Les mercenaires mirent plusieurs jours à atteindre leur but, plusieurs jours épuisants à crapahuter sur un terrain accidenté, dans des conditions moins qu'idéales. Le mauvais temps, ils commençaient à en avoir assez, mais ils pouvaient supporter. La neige qui cachait la vue, c'était déjà plus difficile, comme le vent qui sifflait entre les herbes. Les vivres qui se faisaient rares, c'était déjà plus dur. Ils avaient vu pire, bien sûr, mais ils furent tout de même heureux d'arriver enfin à proximité de la capitale. Alors qu'ils ne leur restèrent que quelques kilomètres à parcourir, ils s'arrêtèrent afin de contempler la vue qui s'offrait à eux. Bien sûr, comme tout le monde dans tout le continent, ils avaient entendu parler de […], la capitale de l'Ouest, témoin du talent de ses artisans et de la puissance de ses maîtres. Il existait des chansons sur la Cité de Pierre, on en parlait jusque dans le pays de Pervenche. Mais rien n'aurait pu les préparer à cette vision.
La ville se tenait à la rencontre de deux chaînes de montagnes qui formaient un angle large. A l'origine, c'était une forteresse, que des centaines de tailleurs de pierre avaient sculpté à même la roche, la dotant de murailles sans faille car faisant corps avec le massif lui-même. Ils avaient taillé les bâtiments et leurs toits, les couloirs. L'emplacement était celui d'un cul-de-sac, et ils l'avaient dotée de nombreuses galeries creusées dans la roche, et de tunnels qui traversaient la montagne de part en part pour permettre son évacuation, si elle devait tomber. Mais elle avait été construite pour ne jamais tomber. Au fil du temps, la ville s'était agrandie. Des bâtiments avaient été ajoutés en-dehors des murs, occupant toute la vallée entre les deux chaînes de montagnes, ajoutant des touches de couleur à l'uniformité grise de la forteresse. Comme l'espace venait à manquer, de nouvelles galeries avaient été creusées, tout un labyrinthe de salles et de cavernes. On prétendait que ces couloirs secrets qui s'enfonçaient jusqu'au fin fond de la montagne descendaient peut-être jusqu'au cœur du monde. On en disait que celui qui y descendait sans guide n'en ressortirait jamais vivant, qu'il finirait dévoré par les monstres réveillés par les hommes. Pour beaucoup, ce n'étaient que des belles légendes, mais personne n'aurait osé s'y aventurer seul. Pour se protéger des attaques, il avait fallu bâtir de nouvelles murailles, qu'on craignait plus fragiles puisque faites de main d'homme et non pas par la nature. Elles s'étendaient jusque loin dans la vallée, cernant la ville de cinq enceintes concentriques, hérissées de tours. La forteresse qui était au cœur de la capitale à l'origine était toujours visible, encastrée dans le pic dont elle faisait partie. Elle aussi s'était étendue, et étalait ses tourelles, ses escaliers et ses chemins de ronde le long de la paroi, creusés à même la roche. Au-dessus, le palais où avait dû vivre la famille royale découpait des fenêtres étroites, des balcons, et même des statues. C'était splendide. Beau et terrible à la fois, et très impressionnant, témoignant d'une maîtrise incroyable de ceux qui l'avaient réalisé pendant tous ces siècles.
Alors que le groupe de mercenaires approchait, ils purent apercevoir, au-dessus encore de ce qui devait être le palais, le mausolée que Dogmaël avait taillé de ses mains pour sa défunte femme. Même à cette distance, et à l'altitude où il se trouvait, c'était visible qu'il avait été réalisé avec une grande délicatesse. Sur le flanc de la montagne s'étalait une véritable dentelle de roche, fragile et immuable, un hymne au chagrin sans fin du Roi-Sorcier. Pas le monstre sans cœur qui les avait tous entraînés dans une guerre, mais l'homme qui avait perdu celle qui était tout pour lui. C'était un monument de tristesse conçu pour clamer son amour disparu à tous ceux qui approcheraient la ville, et Pervenche sentit son cœur se serrer à cette idée.
Enfin, ils atteignirent la muraille extérieure de la Cité de Pierre. Là, il fallut montrer patte blanche, répondre à toutes sortes de questions posée par tout un groupe de gardes méfiants et leurs capitaine, sur leur origine, leur but, ce qu'ils venaient chercher en ville. Il semblait que pendant le temps de sa disparition, Meven n'avait pas chômé ; il paraissait parfaitement à l'aise avec les gardes, en salua même un ou deux comme s'il les avait connus toute sa vie, et expliqua, avec un parfait accent du pays qu'il avait dû se forger avec un bon entraînement, qu'ils étaient des voyageurs tout à fait inoffensifs, un gentil petit groupe qui escortait deux adorables mages, qu'ils étaient de passage en ville, peut-être à la recherche de petits emplois pour survivre un moment, et que bien sûr, ils ne chercheraient absolument pas la bagarre, d'ailleurs, la moitié n'était même pas armée et l'autre moitié savait se tenir, c'était promis. Le capitaine de la troupe qui les interrogeait réfléchit longuement, posa encore des questions aussi intelligentes et utiles que ce que d'adorables jeunes filles faisaient avec des brutes pareilles – il posa cette question à Sigrid et Lucillien, et les autres eurent le plus grand mal à garder leur sérieux. Meven resta admirablement calme – et ce que des maîtres d'armes des plaines faisaient là, ils se faisaient rares, après tout. Killian se drapa dans son air hautain sans répondre. Finalement, après avoir passé toute leur généalogie au peigne fin, avoir vérifié qu'ils n'avaient aucune arme cachée qui serait capable de détruire un ou deux bâtiments, et s'être assuré qu'ils ne causeraient pas de chaos, le soldat finit par les laisser entrer, en leur précisant toutefois que s'ils voulaient franchir la prochaine muraille, ils devraient se soumettre à un second contrôle tout aussi drastique que celui-ci, et que ce serait pareil, voire pire, à chaque fois qu'ils voudraient se rapprocher de la forteresse. Pervenche demanda de son ton crétin de gentille petite fille le plus réussi s'il était éventuellement possible de visiter le château, puisqu'il était tellement beau et bien construit. Les soldats ricanèrent grassement, et l'un d'eux daigna lui dire qu'en temps normal, le château n'était accessible qu'aux militaires de l'Ouest et aux diplomates des autres pays. Et encore, ça, c'était avant la guerre. Maintenant, il n'y avait plus que l'armée et la famille royale qui pouvaient y avoir accès. Bien sûr, glissa-t-il dans un murmure, certains soldats pouvaient éventuellement se laisser convaincre d'amener certaines personnes triées sur le volet pour visiter certains secteurs du château, les plus accessibles bien sûr. Il ponctua sa phrase d'un clin d’œil salace pour bien faire comprendre à la mercenaire ce qu'il entendait par « convaincre ». Celle-ci hésita un instant entre le geste vulgaire et lui casser le nez en l'abreuvant d'insultes pour bien lui faire comprendre ce qu'elle pensait de sa proposition, mais ça n'aurait pas vraiment fait avancer leurs affaires. Elle se contenta donc d'un « non merci » aussi glacial et digne que possible, et expédia un coup de coude à Meven qui se retenait pour ne pas rire.
