Chapitre 16
Avec ce nouvel objectif en vue, leur rythme de marche
s’accéléra. Et à vrai dire, le temps aussi les y poussa. En effet, le climat
clément qu’ils avaient connu jusqu’à présent, avec des matins froids et clairs,
des journées ensoleillées, et de belles soirées, se retrouva balayé d’un rideau
de pluie. Désormais, ils avançaient emmitouflés dans leurs capes, capuchons
relevés. Les hautes herbes trempées s’enroulaient autour d’eux et donnaient
l’impression de ne pas vouloir les laisser partir. Les conversations étaient
réduites au minimum, il était trop difficile de se faire entendre par-dessus le
bruit de la pluie qui s’abattait sur eux sans relâche. Quant à réussir à faire
un campement correct… L’eau formait des mares sans pouvoir s’écouler, couvrant
le sol d’une nappe inégale dont ils avaient le plus grand mal à se dépêtrer.
Quand ils réussissaient à trouver un point un peu plus élevé, qui échappait à
l’inondation, ils en profitaient pour se reposer sans baigner dans l’eau
glacée. La chasse également était rendue plus difficile, et la nourriture, si
elle ne se faisait pas trop rare, commençait tout doucement à manquer. Et
forcément, devant ces difficultés, leur régime forcé, le manque de sommeil et
l’eau qui s’infiltrait partout, détrempait leurs vêtements et les faisait
grelotter, les caractères eux aussi commençaient à se gâter. Hélios sursautait
à chaque silhouette qui passait près de lui et qu’il ne distinguait pas à
travers les averses. Ewan était dans l’incapacité de lire, et occupait tout son
temps et son énergie à protéger son énorme grimoire. Il confia à Pervenche
qu’il avait peur que l’eau fasse couler l’encre, et qu’elle rende certaines
formules illisibles. Meven, Gillan et Pervenche, au moins, restaient égaux à
eux-mêmes. L’assassin mentionna qu’il n’allait pas se laisser abattre par
quelque chose d’aussi ridicule qu’une toute petite pluie de rien du tout, et
que ce n’était rien du tout à côté d’une plaie infectée par le poison.
Pervenche restait optimiste, le climat allait bien finir par s’arranger,
d’après elle. Jusqu’à présent, le destin lui avait donné tort. Gillan, elle,
avait fort à faire à garder Killian en main. La pluie détrempait ses cheveux,
et si secs, ils étaient magnifiques, ils entretenaient à présent une
ressemblance avec une écharpe mouillée. De plus, leur poids se révélait
inconfortable, à en juger par ses grognements et ses jurons. L’épéiste avait
fini par l’aider à les draper sur ses épaules, pour lui éviter de se dévisser le
cou. Malgré ça, il refusait absolument de laisser Gillan et Pervenche échapper
à leur entraînement, et se montrait même encore plus exigeant, sous prétexte
qu’il fallait bien qu’elles s’habituent à combattre dans des circonstances
inconfortables. Gillan s’en tirait bien, elle avait l’habitude et des environnements
au sein desquels l’évolution était difficile et parfois dangereuse, et des
lubies de Killian et ses crises de rage et de n’importe quoi, et elle était de
taille à encaisser. Pervenche, d’un autre côté… Ses compétences d’épéiste se
cantonnaient à une salle d’armes et quelques combats de rues, pas à un déluge,
et la pluie l’empêchait d’utiliser la magie comme elle le voulait. Les flammes
ne prenaient pas, la foudre se contentait de lui brûler les mains, et même la
glace ne vit que légèrement égratigner la manche de Killian avant de fondre. Ce
qui bien sûr faisait rire le maître d’armes qui soulignait gracieusement à quel
point elle était dépendante de sa magie, et qu’il pourrait l’écraser quand il voulait.
Généralement, elle supportait ses insultes un certain temps, écoutait ses
conseils, se permettait un peu d’admiration parce qu’il était grand et fort, et
finissait par craquer et l’envoyer promener en lui lançant des insultes dans
son dialecte qu’heureusement il ne comprenait pas, pour aller taquiner Meven,
ou Hélios. L’un dans l’autre, le chemin se faisait, dans une atmosphère certes
tendue, mais plus rapidement que ce qui était prévu. En fait, ils avaient tous
hâte d’arriver à un endroit où ils pourraient se mettre au sec. Leur royaume
pour un bouquet d’arbres.
Ils croisèrent cependant d’autres personnes, dans cette étendue d’herbe. Une troupe de cavaliers qui les ignorèrent largement et manquèrent de les piétiner, s’attirant toute une gerbe d’insultes pour laquelle ils rivalisèrent d’imagination. Ces rustres eurent au moins l’avantage de leur indiquer une route pavée, certes presque entièrement recouverte d’herbe, mais néanmoins beaucoup plus pratique que ce qu’ils avaient eu à parcourir. Ils rencontrèrent également un autre groupe d’aventuriers, qui venait des montagnes, un peu comme le leur. D’ailleurs, même sa composition ressemblait à celle de leur petite bande : soigneur, mage, voleur, guerriers. Ils profitèrent que cette rencontre était saluée par une accalmie, pour s’installer autour d’un feu, d’un repas, et d’histoires fantastiques sur leurs lieux d’origine et leurs aventures respectives. Le mage enseigna d’ailleurs à Ewan un sort qui allait se révéler précieux : comment, en manipulant l’air, obtenir une sorte de toit qui empêcherait la pluie de tomber sur le feu et les maintiendrait à l’abri. Ils le remercièrent chaleureusement, et ne laissèrent ces nouveaux amis disparaître qu’à regret. Killian dût distribuer des menaces tous azimuts pour les empêcher d’en adopter encore quelques-uns.
