Chapitre 7
Pour un déplacement sur une aussi longue distance, il fut
décidé qu’ils loueraient des chevaux. Il y en avait bien pour deux jours
complets, peut-être trois, et aucun n’avait vraiment envie de parcourir la
distance à pied, ça leur prendrait beaucoup trop de temps, et ça augmenterait
le danger. Et donc, alors que le soleil apparaissait à peine à l’horizon,
quatre chevaux quittèrent la ville, en direction de Gawain, l’un qui portait
les sacs, les autres les vaillants voyageurs. Ils avaient bien sûr fait
quelques essais au moment de louer les montures, et Pervenche s’était montrée
totalement incapable de diriger un cheval sans détruire ce qui l’entourait et
faire une chute spectaculaire et bien peu gracieuse. Il avait donc été décidé
qu’elle monterait avec Hélios, qui était beaucoup plus doué que Meven. Le
lancier avait proposé à l’assassin de l’attacher sur la selle pour lui éviter
de tomber, mais il avait fini par réussir à garder son équilibre. De toute
façon, comme il l’affirma, la seule autre place intéressante était déjà prise.
Le visage d’Hélios prit une intéressante teinte de rouge, et il menaça
l’assassin de lui tordre le cou s’il continuait ses idioties. Et pendant tout
ce temps, Elfi les regardait en silence. Contrairement à eux, elle n’avait
absolument aucun problème pour monter à cheval, et avait en fait un maintien
parfait. Elle s’était contentée d’attendre que ses accompagnateurs aient fini
leurs disputes et leurs essais, faisant montre d’une patience admirable. Rare,
de la part d’une noble, et ça n’était pas passé inaperçu. C’était un soulagement.
Et donc, à présent, ils avançaient au pas au milieu des champs. Meven ouvrait la marche, suivi par Elfi, Pervenche et Hélios qui avançaient de front, et les bagages fermaient la file. Pervenche tentait d’entretenir la conversation avec Elfi, qui ne se montrait pas très bavarde, tandis que Meven envoyait des plaisanteries stupides et des provocations à Hélios. Le lancier était le seul qui paraissait se méfier de quelque chose et surveiller les alentours. Bien inutilement, d’ailleurs, la chose la plus dangereuse qu’ils croisèrent fut un lapin, mais comme il le dit, d’un ton tranchant qui n’admettait pas la discussion, il valait mieux que quelqu’un monte la garde, même si rien n’arrivait, plutôt que de finir dans une embuscade parce que l’idiot de tête était trop occupé à lancer des plaisanteries grossières à un membre non intéressé du groupe.
Ils s’arrêtèrent à la nuit tombée, au bord de la rivière une fois de plus, et installèrent un campement sommaire. A l’étonnement général, et devant la mauvaise volonté de Meven qui grognait qu’il était exploité, Elfi se proposa pour leur trouver de quoi manger. Elle tira des sacs de sa selle un arc que personne n’avait remarqué, remonta sur son cheval et disparut avant qu’ils aient pu la retenir. Ce n’était pas bien prudent, on ne savait pas ce qui pouvait se cacher dans les buissons et l’obscurité, mais elle ne les laissa pas l’arrêter. Elle tenait bien de son père, ce qu’elle voulait faire, elle le faisait. Et en plus, elle était rapide, la bougresse, grogna l’assassin qui n’avait pas pu la stopper. Heureusement, rien à craindre, elle revint bientôt, saine et sauve, avec deux lapins. Hélios prit sur lui de s’occuper de préparer le repas, arguant qu’avec des catastrophes comme Pervenche ou Meven, ça serait vraiment dommage d’abîmer la viande. Tandis que le lancier démontrait ses talents à la préparation du lapin tout en repoussant un assassin qui voulait à tout prix se coucher sur ses genoux pour « détendre son pauvre dos bien malmené par le trajet », Pervenche dit à Elfi :
- Dis donc, c’est rare, une fille qui sait monter à cheval ou chasser ! Enfin, chez les filles de bonne famille, en tous cas.
- Cela fait partie de mon éducation. Les jeunes filles de bonne famille se doivent d’avoir une éducation complète, et d’être capable de se débrouiller seules.
- Ton père t’a fait apprendre la chasse ?
- Ainsi que les règles de conduite, la danse de salon, et la survie en milieu sauvage, entre autres. C’est une partie de l’éducation d’une jeune fille qu’il ne faut pas négliger. Une femme ne doit pas être un fardeau pour son mari en restant assise toute la journée, n’est-ce pas ? Et en cas de malheur, nous devons être capables de nous débrouiller toutes seules.
- Être indépendantes, quoi.
- C’est l’idée. Savoir se débrouiller dans toutes les épreuves. Mais vous devez le savoir, n’est-ce pas ? Vous êtes également issue d’une famille aisée, après tout.
- Comment tu le sais ?
Pervenche devait bien s’avouer qu’elle était surprise par l’affirmation. C’était écrit sur son front ? Elle connaissait son père ? Elle lisait ses pensées ? Elfi répondit avec un sourire :
- Je ne suis pas devin, rassurez-vous. Vous avez des mains calleuses, je ne sais pas si vous avez déjà travaillé, ou juste manié votre épée. Par contre, la bague que vous portez est un bijou bien trop précieux pour une mercenaire, même si vous aviez beaucoup de succès.
La bague. Pervenche avait complètement oublié qu’elle la portait. C’était une jolie bague avec deux pierres, une verte et une bleue, serties dans un entrelacs de fils d’or. Une bague de très grand prix, que son père lui avait faite pour son quinzième anniversaire, et qu’elle avait emportée pour éventuellement la vendre. Elle avait dû la mettre à un moment ou à un autre, sans trop savoir pourquoi, peut-être… peut-être un mouvement sentimental. C’était une bien jolie bague, qui ne faisait pas du tout mercenaire. Mais elle n’avait pas vraiment envie de l’enlever. Elle finit par répondre :
- Bon, j’avoue, je viens aussi d’une famille bien placée. Mais mon père ne m’a jamais fait prendre de cours d’équitation, tu l’as bien vu. Ni d’ailleurs de cours de survie.
- D’autres leçons ?
- Des cours de magie. D’ailleurs j’aimais pas ça.
- C’est tout de même une éducation, qui était destinée à vous aider. Peut-être que le contenu de cette éducation diffère d’une ville à l’autre, c’est principalement une question de point de vue. Chez nous, les jeunes filles sont entraînées à la chasse, et toutes ces sortes de choses, alors que chez vous, apparemment, les enseignements sont plus savants, mais le but est le même, vous ne pensez pas ? Il s’agit de nous armer, au moins un minimum.
