagues, elle... enfin, dois-je être honnête ?
Un « oui » général lui répondit.
- Bien. Belladone pense que vous êtes une bande d'abrutis qui n'a réussi à la battre, ainsi que Dogmaël, que par chance.
Avec un bel ensemble, Gillan, Lucillien et Sigrid s'emparèrent de Killian pour lui éviter d'écharper les deux musiciens (Ronnan n'avait rien dit, mais ce n'était pas ça qui allait l'arrêter). Pervenche répondit comme si de rien n'était :
- Elle aurait dû choisir d'autres mercenaires, si on est une telle bande de nuls.
- Elle a choisi, c'est comme ça.
- Suis-je autorisée à dire que ta princesse commence à m'énerver ?
- Ce serait un manque de respect flagrant, mais je vous l'accorde.
Sigrid décida de couper court aux amabilités :
- Et donc, qu'est-ce qui vous amène ?
- Deux choses, répondit Delnan. D'abord, Belladone voulait être sûrs que vous n'alliez pas disparaître dans la nature sans effectuer votre mission. Disons que nous sommes... une assurance. Jusqu'ici, vous avez plutôt mérité sa confiance.
- C'est idiot, interrompit Gillan. Ou alors, vous avez du t-temps à p-perdre. Et p-pas beaucoup de jugeote. C'est d-donc idiot de dire p-pareil de nous.
Ronnan jeta à l'épéiste un regard assassin, mais ne fit aucune remarque.
- Ce n'est pas faux... reprit Ewan. Ce n'était pas compliqué de nous suivre en silence, sans prévenir personne, pour... vérifier que nous sommes fiables ? Surtout qu'il s'agit également de la raison pour laquelle vous n'êtes pas venus avec nous, ou à notre place...
- A la différence de votre groupe, répondit le musicien, personne ne sait que nous sommes partis. Et nous n'allons pas vous tenir la main tout le long du chemin, vous êtes assez grands.
- Donc... si j'ai bien compris, dit Pervenche, Vous avez traversé un demi-pays juste parce que votre princesse n'est pas sûre que les gens qu'elle a choisis pour réaliser une mission vont bel et bien réaliser cette mission ?
Ronnan grogna de manière menaçante, et Delnan élabora :
- Pas seulement. La frontière entre l'Est et l'Ouest n'est pas facile à franchir, surtout maintenant, après cette histoire de guerre. Et encore moins pour des gens qui viennent d'un peu partout et qui ont tellement l'air de mercenaires.
- Il aurait fallu y réfléchir un peu plus tôt, vous ne croyez pas ? Coupa Sigrid.
- Ne vous en faites pas, c'est ce qu'a prévu Belladone. Et c'est pour ça que nous sommes là.
- Quoi ? Vous avez un moyen magique de faire passer les frontières à un groupe de personnes armées ? Nous faire pousser des ailes ?
- Pas exactement. Mais nous savons où vous faire passer, tant que vous n'avez pas peur d'un peu de randonnée dans la montagne.
- Tant que c'est assez facile pour certaines personnes... marmonna le maître d'armes, s'attirant un coup de coude de la part de Sigrid.
- Ca le sera, ne vous en faites pas. Nous vous conduirons de l'autre côté, mais ensuite, il faudra que vous vous débrouillez seuls. Dans l'Ouest, notre visage est connu, surtout celui de Ronnan, et comme pour Belladone, être reconnus serait dangereux.
- Votre histoire ne tient pas debout, intervint Sigrid. Je suis quasiment sûre qu'il y a anguille sous roche. Qu'est-ce qu'elle mijote, votre chef ?
- Je sais que ça peut vous paraître bizarre, mais je n'ai rien d'autre à dire. Je vous demande simplement de nous faire confiance.
- Comme Princesse Belladone nous a fait confiance, finit Pervenche.
Mais ils n'avaient vraiment pas le choix. C'était soit suivre les deux musiciens bizarres faisant partie du groupe de la princesse qui les avait mis dans cette galère, et espérer qu'il ne s'agissait pas d'un plan particulièrement compliqué pour leur ruiner la vie, ou les envoyer promener et tenter de se débrouiller dans des montagnes peu accueillantes et dangereuses. Avec un peu de chance, ils finiraient dans un ravin. Pervenche finit par annoncer aux deux qu'ils acceptaient leur aide, mais qu'à la moindre incartade, il y aurait du musicien étalé sur les rochers.
La nouvelle petite troupe se mit en marche, quittant la route pour s'aventurer dans les collines. Au début, la promenade n'était pas trop pénible. Delnan se montrait un guide attentionné, faisant de son mieux pour ne pas les faire passer par des endroits trop difficiles. Ronnan fermait la marche. Lucillien tenta bien de lui adresser la parole, mais l'homme tatoué se contenta de le regarder fixement en silence, jusqu'à ce que le moine abandonne. Gillan se porta à son secours et lui expliqua qu'il ne parlait à personne, il ne se servait que de sa flûte mais qu'heureusement, contrairement à Sigrid, il ne s'en servait pas comme arme contondante. Pour ça, il préférait de loin son arc. Le moine décida de le laisser tranquille.