Outre les cavaliers arrogants et les aventuriers sympathiques, il y avait une autre classe de personnes qu’ils rencontrèrent dans les plaines. Des idiots qui s’imaginèrent qu’une bande de gens qui rôdaient dans les plaines faisaient des cibles faciles. Bien sûr, les armes étaient cachées afin de leur éviter d’éventuellement être abîmées par la pluie (bien que Killian aurait tué quiconque aurait osé insinuer qu’il ne prenait pas un soin exceptionnel de son arme). Plusieurs bandes de brigands décidèrent donc, poussés par l’appât du gain ou la bêtise complète, de les prendre pour cible de les débarrasser de leur argent, leurs valeurs, leurs femmes, et éventuellement leur vie. Mal leur en prit. Killian était particulièrement remonté en général, et le temps en particulier, et il se fit une joie de leur montrer qu’on ne s’en prenait pas à lui. Ni au groupe en général, mais surtout à lui. Enfin, une fois qu’il en eut fini avec eux, ils ne risquaient pas de recommencer avec qui que ce soit. Personne n’osa faire de commentaire une fois qu’il eut éparpillé quelques dizaines de mètres d’entrailles dans l’herbe. Ils le regardèrent donc en silence, et l’évitèrent le reste de la journée. Ce qui à vrai dire, leur convenait parfaitement.
De manière étonnante, ils ne croisèrent aucun des nomades qui étaient censés vivre dans les plaines. Pervenche émit l’idée que la pluie les tenait peut-être à distance, Meven était plutôt d’avis que c’était à cause de Killian qu’ils préféraient ne pas croiser leur chemin. Ewan, qui était dévoré de curiosité, réunit tout son courage, et après presque deux heures de tergiversations, finit par se décider à demander à Killian où était son clan, et s’il pouvait lui situer la zone où ils se déplaçaient sur la carte. Le maître d’armes lui lança un regard venimeux qui faillit le faire fondre sur pied ou partir en courant, planta son sabre au milieu de la carte, manquant lui embrocher la jambe dans la manœuvre, et partit maltraiter Pervenche. Gillan vit que le mage était presque au bord des larmes, et vint le réconforter en lui tapotant maladroitement l’épaule. Il leva les yeux vers elle tout en ravalant bravement ses larmes, mais ne recula pas. Elle entreprit de lui expliquer :
- Il ne faut p-pas parler de son c-clan à maître Killian. Il… ne le p-prend pas très bien.
- J’avais cru remarquer…, répondit-il en reniflant.
- Il t-t’a fait mal ?
- Non, ça va… il ne m’a pas touché.
- T-Tu as eu de la chance, dit-elle avec un sourire.
- Mais pourquoi est-ce qu’il ne souhaite pas en parler ? Il y a eu… quelque chose… ?
- T-Tu me promets de ne rien lui dire, hein ? Ou il va me d-découper…
- Je promets, dit-il en levant la main de manière solennelle.
- Le c-clan de maître Killian a disparu il y a déjà p-plusieurs années. Il en est le d-dernier survivant… Du moins, c’est ce q-qu’il m’a dit, une fois, il y a longtemps. Et q-qu’il était p-particulièrement ivre. Ils vivaient dans le sud des p-plaines… à p-peu près là où il a p-planté son sabre, en fait…
- Donc il m’a répondu… Mais il aurait pu être un petit peu moins brutal, non… ?
- J-Je crois qu’il était en colère… T-Très en colère. Il ne t’a pas tué p-parce que tu ne savais pas, je crois…
- Si j’avais su, je n’aurais pas posé la question… remarqua Ewan, d’un ton presque gêné. Ca doit être un sujet délicat pour lui…
- J-Je n’en sais pas plus… Mais j-je dois dire que même si nous avons affronté tous ceux q-qui savaient manipuler une épée dans cette p-partie du continent… et p-personne n’appartient au clan de maître Killian. P-Personne.
- Comment le sais-tu ?
- Les ch-cheveux. Tous les membres de ce c-clan avaient une c-coupe très particulière. T-Tu as remarqué c-comme les siens sont coupés ? De cette manière idiote sur les c-côtés… expliqua-t-elle en indiquant l’endroit précis sur les siens.
- Est-ce… traditionnel ?
- De ce c-clan disparu, oui. Et je ne l’ai vu que ch-chez lui.
- Et… c’est lui qui t’a raconté tout ça ?
Gillan tenta de dissimuler son sourire derrière sa main, sans y parvenir.
- C’est la seule et unique f-fois que je l’ai v-vu boire autant… Il était t-tellement ivre q-qu’il ne tenait même p-plus debout… et q-que je ne comprenais pas la moitié de ce q-qu’il racontait. J’ai d-dû le porter pour q-qu’il aille se coucher. Il en a eu la migraine p-pendant des jours. Et il était p-parfaitement impossible. Il a d-dit que si jamais j’en p-parlais, il me tuerait sans hésiter.
- Pourtant… tu viens de m’en parler…
- J-je n’aime p-pas sa manière de se comporter envers les autres…, répondit-elle en évitant son regard, mais il remarqua qu’elle rougissait légèrement. Alors je résiste, si on veut. Il vaut mieux q-que tu sois au courant, n’est-ce p-pas ?