Enfin, ils purent quitter le poste de garde et s'avancer dans le premier secteur en croissant qui s'ouvrait entre les deux murailles. A part la rue qui conduisait d'une grande porte à une autre, et qui était bien rectiligne et élégamment pavée, les ruelles serpentaient dans tous les sens entre les maisons et les boutiques qui avaient été construites en dépit du bon sens. Un vrai labyrinthe où il serait facile de se perdre... ou de semer des ennemis. Meven avoua qu'il n'avait aucune idée d'à quoi ressemblaient les quartiers plus proches de la forteresse, il était possible que celui qui était situé entre la première et la seconde muraille devait être régulier et bien ordonné, puisqu'il avait été construit à l'origine. Mais les autres devaient être comme celui qu'ils traversaient en ce moment, bâtis en dépit du bon sens au fur et à mesure que les gens étaient venus s'installer.
A vrai dire, Pervenche était assez curieuse. D'après ce qu'on lui avait dit et ce qu'elle en avait lu, le pays de l'Ouest était une terre désolée, où les paysages et les villes étaient construites de la même pierre grise sans âme. Un pays sans couleur et sans joie, peuplé de gens froids et sans humour, comme la roche et le métal qu'ils travaillaient. Des guerriers aussi inflexibles que leurs épées. Bref, des images de contes de fées. Et comme toutes les images de contes de fées, elle n'avait finalement pas beaucoup à voir avec la réalité. Certes, la pierre du pays était d'une couleur grise plutôt triste, quoiqu'il fallait admettre que le temps maussade ne leur rendait pas vraiment justice. Les ruelles étroites cernées de hautes murailles, eux-mêmes entourés de montagnes dont le sommet disparaissait dans les nuages, avaient de quoi donner des cauchemars claustrophobes au plus courageux. Pour tout dire, l'atmosphère était un peu sinistre. Dans l'un des romans d'aventure dont Pervenche raffolait, ç’aurait été le décor parfait pour le repaire du grand méchant de l'histoire. Ça tombait bien, d'ailleurs, c'était le cas d'un certain point de vue.
Mais il fallait tout de même avouer que si la citadelle ne paraissait pas un lieu idyllique, ce n'était tout de même pas l'Antre du Mal qu'elle avait imaginé toutes ces années à entendre parler de la Cité de Pierre. Des tuiles plus claires dessinaient des motifs compliqués sur les toits noirs. Les étais des petites échoppes qui réussissaient à se faire une place dans les allées étaient de toile éclatante, et s'étendaient quasiment jusqu'à l'autre bout de la rue. Les volets étaient peints de couleurs vives et ornés de fleurs peintes avec minutie, faisant écho à celles poussant dans des bacs en terre accrochés aux fenêtres. Derrière les vitres épaisses, des bougies répandaient une lumière chaude. Ces touches de couleur discrètes éparses tranchaient sur la monotonie grise omniprésente, donnant l'impression d'une ville secrète, plus douce et vivace, cachée sous une carapace rébarbative. Et ses habitants, s'ils ressemblaient aux hommes de pierre et de métal que les légendes faisaient vivre, avaient également le sourire facile. Les enfants jouaient au milieu des adultes qui protestaient ou s'interpellaient par-dessus le bruit ambiant, et de la musique s'échappait de certaines portes.
Meven conduisit le groupe dans ce qu'il put trouver de plus reculé et de moins accessible comme auberge, une minuscule bâtisse coincée tout au bout du mur, contre la montagne, en contrebas de la rue, arguant qu'il serait plus difficile à une bande de gardes à la recherche d'un éventuel groupe d'individus originaire de l'Ouest de venir leur tomber dessus. Gillan préondit qu'il leur serait également difficile de s'échapper si la nécessité se présentait, et qu'il était peu probable qu'ils réussissent à tous tenir dans ce qui semblait être à peine plus qu'un terrier d'animal particulièrement peu volumineux. Meven balaya ses protestations avec une aisance provenant probablement d'un certain entraînement, ignora les regards très vaguement convaincus du reste du groupe, et se glissa dans l'établissement d'un pas qu'on pouvait qualifier de guilleret. Avec un soupir, Pervenche empoigna la manche d'Hélios qui avait l'air prêt à prendre ses jambes à son cou, et descendit les marches à la suite de l'assassin..
Pour être aussitôt tentée de mettre à exécution le plan du cavalier. L'endroit dans laquelle elle venait de descendre était si minuscule qu'on pouvait à peine la qualifier de grande salle, et pourtant, il s'y pressait au moins le double de la population habituelle d'une auberge de taille convenable. Le bruit était assourdissant, chacun tentant de se faire entendre parmi les conversations de ses voisins, et les ménestrels juchés sur une scène à peine plus grande qu'un mouchoir de poche tout au fond de la salle s'en donnaient à cœur joie en hurlant une chanson dont heureusement, on ne distinguait pas les paroles. Pour ne rien arranger, on n'y voyait pas à deux mètres devant soi, tant à cause des lampes dont la mèche était coupée au minimum, que de la fumée qui s'élevait d'un peu partout et se réunissait en nuages à l'odeur lourde. Pervenche suivit la tache un peu plus claire des cheveux de Meven, jusque tout au fond de la salle, là où l'obscurité était telle que même quelqu'un sachant exactement à quoi ils ressemblaient ne saurait jamais les trouver.