Le sol des collines devint rocailleux sous leurs pieds, et les conversations à voix basse se turent pour qu'ils puissent se concentrer sur le chemin. La lumière qui commençait à baisser n'aidait pas. Pourtant, les deux frères n'avaient aucun souci pour se déplacer, et ils avaient l'air amusés de voir les mercenaires trébucher. Et grogner, même s'ils manquaient un peu de souffle pour les protestations. Delnan daigna expliquer que l'épreuve allait s'annoncer de plus en plus difficile, mais qu'il serait plus pratique et surtout plus sûr de franchir la frontière la nuit, de peur d'être repéré. Les sentinelles étaient particulièrement alertes, et très déterminées à ne laisser personne passer, et au moindre soupçon, ils n'hésiteraient pas à les truffer de flèches.
Le soleil se couchait derrière les montagnes au moment où ils atteignaient enfin les premières hauteurs. La chance tournait enfin en leur faveur, puisque les rochers et les buissons bas n'étaient pas pris sous la neige, ce qui leur permit d'avancer beaucoup plus vite que les derniers jours. Delnan les fit escalader un fouillis de blocs rocheux, couverts de ronces et de mousse, qui avait l'air de résulter d'une avalanche. L'épreuve ne fut pas facile, bien au contraire, et il leur fallut une bonne heure pour réussir à franchir cet obstacle. Enfin, ils se retrouvèrent au sommet de l'éboulement. Derrière, il y avait un petit sentier, à peine un aplatissement de la pente à peine assez large pour faire passer un enfant. Ronnan tira une corde de son sac et entreprit de l'attacher autour de leur taille, pour empêcher, si quelqu'un tombait, de dévaler toute la pente. Une fois tout le monde encordé, Delnan s'engagea sans hésitation sur le chemin, les assurant que ça ne serait difficile et dangereux que pendant environ un kilomètre. Ensuite, ça serait seulement difficile. Pervenche s'engagea à sa suite, puis Lucillien, Sigrid, Ewan, Gillan, et Killian. Ronnan fermait la marche. Cette fois-ci, il n'était même plus question de grogner. Ils se concentraient sur le chemin, qu'ils ne réussissaient à voir que grâce à la lumière de la lune. Il faudrait sûrement qu'ils remercient l'une ou l'autre divinité pour l'absence de nuages. En attendant, il fallait surtout qu'ils fassent attention où ils mettaient les pieds. La paroi qu'ils longeaient et contre laquelle leurs épaules frottaient n'offrait pour prises que de petites aspérités et des plantes qui ne résisteraient certainement pas à la moindre traction, et le sol était instable, les roches fracturées manquant de rouler sous leurs pieds. Il fallait en plus qu'ils soient discrets, car le chemin, s'il était un tant soit peu caché à la vue en contrebas par endroits, passerait à quelques dizaines de mètres au-dessus de la porte qui barrait le passage entre les deux pays. La moindre avalanche, le moindre bruit inexpliqué, et ils seraient repérés. Ce qui leur interdisait également d'utiliser la moindre lumière pour éclairer le chemin. Ils avançaient donc à tâtons, avec la plus grande prudence, tâtant chaque pierre avant de prendre appui dessus.
Ils s'arrêtèrent là où le chemin s'élargissait un peu, suffisamment pour qu'ils puissent se réunir sans risquer de finir une centaine de mètres plus bas. Delnan argua que ce n'était pas une très bonne idée de s'arrêter, mais Ronnan lui murmura quelque chose à l'oreille, qui devait être « laissons-les souffler un peu, le déplacement dans les montagnes n'est pas fait pour tout le monde », parce qu'il accepta qu'ils soufflent un moment. A vrai dire, ils étaient plutôt en bon état, les mercenaires, mais l'étape qui allait suivre allait être encore plus difficile et demander encore plus de concentration. Il les laissa donc souffler, se reposer un peu, et attendit que le ciel soit parfaitement dégagé, avant de donner à nouveau le signal du départ. Ils se remirent en file et reprirent leur progression hésitante. Ils avançaient encore plus lentement, s'arrêtant chaque fois que la visibilité devenait trop mauvaise. Bientôt, le poste de garde fut en vue. Ca avait quelque chose d'impressionnant, ce mur de pierre qui barrait la route entre les deux parois rocheuses escarpées, empêchant tout passage. Il n'était percé que d'une ouverture, fermée par une grande grille qui devait demander beaucoup d'effort pour être levée. Il y avait quelques petits bâtiments, derrière, et à la lueur de torches et de braseros, ils pouvaient voir des hommes en armure marcher en haut des créneaux ou monter la garde à l'abri derrière l'énorme grille. Ils ralentirent encore leur avancée, calculant chaque pas avec soin. Le fait que la zone où se trouvait la porte était éclairée leur rendait les choses encore plus difficiles, puisque par comparaison, l'obscurité autour d'eux était encore plus impénétrable. Pervenche se fit la remarque que dans un des romans d'aventure qu'elle avait dévoré par dizaines, ce serait le moment où l'un d'eux glissait sur les rochers, et les autres se battraient héroïquement pour le remonter en essayant de ne pas donner l'alerte à des sentinelles qui, par miracle, n'entendraient rien, mais ce serait de justesse. Sauf qu'en vrai, ils feraient probablement un raffut de tous les diables et finiraient truffés de flèches. Elle se focalisa donc sur l'endroit où elle mettait les pieds, faisant de son mieux pour poser les pieds là où Delnan l'avait fait, tressaillant chaque fois qu'une pierre bougeait sous sa semelle. La paroi sous sa main s'effritait légèrement, et elle devait s'empêcher de refermer la main chaque fois que la poussière ricochait sur ses doigts. Derrière elle, elle entendit un juron et faillit tourner la tête pour voir qui allait tomber et peut-être entraîner toute la cordée avec eux s'ils ne pouvaient se retenir à rien. Heureusement, rien ne vint tirer sur la corde, et ils purent continuer.