- Oui… ne serait-ce que pour éviter de lui en parler…
- V-Voilà. Mais tu p-peux toujours en toucher un ou deux mots aux autres…
- Pourquoi ? demanda Ewan, surpris. Je veux dire, s’il ne veut pas qu’on le sache…
- P-Pour qu’ils sachent eux aussi. Il f-faut qu’ils sachent à q-quoi ils peuvent s’exposer. Et p-puis… S’ils savent, ils n’iront pas lui demander. Et on évitera un massacre…
- Tu as raison…
Gillan lui serra l’épaule de manière fraternelle, puis retourna « jouer » avec Meven, le laissant retourner à son déchiffrage de grimoire. Quand Sigrid revint s’asseoir près de lui après avoir soigné Hélios qui s’était pris un méchant coup de sabre en tentant de se battre contre Killian, il lui raconta ce que Gillan lui avait dit. La soigneuse réfléchit un moment, puis répondit :
- Ca ne m’étonne pas. Tu as vu comme il se comporte ? Être le dernier de quelque chose, ça ne doit pas beaucoup aider son ego.
- Ce n’est pas… très délicat, remarque Ewan.
- Peut-être, mais c’est vrai. Il se prend pour le meilleur, tout ça parce qu’il est dangereux. Comme si ça suffisait pour faire de lui le maître du monde !
- Gillan a dit qu’il ne faudrait pas lui en parler… objecta-t-il.
- Ne t’en fais pas, l’assura-t-elle, je ne lui en toucherai pas un mot. Ce n’est pas mon genre. Je ne vais quand même pas aller l’agiter devant lui en disait « tout ton clan est mort ! » ! De toute façon, il a déjà assez peur de moi comme ça.
- Tu es terrifiante, c’est normal.
- Continue comme ça, et tu auras droit à un coup de mon Bâton de la Justice ! menaça-t-elle en l’agitant devant lui.
Ewan s’empressa de retourner à sa lecture et de faire profil bas.
Enfin, le temps finit par s’améliorer, et la pluie s’arrêta. Le ciel resta gris, lourd de nuages qui promettaient encore des averses dans un temps assez rapproché, mais c’était déjà une nette amélioration par rapport aux jours précédents. Ewan fut reconnaissant de pouvoir arrêter d’utiliser ses pouvoirs pour les protéger de la pluie, les autres étaient contents de ne plus patauger dans un presque-marécage et de pouvoir circuler autrement qu’en se battant contre les herbes. Il fut décidé qu’ils s’installeraient dès qu’ils trouveraient un endroit un petit peu plus élevé, et qu’ils rattraperaient les repas précédents. Il devait bien y avoir quelques animaux comestibles qui ne s’étaient pas encore enfuis !
La fin de la pluie permit également d’alléger un peu la tension qui régnait sur le groupe. Hélios avait davantage de champ de manœuvre pour écarter Meven de lui quand il devenait trop entreprenant, et l’assassin finit par jurer ses grands dieux qu’il ne recommencerait pas. Le cavalier se contenta de lui dire qu’il le garderait à l’œil, et qu’il n’hésiterait pas à sévir. Killian, lui, était ravi : ses deux élèves n’auraient aucune excuse pour couper aux combats, même s’il n’admettait généralement pas le mauvais temps comme une excuse, et il pourrait se défouler. Ces derniers jours, il s’était montré de plus en plus énervé, et donc de plus en plus énervant, particulièrement entre Pervenche et Gillan pour une raison que personne n’arrivait à saisir. Il se montrait de plus en plus agressif, moqueur, aussi. Gillan avait l’habitude. Après plusieurs années à suivre Killian et à subir ses sautes d’humeur et ses grognements tous les jours, elle se contentait de prendre ce qu’il y avait d’intéressant dans ce qu’il racontait, et d’ignorer les insultes. Et puis, son caractère était plutôt aisé, après tout, elle n’avait pas de mal à passer par-dessus en se disant que c’était Killian, qu’elle n’avait pas besoin d’y faire attention, et que de toute façon, elle n’était pas avec lui pour l’épouser et vivre à ses côtés jusqu’à la fin de ses jours, mais pour apprendre tout ce qu’il pourrait lui transmettre, et ensuite, probablement mettre les voiles aussi loin qu’elle le pouvait. Mais Pervenche… Elle ne pratiquait pas encore le maître d’armes depuis assez longtemps pour faire abstraction de l’épaisse couche de supériorité et d’agressivité qui entourait un noyau de mépris intense, mais un peu moins, et son caractère emporté et un brin buté, sans compter le fait qu’elle ne laissait aucune des insultes misogynes passer, ne facilitait pas leurs relations. Ni, d’ailleurs, l’atmosphère du groupe. Elle répondait insulte pour insulte, perdait le contrôle de ses émotions (et de ses sorts, d’ailleurs), et Killian mettait ces distractions à profit pour prendre le dessus facilement sur elle, et multiplier les insultes et les moqueries sur son niveau. Assorties également d’allusions vaguement salaces qui amenaient un sourire sur les lèvres de Meven et faisaient froncer les sourcils à Gillan. Elle ne l’avait encore jamais entendu parler ainsi d’une autre personne, à tel point qu’elle commençait à se demander si ce genre de considérations n’avait jamais atteint son esprit, ou s’il n’estimait juste personne assez digne de son intérêt. Mais vues les réactions de Pervenche, le maître d’armes ne se servait peut-être de ces remarques que pour la déstabiliser et la faire sortir de ses gonds pour jouer avec elle.
Ils étaient en train de vaquer à leurs occupations : Ewan préparait un repas donc l’odeur avait alléché Meven, Gillan battait Sigrid et Hélios à plates coutures aux cartes, quand des cris et des injures troublèrent leur tranquillité. Pervenche et Killian était en train de revenir vers eux, et ils étaient visiblement en train de se disputer. La jeune fille avait la main plaquée sur son épaule, où une vilaine plaie saignait. Ce qui ne l’empêchait pas de crier, et suffisamment fort pour qu’ils n’en manquent aucune miette :
- J’en ai plein le dos de ton attitude et de la manière dont tu passes ton temps à te foutre de ma gueule !