Une fois installés comme ils pouvaient autour d'une table minuscule (Meven tenta bien de convaincre Hélios de venir s'asseoir sur ses genoux et fut récompensé d'un coup moyennement amical, et Sigrid ne fit pas tant de manières et s'installa sur ceux d'Ewan qui, si la lumière aurait permis de le voir, aurait certainement pris une teinte de rouge assez soutenue), Killian se tourna vers l'assassin et demanda d'un ton sec :
- Bravo, tu as réussi. Nous sommes à […]. Et maintenant ? Est-ce que tu as au moins un début d'idée, ou ton plan n'était que de nous promener en attendant que quelque chose traverse ton cerveau ?
Au lieu d'avoir l'air proprement terrifié par l'invective, Meven s'accouda sur la table et, battant des cils à l'adresse du maître d'armes (du moins ils le supposaient, la lumière n'était pas assez forte pour qu'ils en soient sûrs), répondit :
- Tu ne devrais pas froncer les sourcils, Killian, c'est dommage de gâcher une aussi jolie frimousse.
- Seule une aisance de longue date lui permit d'éviter le coup expédié à l'aveugle par le maître d'armes, et il continua comme si de rien n'était tandis que Gillan plaquait la main offensante sur le bois de la table :
- Je sais que ça ressemble à une idée idiote de venir ici. Et pour tout vous l'avouer, c'est une idée idiote, mais elle a au moins un fondement
- Viens-en au fait, grinça Hélios. Nous n'avons pas vraiment envie de t'entendre t'auto-congratuler ou quoi que ce soit que tu aie envie de raconter.
- Je sais que tu le fais très bien pour moi, mon cavalier. (Meven évita un nouveau coup.) Alors écoutez-moi bien, parce que cette idée, si elle peut paraître un peu... dangereuse, est certainement la meilleure dans ces circonstances. Malgré eux, les autres membres du groupe s'approchèrent de l'assassin pour en savoir plus. Celui-ci fut un instant tenté de les faire patienter un peu pour la beauté du geste, mais l'intensité des regards posés sur lui l'en dissuada très rapidement, et il s'empressa d'expliquer :
- Je pense que vous en conviendrez, ratisser les montagnes dont ce pays semble être constitué en majeure partie, à la recherche d'un Roi-Sorcier qui aura sûrement pris la précaution élémentaire de camoufler son repaire, d'un point de vue magique, qui plus est, et n'oublions pas qu'on parle d'un mage puissant...
- Viens-en au fait, coupa Killian dans un grognement.
- Bien. On n'a aucune idée d'où il peut bien se cacher, et le chercher nous prendrait beaucoup trop de temps. Ce qu'il nous faut, c'est un indice, et il n'y a qu'un seul endroit où on peut se le procurer.
Hélios, qui avait déjà compris où l'assassin voulait en venir, secoua la tête comme s'il voulait se la décrocher. Ewan laissa tomber sa tête contre son grimoire avec un son mat qui se perdit dans le vacarme ambiant. Imperturbable, Meven continua :
- Malgré ce que nos deux amis qui ont déjà suivi le cheminement tortueux de mon esprit ont l'air de penser, c'est bien la solution la plus évidente, et à vrai dire la seule possible. Nous devons trouver un moyen d'entrer dans le Palais royal et de nous introduire dans les appartements de Dogmaël. Et trouver un indice quelconque sur où peut bien être sa cachette.
Dire que la réaction à cette proposition ne fut pas très positive aurait été l'euphémisme du siècle. Lucillien imita la réaction d'Ewan, substituant le bois de la table au grimoire, Pervenche entreprit d'exprimer de manière colorée à quel point Meven pouvait avoir perdu la tête, Gillan secoua la tête d'un air navré. Killian, lui, avait l'air de trouver l'idée très distrayante, à en juger par le sourire carnassier qu'il afficha, mais l'idée des combats qui découlerait de cette idée suffisait à le séduire. Sigrid soupira, et remarqua :
- C'est vrai que c'est une des idées les plus idiotes qu'il m'a été donné d'entendre depuis longtemps, mais le fait est qu'il n'a pas tort.
A côté d'elle, Ewan leva suffisamment la tête pour lui lancer un regard qu'elle ne vit pas.
- Faut y réfléchir, continua-t-elle. On n'a pas d'autre chance de pouvoir trouver où il se cache. Et si jamais on ne trouve aucun indice, on serait à pied d’œuvre, au moins pour rencontrer le roi actuel, qu'il veuille nous recevoir ou pas, et je pense qu'il ne voudrait pas nous voir si on passait par la voie normale.
- Et q-qu'est-ce qu'il fera, alors ? Demanda Gillan. Il ne va p-pas discuter avec nous, surtout si on rentre c-comme ça dans son palais. Il nous ferait jeter en p-prison, et il nous y oublierait.
- Tu aurais peur ? Demanda Killian d'un ton insinuant, mais elle n'y prêta pas attention.
- C'est vrai que c'est une idée idiote, si tu me permets, ajouta Pervenche, mais je ne pense pas que quelqu'un s'y attende vraiment. Et si la méthode diplomatique ne marche pas... eh bien, il sera toujours possible de le capturer et de l'amener là où on veut par la contrainte, non ?
Encore une fois, le sourire de Killian montrait tout le bien qu'il pensait de cette idée. Lucillien avait l'air de se demander ce qu'il avait fait pour se retrouver dans cette galère, et Hélios regardait autour de lui, peut-être pour trouver un échappatoire à la bande de fous qui constituait son groupe.