- Pour ce que ça me sert, soupira Pervenche. A part pour allumer un feu et convaincre les deux idiots là-bas d’arrêter de se battre…
- Peut-être que vos dons de mage vous viendront en aide un jour. Vous verrez.
Pervenche hocha la tête, sans rien dire. Elles regardèrent un instant Hélios remuer son plat, tandis que Meven, assis dos à dos avec lui, avait l’air de s’être endormi et pesait de tout son poids sur son dossier. Etrangement, ça n’avait pas l’air de tellement le déranger, et il n’avait pas poussé l’assassin dans un buisson. Au bout d’un moment passé à observer la scène qui n’avait pas grand-chose de passionnant, Pervenche attaqua un sujet beaucoup plus croustillant :
- Alors, il est comment, celui que tu dois épouser ?
- Frederick ? eh bien… Que pourrais-je vous dire…
- Ton père a dit que tu le connaissais ? Si ça ne te gêne pas d’en parler, bien sûr, ajouta-t-elle après un instant. Après tout, elle ne savait pas comment une princesse pouvait prendre ce genre de questions indiscrètes.
- Assez bien, oui. Nous nous sommes rencontrés à intervalles réguliers depuis que nous sommes enfants. Nous nous entendons plutôt bien. C’est un homme bon, et sympathique, même s’il ne le montre pas beaucoup.
- Il ne le montre pas ?
- Il ne parle pas beaucoup. Il préfère montrer ce qu’il ressent par la manière dont il agit. C’est… un homme d’action, peut-on dire. Il peut paraître un peu… grognon… et inquiétant aux gens qui le côtoient, et il n’aime pas beaucoup parler de lui. C’est quelqu’un de très discret.
- Et tu t’entends bien avec lui, au moins ?
- Bien sûr. Mon père n’aurait pas essayé de me marier avec quelqu’un que je ne connais pas, ou avec qui je ne m’entends pas. Vous avez l’air surprise, mais ça n’est pas dans nos manières de marier entre eux des inconnus, juste pour des bénéfices commerciaux ou politiques. Ni, d’ailleurs, de marier des gens qui ne peuvent pas se supporter, bien au contraire. Ca créerait encore plus de conflits et de tensions, et ça ne serait bon pour personne. Nos parents ont dépassé ça il y a bien longtemps, je pense. Vous ne croyez pas ?
- Maintenant que tu le dis…
- Drôle de monde, que celui où les pères et les mères ne marient plus leurs enfants sans leur demander leur avis, alors qu’ils ne se connaissent même pas, afin de sceller des alliances. On ne peut même plus se révolter contre eux… Il va nous falloir un autre combat, maintenant.
Pervenche mit quelques instants à se rendre compte qu’Elfi était en train de se moquer d’elle. Enfin, elle l’avait peut-être un peu cherché, à vouloir à tout prix mener une bataille contre les manières des nobles et le statut de la femme, alors qu’il n’y avait aucune raison. Ca lui apprendrait à réfléchir avant de parler… Avant qu’elle puisse encore davantage s’emmêler les pieds dans ses idioties, Hélios se débarrassa de Meven, qui eut droit à un réveil brutal en atterrissant dans l’herbe, et appela tout le monde à venir manger.
Le paysage de champs sans fin avait laissé place à une forêt clairsemée. Les quatre cavaliers avançaient sous les arbres, à la file, suivant un chemin assez effacé. Il n’y avait pas un souffle de vent, presque aucun bruit, et sans savoir pourquoi, Hélios trouvait ça extrêmement inquiétant. Meven avait mis ça sur la nervosité habituelle du lancier et n’y avait pas fait attention. Pervenche, qui était derrière lui, s’était rendu compte qu’il était tendu, mais elle non plus n’avait pas fait de remarque, même si ça lui paraissait bizarre. Mais au fil des heures, sa nervosité avait fini par déteindre sur les autres, et même l’assassin avait fini par arrêter de lancer des plaisanteries idiotes.
Ils atteignaient une clairière tout à fait innocente, et Elfi était en train de calculer qu’il ne leur restait plus une grande distance à parcourir avant Gawain, quand deux silhouettes sombres surgirent du sous-bois. L’un arborait la cape habituelle, avec capuchon remonté et Pervenche se fit la remarque qu’elle n’avait jamais vu autant de personnes enveloppées dans ce genre de capes que ces derniers jours. L’autre faisait preuve d’un peu plus d’originalité, avec un casque destiné à dissimuler son visage, et une longue tunique râpée et rapiécée. Meven les aurait bien piétinés sans un seul regard en arrière, mais son cheval n’était pas de cet avis et il s’arrêta à quelques mètres des deux importuns. Hélios saisit un couteau, prêt à se défendre. Pervenche et Elfi échangèrent un regard ; ces deux-là n’étaient pas là pour récupérer le cavalier, c’était sûr, ils en avaient après la princesse. L’homme avec le casque s’inclina d’une manière ouvertement moqueuse, et annonça :
- Mesdames et messieurs, je suis Findor, et voici mon compagnon Maes. Vous détenez quelque chose dont nous souhaiterions nous emparer, si possible sans utiliser la force. Aussi, pour notre agrément comme pour le vôtre, je vous conseille de nous le remettre sans attendre.
- Ca dépend, répliqua Meven, en s’accoudant sur l’encolure de son cheval, le menton bien appuyé dans la paume. C’est qu’on en a beaucoup, des choses que vous pourriez désirer. Il faudrait préciser.
- Si je vous dis qu’il s’agit d’une personne ?
- Là encore, ça n’est pas très clair. Nous avons avec nous un séduisant assassin parmi les plus doués de sa génération et de la prochaine, c’est-à-dire votre serviteur, ajouta-t-il en battant des paupières. Une ravissante jeune femme versée dans l’art de la chasse, du combat et de la diplomatie, et qui pourrait vous abattre d’une flèche d’où elle se tient. Une mercenaire au délicieux nom de fleur et adorablement dingue qui vous bottera les fesses jusqu’à ce que vous rentriez chez vous en appelant vos mamans. Quant à notre cavalier en armure, regardez-le, n’est-il pas absolument magnifique, ne le voulez-vous pas ? Accessoirement, il pourrait lui aussi vous changer en hachis. Mais ce n’est pas sa plus grande qualité, c’est une excellente femme au foyer, et…
Une pomme de pin lancée avec plus de force que nécessaire vint heurter la tête de l’assassin, et stoppa net sa diatribe. Il se retourna vers Hélios, qui avait l’air furieux, et lui tira la langue. Findor secoua la tête et le menaça du doigt, comme s’il corrigeait un enfant :
- Ne vous faites pas plus bête que vous n’êtes, je sais exactement qui vous a envoyé et pourquoi. Je souhaite que Dame Elfi rejoigne notre groupe sans plus attendre. Nous ne souhaitons faire du mal à personne, comme précisé précédemment, mais si cette demoiselle n’obtempère pas très vite, nous serons obligés de nous servir de la force, et cela pourrait être gênant. Je suppose que vous êtes dame Elfi, ajouta-t-il en se tournant vers elle. Maintes fois, on m’a vanté votre beauté, et votre autre compagne manque de toute façon de raffinement et de distinction pour être issue d’une famille aussi noble que les Dal Vecchio.