Bientôt, la porte et ses torches furent derrière eux, et ils purent de nouveau compter sur la lumière de la lune pour éclairer leurs pas. Quand ils furent assurés qu'on ne les verrait et qu'on ne les entendrait pas, Delnan leur accorda une nouvelle pause, pour qu'ils puissent souffler un peu. Le trajet avait été difficile, et ils étaient tous nerveux et épuisés. Personne ne parla, personne n'osait. Ils avaient peur que leurs voix tremblent, ou peut-être qu'un soldat égaré les entende. Ou encore, personne n'avait de remarque intelligente à faire. Ils seraient bien restés là un bon moment, jusqu'à ce que leurs jambes arrêtent de trembler, par exemple, mais Delnan les encouragea à continuer le plus vite possible, parce qu'ils n'allaient pas camper ici alors qu'ils n'étaient pas en sécurité. Il tira sur la corde rattachée à sa taille, forçant Pervenche à se lever, puis les autres, et ils reprirent leur route.
Il leur fallut encore plusieurs heures pour finalement sortir de la passe rocheuse. Le chemin s'était élargi, et avancer s'était révélé moins dangereux, mais pas plus facile. Aux pierres qui risquaient de glisser sous leurs pierres succéda la fatigue. Il leur devenait difficile de mettre un pied devant l'autre. Et pourtant, il fallait qu'ils avancent, encore et encore. Delnan leur imposait un rythme rapide qu'ils suivaient plus ou moins, et Ronnan les poussait à avancer plus vite. Le sol montait, et ils se retrouvèrent à grimper. Petit à petit, les murailles rocheuses de part et d'autre finirent par être moins escarpées, et enfin, ils finirent par quitter la montagne pour se retrouver en terre un peu plus accueillante. Bien sûr, ça ne voulait pas dire grand-chose à la lumière de la lune, mais il y avait beaucoup plus d'herbes et de plantes, et beaucoup moins de roches, que l'endroit qu'ils venaient de traverser. Tandis que Ronnan détachait sa corde, Delnan leur indiqua un endroit où ils pourraient se reposer un peu. Les deux frères prirent ensuite congé du groupe et repartirent par où ils étaient venus. Laissés à eux-mêmes, les mercenaires continuèrent jusqu'au bosquet indiqué qui devrait suffire à les cacher. Bien sûr, il ne serait pas question d'allumer un feu ou quoi que ce soit, mais un peu de sommeil ne serait pas de trop. Ils s'installèrent donc à couvert du mieux qu'ils purent, serrés les uns contre les autres malgré certaines protestations pour se tenir chaud. Pervenche se désigna pour monter la garde, même si elle avait un peu peur de s'endormir sur pied, mais il fallait prendre en compte qu'ils étaient en territoire ennemi, maintenant. Elle regarda donc les autres s'endormir, et se prépara à combattre le sommeil. Ce n'était pas facile, la journée avait été épuisante, et avec le froid glacial qui se riait de sa cape pourtant épaisse, tout la poussait à fermer les yeux et à se laisser aller. Elle résista, pourtant, les autres comptaient sur elle. Même si honnêtement, elle ne savait pas qui serait venu chercher des mercenaires dans un bouquet de buissons alors qu'ils étaient loin de tout lieu habité et que même la porte était loin derrière eux depuis longtemps. Mais enfin, il fallait monter la garde, alors elle allait monter la garde. Ca ne serait pas l'affaire de longtemps, après tout, il ferait bientôt jour. Elle ne sut pas combien de temps elle passa ainsi à compter les minutes et à regarder le ciel s'éclaircir très lentement à l'est, mais il est possible qu'elle s'assoupit à un moment. Parce que tout à coup, une main se posa sur son épaule, l'autre sur sa bouche pour l'empêcher de crier, et une voix murmura à son oreille :
- Ca faisait longtemps... jolie plante.
