Chapitre 15
Cela faisait maintenant plusieurs jours qu’ils voyageaient
dans les plaines. Ils n’avaient fait qu’une halte dans l’une des villes en
bordure, dont ils ne se rappelaient même plus le nom, pour se procurer quelques
provisions et du matériel, avant de finalement obliquer plein nord. On leur
avait déconseillé d’y aller, certains avaient même prétendu que c’était
dangereux pour eux, et que les nomades, qui n’étaient que des monstres
xénophobes, les transformeraient tous en chair à pâtée dès qu’ils mettraient le
pied sur leur domaine. Il avait fallu les efforts conjugués de Pervenche,
Sigrid et Meven pour empêcher Killian et Gillan de leur donner un aperçu de ce
qu’étaient capables les gens des plaines. Ils s’étaient empressés de déguerpir
avant que la situation ne dégénère au bain de sang.
Et donc, depuis, ils traversaient les plaines. Leurs journées étaient les mêmes : lever à l’aube (en théorie ; en pratique, il était toujours un peu difficile d’en réveiller certains, particulièrement Ewan qui dormait comme une pierre), marche vers le Nord, pause, chasse et repas. L’après-midi était souvent davantage consacré à l’entraînement. Killian mettait un point d’honneur à maltraiter son élève. Depuis qu’il avait accepté de trouver un moyen d’entraîner également Pervenche, il semblait trouver une grande délectation à la malmener elle aussi, et à la pousser à utiliser la magie pour compenser les immenses différences de compétences qu’il y avait entre eux qu’il ne cessait de souligner. Et il ne faisait pas de quartier, il avait immédiatement précisé que ce n’était pas son style de les chouchouter. Gillan avait l’habitude, Pervenche avait mis un peu de temps à saisir que ce n’était que sa façon de faire, et qu’il n’en avait pas plus particulièrement après elles qu’après les autres. Du moins, c’était ce qu’il disait, mais à force d’attaques et d’insultes, elle commençait à se dire qu’il avait peut-être une dent contre elle. Et très vite, Sigrid avait eu du pain sur la planche, avec toutes les blessures à soigner. Elle ne s’en plaignait pas, et à chaque fois que l’un ou l’autre venait avec une entaille sanglante ou une marque de brûlure, elle se contentait de mentionner que ce n’était qu’un bon entraînement pour elle aussi. Elle fit cependant la leçon au maître d’armes de faire attention à ne pas mettre ses camarades définitivement hors d’état de nuire, parce qu’elle n’allait pas utiliser toute son énergie vitale à réparer ses bêtises. La première fois, il l’envoya promener avec des injures très peu flatteuses et un conseil pour rester à sa place de femme. Au lieu de se soumettre comme il l’avait pensé, elle lui assena un coup de bâton étonnamment brutal qu’il ne vit pas venir. Avant qu’il ait le temps de se relever, Ewan l’assortit d’un sort qui l’immobilisa soigneusement. Une fois sûre qu’il était hors d’état de nuire, elle s’assit à côté de lui et l’informa aimablement :
- La prochaine fois que tu me parles sur ce ton, ou que tu insinues qu’Ewan est faible, je recommence. Et cette fois ci, je couperai tes jolis cheveux dont tu es si fier. Et je les brûlerai devant toi.
Killian se le tint pour dit et fit de son mieux pour ne pas la remettre en colère.
Meven avait fini par convaincre Hélios que quelques échanges de passes (armées, avait-il immédiatement précisé en le voyant changer de couleur) ne se changeraient pas en un assaut sur sa personne, et maintenant que sa lance avait été réparée, il fallait bien qu’il garde la forme pour les prochains combats, non ? Après des supplications et des promesses qu’il ne se draperait pas sur lui pendant une certaine période de temps, le cavalier avait fini par accepter d’être le partenaire de combat de l’assassin – et rien d’autre ! C’était assez fascinant de les voir se battre, et généralement, même le maître d’armes grognon se laissait aller à venir observer. Autant les duels de Killian et Gillan étaient élégants, presque codifiés, chorégraphiés, et réalisés dans les règles de l’art, et ceux de Pervenche mêlés de flammes et de magie, autant l’assassin et le cavalier ne faisaient fi ni d’honneur, ni d’observation des règles du duel. C’était du combat de rue, pur et simple, et ils ne lésinaient pas sur les coups bas pour prendre le dessus. Hélios tenait absolument à gagner pour donner une bonne leçon à l’assassin, et lui faire comprendre qu’il pourrait en faire autant à chaque fois que l’autre déciderait de le contrarier et de reprendre l’invasion de son espace vital. Meven prenait ça à la rigolade, plutôt. A vrai dire, le combat lui donnait des occasions de se retrouver très près du cavalier, voire se draper sur lui à des fins d’attaque et donc de faire exactement ce que celui-ci voulait l’empêcher de faire, il n’allait pas se plaindre ! Et donc, il prenait leurs affrontements plutôt à la légère. Ce qui bien sûr, ne faisait qu’énerver davantage le cavalier, qui y mettait d’autant plus de cœur à l’ouvrage pour lui arranger le portrait.