Il s’avança vers le cheval d’Elfi, et Pervenche fut tentée de lui envoyer un coup de pied au passage pour lui apprendre à dire qu’elle n’était pas raffinée. Mais avant qu’elle ait pu mettre son plan à exécution, Hélios empoigna sa lance et frappa Findor du plat de la pointe de toutes ses forces, l’envoyant plusieurs mètres en arrière. Maes accourut immédiatement pour l’aider à se remettre sur ses pieds et épousseta sa tunique, ôtant les brindilles et la poussière. Findor eut un grognement bien peu gracieux, mais retint la main qui se dirigeait vers l’épée à son côté, et se forçant à reprendre un visage et un ton agréables, lança au cavalier :
- Allons, allons, tout ça pourrait se dérouler de manière tout à fait amicale, il n’est pas besoin de se montrer agressif comme ça. Ne rendez pas les choses plus compliquées qu’elles ne le sont déjà. Tout ce que nous demandons, c’est de la coopération. Dame Elfi vient avec nous, vous partez de votre côté sans aucun problème, et voilà, tout le monde est content.
- Et si on refuse ? demanda Meven.
- Allons, pourquoi tout de suite vous braquer ? Nous ne demandons pas grand-chose. Seulement qu’elle nous accompagne. Pourquoi vous soucier ainsi de son bien-être ?
- Parce que nous sommes payés pour ça, monsieur le brigand. Je pensais que vous saviez qui nous étions et pourquoi nous sommes là ? intervint Pervenche.
- Pourquoi des mots aussi cruels ? Nous ne sommes pas des brigands de grand chemin, nous n’avons aucun intérêt pour votre argent, nous sommes au-dessus de ça. Nous pourrions dire que… nous sommes collègues, si vous voulez. Et je sais que les gens comme vous n’ont pas une loyauté si marquée, et il existe des moyens de vous faire changer d’avis, assez rapidement.
- Vous êtes payés, vous aussi ? demanda l’assassin, soudain intéressé.
- Elevons le débat, enfin. Cessons de parler d’argent.
- Vous avez abordé le sujet, l’interrompit Elfi. Parlons donc d’argent. Qui vous envoie ? Qui voudrait me voir disparaître? Dites-nous donc.
- Allons, madame. Vous le saurez bien assez tôt. Et d’autant plus vite que vous accepterez de nous suivre.
- Ca suffit, trancha Meven, la voix soudain beaucoup plus froide. C’était amusant jusque-là, mais ça commence à devenir agaçant. Ecartez-vous de notre chemin, nous avons autre chose à faire que de rester à papoter ici, et vous devenez fatiguant avec vos propositions stupides et vos ordres idiots. Décampez, ou vous allez le regretter.
- Je vois, répondit Findor en secouant la tête, apparemment désolé. Il va donc falloir que nous vous tuions, et que nous l’emmenions. C’est dommage, vous m’étiez plutôt sympathique, et si jamais nous avions eu le temps, j’aurais aimé vous entretenir avec vous, jeune homme, ajouta-t-il à destination d’Hélios, qui répondit par quelque chose qu’heureusement, personne ne comprit, mais qui devait être vulgaire.
- Vraiment ? Dans ce cas, vous me voyez obligé de poser la question rituelle : vous et quelle armée ? Nous sommes quatre, et vous êtes deux. Je pense que nous gagnerons sans grand problème.
- Je m’attendais à ce genre de provocations, et j’ai pris la précaution de ne pas venir seul. Messieurs, s’il-vous-plaît ?
N’ayant visiblement attendu que ce signal, une demi-douzaine de silhouettes supplémentaires sortirent des buissons et encerclèrent les quatre chevaux. Ils avaient tous au point des armes qu’ils pointaient sur le groupe, les mettant au défi de faire quoi que ce soit. Leurs chances de sortir vivants du combat paraissaient d’un seul coup beaucoup plus minces, à quatre contre huit. Findor et Maes affichaient des sourires triomphants, et s’avançaient déjà vers Elfi, quand Meven, rapide comme l’éclair, bondit de sa selle et les entraîna tous les deux au sol. Immédiatement, un de leurs hommes de main courut à leur secours, pour être immédiatement arrêté par un coup de pied violent de la part d’Hélios. La seconde d’après, lui et Pervenche sautaient à leur tour à terre, armes à la main, et prêts à en découdre. Elfi profita de la distraction pour prendre son arc, et décocha une flèche qui vint se planter entre les yeux du brigand le plus proche de lui. La mercenaire attaqua celui qui était le plus proche d’elle, un colosse armé d’une hache, tandis qu’Hélios se retrouvait face à deux épéistes. Le premier coup brisa le manche de sa lance en deux. Il se servit de l’un des deux pour bloquer l’attaque suivante, et frappa avec l’autre qui portait encore la pointe. Il se baissa pour éviter les deux épées qui se heurtèrent au-dessus de sa tête, effectuant une roulade qui lui évita de perdre la tête au sens propre du terme. A l’aveuglette, il expédia un coup de pied qui fit mouche, et s’écarta pour que l’un de ses adversaires ne lui tombe pas dessus. L’autre abattit son arme de toutes ses forces sur le lancier, qui recula à toute vitesse, récoltant une profonde estafilade au bras. Il ne savait pas trop ce qui se passait pour les autres, s’ils s’en sortaient, mais s’il savait une chose, c’était qu’il n’avait qu’une ou deux secondes avant de se retrouver de nouveau à deux contre un. Voire à trois contre un si l’un des camarades de ses ennemis décidait de venir s’occuper de lui. Encore une fois, il bloqua un coup, tenant le fragment de sa lance à deux mains, et réussit à repousser l’autre. Mettant à profit ce répit, il se releva rapidement, et tout en tenant en respect ses deux adversaires de la pointe de la lance, tira de sa ceinture un coutelas à large lame. Bien. Maintenant, on allait pouvoir combattre sérieusement.