En approchant des murailles, Lucillien hésita et ralentit. Pervenche, qui marchait à côté de lui, se tourna vers lui pour lui demander s'il allait bien, mais la question se coinça dans sa gorge. Le visage du moine était aussi blanc que la neige autour, et même s'il n'était pas possible de voir que ses mains tremblaient, le tintement des perles de son chapelet s'entrechoquant alors qu'il le tenait serré dans son poing était un bon indice. Il ne dit rien, ne fit aucune remarque, même s'il était clair qu'il aurait donné n'importe quoi pour trouver une autre ville ou faire demi-tour, voire partir en courant. Quand ils se retrouvèrent près des portes, il se contenta de remonter sa capuche, cachant son expression à ses camarades comme aux gardes qui leur barrèrent la route. Pervenche se fit la voix du groupe et expliqua de son ton de gentille fille innocente qu'ils n'étaient que des voyageurs absolument sans danger qui ne cherchaient qu'un abri pour la nuit, et certainement pas des voyous à la recherche de proies faciles. Chacun se força à avoir l'air aussi normal que possible. Les sentinelles discutèrent un peu, allant jusqu'à demander à leur supérieur ce qu'il convenait de faire. Une telle méfiance n'était pas difficile à comprendre : après ce qui s'était passé, c'était normal qu'ils ne voient pas d'un très bon œil un groupe d'étrangers armés débarquer d'ils ne savaient où. Finalement, ils semblèrent décider que les arrivants ne devaient pas représenter de danger notoire, et ils les laissèrent entrer.
Une fois installés dans leur quartier général pour la nuit, Killian demanda à Lucillien :
- Pourquoi t'es-tu caché ? Ils te...
- Si vous articulez d'une quelconque manière que ces gens me font peur, répondit le moine d'une voix qui tremblait, je vais être obligé de vous frapper. Et je n'hésiterai pas.
La grimace incrédule de Killian laissait bien deviner ce qu'il pensait des chances de l'autre de le toucher, encore plus de lui faire le moindre mal, mais mû par un sixième sens, il trouva plus avisé de le garder pour lui. De toute façon, Sigrid ne lui laissa pas le temps de formuler une nouvelle insulte. Elle tendit le bras à travers la table pour tapoter la main de son ami, et demanda :
- Tu ne voulais pas qu'ils te reconnaissent ?
Pour toute réponse, Lucillien secoua la tête. Elle continua :
- Tu veux en parler ?
- Il... n'y a pas grand-chose à dire, répondit-il en haussant les épaules. S'ils me reconnaissaient, nous aurions peut-être un meilleur abri, mais... étant donné que je suis...
Un sanglot l'arrêta. Sigrid lui serra la main, Pervenche et Ewan, qui l'entouraient, lui tapotèrent l'épaule en résistant à l'envie de le prendre dans une étreinte consolante, chacun attendit sans faire de remarque. Finalement, il reprit :
- Etant donné que je suis le dernier membre de la famille de Mallemort encore en vie, du moins... pour Raphaël, on ne sait pas... je devrai rester.
- Et pourquoi tu ne restes pas ? Demanda Killian, bras croisés et l'air agacé. Ou peut-être mal à l'aise, c'était difficile à dire.
- Je... je veux venir avec vous. Je sais que je peux vous être utile, et je veux... retrouver Raphaël. Ici... je ne m'y connais pas beaucoup, en gestion d'une ville. Je suis un moine, pas autre chose. Je ne servirais à rien, à part être un symbole. Je ne veux pas être un symbole. Je sais que je ne peux pas vraiment me défendre, mais je veux venir avec vous.
- C'est à toi de décider, répondit Pervenche. Tu fais partie du groupe, tu viens avec nous si tu veux. Et je suis sûre que notre maître d'armes est parfaitement capable de se défendre et de protéger quelqu'un, n'est-ce pas ?
Killian aurait bien répondu quelque chose de vulgaire, mais ça aurait voulu dire qu'il était moins fort que ce qu'elle insinuait, et il ne pouvait pas l'admettre. Il se contenta donc de grogner :
- Bien sûr. Je suis suffisamment fort pour ça. Mais à toi de ne pas te mettre en danger de manière stupide.
Lucillien hocha la tête devant cette gentillesse en langage Killian, puis se leva et prit congé des autres. Ils le regardèrent partir avec inquiétude. Tout au long de la conversation, Ewan n'avait pas cessé de se ronger les ongles jusqu'à s'entamer la chair des doigts. Gillan s'en rendit compte, et lui dit à l'oreille :
- Ce n'est pas t-ta faute... Il f-fallait qu'on s'arrête ici, et t-tu ne p-pouvais pas savoir que ça aurait cet effet...