Leurs agressions pendant le combat, et leurs disputes au-dehors, procuraient beaucoup de distractions aux autres. Les premiers temps, quand Hélios avait pris sur lui de frapper Meven chaque fois que ses mains ne restaient pas à leur place, Pervenche avait bien tenté de les séparer comme la première fois, et la foudre avait eu l’air de marcher. Mais cinq minutes plus tard, l’assassin avait repris ses bêtises. Elle avait fini par laisser tomber, et par les regarder se battre, comme les autres. A présent, ils prenaient même les paris sur le vainqueur, et pariaient leurs différentes corvées de groupe. Ce qui mena à Killian héritant de la corvée de cuisine, et Sigrid l’en débarrassa à l’unique condition qu’elle le laisse tresser ses cheveux et les attacher avec de jolis rubans roses. Gillan et Pervenche en roulèrent presque par terre de rire, même quand il entreprit de leur botter les fesses à toutes les deux en même temps, et que Sigrid eut fort à faire pour les remettre entièrement sur pied à la fin. Le fait qu’il n’ait pas osé ôter les rubans de peur d’essuyer la colère de la prêtresse ne les aidait pas vraiment à le prendre au sérieux, il est vrai. Même quand Sigrid les soigna, elles en pleuraient encore de rire, ce qui bien sûr, ne fit rien pour arranger la situation et l’humeur du maître d’armes. Mais elles ne le laisseraient jamais y survivre, s’il entamait une dispute à propos de ses cheveux avec trois donzelles. Il trouva donc plus judicieux d’arracher les rubans et de ne plus leur adresser la parole de toute la journée.
Et au milieu de tout ce chaos, Ewan persistait à lire son énorme grimoire en silence. Pressé de questions par Pervenche, qui était d’une curiosité à toute épreuve, il finit par révéler que contrairement à ce qu’elle pensait, ce n’était pas son arme en combat, mais un ouvrage qu’il était en train de déchiffrer afin de percer de nouveaux arcanes de magie, et apprendre des sorts beaucoup plus puissants. Elle lui demanda avec quoi il combattait, du moins s’il n’était pas un pacifiste. Il se contenta de regarder ses doigts, ce qu’il faisait souvent. Cette fois-ci, elle suivit son regard, et remarqua les marques de brûlures qui couvraient les phalanges laissées à nu par les mitaines. Elle connaissait, elle en avait elle-même une ou deux, mais à ce point… Gêné, le mage cacha ses mains dans les manches de sa tunique et reprit sa lecture, se coupant du monde. Dans des cas pareils, ce n’était pas la peine d’essayer de lui parler, et Pervenche retourna se faire botter à droite et à gauche par Killian.
Leur petit groupe s’organisait, plus ou moins, avec quelques cahots. Pour cause de migraine, le maître d’armes prit rapidement l’habitude de se décharger de ses tâches. Sigrid décida de le débarrasser de celle de la cuisine, quand elle se plaignit qu’un repas préparé sous l’effet de la migraine se montra particulièrement horrible, et même qu’il avait tenté de l’attaquer. Gillan, elle, s’empara de l’entraînement de Pervenche. A vrai dire, ça ne les dérangeait ni l’une, ni l’autre. Killian était certes très fort, mais il n’était pas vraiment pédagogue, et ses méthodes étaient assez… brutales. L’épéiste faisait preuve de moins de violence aveugle, savait retenir ses coups, et corrigeait les erreurs de son élève avec soin et une certaine douceur, au lieu de simplement les souligner d’un ton moqueur. Certes, la magie la rendait nerveuse, et elle avait gentiment demandé à Pervenche de s’abstenir d’envoyer des boules de feu tous azimuts quand elle était dans le coin, mais elle l’aidait à progresser, et d’après les dires de Killian, elle présentait un peu moins de ressemblances avec un singe armé d’un bâton, et un peu plus avec une épéiste digne de ce nom. Ce qui n’était pas si mal, finit-il par reconnaître après environ deux heures de torture par Gillan, et qui la fit rosir de plaisir.
Les deux filles bavardaient souvent, entre deux échanges armés, pour reprendre leur souffle, et c’est au court d’une de ces discussions que Pervenche demanda :
- Dis voir, il est tellement fier de ses cheveux, Killian, pour avoir peur que Sigrid ne les lui coupe ?
Gillan esquissa un sourire autour du goulot de la bouteille qu’elle était en train de vider. Elle prit le temps de finir, et répondit :
- C’est une t-tradition de chez nous. C’est p-pour ça que j’ai aussi les cheveux longs.
- Explique ?
- Ch-chez nous, c’est la marque des grands épéistes. Q-Quand tu bats quelqu’un, tu c-coupes ses cheveux, pour montrer q-que tu l’as battu. Donc logiquement…
- Si t’as les cheveux longs, ça veut dire que personne t’a battu, compléta Pervenche. Je vois.
- P-Personne n’a jamais battu maître Killian.
- Avec des cheveux pareils, ça ne m’étonne pas.
- T-Tu devrais faire attention, prévint Gillan, posant une main avertie sur l’épaule de Pervenche. T-Tu le prends peut-être comme un compagnon… ou Meven II, mais il est d-d-dangereux. Très dangereux.
- Je m’en doute, tu sais. Je l’ai vu à l’œuvre. C’est pas un tendre.
- Encore p-plus dangereux que ça. S’il le décide, il t-te tuera, comme ça, sur un coup de tête. Reste de son bon côté. Et s-surtout, ne te bats jamais c-contre lui dans un vrai duel.
- Parce qu’il me fera une vilaine coupe de cheveux ?
- P-Parce qu’il risque de te couper bien plus que les cheveux. Il se fera un p-plaisir de t-te décapiter ou te découper en tranches.
- T’exagères pas un peu ? demanda Pervenche, perdant un peu l’envie de plaisanter.
- N-Non. Si tu te mets sur sa route, si tu le déranges, ou juste s’il en a assez de t-toi, il te tuera. P-Purement et simplement. Enfin, il p-prendra son temps pour t-te faire comprendre que tu n’es pas à son niveau et que tu ne le seras jamais. Il t-te torturera, t-te ridiculisera, et il t-te forcera à le supplier de t’achever.
- … Même si on est du même côté ?
- Maître Killian n’a pas de côté, de c-camp ou quoi que ce soit… Il ne vous accompagne que parce que p-pour l’instant, ça sert ses intérêts. Et p-puis tu lui sers, ses migraines le t-torturent, parfois…
- J’ai jamais laissé quelqu’un souffrir. Pas même un maître d’armes crétin.