Meven avait expédié les deux brigands au tapis grâce à l’effet de surprise, mais ce n’était pas suffisant. Il fit sauter le poignard des mains de Maes, et un coup de tête le sonna suffisamment longtemps pour qu’il puisse éviter que Findor ne lui plante son couteau entre les côtes, même si le coup passa à quelques millimètres de ses côtes. L’un des nouveaux venus vit que ses employeurs étaient en mauvaise posture, et s’empressa d’intervenir. Sa main était à quelques centimètres de la cape de Meven, et Findor savourait déjà sa victoire, quand une flèche lui traversa la gorge, envoyant une fine gerbe de sang sur les deux autres. Meven s’écarta juste à temps pour que le cadavre s’effondre sur le brigand déjà à terre, le bloquant. Il envoya un sourire éblouissant à Elfi, qui entreprit de chasser un autre ennemi de ses flèches, l’obligeant à se mettre à l’abri derrière les arbres. Mais déjà, Maes avait récupéré son arme, et revenait à l’attaque. L’assassin tira ses deux dagues et se mit en garde. Un rapide coup d’œil autour lui apprit qu’il n’y avait pas grand risque à se faire attaquer à revers, les renforts étaient déjà bien occupés avec les autres. Restait à éliminer Findor et Maes en même temps, ce qui n’allait pas être une partie de plaisir. D’ailleurs, le premier avait fini par se dégager du cadavre, et par rejoindre son compagnon. Ils étaient à présent de part et d’autre de Meven, et tournaient autour de lui comme des fauves autour d’une proie, cherchant une ouverture. L’assassin garda ses armes pointées eux et fit de son mieux pour les avoir les deux à l’œil, sachant que s’il tournait le dos, il laisserait une ouverture dont l’un des deux profiterait. Il resta donc en garde, attendant l’attaque qui relancerait le combat.
De son côté, Pervenche avait fort à faire avec l’homme à la hache. En quelques pas, elle avait réussi à l’éloigner un peu du reste du champ de bataille, autant pour avoir plus de place que pour éviter une intervention indésirable. Elle n’avait que très peu d’expérience dans le combat contre un adversaire armé d’une hache, et celle qu’il maniait en ce moment était d’une taille impressionnante, le genre à faire des dégâts. Et il l’agitait dans tous les sens avec une force incroyable, et une vitesse plus importante que ce qu’elle pensait au départ. Jusqu’ici, elle n’avait pas pu porter une seule attaque, et la seule fois où elle avait tenté de bloquer un coup, elle avait eu l’impression que ses bras allaient se déloger de ses épaules. Elle en était donc réduite à esquiver comme elle pouvait. Encore heureux qu’il faisait de larges mouvements sous lesquels elle pouvait se baisser ou éviter en roulant. Mais elle n’allait pas pouvoir continuer comme ça encore longtemps, elle commençait déjà à perdre son souffle, et les coups passaient de plus en plus près. Non, en se contentant d’esquiver et d’attendre, elle allait finir hachée menu. Il fallait passer à l’attaque. Mais elle ne pourrait pas l’atteindre physiquement, il était trop fort pour elle. Par contre… Se concentrer tout en évitant les attaques était difficile, très difficile, mais heureusement, Elfi, qui avait fini par épingler proprement son ennemi à un arbre, décida de venir à son secours. Une pluie de flèches s’abattit sur l’homme à la hache, le forçant à reculer. Pervenche en profita. Aussi vite qu’elle le put, elle rassembla son énergie et la concentra dans sa main. Ce n’était pas facile, sur un champ de bataille, et elle faillit bien perdre un pied dans l’affaire. Mais elle put faire apparaître une étincelle de chaleur entre ses doigts, qui grandit, gagna en intensité et en force. Et très vite, elle eut entre les mains une boule de feu qu’elle projeta au visage de son adversaire. Le résultat fut spectaculaire. Il y eut une gerbe de flammes, et l’autre recula en titubant, les mains pressées sur son visage où d’horribles plaies apparaissaient déjà. Pervenche profita de l’avantage obtenu pour attaquer, et son épée traversa la cote de cuir, perçant le cœur. L’ennemi s’effondra comme une masse, tué sur le coup. Mais elle n’eut pas le temps de se féliciter de sa victoire, il fallait se porter au secours d’Hélios.
A vrai dire, ni lui ni l’assassin n’avaient vraiment besoin d’aide. Le cavalier était un soldat de métier, et il s’était déjà retrouvé embarqué dans des combats bien plus difficiles que ça. Sa lance, même brisée, et son couteau lui permettaient de bloquer les attaques des deux épéistes sans aucun effort apparent, même si ceux-ci y mettaient visiblement toutes leurs forces, et chacune de ces attaques était immédiatement suivie d’une riposte qui ouvrait une nouvelle plaie. Rapidement, l’une des deux dut se mettre en retrait pour laisser la place libre à son acolyte, dont les blessures étaient moins importantes. Pervenche fut tentée d’en profiter pour la tuer, mais elle n’était plus en état de se défendre, et la mercenaire se contenta de l’assommer du pommeau de son épée, réduisant ainsi encore le compte des ennemis. Hélios n’aurait aucun mal à s’occuper de celui qui restait.
De son côté, Meven avait l’air de bien s’amuser. Son combat ressemblait moins à une lutte acharnée pour sauver sa vie, et plus à une étrange danse consistant à déjouer toutes les attaques de ses ennemis, à les esquiver avec facilité et à les obliger à se gêner l’un l’autre. Il avait quelques blessures sans gravité aux bras, et une nouvelle coupure au front d’où le sang coulait, gênant un peu sa visibilité, mais à part ça, il avait l’air de bien s’amuser. Un assassin de talent, en effet. Les choses tournaient plutôt bien pour leur groupe, malgré les premières constatations, et la victoire paraissait proche. C’est aussi ce que dut se dire Findor, parce qu’il mit soudain de l’espace entre Meven et lui, et siffla. Aussitôt, comme par magie, surgirent de la forêt cinq nouveaux individus armés. Pervenche et Elfi s’avancèrent immédiatement pour reprendre le combat. L’assassin soupira :
- Encore des renforts ? Ca me paraît un peu tiré par les cheveux, non ? C’aurait été plus intelligent de les faire venir immédiatement pour nous mettre hors d’état de nuire.
- Allons, réfléchissez. Si jamais nous les avions fait attaquer tout de suite, il aurait fallu les payer, ce qui n’aurait pas été le cas si jamais nous avions réussi à vous éliminer nous-mêmes. N’est-ce pas logique ? Nous avions une chance. Enfin, de toute façon, vous êtes finis, maintenant. Rendez-vous, et peut-être que nous ne vous tuerons pas trop.