Finalement, il fut décidé de mettre cette ébauche de plan au vote : Lucillien était d'avis que c'était une très mauvaise idée et qu'ils finiraient probablement dans une prison sombre et humide, Hélios qu'ils seraient tous tués sans autre forme de procès, et Ewan se rangea à son avis. Gillan était divisée, arguant que ça pouvait très vite tourner au désastre, mais qu'elle n'avait rien de mieux à proposer. Sigrid, Killian, Meven et Pervenche, eux, pensaient que c'était, sinon la meilleure chose à faire, du moins celle qui risquait fort de les faire avancer le plus possible vers leur objectif. Les autres finirent par se rendre à leur point de vue (sauf Lucillien qui avait toujours un très mauvais pressentiment), et il fut décidé qu'ils tenteraient de s'introduire dans le château, à la recherche de Dogmaël ou de son fils, le premier qu'ils trouveraient. Restait cependant un obstacle de taille : comment franchir les murailles impénétrables et gardées, et entrer dans le palais sans se faire repérer ?
Il devint très vite évident qu'il n'allait pas être possible d'entrer dans le palais de Dogmaël comme dans celui d'Elric. Comme le souligna intelligemment Sigrid, le principe d'une mission secrète, c'était quand même de rester secrète, et se présenter la bouche en cœur ne servirait pas vraiment leur intérêt premier. Tout comme donner l'assaut à quatre murailles ainsi que l'entrée du palais, solidement gardées, malgré l'enthousiasme certain de Killian pour les combats qui s'ensuivrait. Le reste du groupe fit corps contre ce qui leur semblait être un suicide certain. L'idée de se faire passer pour des prisonniers capturés près de la ville et amenés directement au roi n'avait à peu près aucune chance de réussir : non seulement personne ne croirait à un plan aussi éculé et stupide, mais en plus, ils n'avaient aucun natif de l'Ouest qui pourrait prétendre les avoir capturés. Meven se plaignit à haute voix que ses coéquipiers n'aient pas pensé à capturer Ronnan et Delnan qui leur auraient été fort utiles, surtout en tant qu'autorisés au palais. Gillan lui fit remarquer qu'étant donné qu'ils étaient connus comme le loup blanc, le manque de discrétion qui en résultait irait exactement à l'inverse de ce qu'il voulait. Hélios eut également à couper net l'idée d'un assaut aérien sur la citadelle à grand renfort de wyvern, parce qu'il connaissait certainement des moyens plus simples de parvenir à ses fins si vraiment l'assassin voulait passer de vie à trépas.
Ce qui ne laissait pas beaucoup de solutions. Ils pouvaient, comme Meven le proposait, quitter la ville, escalader la montagne par un sentier discret, passer par le mausolée et de descendre de là jusqu'au palais. Il se posait bien sûr la question de la direction dans laquelle ils pourraient partir parce qu'ils n'en avaient aucune idée, et l'existence d'un chemin à peu près praticable tenait plus de l'hypothèse vaguement formulée qu'autre chose. Hélios fit également remarquer qu'il était un peu stupide de s'être donné du mal pour entrer dans la ville pour décider qu'il valait mieux en sortir, mais ses protestations se perdirent dans le vacarme.
Voyant qu'Ewan avait toujours l'air préoccupé, Meven demanda :
- Qu'est-ce qu'il y a, mon petit mage ? Tu n'es pas convaincu par mon plan de génie ?
Ignorant les coups de coude de Gillan, il se pencha vers le mage, qui secoua la tête mais garda le silence. Lucillien se chargea de répondre pour lui :
- Meven, pensez-vous vraiment que personne n'a jamais eu l'idée de passer par le mausolée pour atteindre le palais ?
Interpellé, l'assassin se tourna vers le moine, qui continua :
- Je suis sûr que des dizaines de personnes ont déjà tenté cette méthode pour atteindre plus facilement la famille royale. C'est... évident. Il doit y avoir des dizaines de gardes, peut-être même d'autres murailles. Ou des pièges. Ou... je ne sais pas. Le chemin doit être difficile, et dangereux, et je ne suis pas sûr que...
Trop tard, Lucillien comprit l'erreur de sa démarche, mais déjà, Meven lui avait drapé un bras fraternel sur les épaules, se vautrant sur les genoux d'Hélios dans la manœuvre. Sans faire attention à leurs efforts conjugués, un pour se débarrasser de cet assassin en collier, l'autre pour tenter de l'empêcher de lui démettre une rotule, il répondit :
- Mon cher moine, j'y ai bien sûr pensé. Mais nous n'avons pas vraiment d'autre solution. Le terrain sera certes difficile, surtout pour certaines de nos fleurs les plus délicates (Pervenche et Sigrid s'empressèrent de lui envoyer des gestes obscènes qu'il ne vit probablement pas, mais Lucillien était à peu près certain que c'était Killian que l'assassin regardait), et on va probablement avoir beaucoup de mal à atteindre notre cible, mais l'autre choix, c'est de donner l'assaut, à nous huit, à une garnison au grand complet. Et même si nos épéistes sont très doués, je doute qu'on survive à l'aventure. C'est encore notre meilleur plan. Tout ce qu'il nous faut, c'est un bon sens de l'orientation, et du courage. Et heureusement, nous avons à peu près les deux.
- Je ne suis pas d'accord, coupa Sigrid. C'est stupide, de faire un détour pareil. Ca va nous demander beaucoup trop d'efforts, consommer des vivres dont nous ne pouvons pas nous encombrer, et surtout, des risques. Ewan pourrait te parler d'à quel point ces montagnes sont impraticables.
- Alors qu'est-ce que tu suggères, ô sage soigneuse ? Répondit l'assassin qui profitait que son insolence ne puisse être corrigée.
- De trouver autre chose. N'importe quoi qui soit moins stupide.
Ce qui n'était pas si facile, il fallait bien l'avouer. Meven défendait son idée, Sigrid, Gillan, puis Killian tentèrent de lui démontrer à quel point elle était stupide, sans y parvenir. Mis au pied du mur quand il leur demanda s'ils avaient quelque chose de mieux à proposer, les autres convinrent que non, en effet, mais que d'aller se promener dans des montagnes inconnues et dangereuses n'avait rien de particulièrement intéressant. Il faut dire qu'avec le temps, la fatigue se faisait de plus en plus ressentir, et malgré les conseils de Sigrid, l'alcool qu'ils tenaient à boire « pour ne pas se faire remarquer » leur embrumait de plus en plus l'esprit. Finalement, Pervenche décida qu'il était l'heure qu'ils se retirent pour la nuit. A défaut de leur porter conseil, ça leur permettrait surtout de retrouver les idées claires et de reprendre des forces. De toute façon, ils ne trouveraient aucune idée ici même. Ils sortirent donc de la minuscule taverne, et se mirent à la recherche d'une auberge convenable et suffisamment dissimulée pour passer la nuit.