Le mage ne répondit pas, mais il laissa ses doigts tranquilles. Les cinq mercenaires restants bavardèrent encore un peu, mais le cœur n'y était pas, et ils ne tardèrent pas à se retirer pour la nuit.
Le lendemain matin, ce fut Lucillien qui les tira du lit, avec autant de douceur qu'il pouvait réunir malgré son impatience. Gillan fit la remarque que c'était bien agréable de ne pas être tirée du lit par des coups de pied et des injures sur ses compétences de guerrière, comme elle en avait l'habitude. Killian fit la remarque qu'elle ferait mieux de fermer son clapet et de l'aider à se tresser les cheveux, ce dont elle s'acquitta, sans lui dire qu'elle l'attacha avec un joli ruban, ce qui arracha un sourire au moine. Ils se préparèrent en un temps record et quittèrent l'auberge. Quelqu'un pensa bien reconnaître Lucillien et voulut l'aborder, mais Killian bloqua le passage, demandant d'un ton sec à l'individu où il pensait aller et pour qui il se prenait à déranger ainsi les honnêtes gens. Le gêneur prit peur et déguerpit sans demander son reste. A part cet incident, personne ne fit attention à eux, et ils purent quitter Mallemort sans encombres.
A partir de là, la frontière de l'Ouest était proche. La neige se fit moins épaisse, et bientôt se profilèrent au loin les contreforts des premières montagnes qui marquaient la limite entre les deux pays. Restait à savoir comment ils allaient bien pouvoir les franchir, parce que l'Ouest devait voir d'un bien mauvais œil les gens de l'Est ou d'ailleurs qui tentaient d'entrer chez eux. Demander un laissez-passer à Belladone aurait été une idée idiote puisqu'ils étaient en mission secrète. Il ne restait qu'à trouver un autre passage, ce qui n'allait pas être facile. Tous les cols des montagnes étaient barrés par de grandes portes, elles-mêmes gardées, et il n'y avait pas de passage secret pour les franchir discrètement. Du moins, pas qu'ils connaissent, et Belladone n'avaient pas trouvé utile de leur en indiquer.
Ils se réunirent à l'écart de la route et s'installèrent à l'abri relatif d'un bouquet d'arbres pour réfléchir à la conduite à suivre. La solution la plus facile, c'était de passer au-dessus des cols et d'aller crapahuter dans la rocaille avec tous les risques de repérage que ça impliquait. De plus, comme Killian se fit un plaisir de le souligner, ce genre d'acrobaties, c'était bon pour les personnes bien entraînées et agiles, pas pour les mages de salon. I fallait qu'ils trouvent un moyen rapide, pas trop difficile et discret pour franchir les montagnes où se trouvaient les grandes portes de l'Ouest. Ils étaient en train de débattre du bien-fondé de l'idée de creuser un tunnel dans la roche à mains nues (Ewan certifia qu'il n'avait aucun sort pour se changer en taupe) ou de construire une grande machine de guerre pour se projeter par-dessus les murailles rocheuses (Gillan proposa d'envoyer Killian en premier pour amortir la chute des suivants), quand un bruit derrière eux les fit sursauter, et empoigner leurs armes. Il y eut un léger rire, presque amusé, et d'entre les arbres surgirent deux des compagnons de Belladone. Les deux musiciens étranges, Ronnan et Delnan. Ils les saluèrent courtoisement, s'assirent avec eux, puis remarquèrent que les mercenaires les regardaient avec des expressions allant de la surprise à la méfiance la plus totale. Killian résuma efficacement la situation :
- Mais qu'est-ce que vous foutez ici ?
- Belladone nous envoie, répondit simplement Delnan, tandis que Ronnan hochait la tête derrière lui.
Nouvel échange de regard, cette fois-ci franchement interrogateurs.
- Belladone vous envoie ? Répéta Pervenche en appuyant bien le nom de la princesse.
- C'est ça.
- Elle vous envoie, à notre suite, après nous avoir répété en boucle que venir elle-même ou envoyer le moindre de ses suiveurs ici serait dangereux pour son pays, elle-même et toute autre idiotie du genre ?
Le musicien décoiffé eut au moins la grâce d'avoir l'air embarrassé.
- Belladone n'avait pas confiance en vous, expliqua-t-il. Même si Elric lui a dit qu'il n'avait pas eu à se plaindre de vous dans l'ensemble, à part quelques vagues, elle... enfin, dois-je être honnête ?
Un « oui » général lui répondit.
- Bien. Belladone pense que vous êtes une bande d'abrutis qui n'a réussi à la battre, ainsi que Dogmaël, que par chance.