Les nouveaux arrivants changèrent immédiatement la donne ; l’un d’entre eux vint se joindre à Findor et Maes, repoussant Meven vers les autres. Deux autres s’en prirent à Pervenche, les deux derniers vinrent prêter main-forte à l’épéiste restant. Très vite, les trois mercenaires se retrouvèrent bloqués et encerclés, regroupés autour d’Elfi. Findor jubilait. A lui la main gagnante ! La fille était à lui, et des gens à torturer en plus ! Quelle chance ! Mais d’abord, il allait régler son compte à cet idiot d’assassin qui leur avait donné tant de mal, et qui les avait blessés, Maes et lui. Il empoigna son couteau et s’avança vers le petit groupe, savourant sa victoire. Il approcha la pointe du visage de Meven, qui tenta de reculer mais fut aussitôt ramené en avant par l’un des comparses, et traça une première ligne en travers de sa joue, se délectant de voir le sang couler de la plaie. C’était satisfaisant de voir cet assassin trop fier souffrir et craindre pour sa vie, c’était presque… excitant. Il entreprit de lui faire une blessure symétrique, juste sous l’oeil. C’est à cet exact moment qu’une voix retentit à travers la clairière :
- Pouvons-nous nous joindre à vous ?
Et donc, à présent, ils avançaient au pas au milieu des champs. Meven ouvrait la marche, suivi par Elfi, Pervenche et Hélios qui avançaient de front, et les bagages fermaient la file. Pervenche tentait d’entretenir la conversation avec Elfi, qui ne se montrait pas très bavarde, tandis que Meven envoyait des plaisanteries stupides et des provocations à Hélios. Le lancier était le seul qui paraissait se méfier de quelque chose et surveiller les alentours. Bien inutilement, d’ailleurs, la chose la plus dangereuse qu’ils croisèrent fut un lapin, mais comme il le dit, d’un ton tranchant qui n’admettait pas la discussion, il valait mieux que quelqu’un monte la garde, même si rien n’arrivait, plutôt que de finir dans une embuscade parce que l’idiot de tête était trop occupé à lancer des plaisanteries grossières à un membre non intéressé du groupe.
Ils s’arrêtèrent à la nuit tombée, au bord de la rivière une fois de plus, et installèrent un campement sommaire. A l’étonnement général, et devant la mauvaise volonté de Meven qui grognait qu’il était exploité, Elfi se proposa pour leur trouver de quoi manger. Elle tira des sacs de sa selle un arc que personne n’avait remarqué, remonta sur son cheval et disparut avant qu’ils aient pu la retenir. Ce n’était pas bien prudent, on ne savait pas ce qui pouvait se cacher dans les buissons et l’obscurité, mais elle ne les laissa pas l’arrêter. Elle tenait bien de son père, ce qu’elle voulait faire, elle le faisait. Et en plus, elle était rapide, la bougresse, grogna l’assassin qui n’avait pas pu la stopper. Heureusement, rien à craindre, elle revint bientôt, saine et sauve, avec deux lapins. Hélios prit sur lui de s’occuper de préparer le repas, arguant qu’avec des catastrophes comme Pervenche ou Meven, ça serait vraiment dommage d’abîmer la viande. Tandis que le lancier démontrait ses talents à la préparation du lapin tout en repoussant un assassin qui voulait à tout prix se coucher sur ses genoux pour « détendre son pauvre dos bien malmené par le trajet », Pervenche dit à Elfi :
- Dis donc, c’est rare, une fille qui sait monter à cheval ou chasser ! Enfin, chez les filles de bonne famille, en tous cas.
- Cela fait partie de mon éducation. Les jeunes filles de bonne famille se doivent d’avoir une éducation complète, et d’être capable de se débrouiller seules.
- Ton père t’a fait apprendre la chasse ?
- Ainsi que les règles de conduite, la danse de salon, et la survie en milieu sauvage, entre autres. C’est une partie de l’éducation d’une jeune fille qu’il ne faut pas négliger. Une femme ne doit pas être un fardeau pour son mari en restant assise toute la journée, n’est-ce pas ? Et en cas de malheur, nous devons être capables de nous débrouiller toutes seules.
- Être indépendantes, quoi.
- C’est l’idée. Savoir se débrouiller dans toutes les épreuves. Mais vous devez le savoir, n’est-ce pas ? Vous êtes également issue d’une famille aisée, après tout.
- Comment tu le sais ?
Pervenche devait bien s’avouer qu’elle était surprise par l’affirmation. C’était écrit sur son front ? Elle connaissait son père ? Elle lisait ses pensées ? Elfi répondit avec un sourire :
- Je ne suis pas devin, rassurez-vous. Vous avez des mains calleuses, je ne sais pas si vous avez déjà travaillé, ou juste manié votre épée. Par contre, la bague que vous portez est un bijou bien trop précieux pour une mercenaire, même si vous aviez beaucoup de succès.
La bague. Pervenche avait complètement oublié qu’elle la portait. C’était une jolie bague avec deux pierres, une verte et une bleue, serties dans un entrelacs de fils d’or. Une bague de très grand prix, que son père lui avait faite pour son quinzième anniversaire, et qu’elle avait emportée pour éventuellement la vendre. Elle avait dû la mettre à un moment ou à un autre, sans trop savoir pourquoi, peut-être… peut-être un mouvement sentimental. C’était une bien jolie bague, qui ne faisait pas du tout mercenaire. Mais elle n’avait pas vraiment envie de l’enlever. Elle finit par répondre :
- Bon, j’avoue, je viens aussi d’une famille bien placée. Mais mon père ne m’a jamais fait prendre de cours d’équitation, tu l’as bien vu. Ni d’ailleurs de cours de survie.
- D’autres leçons ?
- Des cours de magie. D’ailleurs j’aimais pas ça.
- C’est tout de même une éducation, qui était destinée à vous aider. Peut-être que le contenu de cette éducation diffère d’une ville à l’autre, c’est principalement une question de point de vue. Chez nous, les jeunes filles sont entraînées à la chasse, et toutes ces sortes de choses, alors que chez vous, apparemment, les enseignements sont plus savants, mais le but est le même, vous ne pensez pas ? Il s’agit de nous armer, au moins un minimum.
- Pour ce que ça me sert, soupira Pervenche. A part pour allumer un feu et convaincre les deux idiots là-bas d’arrêter de se battre…
- Peut-être que vos dons de mage vous viendront en aide un jour. Vous verrez.
Pervenche hocha la tête, sans rien dire. Elles regardèrent un instant Hélios remuer son plat, tandis que Meven, assis dos à dos avec lui, avait l’air de s’être endormi et pesait de tout son poids sur son dossier. Etrangement, ça n’avait pas l’air de tellement le déranger, et il n’avait pas poussé l’assassin dans un buisson. Au bout d’un moment passé à observer la scène qui n’avait pas grand-chose de passionnant, Pervenche attaqua un sujet beaucoup plus croustillant :
- Alors, il est comment, celui que tu dois épouser ?