La ville se tenait à la rencontre de deux chaînes de montagnes qui formaient un angle large. A l'origine, c'était une forteresse, que des centaines de tailleurs de pierre avaient sculpté à même la roche, la dotant de murailles sans faille car faisant corps avec le massif lui-même. Ils avaient taillé les bâtiments et leurs toits, les couloirs. L'emplacement était celui d'un cul-de-sac, et ils l'avaient dotée de nombreuses galeries creusées dans la roche, et de tunnels qui traversaient la montagne de part en part pour permettre son évacuation, si elle devait tomber. Mais elle avait été construite pour ne jamais tomber. Au fil du temps, la ville s'était agrandie. Des bâtiments avaient été ajoutés en-dehors des murs, occupant toute la vallée entre les deux chaînes de montagnes, ajoutant des touches de couleur à l'uniformité grise de la forteresse. Comme l'espace venait à manquer, de nouvelles galeries avaient été creusées, tout un labyrinthe de salles et de cavernes. On prétendait que ces couloirs secrets qui s'enfonçaient jusqu'au fin fond de la montagne descendaient peut-être jusqu'au cœur du monde. On en disait que celui qui y descendait sans guide n'en ressortirait jamais vivant, qu'il finirait dévoré par les monstres réveillés par les hommes. Pour beaucoup, ce n'étaient que des belles légendes, mais personne n'aurait osé s'y aventurer seul. Pour se protéger des attaques, il avait fallu bâtir de nouvelles murailles, qu'on craignait plus fragiles puisque faites de main d'homme et non pas par la nature. Elles s'étendaient jusque loin dans la vallée, cernant la ville de cinq enceintes concentriques, hérissées de tours. La forteresse qui était au cœur de la capitale à l'origine était toujours visible, encastrée dans le pic dont elle faisait partie. Elle aussi s'était étendue, et étalait ses tourelles, ses escaliers et ses chemins de ronde le long de la paroi, creusés à même la roche. Au-dessus, le palais où avait dû vivre la famille royale découpait des fenêtres étroites, des balcons, et même des statues. C'était splendide. Beau et terrible à la fois, et très impressionnant, témoignant d'une maîtrise incroyable de ceux qui l'avaient réalisé pendant tous ces siècles.
Alors que le groupe de mercenaires approchait, ils purent apercevoir, au-dessus encore de ce qui devait être le palais, le mausolée que Dogmaël avait taillé de ses mains pour sa défunte femme. Même à cette distance, et à l'altitude où il se trouvait, c'était visible qu'il avait été réalisé avec une grande délicatesse. Sur le flanc de la montagne s'étalait une véritable dentelle de roche, fragile et immuable, un hymne au chagrin sans fin du Roi-Sorcier. Pas le monstre sans cœur qui les avait tous entraînés dans une guerre, mais l'homme qui avait perdu celle qui était tout pour lui. C'était un monument de tristesse conçu pour clamer son amour disparu à tous ceux qui approcheraient la ville, et Pervenche sentit son cœur se serrer à cette idée.
Enfin, ils atteignirent la muraille extérieure de la Cité de Pierre. Là, il fallut montrer patte blanche, répondre à toutes sortes de questions posée par tout un groupe de gardes méfiants et leurs capitaine, sur leur origine, leur but, ce qu'ils venaient chercher en ville. Il semblait que pendant le temps de sa disparition, Meven n'avait pas chômé ; il paraissait parfaitement à l'aise avec les gardes, en salua même un ou deux comme s'il les avait connus toute sa vie, et expliqua, avec un parfait accent du pays qu'il avait dû se forger avec un bon entraînement, qu'ils étaient des voyageurs tout à fait inoffensifs, un gentil petit groupe qui escortait deux adorables mages, qu'ils étaient de passage en ville, peut-être à la recherche de petits emplois pour survivre un moment, et que bien sûr, ils ne chercheraient absolument pas la bagarre, d'ailleurs, la moitié n'était même pas armée et l'autre moitié savait se tenir, c'était promis. Le capitaine de la troupe qui les interrogeait réfléchit longuement, posa encore des questions aussi intelligentes et utiles que ce que d'adorables jeunes filles faisaient avec des brutes pareilles – il posa cette question à Sigrid et Lucillien, et les autres eurent le plus grand mal à garder leur sérieux. Meven resta admirablement calme – et ce que des maîtres d'armes des plaines faisaient là, ils se faisaient rares, après tout. Killian se drapa dans son air hautain sans répondre. Finalement, après avoir passé toute leur généalogie au peigne fin, avoir vérifié qu'ils n'avaient aucune arme cachée qui serait capable de détruire un ou deux bâtiments, et s'être assuré qu'ils ne causeraient pas de chaos, le soldat finit par les laisser entrer, en leur précisant toutefois que s'ils voulaient franchir la prochaine muraille, ils devraient se soumettre à un second contrôle tout aussi drastique que celui-ci, et que ce serait pareil, voire pire, à chaque fois qu'ils voudraient se rapprocher de la forteresse. Pervenche demanda de son ton crétin de gentille petite fille le plus réussi s'il était éventuellement possible de visiter le château, puisqu'il était tellement beau et bien construit. Les soldats ricanèrent grassement, et l'un d'eux daigna lui dire qu'en temps normal, le château n'était accessible qu'aux militaires de l'Ouest et aux diplomates des autres pays. Et encore, ça, c'était avant la guerre. Maintenant, il n'y avait plus que l'armée et la famille royale qui pouvaient y avoir accès. Bien sûr, glissa-t-il dans un murmure, certains soldats pouvaient éventuellement se laisser convaincre d'amener certaines personnes triées sur le volet pour visiter certains secteurs du château, les plus accessibles bien sûr. Il ponctua sa phrase d'un clin d’œil salace pour bien faire comprendre à la mercenaire ce qu'il entendait par « convaincre ». Celle-ci hésita un instant entre le geste vulgaire et lui casser le nez en l'abreuvant d'insultes pour bien lui faire comprendre ce qu'elle pensait de sa proposition, mais ça n'aurait pas vraiment fait avancer leurs affaires. Elle se contenta donc d'un « non merci » aussi glacial et digne que possible, et expédia un coup de coude à Meven qui se retenait pour ne pas rire.