- Tu t’attendais à quoi, demanda le maître d’armes d’un ton mordant, que je te babysitte ? Que je te fasse des bisous sur tes bobos et que je te chante une chanson pour te consoler ? Il y a erreur sur la personne, je ne suis pas ta mère.
- Tu n’es pas obligé de te comporter comme un parfait connard ! Surtout pas envers un camarade de groupe !
- Tu m’as demandé de t’enseigner le maniement de l’épée, c’est ce que j’essaye de faire malgré tes faibles capacités. Et je ne fais pas partie du groupe. Nous nous contentons d’aller dans la même direction que vous pour l’instant.
- Tu peux pas un peu changer de registre ? coupa-t-elle. Ça en devient fatiguant.
- Tu es faible. Minable. Une gamine qui veut remuer une épée, et qui n’a pas le commencement de l’idée de comment faire. Tu m’as demandé de t’entraîner, je t’ai fait la grâce d’accepter, et tu te plains encore ?
- Bien sûr, que je me plains encore ! Tout ce que tu fais, c’est me taper dessus et me lancer des insultes tellement imaginatives qu’on dirait celles d’un enfant de cinq ans !
- C’est le seul moyen de faire rentrer quelque chose dans ta caboche, grinça Killian, visiblement agacé. Les gamines, il n’y a que comme ça qu’on les fait avancer. Et s’il faut que je te donne une fessée pour que tu progresses, je ne vais pas m’en priver.
- Je t’ai dit d’arrêter avec tes idioties, et ne me traite pas de gamine !
Il l’attrapa par le bras et la fit pivoter pour qu’elle se retrouve face à lui.
- Tu es une gamine, ponctua-t-il de petits coups dans son sternum. Tu es une sale petite gamine trop gâtée qui pense que moi, qui suis un maître d’armes respecté et craint, plus âgé, plus intelligent et certainement plus avisé qu’elle, je dois faire ce qu’elle désire, comme elle le désire, et quand elle le désire, parce que son père n’a pas eu la justesse d’esprit de lui apprendre sa place. Mon existence ne tourne pas autour de toi, petite peste, et je n’en ai strictement rien à faire de ce que tu veux. Je fais ce que je veux, et si je décide de te traiter de gamine, tu devrais être contente que je ne me contente que de cela. Et que je prenne la peine de tenter de faire de toi une épéiste correcte. Tu n’es qu’une petite garce, et j’ai pitié de toi.
Pervenche écarta sa main brutalement, et assena, répétant son geste et martelant sa poitrine, se dévissant le cou pour le regarder dans les yeux :
- Je ne suis peut-être qu’une gamine, et je n’ai pas grande expérience au combat par rapport à toi, je l’admets. Mais moi, au moins, je ne suis pas un maître d’armes idiot et borné, avec un bâton tellement profond dans le cul que c’est un miracle qu’on ne l’aperçoit pas quand il parle, qui est persuadé d’être le meilleur, le plus grand, le plus fort, et que tout le monde devrait se plier à sa vision du monde. Ni d’ailleurs un crétin misogyne qui ne base son avis des autres juste sur leurs seins ou le fait qu’ils puissent agiter une épée à gauche ou à droite. Et ta pitié, tu peux te la carrer avec ton bâton, et bien profond, aussi. Et ton mépris, tant qu’on y est !
Les yeux de Killian s’assombrirent, et si Pervenche ne prit pas immédiatement la fuite devant ce regard absolument furieux, ce n’était que parce qu’elle ne voulait absolument pas donner au maître d’armes la satisfaction de flancher et de partir en courant se cacher derrière quelqu’un. Meven n’était pas tout à fait de cet avis, et s’il n’avait pas l’intention d’intervenir, il s’était levé et se tenait maintenant à une distance prudente, pour pouvoir intervenir au cas où. La tension devenait palpable. Killian agrippa Pervenche, emprisonnant son bras blessé dans une prise qui lui donna l’impression d’être en fer, lui arrachant un couinement de douleur, et siffla :
- Tu es une sale petite garce qui ne mérite même pas que je me préoccupe d’elle. Je te conseille de ne plus me parler sur ce ton. Tu dois le respect à ton maître.
- Tu n’es pas mon maître ! répliqua-t-elle en tentant de se dégager.
- Bien sûr que si. Tu as demandé que je t’apprenne le combat, ce que j’ai accepté. Cela fait de moi ton maître, et en tant que tel, tu me dois respect et obéissance.
- Plutôt crever ! cracha Pervenche. Elle savait qu’elle prenait des risques, mais la colère et la douleur lui faisaient oublier toute prudence.
- Ca pourrait s’arranger, si tu continues, sale petite garce.
- Quand tu veux, pauvre con !
- Fais attention, dit-il en faisant un pas vers elle, l’attitude menaçante. Tu ne seras jamais un vrai maître d’armes avec une attitude pareille. Tu es trop immature, tu te mets trop en colère, et tu ne fais attention qu’à des idioties.
- Mais j’en ai rien à foutre, de devenir une maître d’armes ! hurla-t-elle, cette fois. Si c’est pour devenir comme toi, j’préfère encore me faire moine !
- Sale petite… ! Surveille tes…
- Nan, j’vais pas surveiller mes paroles pour protéger tes pauvres petits sentiments ! J’voulais que tu m’aides à pas me faire tuer, c’est tout ! J’en ai rien à foutre de tes idées crétines, tes valeurs et de ce que tu considères comme acceptable ou pas ! J’préférerais encore crever que de t’ressembler un jour !