- Frederick ? eh bien… Que pourrais-je vous dire…
- Ton père a dit que tu le connaissais ? Si ça ne te gêne pas d’en parler, bien sûr, ajouta-t-elle après un instant. Après tout, elle ne savait pas comment une princesse pouvait prendre ce genre de questions indiscrètes.
- Assez bien, oui. Nous nous sommes rencontrés à intervalles réguliers depuis que nous sommes enfants. Nous nous entendons plutôt bien. C’est un homme bon, et sympathique, même s’il ne le montre pas beaucoup.
- Il ne le montre pas ?
- Il ne parle pas beaucoup. Il préfère montrer ce qu’il ressent par la manière dont il agit. C’est… un homme d’action, peut-on dire. Il peut paraître un peu… grognon… et inquiétant aux gens qui le côtoient, et il n’aime pas beaucoup parler de lui. C’est quelqu’un de très discret.
- Et tu t’entends bien avec lui, au moins ?
- Bien sûr. Mon père n’aurait pas essayé de me marier avec quelqu’un que je ne connais pas, ou avec qui je ne m’entends pas. Vous avez l’air surprise, mais ça n’est pas dans nos manières de marier entre eux des inconnus, juste pour des bénéfices commerciaux ou politiques. Ni, d’ailleurs, de marier des gens qui ne peuvent pas se supporter, bien au contraire. Ca créerait encore plus de conflits et de tensions, et ça ne serait bon pour personne. Nos parents ont dépassé ça il y a bien longtemps, je pense. Vous ne croyez pas ?
- Maintenant que tu le dis…
- Drôle de monde, que celui où les pères et les mères ne marient plus leurs enfants sans leur demander leur avis, alors qu’ils ne se connaissent même pas, afin de sceller des alliances. On ne peut même plus se révolter contre eux… Il va nous falloir un autre combat, maintenant.
Pervenche mit quelques instants à se rendre compte qu’Elfi était en train de se moquer d’elle. Enfin, elle l’avait peut-être un peu cherché, à vouloir à tout prix mener une bataille contre les manières des nobles et le statut de la femme, alors qu’il n’y avait aucune raison. Ca lui apprendrait à réfléchir avant de parler… Avant qu’elle puisse encore davantage s’emmêler les pieds dans ses idioties, Hélios se débarrassa de Meven, qui eut droit à un réveil brutal en atterrissant dans l’herbe, et appela tout le monde à venir manger.
Le paysage de champs sans fin avait laissé place à une forêt clairsemée. Les quatre cavaliers avançaient sous les arbres, à la file, suivant un chemin assez effacé. Il n’y avait pas un souffle de vent, presque aucun bruit, et sans savoir pourquoi, Hélios trouvait ça extrêmement inquiétant. Meven avait mis ça sur la nervosité habituelle du lancier et n’y avait pas fait attention. Pervenche, qui était derrière lui, s’était rendu compte qu’il était tendu, mais elle non plus n’avait pas fait de remarque, même si ça lui paraissait bizarre. Mais au fil des heures, sa nervosité avait fini par déteindre sur les autres, et même l’assassin avait fini par arrêter de lancer des plaisanteries idiotes.
Ils atteignaient une clairière tout à fait innocente, et Elfi était en train de calculer qu’il ne leur restait plus une grande distance à parcourir avant Gawain, quand deux silhouettes sombres surgirent du sous-bois. L’un arborait la cape habituelle, avec capuchon remonté et Pervenche se fit la remarque qu’elle n’avait jamais vu autant de personnes enveloppées dans ce genre de capes que ces derniers jours. L’autre faisait preuve d’un peu plus d’originalité, avec un casque destiné à dissimuler son visage, et une longue tunique râpée et rapiécée. Meven les aurait bien piétinés sans un seul regard en arrière, mais son cheval n’était pas de cet avis et il s’arrêta à quelques mètres des deux importuns. Hélios saisit un couteau, prêt à se défendre. Pervenche et Elfi échangèrent un regard ; ces deux-là n’étaient pas là pour récupérer le cavalier, c’était sûr, ils en avaient après la princesse. L’homme avec le casque s’inclina d’une manière ouvertement moqueuse, et annonça :
- Mesdames et messieurs, je suis Findor, et voici mon compagnon Maes. Vous détenez quelque chose dont nous souhaiterions nous emparer, si possible sans utiliser la force. Aussi, pour notre agrément comme pour le vôtre, je vous conseille de nous le remettre sans attendre.
- Ca dépend, répliqua Meven, en s’accoudant sur l’encolure de son cheval, le menton bien appuyé dans la paume. C’est qu’on en a beaucoup, des choses que vous pourriez désirer. Il faudrait préciser.
- Si je vous dis qu’il s’agit d’une personne ?
- Là encore, ça n’est pas très clair. Nous avons avec nous un séduisant assassin parmi les plus doués de sa génération et de la prochaine, c’est-à-dire votre serviteur, ajouta-t-il en battant des paupières. Une ravissante jeune femme versée dans l’art de la chasse, du combat et de la diplomatie, et qui pourrait vous abattre d’une flèche d’où elle se tient. Une mercenaire au délicieux nom de fleur et adorablement dingue qui vous bottera les fesses jusqu’à ce que vous rentriez chez vous en appelant vos mamans. Quant à notre cavalier en armure, regardez-le, n’est-il pas absolument magnifique, ne le voulez-vous pas ? Accessoirement, il pourrait lui aussi vous changer en hachis. Mais ce n’est pas sa plus grande qualité, c’est une excellente femme au foyer, et…
Une pomme de pin lancée avec plus de force que nécessaire vint heurter la tête de l’assassin, et stoppa net sa diatribe. Il se retourna vers Hélios, qui avait l’air furieux, et lui tira la langue. Findor secoua la tête et le menaça du doigt, comme s’il corrigeait un enfant :
- Ne vous faites pas plus bête que vous n’êtes, je sais exactement qui vous a envoyé et pourquoi. Je souhaite que Dame Elfi rejoigne notre groupe sans plus attendre. Nous ne souhaitons faire du mal à personne, comme précisé précédemment, mais si cette demoiselle n’obtempère pas très vite, nous serons obligés de nous servir de la force, et cela pourrait être gênant. Je suppose que vous êtes dame Elfi, ajouta-t-il en se tournant vers elle. Maintes fois, on m’a vanté votre beauté, et votre autre compagne manque de toute façon de raffinement et de distinction pour être issue d’une famille aussi noble que les Dal Vecchio.