Avec un bel ensemble, Gillan, Lucillien et Sigrid s'emparèrent de Killian pour lui éviter d'écharper les deux musiciens (Ronnan n'avait rien dit, mais ce n'était pas ça qui allait l'arrêter). Pervenche répondit comme si de rien n'était :
- Elle aurait dû choisir d'autres mercenaires, si on est une telle bande de nuls.
- Elle a choisi, c'est comme ça.
- Suis-je autorisée à dire que ta princesse commence à m'énerver ?
- Ce serait un manque de respect flagrant, mais je vous l'accorde.
Sigrid décida de couper court aux amabilités :
- Et donc, qu'est-ce qui vous amène ?
- Deux choses, répondit Delnan. D'abord, Belladone voulait être sûrs que vous n'alliez pas disparaître dans la nature sans effectuer votre mission. Disons que nous sommes... une assurance. Jusqu'ici, vous avez plutôt mérité sa confiance.
- C'est idiot, interrompit Gillan. Ou alors, vous avez du t-temps à p-perdre. Et p-pas beaucoup de jugeote. C'est d-donc idiot de dire p-pareil de nous.
Ronnan jeta à l'épéiste un regard assassin, mais ne fit aucune remarque.
- Ce n'est pas faux... reprit Ewan. Ce n'était pas compliqué de nous suivre en silence, sans prévenir personne, pour... vérifier que nous sommes fiables ? Surtout qu'il s'agit également de la raison pour laquelle vous n'êtes pas venus avec nous, ou à notre place...
- A la différence de votre groupe, répondit le musicien, personne ne sait que nous sommes partis. Et nous n'allons pas vous tenir la main tout le long du chemin, vous êtes assez grands.
- Donc... si j'ai bien compris, dit Pervenche, Vous avez traversé un demi-pays juste parce que votre princesse n'est pas sûre que les gens qu'elle a choisis pour réaliser une mission vont bel et bien réaliser cette mission ?
Ronnan grogna de manière menaçante, et Delnan élabora :
- Pas seulement. La frontière entre l'Est et l'Ouest n'est pas facile à franchir, surtout maintenant, après cette histoire de guerre. Et encore moins pour des gens qui viennent d'un peu partout et qui ont tellement l'air de mercenaires.
- Il aurait fallu y réfléchir un peu plus tôt, vous ne croyez pas ? Coupa Sigrid.
- Ne vous en faites pas, c'est ce qu'a prévu Belladone. Et c'est pour ça que nous sommes là.
- Quoi ? Vous avez un moyen magique de faire passer les frontières à un groupe de personnes armées ? Nous faire pousser des ailes ?
- Pas exactement. Mais nous savons où vous faire passer, tant que vous n'avez pas peur d'un peu de randonnée dans la montagne.
- Tant que c'est assez facile pour certaines personnes... marmonna le maître d'armes, s'attirant un coup de coude de la part de Sigrid.
- Ca le sera, ne vous en faites pas. Nous vous conduirons de l'autre côté, mais ensuite, il faudra que vous vous débrouillez seuls. Dans l'Ouest, notre visage est connu, surtout celui de Ronnan, et comme pour Belladone, être reconnus serait dangereux.
- Votre histoire ne tient pas debout, intervint Sigrid. Je suis quasiment sûre qu'il y a anguille sous roche. Qu'est-ce qu'elle mijote, votre chef ?
- Je sais que ça peut vous paraître bizarre, mais je n'ai rien d'autre à dire. Je vous demande simplement de nous faire confiance.
- Comme Princesse Belladone nous a fait confiance, finit Pervenche.
Mais ils n'avaient vraiment pas le choix. C'était soit suivre les deux musiciens bizarres faisant partie du groupe de la princesse qui les avait mis dans cette galère, et espérer qu'il ne s'agissait pas d'un plan particulièrement compliqué pour leur ruiner la vie, ou les envoyer promener et tenter de se débrouiller dans des montagnes peu accueillantes et dangereuses. Avec un peu de chance, ils finiraient dans un ravin. Pervenche finit par annoncer aux deux qu'ils acceptaient leur aide, mais qu'à la moindre incartade, il y aurait du musicien étalé sur les rochers.
La nouvelle petite troupe se mit en marche, quittant la route pour s'aventurer dans les collines. Au début, la promenade n'était pas trop pénible. Delnan se montrait un guide attentionné, faisant de son mieux pour ne pas les faire passer par des endroits trop difficiles. Ronnan fermait la marche. Lucillien tenta bien de lui adresser la parole, mais l'homme tatoué se contenta de le regarder fixement en silence, jusqu'à ce que le moine abandonne. Gillan se porta à son secours et lui expliqua qu'il ne parlait à personne, il ne se servait que de sa flûte mais qu'heureusement, contrairement à Sigrid, il ne s'en servait pas comme arme contondante. Pour ça, il préférait de loin son arc. Le moine décida de le laisser tranquille.