- J-J’espère qu’il ne t’a pas entendu, souffla l’épéiste en regardant même par-dessus son épaule pour en être sûre. Mais non, le maître d’armes était en train de polir son sabre bien-aimé.
- Mais q-quoi qu’il en soit… il s’est arrangé, c-ces derniers temps. T-Tes soins ont sûrement un effet bénéfique… Espérons que ça dure…
- Alors je n’ai qu’à faire en sorte de continuer à le soigner, et il restera bien gentiment avec nous, répondit Pervenche avec un sourire.
L’épéiste répondit avec un sourire également. Un tel enthousiasme était communicatif. Même si ça concernait son maître agressif, grognon et supérieur. Et puis, si ça pouvait arranger la vie du groupe en général, ce n’était pas plus mal. Dernièrement, Killian lui avait paru presque… humain et sociable. Presque, bien sûr. Mais de voir le maître d’armes le plus craint de toute cette partie du continent grogner après une fille qui lui arrivait à l’épaule, et ne pas oser toucher aux rubans roses qu’elle lui avait mis… C’était étrange, d’ailleurs. Il y avait encore un mois ou deux, il aurait tranché quiconque aurait osé toucher à ses beaux cheveux, le symbole de son statut invaincu, sans même un regard en arrière. Là, il s’était contenté de protester. Pas de menaces, pas de meurtre, pas d’entrailles tartinées dans la plaine. Un vrai miracle. Elle espérait que ça durerait. Le nouveau Killian ne lui déplaisait absolument pas. Et à en juger par l’expression de Pervenche quand elle le regardait combattre, à mi-chemin entre admiration totale et envie de lui tordre le coup, elle n’était pas la seule… Un léger coup dans le genou la tira de ses pensées, et elle croisa le regard bicolore de la mercenaire. Elle eut un sourire vaguement sadique, la version tout public de celui de Killian, et la poussa du rocher qui lui servait de siège, l’envoyant rouler dans l’herbe haute. Le temps qu’elle reprenne ses esprits, Gillan avait déjà sorti son sabre, et se jetait sur elle avec enthousiasme. Pervenche tira son épée, bloqua le coup, et entreprit de lui montrer de quel bois elle se chauffait exactement, sous le regard de Meven qui avait l’air ravi de « voir deux filles qui faisaient autre chose que juste se tirer les cheveux et se mettre des gifles ». Il ne tarda pas à s’en mêler, d’ailleurs, pour « jouer », et le tout dégénéra très vite en une très bizarre bagarre de chatouilles.
Il fallut une bonne semaine pour que quelqu’un pose enfin LA question. Sigrid était en train de jouer à tresser les cheveux de Pervenche en y entrelaçant des fleurs, tout en bavardant gaiement avec Meven des avantages de recoudre une plaie, et Hélios et Ewan discutaient à voix basse d’on ne savait trop quoi, quand la prêtresse demanda brusquement :
- Au fait… A part traverser les plaines de part en part, vous avez un but précis, ou vous vous contentez de vous promener jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose ?
Avec un ensemble qui n’aurait pas pu être plus parfait s’il avait été prémédité, Meven et Hélios pointèrent tous les deux Pervenche. Celle-ci remarqua :
- Je croyais que c’était Killian, le chef du groupe, à voir comment il râle…
L’interpelé se contenta de hausser les épaules et de regarder le ragoût en préparation.
- C’est un peu compliqué, tu vois, reprit-elle. Grosso modo, un envoyé du Dieu du Destin m’a conseillé de monter dans le Nord. Il paraît qu’il va bientôt y avoir une guerre.
- Dans le Nord ? intervint Ewan. Mais il n’y a rien, dans le Nord…
- Je pense que ça n’est pas dans le Nord derrière les Montagnes. Juste… Plus au Nord. Peut-être entre l’Est et l’Ouest. On n’a pas beaucoup de nouvelles, chez nous, il paraît qu’il y avait éventuellement quelques tensions entre les deux. Mais je n’en sais pas plus.
Elle eut un geste d’impuissance et laissa Sigrid retourner à sa coiffure. Mais la prêtresse n’avait pas dit son dernier mot.
- Un envoyé du Destin, tu dis ?
- Ouaip. Avec des cheveux tout verts, des yeux violets, et une drôle de dégaine. Et le plus bizarre, c’était qu’il connaissait mon prénom. Il a dit qu’on devrait monter.
- Et tu sais pourquoi à toi ?
- Parce que les dingues reconnaissent les dingues, répondit Meven à sa place.
- Parce qu’elle lui a fait les yeux doux, renchérit Hélios.
Sigrid posa la main sur les brosses et peignes posés à côté d’elles pour empêcher qu’ils deviennent des projectiles. Pervenche leur adressa une grimace et répondit :
- J’en sais rien. Peut-être parce que c’est moi qui suis partie et qui ai ramassé les autres clampins, là. Ou qui ai proposé qu’on parte vers d’autres aventures au lieu de les laisser continuer leur petit bonhomme de chemin. Ou même parce qu’il a été ébloui par mon charme sans limites.
La moitié masculine du groupe ricana, elle leur adressa un geste obscène.
- Si j’ai bien compris, tu veux donc monter dans le Nord, tu ne sais pas dans quelle direction exactement, parce qu’un type bizarre aux cheveux verts te l’a dit.
- Conseillé, juste, corrigea Pervenche. Et ce n’était pas une mauvaise idée, puisqu’on n’avait de toute façon aucun endroit où aller en particulier. Tu as bien vu, Hélios, tout ce qui compte pour lui, c’est de s’éloigner du Sud, et Killian, tant qu’il y a des gens sur qui taper, il est partant. Alors pourquoi pas le Nord plutôt qu’ailleurs ?
La prêtresse secoua la tête.
- C’est bien joli de monter vers le nord, mais est-ce que vous savez ce qui vous attend ?