- Tu n’es qu’une sale petite ingrate !
Au lieu de répondre, Pervenche rassembla ses cheveux, empoigna son épée, et d’un seul geste, trancha vers le haut. Elle jeta alors les mèches coupées au visage du maître d’armes qui la regardait, horrifiée, et cria :
- Voilà ! Comme ça, je suis juste une nulle qui a été battue et qui n’est pas digne d’être maître d’armes, et je ne veux ni de ton enseignement, ni de ton mépris, alors fous-moi la paix, espèce de connard !
Elle lui tourna le dos, s’attendant à un coup de sabre ou quelque chose, mais rien ne vint. Elle retourna alors vers les autres, notant au passage que Meven dissimulait à peine un sourire amusé. Le maître d’armes disparut à leur vue, probablement pour aller découper quelque chose dans sa colère. Gillan finit par se dévouer pour aller lui parler, et l’assassin l’accompagna, au cas où la situation tournerait mal. Sigrid rejoignit Pervenche et regarda les dégâts. Elle soupira, saisit une paire de ciseaux qu’elle avait sorti d’on ne savait où, et entreprit d’arranger le massacre capillaire tout en grognant qu’elle ne savait pas si elle réussirait à le rendre regardable, ou si Pervenche resterait à jamais un monstre de foire. La principale intéressée s’en fichait. Après avoir affronté celui qui lui rendait la vie à peu près impossible depuis des jours, elle se sentait plutôt sereine, et ce n’était pas une coupe de cheveux qui allait la déprimer maintenant. Bien sûr, maintenant, elle devrait se débrouiller pour trouver quelqu’un d’autre qui l’aiderait à progresser au combat. Mais après tout, Meven n’avait-il pas dit qu’il s’en chargerait ? Il serait plutôt d’accord, du moins elle l’espérait. Ca serait toujours mieux et moins contraignant qu’avec Killian, et probablement plus sympathique. Au moins, la sensation d’angoisse qui la prenait à chaque séance d’entraînement avait disparu, et c’était une bonne chose. Le reste n’avait pas d’importance.
Ils croisèrent cependant d’autres personnes, dans cette étendue d’herbe. Une troupe de cavaliers qui les ignorèrent largement et manquèrent de les piétiner, s’attirant toute une gerbe d’insultes pour laquelle ils rivalisèrent d’imagination. Ces rustres eurent au moins l’avantage de leur indiquer une route pavée, certes presque entièrement recouverte d’herbe, mais néanmoins beaucoup plus pratique que ce qu’ils avaient eu à parcourir. Ils rencontrèrent également un autre groupe d’aventuriers, qui venait des montagnes, un peu comme le leur. D’ailleurs, même sa composition ressemblait à celle de leur petite bande : soigneur, mage, voleur, guerriers. Ils profitèrent que cette rencontre était saluée par une accalmie, pour s’installer autour d’un feu, d’un repas, et d’histoires fantastiques sur leurs lieux d’origine et leurs aventures respectives. Le mage enseigna d’ailleurs à Ewan un sort qui allait se révéler précieux : comment, en manipulant l’air, obtenir une sorte de toit qui empêcherait la pluie de tomber sur le feu et les maintiendrait à l’abri. Ils le remercièrent chaleureusement, et ne laissèrent ces nouveaux amis disparaître qu’à regret. Killian dût distribuer des menaces tous azimuts pour les empêcher d’en adopter encore quelques-uns.
Outre les cavaliers arrogants et les aventuriers sympathiques, il y avait une autre classe de personnes qu’ils rencontrèrent dans les plaines. Des idiots qui s’imaginèrent qu’une bande de gens qui rôdaient dans les plaines faisaient des cibles faciles. Bien sûr, les armes étaient cachées afin de leur éviter d’éventuellement être abîmées par la pluie (bien que Killian aurait tué quiconque aurait osé insinuer qu’il ne prenait pas un soin exceptionnel de son arme). Plusieurs bandes de brigands décidèrent donc, poussés par l’appât du gain ou la bêtise complète, de les prendre pour cible de les débarrasser de leur argent, leurs valeurs, leurs femmes, et éventuellement leur vie. Mal leur en prit. Killian était particulièrement remonté en général, et le temps en particulier, et il se fit une joie de leur montrer qu’on ne s’en prenait pas à lui. Ni au groupe en général, mais surtout à lui. Enfin, une fois qu’il en eut fini avec eux, ils ne risquaient pas de recommencer avec qui que ce soit. Personne n’osa faire de commentaire une fois qu’il eut éparpillé quelques dizaines de mètres d’entrailles dans l’herbe. Ils le regardèrent donc en silence, et l’évitèrent le reste de la journée. Ce qui à vrai dire, leur convenait parfaitement.
De manière étonnante, ils ne croisèrent aucun des nomades qui étaient censés vivre dans les plaines. Pervenche émit l’idée que la pluie les tenait peut-être à distance, Meven était plutôt d’avis que c’était à cause de Killian qu’ils préféraient ne pas croiser leur chemin. Ewan, qui était dévoré de curiosité, réunit tout son courage, et après presque deux heures de tergiversations, finit par se décider à demander à Killian où était son clan, et s’il pouvait lui situer la zone où ils se déplaçaient sur la carte. Le maître d’armes lui lança un regard venimeux qui faillit le faire fondre sur pied ou partir en courant, planta son sabre au milieu de la carte, manquant lui embrocher la jambe dans la manœuvre, et partit maltraiter Pervenche. Gillan vit que le mage était presque au bord des larmes, et vint le réconforter en lui tapotant maladroitement l’épaule. Il leva les yeux vers elle tout en ravalant bravement ses larmes, mais ne recula pas. Elle entreprit de lui expliquer :
- Il ne faut p-pas parler de son c-clan à maître Killian. Il… ne le p-prend pas très bien.