Le sol des collines devint rocailleux sous leurs pieds, et les conversations à voix basse se turent pour qu'ils puissent se concentrer sur le chemin. La lumière qui commençait à baisser n'aidait pas. Pourtant, les deux frères n'avaient aucun souci pour se déplacer, et ils avaient l'air amusés de voir les mercenaires trébucher. Et grogner, même s'ils manquaient un peu de souffle pour les protestations. Delnan daigna expliquer que l'épreuve allait s'annoncer de plus en plus difficile, mais qu'il serait plus pratique et surtout plus sûr de franchir la frontière la nuit, de peur d'être repéré. Les sentinelles étaient particulièrement alertes, et très déterminées à ne laisser personne passer, et au moindre soupçon, ils n'hésiteraient pas à les truffer de flèches.
Le soleil se couchait derrière les montagnes au moment où ils atteignaient enfin les premières hauteurs. La chance tournait enfin en leur faveur, puisque les rochers et les buissons bas n'étaient pas pris sous la neige, ce qui leur permit d'avancer beaucoup plus vite que les derniers jours. Delnan les fit escalader un fouillis de blocs rocheux, couverts de ronces et de mousse, qui avait l'air de résulter d'une avalanche. L'épreuve ne fut pas facile, bien au contraire, et il leur fallut une bonne heure pour réussir à franchir cet obstacle. Enfin, ils se retrouvèrent au sommet de l'éboulement. Derrière, il y avait un petit sentier, à peine un aplatissement de la pente à peine assez large pour faire passer un enfant. Ronnan tira une corde de son sac et entreprit de l'attacher autour de leur taille, pour empêcher, si quelqu'un tombait, de dévaler toute la pente. Une fois tout le monde encordé, Delnan s'engagea sans hésitation sur le chemin, les assurant que ça ne serait difficile et dangereux que pendant environ un kilomètre. Ensuite, ça serait seulement difficile. Pervenche s'engagea à sa suite, puis Lucillien, Sigrid, Ewan, Gillan, et Killian. Ronnan fermait la marche. Cette fois-ci, il n'était même plus question de grogner. Ils se concentraient sur le chemin, qu'ils ne réussissaient à voir que grâce à la lumière de la lune. Il faudrait sûrement qu'ils remercient l'une ou l'autre divinité pour l'absence de nuages. En attendant, il fallait surtout qu'ils fassent attention où ils mettaient les pieds. La paroi qu'ils longeaient et contre laquelle leurs épaules frottaient n'offrait pour prises que de petites aspérités et des plantes qui ne résisteraient certainement pas à la moindre traction, et le sol était instable, les roches fracturées manquant de rouler sous leurs pieds. Il fallait en plus qu'ils soient discrets, car le chemin, s'il était un tant soit peu caché à la vue en contrebas par endroits, passerait à quelques dizaines de mètres au-dessus de la porte qui barrait le passage entre les deux pays. La moindre avalanche, le moindre bruit inexpliqué, et ils seraient repérés. Ce qui leur interdisait également d'utiliser la moindre lumière pour éclairer le chemin. Ils avançaient donc à tâtons, avec la plus grande prudence, tâtant chaque pierre avant de prendre appui dessus.
Ils s'arrêtèrent là où le chemin s'élargissait un peu, suffisamment pour qu'ils puissent se réunir sans risquer de finir une centaine de mètres plus bas. Delnan argua que ce n'était pas une très bonne idée de s'arrêter, mais Ronnan lui murmura quelque chose à l'oreille, qui devait être « laissons-les souffler un peu, le déplacement dans les montagnes n'est pas fait pour tout le monde », parce qu'il accepta qu'ils soufflent un moment. A vrai dire, ils étaient plutôt en bon état, les mercenaires, mais l'étape qui allait suivre allait être encore plus difficile et demander encore plus de concentration. Il les laissa donc souffler, se reposer un peu, et attendit que le ciel soit parfaitement dégagé, avant de donner à nouveau le signal du départ. Ils se remirent en file et reprirent leur progression hésitante. Ils avançaient encore plus lentement, s'arrêtant chaque fois que la visibilité devenait trop mauvaise. Bientôt, le poste de garde fut en vue. Ca avait quelque chose d'impressionnant, ce mur de pierre qui barrait la route entre les deux parois rocheuses escarpées, empêchant tout passage. Il n'était percé que d'une ouverture, fermée par une grande grille qui devait demander beaucoup d'effort pour être levée. Il y avait quelques petits bâtiments, derrière, et à la lueur de torches et de braseros, ils pouvaient voir des hommes en armure marcher en haut des créneaux ou monter la garde à l'abri derrière l'énorme grille. Ils ralentirent encore leur avancée, calculant chaque pas avec soin. Le fait que la zone où se trouvait la porte était éclairée leur rendait les choses encore plus difficiles, puisque par comparaison, l'obscurité autour d'eux était encore plus impénétrable. Pervenche se fit la remarque que dans un des romans d'aventure qu'elle avait dévoré par dizaines, ce serait le moment où l'un d'eux glissait sur les rochers, et les autres se battraient héroïquement pour le remonter en essayant de ne pas donner l'alerte à des sentinelles qui, par miracle, n'entendraient rien, mais ce serait de justesse. Sauf qu'en vrai, ils feraient probablement un raffut de tous les diables et finiraient truffés de flèches. Elle se focalisa donc sur l'endroit où elle mettait les pieds, faisant de son mieux pour poser les pieds là où Delnan l'avait fait, tressaillant chaque fois qu'une pierre bougeait sous sa semelle. La paroi sous sa main s'effritait légèrement, et elle devait s'empêcher de refermer la main chaque fois que la poussière ricochait sur ses doigts. Derrière elle, elle entendit un juron et faillit tourner la tête pour voir qui allait tomber et peut-être entraîner toute la cordée avec eux s'ils ne pouvaient se retenir à rien. Heureusement, rien ne vint tirer sur la corde, et ils purent continuer.