Elle les regarda l’un après l’autre, et ils secouèrent la tête. Killian ne daigna même pas répondre, il s’en fichait complètement. Avec un soupir, elle leur conseilla de demander à Ewan, qui devait être le seul à être au courant, étant donné la position d’Adelsheim sur la carte. Comme à chaque fois que tous les regards se tournaient vers lui, le mage rougit jusqu’aux oreilles et riva son regard sur la pointe de ses bottes. Néanmoins, c’est d’une voix plutôt claire qu’il expliqua :
- Depuis quelques temps, il y a des tensions, entre l’Est et l’Ouest. On parle… je ne sais pas exactement, c’est assez flou… et il y a beaucoup de rumeurs. On dit que Dogmaël, le Roi-Sorcier de l’Ouest, a émis plusieurs remarques assez acerbes contre Hefrim, son… homologue de l’Est. Cependant, c’était avant la mort de celui-ci… dans des conditions assez floues, d’ailleurs. Certains ont prétendu que Dogmaël n’y était pas étranger.
- Oui, mais ça, ce sont des rumeurs, n’est-ce pas ? demanda Meven.
- Les rumeurs ne sont peut-être que des histoires, mais elles sont révélatrices… S’il n’y avait pas eu ces tensions, personne n’y croirait… ou presque personne. Alors que cette rumeur-ci circule de manière assez… importante.
- Hefrim est mort il y a des années. Alors tes rumeurs, elles sont un peu en retard, non ?
Ewan lui lança un regard mi-énervé, mi-gêné, mais il continua néanmoins du même ton patient :
- Certes, elles sont un peu… datées. Hefrim est mort depuis deux ans, et son fils Elric a repris le trône, comme il se doit dans ces régions. Cependant, ça n’a pas vraiment amélioré les relations diplomatiques entre deux pays… Elric n’est pas un roi expérimenté, il est encore jeune… Et il a dû prendre le trône sans y être prêt. Il est possible que, s’il a des intentions malveillantes, il ne mette cette… inadaptation à profit pour entrer en conflit avec l’Est…
Poussé par Pervenche et Meven, qui étaient d’une curiosité dévorante, Ewan finit par livrer les autres rumeurs qu’il connaissait. D’après certaines, Dogmaël avait fabriqué assez d’armes pour au moins trois armées, ce qui était un signe menaçant. D’après d’autres, il avait trouvé et dompté des dragons, et allait les libérer sur tout le reste du continent pour qu’il n’en reste que des ruines. Certains affirmaient qu’il était mort, et que sa fille, qui était tout aussi sorcière que lui, avait réanimé son corps par magie pour régner à travers lui. Ses auditeurs frissonnèrent à cette idée. Voyant cela, dans une démonstration inhabituelle de sadisme, Ewan en rajouta encore, en racontant que, d’après certaines histoires qu’il avait entendu dans le secret d’Adelsheim, les gens de […], en forant dans les montagnes pour en extraire du minerai, avaient fini par creuser trop profond, et ils avaient libéré des forces enfouies, si terribles que le Roi-Sorcier avait eu toutes les peines du monde à les maîtriser grâce à ses pouvoirs. Il n’y était parvenu qu’en lui sacrifiant sa femme bien-aimée. Cette perte l’avait rendu fou de douleur, et il gardait d’ignobles monstres prêts à dévaster tous les autres pays, afin qu’eux aussi connaissent sa peine. Le mage finit en remarquant que ces démons étaient bien plus puissants que tous ceux qui marchaient à la surface du monde, et qu’aucune épée, aucun maître d’armes, ne pourrait jamais les tuer. Vexé, Killian agrippa son épée bien-aimée, et clama que personne ne lui faisait peur, pas même un démon remonté des entrailles du monde. Pour couper la tension avant que le maître d’armes ne décide de couper autre chose, Pervenche s’empressa de changer la conversation :
- Et donc ? Qu’est-ce que tu suggères ?
Ewan retourna à sa fixation insistante de pointe de bottes, et Sigrid répondit à sa place :
- C’est pourtant clair. S’il y a un risque de conflit, et que vous voulez vous en mêler… si on veut s’en mêler, d’ailleurs, puisque pour le moment, on est dans le même panier. Et ne me regarde pas comme ça, Killian, tu ne vas absolument pas me faire changer d’avis ! Pour le moment, on est un groupe. Donc si on veut monter dans le Nord, et se mêler de cette histoire, il faut choisir un camp. Sinon on va se retrouver pris entre deux feux, et ça va être une catastrophe.
Un long silence suivit ses paroles, et ils y réfléchirent longuement. Ils allaient en effet devoir choisir, l’idée de manger aux deux râteliers leur faisait horreur à tous, même à Killian qui n’était pas regardant. De l'avis général, c’était une technique de lâche qui faisait du mal aux gens, et qui ne profiterait à personne sur le long terme. Hélios qualifia cette idée de « lâcheté immonde », et elle fut abandonnée avant même d’avoir été formulée en entier. Mais le souci restait entier : quel camp choisir ? A qui aller proposer leurs services, et qui aider dans cette guerre ? Quelle cause était la plus « juste » ? Même si, de l’avis du cavalier, aucune cause n’était juste dans une guerre, ce n’était souvent que les idéaux de deux personnes (ou plus) qui conduisaient des milliers de gens à sacrifier leur vie pour des mots en l’air. Ils finirent par arriver à un accord : d’après la carte qu’Ewan tira de son sac, ils atteignaient quasiment la frontière entre les trois territoires : l’Est, l’Ouest, et les plaines. Une fois qu’ils auraient atteint ce point, ils pourraient obtenir de meilleurs renseignements que des rumeurs, et une fois informés sur la situation, choisir un camp. Peut-être même pas le même, selon ce qu’ils apprendraient. C’était encore la solution la plus simple, même si Pervenche émit l’hypothèse qu’ils risquaient de se retrouver les uns contre les autres. Ils finirent par se mettre d’accord : s’il y avait une guerre, ils aviseraient. Ce n’était même pas sûr qu’il y en aurait une, Sigrid remarqua qu’on ne pouvait pas vraiment faire confiance à des individus aux cheveux verts qui rôdaient dans des tavernes en faisant des prophéties. Ce qui en soit n’était pas tout à fait faux. Il valait mieux ne pas tirer de plans sur la comète, et voir ce que l’avenir leur réserverait. Après tout, n’était-ce pas ce qu’ils avaient toujours fait ?