- J’avais cru remarquer…, répondit-il en reniflant.
- Il t-t’a fait mal ?
- Non, ça va… il ne m’a pas touché.
- T-Tu as eu de la chance, dit-elle avec un sourire.
- Mais pourquoi est-ce qu’il ne souhaite pas en parler ? Il y a eu… quelque chose… ?
- T-Tu me promets de ne rien lui dire, hein ? Ou il va me d-découper…
- Je promets, dit-il en levant la main de manière solennelle.
- Le c-clan de maître Killian a disparu il y a déjà p-plusieurs années. Il en est le d-dernier survivant… Du moins, c’est ce q-qu’il m’a dit, une fois, il y a longtemps. Et q-qu’il était p-particulièrement ivre. Ils vivaient dans le sud des p-plaines… à p-peu près là où il a p-planté son sabre, en fait…
- Donc il m’a répondu… Mais il aurait pu être un petit peu moins brutal, non… ?
- J-Je crois qu’il était en colère… T-Très en colère. Il ne t’a pas tué p-parce que tu ne savais pas, je crois…
- Si j’avais su, je n’aurais pas posé la question… remarqua Ewan, d’un ton presque gêné. Ca doit être un sujet délicat pour lui…
- J-Je n’en sais pas plus… Mais j-je dois dire que même si nous avons affronté tous ceux q-qui savaient manipuler une épée dans cette p-partie du continent… et p-personne n’appartient au clan de maître Killian. P-Personne.
- Comment le sais-tu ?
- Les ch-cheveux. Tous les membres de ce c-clan avaient une c-coupe très particulière. T-Tu as remarqué c-comme les siens sont coupés ? De cette manière idiote sur les c-côtés… expliqua-t-elle en indiquant l’endroit précis sur les siens.
- Est-ce… traditionnel ?
- De ce c-clan disparu, oui. Et je ne l’ai vu que ch-chez lui.
- Et… c’est lui qui t’a raconté tout ça ?
Gillan tenta de dissimuler son sourire derrière sa main, sans y parvenir.
- C’est la seule et unique f-fois que je l’ai v-vu boire autant… Il était t-tellement ivre q-qu’il ne tenait même p-plus debout… et q-que je ne comprenais pas la moitié de ce q-qu’il racontait. J’ai d-dû le porter pour q-qu’il aille se coucher. Il en a eu la migraine p-pendant des jours. Et il était p-parfaitement impossible. Il a d-dit que si jamais j’en p-parlais, il me tuerait sans hésiter.
- Pourtant… tu viens de m’en parler…
- J-je n’aime p-pas sa manière de se comporter envers les autres…, répondit-elle en évitant son regard, mais il remarqua qu’elle rougissait légèrement. Alors je résiste, si on veut. Il vaut mieux q-que tu sois au courant, n’est-ce p-pas ?
- Oui… ne serait-ce que pour éviter de lui en parler…
- V-Voilà. Mais tu p-peux toujours en toucher un ou deux mots aux autres…
- Pourquoi ? demanda Ewan, surpris. Je veux dire, s’il ne veut pas qu’on le sache…
- P-Pour qu’ils sachent eux aussi. Il f-faut qu’ils sachent à q-quoi ils peuvent s’exposer. Et p-puis… S’ils savent, ils n’iront pas lui demander. Et on évitera un massacre…
- Tu as raison…
Gillan lui serra l’épaule de manière fraternelle, puis retourna « jouer » avec Meven, le laissant retourner à son déchiffrage de grimoire. Quand Sigrid revint s’asseoir près de lui après avoir soigné Hélios qui s’était pris un méchant coup de sabre en tentant de se battre contre Killian, il lui raconta ce que Gillan lui avait dit. La soigneuse réfléchit un moment, puis répondit :
- Ca ne m’étonne pas. Tu as vu comme il se comporte ? Être le dernier de quelque chose, ça ne doit pas beaucoup aider son ego.
- Ce n’est pas… très délicat, remarque Ewan.
- Peut-être, mais c’est vrai. Il se prend pour le meilleur, tout ça parce qu’il est dangereux. Comme si ça suffisait pour faire de lui le maître du monde !
- Gillan a dit qu’il ne faudrait pas lui en parler… objecta-t-il.
- Ne t’en fais pas, l’assura-t-elle, je ne lui en toucherai pas un mot. Ce n’est pas mon genre. Je ne vais quand même pas aller l’agiter devant lui en disait « tout ton clan est mort ! » ! De toute façon, il a déjà assez peur de moi comme ça.
- Tu es terrifiante, c’est normal.
- Continue comme ça, et tu auras droit à un coup de mon Bâton de la Justice ! menaça-t-elle en l’agitant devant lui.
Ewan s’empressa de retourner à sa lecture et de faire profil bas.
Enfin, le temps finit par s’améliorer, et la pluie s’arrêta. Le ciel resta gris, lourd de nuages qui promettaient encore des averses dans un temps assez rapproché, mais c’était déjà une nette amélioration par rapport aux jours précédents. Ewan fut reconnaissant de pouvoir arrêter d’utiliser ses pouvoirs pour les protéger de la pluie, les autres étaient contents de ne plus patauger dans un presque-marécage et de pouvoir circuler autrement qu’en se battant contre les herbes. Il fut décidé qu’ils s’installeraient dès qu’ils trouveraient un endroit un petit peu plus élevé, et qu’ils rattraperaient les repas précédents. Il devait bien y avoir quelques animaux comestibles qui ne s’étaient pas encore enfuis !