Enfin, ils purent quitter le poste de garde et s'avancer dans le premier secteur en croissant qui s'ouvrait entre les deux murailles. A part la rue qui conduisait d'une grande porte à une autre, et qui était bien rectiligne et élégamment pavée, les ruelles serpentaient dans tous les sens entre les maisons et les boutiques qui avaient été construites en dépit du bon sens. Un vrai labyrinthe où il serait facile de se perdre... ou de semer des ennemis. Meven avoua qu'il n'avait aucune idée d'à quoi ressemblaient les quartiers plus proches de la forteresse, il était possible que celui qui était situé entre la première et la seconde muraille devait être régulier et bien ordonné, puisqu'il avait été construit à l'origine. Mais les autres devaient être comme celui qu'ils traversaient en ce moment, bâtis en dépit du bon sens au fur et à mesure que les gens étaient venus s'installer.
A vrai dire, Pervenche était assez curieuse. D'après ce qu'on lui avait dit et ce qu'elle en avait lu, le pays de l'Ouest était une terre désolée, où les paysages et les villes étaient construites de la même pierre grise sans âme. Un pays sans couleur et sans joie, peuplé de gens froids et sans humour, comme la roche et le métal qu'ils travaillaient. Des guerriers aussi inflexibles que leurs épées. Bref, des images de contes de fées. Et comme toutes les images de contes de fées, elle n'avait finalement pas beaucoup à voir avec la réalité. Certes, la pierre du pays était d'une couleur grise plutôt triste, quoiqu'il fallait admettre que le temps maussade ne leur rendait pas vraiment justice. Les ruelles étroites cernées de hautes murailles, eux-mêmes entourés de montagnes dont le sommet disparaissait dans les nuages, avaient de quoi donner des cauchemars claustrophobes au plus courageux. Pour tout dire, l'atmosphère était un peu sinistre. Dans l'un des romans d'aventure dont Pervenche raffolait, ç’aurait été le décor parfait pour le repaire du grand méchant de l'histoire. Ça tombait bien, d'ailleurs, c'était le cas d'un certain point de vue.
Mais il fallait tout de même avouer que si la citadelle ne paraissait pas un lieu idyllique, ce n'était tout de même pas l'Antre du Mal qu'elle avait imaginé toutes ces années à entendre parler de la Cité de Pierre. Des tuiles plus claires dessinaient des motifs compliqués sur les toits noirs. Les étais des petites échoppes qui réussissaient à se faire une place dans les allées étaient de toile éclatante, et s'étendaient quasiment jusqu'à l'autre bout de la rue. Les volets étaient peints de couleurs vives et ornés de fleurs peintes avec minutie, faisant écho à celles poussant dans des bacs en terre accrochés aux fenêtres. Derrière les vitres épaisses, des bougies répandaient une lumière chaude. Ces touches de couleur discrètes éparses tranchaient sur la monotonie grise omniprésente, donnant l'impression d'une ville secrète, plus douce et vivace, cachée sous une carapace rébarbative. Et ses habitants, s'ils ressemblaient aux hommes de pierre et de métal que les légendes faisaient vivre, avaient également le sourire facile. Les enfants jouaient au milieu des adultes qui protestaient ou s'interpellaient par-dessus le bruit ambiant, et de la musique s'échappait de certaines portes.
Meven conduisit le groupe dans ce qu'il put trouver de plus reculé et de moins accessible comme auberge, une minuscule bâtisse coincée tout au bout du mur, contre la montagne, en contrebas de la rue, arguant qu'il serait plus difficile à une bande de gardes à la recherche d'un éventuel groupe d'individus originaire de l'Ouest de venir leur tomber dessus. Gillan préondit qu'il leur serait également difficile de s'échapper si la nécessité se présentait, et qu'il était peu probable qu'ils réussissent à tous tenir dans ce qui semblait être à peine plus qu'un terrier d'animal particulièrement peu volumineux. Meven balaya ses protestations avec une aisance provenant probablement d'un certain entraînement, ignora les regards très vaguement convaincus du reste du groupe, et se glissa dans l'établissement d'un pas qu'on pouvait qualifier de guilleret. Avec un soupir, Pervenche empoigna la manche d'Hélios qui avait l'air prêt à prendre ses jambes à son cou, et descendit les marches à la suite de l'assassin..
Pour être aussitôt tentée de mettre à exécution le plan du cavalier. L'endroit dans laquelle elle venait de descendre était si minuscule qu'on pouvait à peine la qualifier de grande salle, et pourtant, il s'y pressait au moins le double de la population habituelle d'une auberge de taille convenable. Le bruit était assourdissant, chacun tentant de se faire entendre parmi les conversations de ses voisins, et les ménestrels juchés sur une scène à peine plus grande qu'un mouchoir de poche tout au fond de la salle s'en donnaient à cœur joie en hurlant une chanson dont heureusement, on ne distinguait pas les paroles. Pour ne rien arranger, on n'y voyait pas à deux mètres devant soi, tant à cause des lampes dont la mèche était coupée au minimum, que de la fumée qui s'élevait d'un peu partout et se réunissait en nuages à l'odeur lourde. Pervenche suivit la tache un peu plus claire des cheveux de Meven, jusque tout au fond de la salle, là où l'obscurité était telle que même quelqu'un sachant exactement à quoi ils ressemblaient ne saurait jamais les trouver.