Et donc, depuis, ils traversaient les plaines. Leurs journées étaient les mêmes : lever à l’aube (en théorie ; en pratique, il était toujours un peu difficile d’en réveiller certains, particulièrement Ewan qui dormait comme une pierre), marche vers le Nord, pause, chasse et repas. L’après-midi était souvent davantage consacré à l’entraînement. Killian mettait un point d’honneur à maltraiter son élève. Depuis qu’il avait accepté de trouver un moyen d’entraîner également Pervenche, il semblait trouver une grande délectation à la malmener elle aussi, et à la pousser à utiliser la magie pour compenser les immenses différences de compétences qu’il y avait entre eux qu’il ne cessait de souligner. Et il ne faisait pas de quartier, il avait immédiatement précisé que ce n’était pas son style de les chouchouter. Gillan avait l’habitude, Pervenche avait mis un peu de temps à saisir que ce n’était que sa façon de faire, et qu’il n’en avait pas plus particulièrement après elles qu’après les autres. Du moins, c’était ce qu’il disait, mais à force d’attaques et d’insultes, elle commençait à se dire qu’il avait peut-être une dent contre elle. Et très vite, Sigrid avait eu du pain sur la planche, avec toutes les blessures à soigner. Elle ne s’en plaignait pas, et à chaque fois que l’un ou l’autre venait avec une entaille sanglante ou une marque de brûlure, elle se contentait de mentionner que ce n’était qu’un bon entraînement pour elle aussi. Elle fit cependant la leçon au maître d’armes de faire attention à ne pas mettre ses camarades définitivement hors d’état de nuire, parce qu’elle n’allait pas utiliser toute son énergie vitale à réparer ses bêtises. La première fois, il l’envoya promener avec des injures très peu flatteuses et un conseil pour rester à sa place de femme. Au lieu de se soumettre comme il l’avait pensé, elle lui assena un coup de bâton étonnamment brutal qu’il ne vit pas venir. Avant qu’il ait le temps de se relever, Ewan l’assortit d’un sort qui l’immobilisa soigneusement. Une fois sûre qu’il était hors d’état de nuire, elle s’assit à côté de lui et l’informa aimablement :
- La prochaine fois que tu me parles sur ce ton, ou que tu insinues qu’Ewan est faible, je recommence. Et cette fois ci, je couperai tes jolis cheveux dont tu es si fier. Et je les brûlerai devant toi.
Killian se le tint pour dit et fit de son mieux pour ne pas la remettre en colère.
Meven avait fini par convaincre Hélios que quelques échanges de passes (armées, avait-il immédiatement précisé en le voyant changer de couleur) ne se changeraient pas en un assaut sur sa personne, et maintenant que sa lance avait été réparée, il fallait bien qu’il garde la forme pour les prochains combats, non ? Après des supplications et des promesses qu’il ne se draperait pas sur lui pendant une certaine période de temps, le cavalier avait fini par accepter d’être le partenaire de combat de l’assassin – et rien d’autre ! C’était assez fascinant de les voir se battre, et généralement, même le maître d’armes grognon se laissait aller à venir observer. Autant les duels de Killian et Gillan étaient élégants, presque codifiés, chorégraphiés, et réalisés dans les règles de l’art, et ceux de Pervenche mêlés de flammes et de magie, autant l’assassin et le cavalier ne faisaient fi ni d’honneur, ni d’observation des règles du duel. C’était du combat de rue, pur et simple, et ils ne lésinaient pas sur les coups bas pour prendre le dessus. Hélios tenait absolument à gagner pour donner une bonne leçon à l’assassin, et lui faire comprendre qu’il pourrait en faire autant à chaque fois que l’autre déciderait de le contrarier et de reprendre l’invasion de son espace vital. Meven prenait ça à la rigolade, plutôt. A vrai dire, le combat lui donnait des occasions de se retrouver très près du cavalier, voire se draper sur lui à des fins d’attaque et donc de faire exactement ce que celui-ci voulait l’empêcher de faire, il n’allait pas se plaindre ! Et donc, il prenait leurs affrontements plutôt à la légère. Ce qui bien sûr, ne faisait qu’énerver davantage le cavalier, qui y mettait d’autant plus de cœur à l’ouvrage pour lui arranger le portrait.
Leurs agressions pendant le combat, et leurs disputes au-dehors, procuraient beaucoup de distractions aux autres. Les premiers temps, quand Hélios avait pris sur lui de frapper Meven chaque fois que ses mains ne restaient pas à leur place, Pervenche avait bien tenté de les séparer comme la première fois, et la foudre avait eu l’air de marcher. Mais cinq minutes plus tard, l’assassin avait repris ses bêtises. Elle avait fini par laisser tomber, et par les regarder se battre, comme les autres. A présent, ils prenaient même les paris sur le vainqueur, et pariaient leurs différentes corvées de groupe. Ce qui mena à Killian héritant de la corvée de cuisine, et Sigrid l’en débarrassa à l’unique condition qu’elle le laisse tresser ses cheveux et les attacher avec de jolis rubans roses. Gillan et Pervenche en roulèrent presque par terre de rire, même quand il entreprit de leur botter les fesses à toutes les deux en même temps, et que Sigrid eut fort à faire pour les remettre entièrement sur pied à la fin. Le fait qu’il n’ait pas osé ôter les rubans de peur d’essuyer la colère de la prêtresse ne les aidait pas vraiment à le prendre au sérieux, il est vrai. Même quand Sigrid les soigna, elles en pleuraient encore de rire, ce qui bien sûr, ne fit rien pour arranger la situation et l’humeur du maître d’armes. Mais elles ne le laisseraient jamais y survivre, s’il entamait une dispute à propos de ses cheveux avec trois donzelles. Il trouva donc plus judicieux d’arracher les rubans et de ne plus leur adresser la parole de toute la journée.