La fin de la pluie permit également d’alléger un peu la tension qui régnait sur le groupe. Hélios avait davantage de champ de manœuvre pour écarter Meven de lui quand il devenait trop entreprenant, et l’assassin finit par jurer ses grands dieux qu’il ne recommencerait pas. Le cavalier se contenta de lui dire qu’il le garderait à l’œil, et qu’il n’hésiterait pas à sévir. Killian, lui, était ravi : ses deux élèves n’auraient aucune excuse pour couper aux combats, même s’il n’admettait généralement pas le mauvais temps comme une excuse, et il pourrait se défouler. Ces derniers jours, il s’était montré de plus en plus énervé, et donc de plus en plus énervant, particulièrement entre Pervenche et Gillan pour une raison que personne n’arrivait à saisir. Il se montrait de plus en plus agressif, moqueur, aussi. Gillan avait l’habitude. Après plusieurs années à suivre Killian et à subir ses sautes d’humeur et ses grognements tous les jours, elle se contentait de prendre ce qu’il y avait d’intéressant dans ce qu’il racontait, et d’ignorer les insultes. Et puis, son caractère était plutôt aisé, après tout, elle n’avait pas de mal à passer par-dessus en se disant que c’était Killian, qu’elle n’avait pas besoin d’y faire attention, et que de toute façon, elle n’était pas avec lui pour l’épouser et vivre à ses côtés jusqu’à la fin de ses jours, mais pour apprendre tout ce qu’il pourrait lui transmettre, et ensuite, probablement mettre les voiles aussi loin qu’elle le pouvait. Mais Pervenche… Elle ne pratiquait pas encore le maître d’armes depuis assez longtemps pour faire abstraction de l’épaisse couche de supériorité et d’agressivité qui entourait un noyau de mépris intense, mais un peu moins, et son caractère emporté et un brin buté, sans compter le fait qu’elle ne laissait aucune des insultes misogynes passer, ne facilitait pas leurs relations. Ni, d’ailleurs, l’atmosphère du groupe. Elle répondait insulte pour insulte, perdait le contrôle de ses émotions (et de ses sorts, d’ailleurs), et Killian mettait ces distractions à profit pour prendre le dessus facilement sur elle, et multiplier les insultes et les moqueries sur son niveau. Assorties également d’allusions vaguement salaces qui amenaient un sourire sur les lèvres de Meven et faisaient froncer les sourcils à Gillan. Elle ne l’avait encore jamais entendu parler ainsi d’une autre personne, à tel point qu’elle commençait à se demander si ce genre de considérations n’avait jamais atteint son esprit, ou s’il n’estimait juste personne assez digne de son intérêt. Mais vues les réactions de Pervenche, le maître d’armes ne se servait peut-être de ces remarques que pour la déstabiliser et la faire sortir de ses gonds pour jouer avec elle.
Ils étaient en train de vaquer à leurs occupations : Ewan préparait un repas donc l’odeur avait alléché Meven, Gillan battait Sigrid et Hélios à plates coutures aux cartes, quand des cris et des injures troublèrent leur tranquillité. Pervenche et Killian était en train de revenir vers eux, et ils étaient visiblement en train de se disputer. La jeune fille avait la main plaquée sur son épaule, où une vilaine plaie saignait. Ce qui ne l’empêchait pas de crier, et suffisamment fort pour qu’ils n’en manquent aucune miette :
- J’en ai plein le dos de ton attitude et de la manière dont tu passes ton temps à te foutre de ma gueule !
- Tu t’attendais à quoi, demanda le maître d’armes d’un ton mordant, que je te babysitte ? Que je te fasse des bisous sur tes bobos et que je te chante une chanson pour te consoler ? Il y a erreur sur la personne, je ne suis pas ta mère.
- Tu n’es pas obligé de te comporter comme un parfait connard ! Surtout pas envers un camarade de groupe !
- Tu m’as demandé de t’enseigner le maniement de l’épée, c’est ce que j’essaye de faire malgré tes faibles capacités. Et je ne fais pas partie du groupe. Nous nous contentons d’aller dans la même direction que vous pour l’instant.
- Tu peux pas un peu changer de registre ? coupa-t-elle. Ça en devient fatiguant.
- Tu es faible. Minable. Une gamine qui veut remuer une épée, et qui n’a pas le commencement de l’idée de comment faire. Tu m’as demandé de t’entraîner, je t’ai fait la grâce d’accepter, et tu te plains encore ?
- Bien sûr, que je me plains encore ! Tout ce que tu fais, c’est me taper dessus et me lancer des insultes tellement imaginatives qu’on dirait celles d’un enfant de cinq ans !
- C’est le seul moyen de faire rentrer quelque chose dans ta caboche, grinça Killian, visiblement agacé. Les gamines, il n’y a que comme ça qu’on les fait avancer. Et s’il faut que je te donne une fessée pour que tu progresses, je ne vais pas m’en priver.
- Je t’ai dit d’arrêter avec tes idioties, et ne me traite pas de gamine !
Il l’attrapa par le bras et la fit pivoter pour qu’elle se retrouve face à lui.