Une fois installés comme ils pouvaient autour d'une table minuscule (Meven tenta bien de convaincre Hélios de venir s'asseoir sur ses genoux et fut récompensé d'un coup moyennement amical, et Sigrid ne fit pas tant de manières et s'installa sur ceux d'Ewan qui, si la lumière aurait permis de le voir, aurait certainement pris une teinte de rouge assez soutenue), Killian se tourna vers l'assassin et demanda d'un ton sec :
- Bravo, tu as réussi. Nous sommes à […]. Et maintenant ? Est-ce que tu as au moins un début d'idée, ou ton plan n'était que de nous promener en attendant que quelque chose traverse ton cerveau ?
Au lieu d'avoir l'air proprement terrifié par l'invective, Meven s'accouda sur la table et, battant des cils à l'adresse du maître d'armes (du moins ils le supposaient, la lumière n'était pas assez forte pour qu'ils en soient sûrs), répondit :
- Tu ne devrais pas froncer les sourcils, Killian, c'est dommage de gâcher une aussi jolie frimousse.
- Seule une aisance de longue date lui permit d'éviter le coup expédié à l'aveugle par le maître d'armes, et il continua comme si de rien n'était tandis que Gillan plaquait la main offensante sur le bois de la table :
- Je sais que ça ressemble à une idée idiote de venir ici. Et pour tout vous l'avouer, c'est une idée idiote, mais elle a au moins un fondement
- Viens-en au fait, grinça Hélios. Nous n'avons pas vraiment envie de t'entendre t'auto-congratuler ou quoi que ce soit que tu aie envie de raconter.
- Je sais que tu le fais très bien pour moi, mon cavalier. (Meven évita un nouveau coup.) Alors écoutez-moi bien, parce que cette idée, si elle peut paraître un peu... dangereuse, est certainement la meilleure dans ces circonstances. Malgré eux, les autres membres du groupe s'approchèrent de l'assassin pour en savoir plus. Celui-ci fut un instant tenté de les faire patienter un peu pour la beauté du geste, mais l'intensité des regards posés sur lui l'en dissuada très rapidement, et il s'empressa d'expliquer :
- Je pense que vous en conviendrez, ratisser les montagnes dont ce pays semble être constitué en majeure partie, à la recherche d'un Roi-Sorcier qui aura sûrement pris la précaution élémentaire de camoufler son repaire, d'un point de vue magique, qui plus est, et n'oublions pas qu'on parle d'un mage puissant...
- Viens-en au fait, coupa Killian dans un grognement.
- Bien. On n'a aucune idée d'où il peut bien se cacher, et le chercher nous prendrait beaucoup trop de temps. Ce qu'il nous faut, c'est un indice, et il n'y a qu'un seul endroit où on peut se le procurer.
Hélios, qui avait déjà compris où l'assassin voulait en venir, secoua la tête comme s'il voulait se la décrocher. Ewan laissa tomber sa tête contre son grimoire avec un son mat qui se perdit dans le vacarme ambiant. Imperturbable, Meven continua :
- Malgré ce que nos deux amis qui ont déjà suivi le cheminement tortueux de mon esprit ont l'air de penser, c'est bien la solution la plus évidente, et à vrai dire la seule possible. Nous devons trouver un moyen d'entrer dans le Palais royal et de nous introduire dans les appartements de Dogmaël. Et trouver un indice quelconque sur où peut bien être sa cachette.
Dire que la réaction à cette proposition ne fut pas très positive aurait été l'euphémisme du siècle. Lucillien imita la réaction d'Ewan, substituant le bois de la table au grimoire, Pervenche entreprit d'exprimer de manière colorée à quel point Meven pouvait avoir perdu la tête, Gillan secoua la tête d'un air navré. Killian, lui, avait l'air de trouver l'idée très distrayante, à en juger par le sourire carnassier qu'il afficha, mais l'idée des combats qui découlerait de cette idée suffisait à le séduire. Sigrid soupira, et remarqua :
- C'est vrai que c'est une des idées les plus idiotes qu'il m'a été donné d'entendre depuis longtemps, mais le fait est qu'il n'a pas tort.
A côté d'elle, Ewan leva suffisamment la tête pour lui lancer un regard qu'elle ne vit pas.
- Faut y réfléchir, continua-t-elle. On n'a pas d'autre chance de pouvoir trouver où il se cache. Et si jamais on ne trouve aucun indice, on serait à pied d’œuvre, au moins pour rencontrer le roi actuel, qu'il veuille nous recevoir ou pas, et je pense qu'il ne voudrait pas nous voir si on passait par la voie normale.
- Et q-qu'est-ce qu'il fera, alors ? Demanda Gillan. Il ne va p-pas discuter avec nous, surtout si on rentre c-comme ça dans son palais. Il nous ferait jeter en p-prison, et il nous y oublierait.
- Tu aurais peur ? Demanda Killian d'un ton insinuant, mais elle n'y prêta pas attention.
- C'est vrai que c'est une idée idiote, si tu me permets, ajouta Pervenche, mais je ne pense pas que quelqu'un s'y attende vraiment. Et si la méthode diplomatique ne marche pas... eh bien, il sera toujours possible de le capturer et de l'amener là où on veut par la contrainte, non ?
Encore une fois, le sourire de Killian montrait tout le bien qu'il pensait de cette idée. Lucillien avait l'air de se demander ce qu'il avait fait pour se retrouver dans cette galère, et Hélios regardait autour de lui, peut-être pour trouver un échappatoire à la bande de fous qui constituait son groupe.
Finalement, il fut décidé de mettre cette ébauche de plan au vote : Lucillien était d'avis que c'était une très mauvaise idée et qu'ils finiraient probablement dans une prison sombre et humide, Hélios qu'ils seraient tous tués sans autre forme de procès, et Ewan se rangea à son avis. Gillan était divisée, arguant que ça pouvait très vite tourner au désastre, mais qu'elle n'avait rien de mieux à proposer. Sigrid, Killian, Meven et Pervenche, eux, pensaient que c'était, sinon la meilleure chose à faire, du moins celle qui risquait fort de les faire avancer le plus possible vers leur objectif. Les autres finirent par se rendre à leur point de vue (sauf Lucillien qui avait toujours un très mauvais pressentiment), et il fut décidé qu'ils tenteraient de s'introduire dans le château, à la recherche de Dogmaël ou de son fils, le premier qu'ils trouveraient. Restait cependant un obstacle de taille : comment franchir les murailles impénétrables et gardées, et entrer dans le palais sans se faire repérer ?