Il s’avança vers le cheval d’Elfi, et Pervenche fut tentée de lui envoyer un coup de pied au passage pour lui apprendre à dire qu’elle n’était pas raffinée. Mais avant qu’elle ait pu mettre son plan à exécution, Hélios empoigna sa lance et frappa Findor du plat de la pointe de toutes ses forces, l’envoyant plusieurs mètres en arrière. Maes accourut immédiatement pour l’aider à se remettre sur ses pieds et épousseta sa tunique, ôtant les brindilles et la poussière. Findor eut un grognement bien peu gracieux, mais retint la main qui se dirigeait vers l’épée à son côté, et se forçant à reprendre un visage et un ton agréables, lança au cavalier :
- Allons, allons, tout ça pourrait se dérouler de manière tout à fait amicale, il n’est pas besoin de se montrer agressif comme ça. Ne rendez pas les choses plus compliquées qu’elles ne le sont déjà. Tout ce que nous demandons, c’est de la coopération. Dame Elfi vient avec nous, vous partez de votre côté sans aucun problème, et voilà, tout le monde est content.
- Et si on refuse ? demanda Meven.
- Allons, pourquoi tout de suite vous braquer ? Nous ne demandons pas grand-chose. Seulement qu’elle nous accompagne. Pourquoi vous soucier ainsi de son bien-être ?
- Parce que nous sommes payés pour ça, monsieur le brigand. Je pensais que vous saviez qui nous étions et pourquoi nous sommes là ? intervint Pervenche.
- Pourquoi des mots aussi cruels ? Nous ne sommes pas des brigands de grand chemin, nous n’avons aucun intérêt pour votre argent, nous sommes au-dessus de ça. Nous pourrions dire que… nous sommes collègues, si vous voulez. Et je sais que les gens comme vous n’ont pas une loyauté si marquée, et il existe des moyens de vous faire changer d’avis, assez rapidement.
- Vous êtes payés, vous aussi ? demanda l’assassin, soudain intéressé.
- Elevons le débat, enfin. Cessons de parler d’argent.
- Vous avez abordé le sujet, l’interrompit Elfi. Parlons donc d’argent. Qui vous envoie ? Qui voudrait me voir disparaître? Dites-nous donc.
- Allons, madame. Vous le saurez bien assez tôt. Et d’autant plus vite que vous accepterez de nous suivre.
- Ca suffit, trancha Meven, la voix soudain beaucoup plus froide. C’était amusant jusque-là, mais ça commence à devenir agaçant. Ecartez-vous de notre chemin, nous avons autre chose à faire que de rester à papoter ici, et vous devenez fatiguant avec vos propositions stupides et vos ordres idiots. Décampez, ou vous allez le regretter.
- Je vois, répondit Findor en secouant la tête, apparemment désolé. Il va donc falloir que nous vous tuions, et que nous l’emmenions. C’est dommage, vous m’étiez plutôt sympathique, et si jamais nous avions eu le temps, j’aurais aimé vous entretenir avec vous, jeune homme, ajouta-t-il à destination d’Hélios, qui répondit par quelque chose qu’heureusement, personne ne comprit, mais qui devait être vulgaire.
- Vraiment ? Dans ce cas, vous me voyez obligé de poser la question rituelle : vous et quelle armée ? Nous sommes quatre, et vous êtes deux. Je pense que nous gagnerons sans grand problème.
- Je m’attendais à ce genre de provocations, et j’ai pris la précaution de ne pas venir seul. Messieurs, s’il-vous-plaît ?
N’ayant visiblement attendu que ce signal, une demi-douzaine de silhouettes supplémentaires sortirent des buissons et encerclèrent les quatre chevaux. Ils avaient tous au point des armes qu’ils pointaient sur le groupe, les mettant au défi de faire quoi que ce soit. Leurs chances de sortir vivants du combat paraissaient d’un seul coup beaucoup plus minces, à quatre contre huit. Findor et Maes affichaient des sourires triomphants, et s’avançaient déjà vers Elfi, quand Meven, rapide comme l’éclair, bondit de sa selle et les entraîna tous les deux au sol. Immédiatement, un de leurs hommes de main courut à leur secours, pour être immédiatement arrêté par un coup de pied violent de la part d’Hélios. La seconde d’après, lui et Pervenche sautaient à leur tour à terre, armes à la main, et prêts à en découdre. Elfi profita de la distraction pour prendre son arc, et décocha une flèche qui vint se planter entre les yeux du brigand le plus proche de lui. La mercenaire attaqua celui qui était le plus proche d’elle, un colosse armé d’une hache, tandis qu’Hélios se retrouvait face à deux épéistes. Le premier coup brisa le manche de sa lance en deux. Il se servit de l’un des deux pour bloquer l’attaque suivante, et frappa avec l’autre qui portait encore la pointe. Il se baissa pour éviter les deux épées qui se heurtèrent au-dessus de sa tête, effectuant une roulade qui lui évita de perdre la tête au sens propre du terme. A l’aveuglette, il expédia un coup de pied qui fit mouche, et s’écarta pour que l’un de ses adversaires ne lui tombe pas dessus. L’autre abattit son arme de toutes ses forces sur le lancier, qui recula à toute vitesse, récoltant une profonde estafilade au bras. Il ne savait pas trop ce qui se passait pour les autres, s’ils s’en sortaient, mais s’il savait une chose, c’était qu’il n’avait qu’une ou deux secondes avant de se retrouver de nouveau à deux contre un. Voire à trois contre un si l’un des camarades de ses ennemis décidait de venir s’occuper de lui. Encore une fois, il bloqua un coup, tenant le fragment de sa lance à deux mains, et réussit à repousser l’autre. Mettant à profit ce répit, il se releva rapidement, et tout en tenant en respect ses deux adversaires de la pointe de la lance, tira de sa ceinture un coutelas à large lame. Bien. Maintenant, on allait pouvoir combattre sérieusement.
Meven avait expédié les deux brigands au tapis grâce à l’effet de surprise, mais ce n’était pas suffisant. Il fit sauter le poignard des mains de Maes, et un coup de tête le sonna suffisamment longtemps pour qu’il puisse éviter que Findor ne lui plante son couteau entre les côtes, même si le coup passa à quelques millimètres de ses côtes. L’un des nouveaux venus vit que ses employeurs étaient en mauvaise posture, et s’empressa d’intervenir. Sa main était à quelques centimètres de la cape de Meven, et Findor savourait déjà sa victoire, quand une flèche lui traversa la gorge, envoyant une fine gerbe de sang sur les deux autres. Meven s’écarta juste à temps pour que le cadavre s’effondre sur le brigand déjà à terre, le bloquant. Il envoya un sourire éblouissant à Elfi, qui entreprit de chasser un autre ennemi de ses flèches, l’obligeant à se mettre à l’abri derrière les arbres. Mais déjà, Maes avait récupéré son arme, et revenait à l’attaque. L’assassin tira ses deux dagues et se mit en garde. Un rapide coup d’œil autour lui apprit qu’il n’y avait pas grand risque à se faire attaquer à revers, les renforts étaient déjà bien occupés avec les autres. Restait à éliminer Findor et Maes en même temps, ce qui n’allait pas être une partie de plaisir. D’ailleurs, le premier avait fini par se dégager du cadavre, et par rejoindre son compagnon. Ils étaient à présent de part et d’autre de Meven, et tournaient autour de lui comme des fauves autour d’une proie, cherchant une ouverture. L’assassin garda ses armes pointées eux et fit de son mieux pour les avoir les deux à l’œil, sachant que s’il tournait le dos, il laisserait une ouverture dont l’un des deux profiterait. Il resta donc en garde, attendant l’attaque qui relancerait le combat.