- Tu es une gamine, ponctua-t-il de petits coups dans son sternum. Tu es une sale petite gamine trop gâtée qui pense que moi, qui suis un maître d’armes respecté et craint, plus âgé, plus intelligent et certainement plus avisé qu’elle, je dois faire ce qu’elle désire, comme elle le désire, et quand elle le désire, parce que son père n’a pas eu la justesse d’esprit de lui apprendre sa place. Mon existence ne tourne pas autour de toi, petite peste, et je n’en ai strictement rien à faire de ce que tu veux. Je fais ce que je veux, et si je décide de te traiter de gamine, tu devrais être contente que je ne me contente que de cela. Et que je prenne la peine de tenter de faire de toi une épéiste correcte. Tu n’es qu’une petite garce, et j’ai pitié de toi.
Pervenche écarta sa main brutalement, et assena, répétant son geste et martelant sa poitrine, se dévissant le cou pour le regarder dans les yeux :
- Je ne suis peut-être qu’une gamine, et je n’ai pas grande expérience au combat par rapport à toi, je l’admets. Mais moi, au moins, je ne suis pas un maître d’armes idiot et borné, avec un bâton tellement profond dans le cul que c’est un miracle qu’on ne l’aperçoit pas quand il parle, qui est persuadé d’être le meilleur, le plus grand, le plus fort, et que tout le monde devrait se plier à sa vision du monde. Ni d’ailleurs un crétin misogyne qui ne base son avis des autres juste sur leurs seins ou le fait qu’ils puissent agiter une épée à gauche ou à droite. Et ta pitié, tu peux te la carrer avec ton bâton, et bien profond, aussi. Et ton mépris, tant qu’on y est !
Les yeux de Killian s’assombrirent, et si Pervenche ne prit pas immédiatement la fuite devant ce regard absolument furieux, ce n’était que parce qu’elle ne voulait absolument pas donner au maître d’armes la satisfaction de flancher et de partir en courant se cacher derrière quelqu’un. Meven n’était pas tout à fait de cet avis, et s’il n’avait pas l’intention d’intervenir, il s’était levé et se tenait maintenant à une distance prudente, pour pouvoir intervenir au cas où. La tension devenait palpable. Killian agrippa Pervenche, emprisonnant son bras blessé dans une prise qui lui donna l’impression d’être en fer, lui arrachant un couinement de douleur, et siffla :
- Tu es une sale petite garce qui ne mérite même pas que je me préoccupe d’elle. Je te conseille de ne plus me parler sur ce ton. Tu dois le respect à ton maître.
- Tu n’es pas mon maître ! répliqua-t-elle en tentant de se dégager.
- Bien sûr que si. Tu as demandé que je t’apprenne le combat, ce que j’ai accepté. Cela fait de moi ton maître, et en tant que tel, tu me dois respect et obéissance.
- Plutôt crever ! cracha Pervenche. Elle savait qu’elle prenait des risques, mais la colère et la douleur lui faisaient oublier toute prudence.
- Ca pourrait s’arranger, si tu continues, sale petite garce.
- Quand tu veux, pauvre con !
- Fais attention, dit-il en faisant un pas vers elle, l’attitude menaçante. Tu ne seras jamais un vrai maître d’armes avec une attitude pareille. Tu es trop immature, tu te mets trop en colère, et tu ne fais attention qu’à des idioties.
- Mais j’en ai rien à foutre, de devenir une maître d’armes ! hurla-t-elle, cette fois. Si c’est pour devenir comme toi, j’préfère encore me faire moine !
- Sale petite… ! Surveille tes…
- Nan, j’vais pas surveiller mes paroles pour protéger tes pauvres petits sentiments ! J’voulais que tu m’aides à pas me faire tuer, c’est tout ! J’en ai rien à foutre de tes idées crétines, tes valeurs et de ce que tu considères comme acceptable ou pas ! J’préférerais encore crever que de t’ressembler un jour !
- Tu n’es qu’une sale petite ingrate !
Au lieu de répondre, Pervenche rassembla ses cheveux, empoigna son épée, et d’un seul geste, trancha vers le haut. Elle jeta alors les mèches coupées au visage du maître d’armes qui la regardait, horrifiée, et cria :
- Voilà ! Comme ça, je suis juste une nulle qui a été battue et qui n’est pas digne d’être maître d’armes, et je ne veux ni de ton enseignement, ni de ton mépris, alors fous-moi la paix, espèce de connard !
Elle lui tourna le dos, s’attendant à un coup de sabre ou quelque chose, mais rien ne vint. Elle retourna alors vers les autres, notant au passage que Meven dissimulait à peine un sourire amusé. Le maître d’armes disparut à leur vue, probablement pour aller découper quelque chose dans sa colère. Gillan finit par se dévouer pour aller lui parler, et l’assassin l’accompagna, au cas où la situation tournerait mal. Sigrid rejoignit Pervenche et regarda les dégâts. Elle soupira, saisit une paire de ciseaux qu’elle avait sorti d’on ne savait où, et entreprit d’arranger le massacre capillaire tout en grognant qu’elle ne savait pas si elle réussirait à le rendre regardable, ou si Pervenche resterait à jamais un monstre de foire. La principale intéressée s’en fichait. Après avoir affronté celui qui lui rendait la vie à peu près impossible depuis des jours, elle se sentait plutôt sereine, et ce n’était pas une coupe de cheveux qui allait la déprimer maintenant. Bien sûr, maintenant, elle devrait se débrouiller pour trouver quelqu’un d’autre qui l’aiderait à progresser au combat. Mais après tout, Meven n’avait-il pas dit qu’il s’en chargerait ? Il serait plutôt d’accord, du moins elle l’espérait. Ca serait toujours mieux et moins contraignant qu’avec Killian, et probablement plus sympathique. Au moins, la sensation d’angoisse qui la prenait à chaque séance d’entraînement avait disparu, et c’était une bonne chose. Le reste n’avait pas d’importance.