Et au milieu de tout ce chaos, Ewan persistait à lire son énorme grimoire en silence. Pressé de questions par Pervenche, qui était d’une curiosité à toute épreuve, il finit par révéler que contrairement à ce qu’elle pensait, ce n’était pas son arme en combat, mais un ouvrage qu’il était en train de déchiffrer afin de percer de nouveaux arcanes de magie, et apprendre des sorts beaucoup plus puissants. Elle lui demanda avec quoi il combattait, du moins s’il n’était pas un pacifiste. Il se contenta de regarder ses doigts, ce qu’il faisait souvent. Cette fois-ci, elle suivit son regard, et remarqua les marques de brûlures qui couvraient les phalanges laissées à nu par les mitaines. Elle connaissait, elle en avait elle-même une ou deux, mais à ce point… Gêné, le mage cacha ses mains dans les manches de sa tunique et reprit sa lecture, se coupant du monde. Dans des cas pareils, ce n’était pas la peine d’essayer de lui parler, et Pervenche retourna se faire botter à droite et à gauche par Killian.
Leur petit groupe s’organisait, plus ou moins, avec quelques cahots. Pour cause de migraine, le maître d’armes prit rapidement l’habitude de se décharger de ses tâches. Sigrid décida de le débarrasser de celle de la cuisine, quand elle se plaignit qu’un repas préparé sous l’effet de la migraine se montra particulièrement horrible, et même qu’il avait tenté de l’attaquer. Gillan, elle, s’empara de l’entraînement de Pervenche. A vrai dire, ça ne les dérangeait ni l’une, ni l’autre. Killian était certes très fort, mais il n’était pas vraiment pédagogue, et ses méthodes étaient assez… brutales. L’épéiste faisait preuve de moins de violence aveugle, savait retenir ses coups, et corrigeait les erreurs de son élève avec soin et une certaine douceur, au lieu de simplement les souligner d’un ton moqueur. Certes, la magie la rendait nerveuse, et elle avait gentiment demandé à Pervenche de s’abstenir d’envoyer des boules de feu tous azimuts quand elle était dans le coin, mais elle l’aidait à progresser, et d’après les dires de Killian, elle présentait un peu moins de ressemblances avec un singe armé d’un bâton, et un peu plus avec une épéiste digne de ce nom. Ce qui n’était pas si mal, finit-il par reconnaître après environ deux heures de torture par Gillan, et qui la fit rosir de plaisir.
Les deux filles bavardaient souvent, entre deux échanges armés, pour reprendre leur souffle, et c’est au court d’une de ces discussions que Pervenche demanda :
- Dis voir, il est tellement fier de ses cheveux, Killian, pour avoir peur que Sigrid ne les lui coupe ?
Gillan esquissa un sourire autour du goulot de la bouteille qu’elle était en train de vider. Elle prit le temps de finir, et répondit :
- C’est une t-tradition de chez nous. C’est p-pour ça que j’ai aussi les cheveux longs.
- Explique ?
- Ch-chez nous, c’est la marque des grands épéistes. Q-Quand tu bats quelqu’un, tu c-coupes ses cheveux, pour montrer q-que tu l’as battu. Donc logiquement…
- Si t’as les cheveux longs, ça veut dire que personne t’a battu, compléta Pervenche. Je vois.
- P-Personne n’a jamais battu maître Killian.
- Avec des cheveux pareils, ça ne m’étonne pas.
- T-Tu devrais faire attention, prévint Gillan, posant une main avertie sur l’épaule de Pervenche. T-Tu le prends peut-être comme un compagnon… ou Meven II, mais il est d-d-dangereux. Très dangereux.
- Je m’en doute, tu sais. Je l’ai vu à l’œuvre. C’est pas un tendre.
- Encore p-plus dangereux que ça. S’il le décide, il t-te tuera, comme ça, sur un coup de tête. Reste de son bon côté. Et s-surtout, ne te bats jamais c-contre lui dans un vrai duel.
- Parce qu’il me fera une vilaine coupe de cheveux ?
- P-Parce qu’il risque de te couper bien plus que les cheveux. Il se fera un p-plaisir de t-te décapiter ou te découper en tranches.
- T’exagères pas un peu ? demanda Pervenche, perdant un peu l’envie de plaisanter.
- N-Non. Si tu te mets sur sa route, si tu le déranges, ou juste s’il en a assez de t-toi, il te tuera. P-Purement et simplement. Enfin, il p-prendra son temps pour t-te faire comprendre que tu n’es pas à son niveau et que tu ne le seras jamais. Il t-te torturera, t-te ridiculisera, et il t-te forcera à le supplier de t’achever.
- … Même si on est du même côté ?
- Maître Killian n’a pas de côté, de c-camp ou quoi que ce soit… Il ne vous accompagne que parce que p-pour l’instant, ça sert ses intérêts. Et p-puis tu lui sers, ses migraines le t-torturent, parfois…
- J’ai jamais laissé quelqu’un souffrir. Pas même un maître d’armes crétin.
- J-J’espère qu’il ne t’a pas entendu, souffla l’épéiste en regardant même par-dessus son épaule pour en être sûre. Mais non, le maître d’armes était en train de polir son sabre bien-aimé.
- Mais q-quoi qu’il en soit… il s’est arrangé, c-ces derniers temps. T-Tes soins ont sûrement un effet bénéfique… Espérons que ça dure…
- Alors je n’ai qu’à faire en sorte de continuer à le soigner, et il restera bien gentiment avec nous, répondit Pervenche avec un sourire.