De son côté, Pervenche avait fort à faire avec l’homme à la hache. En quelques pas, elle avait réussi à l’éloigner un peu du reste du champ de bataille, autant pour avoir plus de place que pour éviter une intervention indésirable. Elle n’avait que très peu d’expérience dans le combat contre un adversaire armé d’une hache, et celle qu’il maniait en ce moment était d’une taille impressionnante, le genre à faire des dégâts. Et il l’agitait dans tous les sens avec une force incroyable, et une vitesse plus importante que ce qu’elle pensait au départ. Jusqu’ici, elle n’avait pas pu porter une seule attaque, et la seule fois où elle avait tenté de bloquer un coup, elle avait eu l’impression que ses bras allaient se déloger de ses épaules. Elle en était donc réduite à esquiver comme elle pouvait. Encore heureux qu’il faisait de larges mouvements sous lesquels elle pouvait se baisser ou éviter en roulant. Mais elle n’allait pas pouvoir continuer comme ça encore longtemps, elle commençait déjà à perdre son souffle, et les coups passaient de plus en plus près. Non, en se contentant d’esquiver et d’attendre, elle allait finir hachée menu. Il fallait passer à l’attaque. Mais elle ne pourrait pas l’atteindre physiquement, il était trop fort pour elle. Par contre… Se concentrer tout en évitant les attaques était difficile, très difficile, mais heureusement, Elfi, qui avait fini par épingler proprement son ennemi à un arbre, décida de venir à son secours. Une pluie de flèches s’abattit sur l’homme à la hache, le forçant à reculer. Pervenche en profita. Aussi vite qu’elle le put, elle rassembla son énergie et la concentra dans sa main. Ce n’était pas facile, sur un champ de bataille, et elle faillit bien perdre un pied dans l’affaire. Mais elle put faire apparaître une étincelle de chaleur entre ses doigts, qui grandit, gagna en intensité et en force. Et très vite, elle eut entre les mains une boule de feu qu’elle projeta au visage de son adversaire. Le résultat fut spectaculaire. Il y eut une gerbe de flammes, et l’autre recula en titubant, les mains pressées sur son visage où d’horribles plaies apparaissaient déjà. Pervenche profita de l’avantage obtenu pour attaquer, et son épée traversa la cote de cuir, perçant le cœur. L’ennemi s’effondra comme une masse, tué sur le coup. Mais elle n’eut pas le temps de se féliciter de sa victoire, il fallait se porter au secours d’Hélios.
A vrai dire, ni lui ni l’assassin n’avaient vraiment besoin d’aide. Le cavalier était un soldat de métier, et il s’était déjà retrouvé embarqué dans des combats bien plus difficiles que ça. Sa lance, même brisée, et son couteau lui permettaient de bloquer les attaques des deux épéistes sans aucun effort apparent, même si ceux-ci y mettaient visiblement toutes leurs forces, et chacune de ces attaques était immédiatement suivie d’une riposte qui ouvrait une nouvelle plaie. Rapidement, l’une des deux dut se mettre en retrait pour laisser la place libre à son acolyte, dont les blessures étaient moins importantes. Pervenche fut tentée d’en profiter pour la tuer, mais elle n’était plus en état de se défendre, et la mercenaire se contenta de l’assommer du pommeau de son épée, réduisant ainsi encore le compte des ennemis. Hélios n’aurait aucun mal à s’occuper de celui qui restait.
De son côté, Meven avait l’air de bien s’amuser. Son combat ressemblait moins à une lutte acharnée pour sauver sa vie, et plus à une étrange danse consistant à déjouer toutes les attaques de ses ennemis, à les esquiver avec facilité et à les obliger à se gêner l’un l’autre. Il avait quelques blessures sans gravité aux bras, et une nouvelle coupure au front d’où le sang coulait, gênant un peu sa visibilité, mais à part ça, il avait l’air de bien s’amuser. Un assassin de talent, en effet. Les choses tournaient plutôt bien pour leur groupe, malgré les premières constatations, et la victoire paraissait proche. C’est aussi ce que dut se dire Findor, parce qu’il mit soudain de l’espace entre Meven et lui, et siffla. Aussitôt, comme par magie, surgirent de la forêt cinq nouveaux individus armés. Pervenche et Elfi s’avancèrent immédiatement pour reprendre le combat. L’assassin soupira :
- Encore des renforts ? Ca me paraît un peu tiré par les cheveux, non ? C’aurait été plus intelligent de les faire venir immédiatement pour nous mettre hors d’état de nuire.
- Allons, réfléchissez. Si jamais nous les avions fait attaquer tout de suite, il aurait fallu les payer, ce qui n’aurait pas été le cas si jamais nous avions réussi à vous éliminer nous-mêmes. N’est-ce pas logique ? Nous avions une chance. Enfin, de toute façon, vous êtes finis, maintenant. Rendez-vous, et peut-être que nous ne vous tuerons pas trop.
Les nouveaux arrivants changèrent immédiatement la donne ; l’un d’entre eux vint se joindre à Findor et Maes, repoussant Meven vers les autres. Deux autres s’en prirent à Pervenche, les deux derniers vinrent prêter main-forte à l’épéiste restant. Très vite, les trois mercenaires se retrouvèrent bloqués et encerclés, regroupés autour d’Elfi. Findor jubilait. A lui la main gagnante ! La fille était à lui, et des gens à torturer en plus ! Quelle chance ! Mais d’abord, il allait régler son compte à cet idiot d’assassin qui leur avait donné tant de mal, et qui les avait blessés, Maes et lui. Il empoigna son couteau et s’avança vers le petit groupe, savourant sa victoire. Il approcha la pointe du visage de Meven, qui tenta de reculer mais fut aussitôt ramené en avant par l’un des comparses, et traça une première ligne en travers de sa joue, se délectant de voir le sang couler de la plaie. C’était satisfaisant de voir cet assassin trop fier souffrir et craindre pour sa vie, c’était presque… excitant. Il entreprit de lui faire une blessure symétrique, juste sous l’oeil. C’est à cet exact moment qu’une voix retentit à travers la clairière :
- Pouvons-nous nous joindre à vous ?