Bientôt, la porte et ses torches furent derrière eux, et ils purent de nouveau compter sur la lumière de la lune pour éclairer leurs pas. Quand ils furent assurés qu'on ne les verrait et qu'on ne les entendrait pas, Delnan leur accorda une nouvelle pause, pour qu'ils puissent souffler un peu. Le trajet avait été difficile, et ils étaient tous nerveux et épuisés. Personne ne parla, personne n'osait. Ils avaient peur que leurs voix tremblent, ou peut-être qu'un soldat égaré les entende. Ou encore, personne n'avait de remarque intelligente à faire. Ils seraient bien restés là un bon moment, jusqu'à ce que leurs jambes arrêtent de trembler, par exemple, mais Delnan les encouragea à continuer le plus vite possible, parce qu'ils n'allaient pas camper ici alors qu'ils n'étaient pas en sécurité. Il tira sur la corde rattachée à sa taille, forçant Pervenche à se lever, puis les autres, et ils reprirent leur route.
Il leur fallut encore plusieurs heures pour finalement sortir de la passe rocheuse. Le chemin s'était élargi, et avancer s'était révélé moins dangereux, mais pas plus facile. Aux pierres qui risquaient de glisser sous leurs pierres succéda la fatigue. Il leur devenait difficile de mettre un pied devant l'autre. Et pourtant, il fallait qu'ils avancent, encore et encore. Delnan leur imposait un rythme rapide qu'ils suivaient plus ou moins, et Ronnan les poussait à avancer plus vite. Le sol montait, et ils se retrouvèrent à grimper. Petit à petit, les murailles rocheuses de part et d'autre finirent par être moins escarpées, et enfin, ils finirent par quitter la montagne pour se retrouver en terre un peu plus accueillante. Bien sûr, ça ne voulait pas dire grand-chose à la lumière de la lune, mais il y avait beaucoup plus d'herbes et de plantes, et beaucoup moins de roches, que l'endroit qu'ils venaient de traverser. Tandis que Ronnan détachait sa corde, Delnan leur indiqua un endroit où ils pourraient se reposer un peu. Les deux frères prirent ensuite congé du groupe et repartirent par où ils étaient venus. Laissés à eux-mêmes, les mercenaires continuèrent jusqu'au bosquet indiqué qui devrait suffire à les cacher. Bien sûr, il ne serait pas question d'allumer un feu ou quoi que ce soit, mais un peu de sommeil ne serait pas de trop. Ils s'installèrent donc à couvert du mieux qu'ils purent, serrés les uns contre les autres malgré certaines protestations pour se tenir chaud. Pervenche se désigna pour monter la garde, même si elle avait un peu peur de s'endormir sur pied, mais il fallait prendre en compte qu'ils étaient en territoire ennemi, maintenant. Elle regarda donc les autres s'endormir, et se prépara à combattre le sommeil. Ce n'était pas facile, la journée avait été épuisante, et avec le froid glacial qui se riait de sa cape pourtant épaisse, tout la poussait à fermer les yeux et à se laisser aller. Elle résista, pourtant, les autres comptaient sur elle. Même si honnêtement, elle ne savait pas qui serait venu chercher des mercenaires dans un bouquet de buissons alors qu'ils étaient loin de tout lieu habité et que même la porte était loin derrière eux depuis longtemps. Mais enfin, il fallait monter la garde, alors elle allait monter la garde. Ca ne serait pas l'affaire de longtemps, après tout, il ferait bientôt jour. Elle ne sut pas combien de temps elle passa ainsi à compter les minutes et à regarder le ciel s'éclaircir très lentement à l'est, mais il est possible qu'elle s'assoupit à un moment. Parce que tout à coup, une main se posa sur son épaule, l'autre sur sa bouche pour l'empêcher de crier, et une voix murmura à son oreille :
- Ca faisait longtemps... jolie plante.