L’épéiste répondit avec un sourire également. Un tel enthousiasme était communicatif. Même si ça concernait son maître agressif, grognon et supérieur. Et puis, si ça pouvait arranger la vie du groupe en général, ce n’était pas plus mal. Dernièrement, Killian lui avait paru presque… humain et sociable. Presque, bien sûr. Mais de voir le maître d’armes le plus craint de toute cette partie du continent grogner après une fille qui lui arrivait à l’épaule, et ne pas oser toucher aux rubans roses qu’elle lui avait mis… C’était étrange, d’ailleurs. Il y avait encore un mois ou deux, il aurait tranché quiconque aurait osé toucher à ses beaux cheveux, le symbole de son statut invaincu, sans même un regard en arrière. Là, il s’était contenté de protester. Pas de menaces, pas de meurtre, pas d’entrailles tartinées dans la plaine. Un vrai miracle. Elle espérait que ça durerait. Le nouveau Killian ne lui déplaisait absolument pas. Et à en juger par l’expression de Pervenche quand elle le regardait combattre, à mi-chemin entre admiration totale et envie de lui tordre le coup, elle n’était pas la seule… Un léger coup dans le genou la tira de ses pensées, et elle croisa le regard bicolore de la mercenaire. Elle eut un sourire vaguement sadique, la version tout public de celui de Killian, et la poussa du rocher qui lui servait de siège, l’envoyant rouler dans l’herbe haute. Le temps qu’elle reprenne ses esprits, Gillan avait déjà sorti son sabre, et se jetait sur elle avec enthousiasme. Pervenche tira son épée, bloqua le coup, et entreprit de lui montrer de quel bois elle se chauffait exactement, sous le regard de Meven qui avait l’air ravi de « voir deux filles qui faisaient autre chose que juste se tirer les cheveux et se mettre des gifles ». Il ne tarda pas à s’en mêler, d’ailleurs, pour « jouer », et le tout dégénéra très vite en une très bizarre bagarre de chatouilles.
Il fallut une bonne semaine pour que quelqu’un pose enfin LA question. Sigrid était en train de jouer à tresser les cheveux de Pervenche en y entrelaçant des fleurs, tout en bavardant gaiement avec Meven des avantages de recoudre une plaie, et Hélios et Ewan discutaient à voix basse d’on ne savait trop quoi, quand la prêtresse demanda brusquement :
- Au fait… A part traverser les plaines de part en part, vous avez un but précis, ou vous vous contentez de vous promener jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose ?
Avec un ensemble qui n’aurait pas pu être plus parfait s’il avait été prémédité, Meven et Hélios pointèrent tous les deux Pervenche. Celle-ci remarqua :
- Je croyais que c’était Killian, le chef du groupe, à voir comment il râle…
L’interpelé se contenta de hausser les épaules et de regarder le ragoût en préparation.
- C’est un peu compliqué, tu vois, reprit-elle. Grosso modo, un envoyé du Dieu du Destin m’a conseillé de monter dans le Nord. Il paraît qu’il va bientôt y avoir une guerre.
- Dans le Nord ? intervint Ewan. Mais il n’y a rien, dans le Nord…
- Je pense que ça n’est pas dans le Nord derrière les Montagnes. Juste… Plus au Nord. Peut-être entre l’Est et l’Ouest. On n’a pas beaucoup de nouvelles, chez nous, il paraît qu’il y avait éventuellement quelques tensions entre les deux. Mais je n’en sais pas plus.
Elle eut un geste d’impuissance et laissa Sigrid retourner à sa coiffure. Mais la prêtresse n’avait pas dit son dernier mot.
- Un envoyé du Destin, tu dis ?
- Ouaip. Avec des cheveux tout verts, des yeux violets, et une drôle de dégaine. Et le plus bizarre, c’était qu’il connaissait mon prénom. Il a dit qu’on devrait monter.
- Et tu sais pourquoi à toi ?
- Parce que les dingues reconnaissent les dingues, répondit Meven à sa place.
- Parce qu’elle lui a fait les yeux doux, renchérit Hélios.
Sigrid posa la main sur les brosses et peignes posés à côté d’elles pour empêcher qu’ils deviennent des projectiles. Pervenche leur adressa une grimace et répondit :
- J’en sais rien. Peut-être parce que c’est moi qui suis partie et qui ai ramassé les autres clampins, là. Ou qui ai proposé qu’on parte vers d’autres aventures au lieu de les laisser continuer leur petit bonhomme de chemin. Ou même parce qu’il a été ébloui par mon charme sans limites.
La moitié masculine du groupe ricana, elle leur adressa un geste obscène.
- Si j’ai bien compris, tu veux donc monter dans le Nord, tu ne sais pas dans quelle direction exactement, parce qu’un type bizarre aux cheveux verts te l’a dit.
- Conseillé, juste, corrigea Pervenche. Et ce n’était pas une mauvaise idée, puisqu’on n’avait de toute façon aucun endroit où aller en particulier. Tu as bien vu, Hélios, tout ce qui compte pour lui, c’est de s’éloigner du Sud, et Killian, tant qu’il y a des gens sur qui taper, il est partant. Alors pourquoi pas le Nord plutôt qu’ailleurs ?
La prêtresse secoua la tête.
- C’est bien joli de monter vers le nord, mais est-ce que vous savez ce qui vous attend ?
Elle les regarda l’un après l’autre, et ils secouèrent la tête. Killian ne daigna même pas répondre, il s’en fichait complètement. Avec un soupir, elle leur conseilla de demander à Ewan, qui devait être le seul à être au courant, étant donné la position d’Adelsheim sur la carte. Comme à chaque fois que tous les regards se tournaient vers lui, le mage rougit jusqu’aux oreilles et riva son regard sur la pointe de ses bottes. Néanmoins, c’est d’une voix plutôt claire qu’il expliqua :
- Depuis quelques temps, il y a des tensions, entre l’Est et l’Ouest. On parle… je ne sais pas exactement, c’est assez flou… et il y a beaucoup de rumeurs. On dit que Dogmaël, le Roi-Sorcier de l’Ouest, a émis plusieurs remarques assez acerbes contre Hefrim, son… homologue de l’Est. Cependant, c’était avant la mort de celui-ci… dans des conditions assez floues, d’ailleurs. Certains ont prétendu que Dogmaël n’y était pas étranger.