Il devint très vite évident qu'il n'allait pas être possible d'entrer dans le palais de Dogmaël comme dans celui d'Elric. Comme le souligna intelligemment Sigrid, le principe d'une mission secrète, c'était quand même de rester secrète, et se présenter la bouche en cœur ne servirait pas vraiment leur intérêt premier. Tout comme donner l'assaut à quatre murailles ainsi que l'entrée du palais, solidement gardées, malgré l'enthousiasme certain de Killian pour les combats qui s'ensuivrait. Le reste du groupe fit corps contre ce qui leur semblait être un suicide certain. L'idée de se faire passer pour des prisonniers capturés près de la ville et amenés directement au roi n'avait à peu près aucune chance de réussir : non seulement personne ne croirait à un plan aussi éculé et stupide, mais en plus, ils n'avaient aucun natif de l'Ouest qui pourrait prétendre les avoir capturés. Meven se plaignit à haute voix que ses coéquipiers n'aient pas pensé à capturer Ronnan et Delnan qui leur auraient été fort utiles, surtout en tant qu'autorisés au palais. Gillan lui fit remarquer qu'étant donné qu'ils étaient connus comme le loup blanc, le manque de discrétion qui en résultait irait exactement à l'inverse de ce qu'il voulait. Hélios eut également à couper net l'idée d'un assaut aérien sur la citadelle à grand renfort de wyvern, parce qu'il connaissait certainement des moyens plus simples de parvenir à ses fins si vraiment l'assassin voulait passer de vie à trépas.
Ce qui ne laissait pas beaucoup de solutions. Ils pouvaient, comme Meven le proposait, quitter la ville, escalader la montagne par un sentier discret, passer par le mausolée et de descendre de là jusqu'au palais. Il se posait bien sûr la question de la direction dans laquelle ils pourraient partir parce qu'ils n'en avaient aucune idée, et l'existence d'un chemin à peu près praticable tenait plus de l'hypothèse vaguement formulée qu'autre chose. Hélios fit également remarquer qu'il était un peu stupide de s'être donné du mal pour entrer dans la ville pour décider qu'il valait mieux en sortir, mais ses protestations se perdirent dans le vacarme.
Voyant qu'Ewan avait toujours l'air préoccupé, Meven demanda :
- Qu'est-ce qu'il y a, mon petit mage ? Tu n'es pas convaincu par mon plan de génie ?
Ignorant les coups de coude de Gillan, il se pencha vers le mage, qui secoua la tête mais garda le silence. Lucillien se chargea de répondre pour lui :
- Meven, pensez-vous vraiment que personne n'a jamais eu l'idée de passer par le mausolée pour atteindre le palais ?
Interpellé, l'assassin se tourna vers le moine, qui continua :
- Je suis sûr que des dizaines de personnes ont déjà tenté cette méthode pour atteindre plus facilement la famille royale. C'est... évident. Il doit y avoir des dizaines de gardes, peut-être même d'autres murailles. Ou des pièges. Ou... je ne sais pas. Le chemin doit être difficile, et dangereux, et je ne suis pas sûr que...
Trop tard, Lucillien comprit l'erreur de sa démarche, mais déjà, Meven lui avait drapé un bras fraternel sur les épaules, se vautrant sur les genoux d'Hélios dans la manœuvre. Sans faire attention à leurs efforts conjugués, un pour se débarrasser de cet assassin en collier, l'autre pour tenter de l'empêcher de lui démettre une rotule, il répondit :
- Mon cher moine, j'y ai bien sûr pensé. Mais nous n'avons pas vraiment d'autre solution. Le terrain sera certes difficile, surtout pour certaines de nos fleurs les plus délicates (Pervenche et Sigrid s'empressèrent de lui envoyer des gestes obscènes qu'il ne vit probablement pas, mais Lucillien était à peu près certain que c'était Killian que l'assassin regardait), et on va probablement avoir beaucoup de mal à atteindre notre cible, mais l'autre choix, c'est de donner l'assaut, à nous huit, à une garnison au grand complet. Et même si nos épéistes sont très doués, je doute qu'on survive à l'aventure. C'est encore notre meilleur plan. Tout ce qu'il nous faut, c'est un bon sens de l'orientation, et du courage. Et heureusement, nous avons à peu près les deux.
- Je ne suis pas d'accord, coupa Sigrid. C'est stupide, de faire un détour pareil. Ca va nous demander beaucoup trop d'efforts, consommer des vivres dont nous ne pouvons pas nous encombrer, et surtout, des risques. Ewan pourrait te parler d'à quel point ces montagnes sont impraticables.
- Alors qu'est-ce que tu suggères, ô sage soigneuse ? Répondit l'assassin qui profitait que son insolence ne puisse être corrigée.
- De trouver autre chose. N'importe quoi qui soit moins stupide.
Ce qui n'était pas si facile, il fallait bien l'avouer. Meven défendait son idée, Sigrid, Gillan, puis Killian tentèrent de lui démontrer à quel point elle était stupide, sans y parvenir. Mis au pied du mur quand il leur demanda s'ils avaient quelque chose de mieux à proposer, les autres convinrent que non, en effet, mais que d'aller se promener dans des montagnes inconnues et dangereuses n'avait rien de particulièrement intéressant. Il faut dire qu'avec le temps, la fatigue se faisait de plus en plus ressentir, et malgré les conseils de Sigrid, l'alcool qu'ils tenaient à boire « pour ne pas se faire remarquer » leur embrumait de plus en plus l'esprit. Finalement, Pervenche décida qu'il était l'heure qu'ils se retirent pour la nuit. A défaut de leur porter conseil, ça leur permettrait surtout de retrouver les idées claires et de reprendre des forces. De toute façon, ils ne trouveraient aucune idée ici même. Ils sortirent donc de la minuscule taverne, et se mirent à la recherche d'une auberge convenable et suffisamment dissimulée pour passer la nuit.