- Oui, mais ça, ce sont des rumeurs, n’est-ce pas ? demanda Meven.
- Les rumeurs ne sont peut-être que des histoires, mais elles sont révélatrices… S’il n’y avait pas eu ces tensions, personne n’y croirait… ou presque personne. Alors que cette rumeur-ci circule de manière assez… importante.
- Hefrim est mort il y a des années. Alors tes rumeurs, elles sont un peu en retard, non ?
Ewan lui lança un regard mi-énervé, mi-gêné, mais il continua néanmoins du même ton patient :
- Certes, elles sont un peu… datées. Hefrim est mort depuis deux ans, et son fils Elric a repris le trône, comme il se doit dans ces régions. Cependant, ça n’a pas vraiment amélioré les relations diplomatiques entre deux pays… Elric n’est pas un roi expérimenté, il est encore jeune… Et il a dû prendre le trône sans y être prêt. Il est possible que, s’il a des intentions malveillantes, il ne mette cette… inadaptation à profit pour entrer en conflit avec l’Est…
Poussé par Pervenche et Meven, qui étaient d’une curiosité dévorante, Ewan finit par livrer les autres rumeurs qu’il connaissait. D’après certaines, Dogmaël avait fabriqué assez d’armes pour au moins trois armées, ce qui était un signe menaçant. D’après d’autres, il avait trouvé et dompté des dragons, et allait les libérer sur tout le reste du continent pour qu’il n’en reste que des ruines. Certains affirmaient qu’il était mort, et que sa fille, qui était tout aussi sorcière que lui, avait réanimé son corps par magie pour régner à travers lui. Ses auditeurs frissonnèrent à cette idée. Voyant cela, dans une démonstration inhabituelle de sadisme, Ewan en rajouta encore, en racontant que, d’après certaines histoires qu’il avait entendu dans le secret d’Adelsheim, les gens de […], en forant dans les montagnes pour en extraire du minerai, avaient fini par creuser trop profond, et ils avaient libéré des forces enfouies, si terribles que le Roi-Sorcier avait eu toutes les peines du monde à les maîtriser grâce à ses pouvoirs. Il n’y était parvenu qu’en lui sacrifiant sa femme bien-aimée. Cette perte l’avait rendu fou de douleur, et il gardait d’ignobles monstres prêts à dévaster tous les autres pays, afin qu’eux aussi connaissent sa peine. Le mage finit en remarquant que ces démons étaient bien plus puissants que tous ceux qui marchaient à la surface du monde, et qu’aucune épée, aucun maître d’armes, ne pourrait jamais les tuer. Vexé, Killian agrippa son épée bien-aimée, et clama que personne ne lui faisait peur, pas même un démon remonté des entrailles du monde. Pour couper la tension avant que le maître d’armes ne décide de couper autre chose, Pervenche s’empressa de changer la conversation :
- Et donc ? Qu’est-ce que tu suggères ?
Ewan retourna à sa fixation insistante de pointe de bottes, et Sigrid répondit à sa place :
- C’est pourtant clair. S’il y a un risque de conflit, et que vous voulez vous en mêler… si on veut s’en mêler, d’ailleurs, puisque pour le moment, on est dans le même panier. Et ne me regarde pas comme ça, Killian, tu ne vas absolument pas me faire changer d’avis ! Pour le moment, on est un groupe. Donc si on veut monter dans le Nord, et se mêler de cette histoire, il faut choisir un camp. Sinon on va se retrouver pris entre deux feux, et ça va être une catastrophe.
Un long silence suivit ses paroles, et ils y réfléchirent longuement. Ils allaient en effet devoir choisir, l’idée de manger aux deux râteliers leur faisait horreur à tous, même à Killian qui n’était pas regardant. De l'avis général, c’était une technique de lâche qui faisait du mal aux gens, et qui ne profiterait à personne sur le long terme. Hélios qualifia cette idée de « lâcheté immonde », et elle fut abandonnée avant même d’avoir été formulée en entier. Mais le souci restait entier : quel camp choisir ? A qui aller proposer leurs services, et qui aider dans cette guerre ? Quelle cause était la plus « juste » ? Même si, de l’avis du cavalier, aucune cause n’était juste dans une guerre, ce n’était souvent que les idéaux de deux personnes (ou plus) qui conduisaient des milliers de gens à sacrifier leur vie pour des mots en l’air. Ils finirent par arriver à un accord : d’après la carte qu’Ewan tira de son sac, ils atteignaient quasiment la frontière entre les trois territoires : l’Est, l’Ouest, et les plaines. Une fois qu’ils auraient atteint ce point, ils pourraient obtenir de meilleurs renseignements que des rumeurs, et une fois informés sur la situation, choisir un camp. Peut-être même pas le même, selon ce qu’ils apprendraient. C’était encore la solution la plus simple, même si Pervenche émit l’hypothèse qu’ils risquaient de se retrouver les uns contre les autres. Ils finirent par se mettre d’accord : s’il y avait une guerre, ils aviseraient. Ce n’était même pas sûr qu’il y en aurait une, Sigrid remarqua qu’on ne pouvait pas vraiment faire confiance à des individus aux cheveux verts qui rôdaient dans des tavernes en faisant des prophéties. Ce qui en soit n’était pas tout à fait faux. Il valait mieux ne pas tirer de plans sur la comète, et voir ce que l’avenir leur réserverait. Après tout, n’était-ce pas ce qu’ils avaient toujours fait ?