Chapitre 17
L’atmosphère du groupe s’était un brin dégradée encore,
depuis la fameuse dispute. Killian n’avait adressé la parole à personne, à part
Gillan, et encore, de manière assez laconique. Meven avait été tenté de le
sortir de sa bouderie, mais l’épéiste lui avait clairement signifié que ce
n’était pas une bonne idée, à moins de vouloir devoir tenir ses entrailles dans
ses mains pour tout le reste du voyage. De manière très avisée, il s’était
rangé à son avis. De toute façon, maintenant que Pervenche était revenue vers
lui pour s’entraîner, il avait de quoi s’amuser. Tout en restant prudent,
avait-il précisé, il ne voulait pas la mettre en colère et l’obliger à se
couper encore plus les cheveux, déjà que sa coupe actuelle était assez
ridicule… Elle avait entrepris de châtier son impudence en le chatouillant
jusqu’à ce qu’il supplie Hélios de l’aider. Le cavalier avait bien évidemment
refusé avec un plaisir très net. Ewan l’avait ignoré avec une concentration
suspecte, et Sigrid avait accepté de venir se porter à son aide, pour immédiatement
le trahir et aider Pervenche à le martyriser. Il avait fini par baisser les
bras (au sens figuré comme au sens propre, pour protéger ses côtes), et avait
accepté de la reprendre pour partenaire d’entraînement. Ce qui en fait,
arrangeait bien des gens. Gillan récupérait son maître grognon pour elle toute
seule, Hélios était un tant soit peu libéré de la présence parfois étouffante
et collante de l’assassin, et Pervenche et Meven pouvaient s’entraîner, se
disputer et faire dégénérer leurs séances en toute tranquillité. Et Killian
boudait.
Enfin, après bien des déboires et au moins deux fausses directions empruntées, ils arrivèrent en vue de la pierre qui marquait l’endroit où les trois frontières se rejoignaient. Cette pierre, une immense roche qui avait été taillée il y avait si longtemps qu’on ne savait même plus ce qu’elle représentait, était gravée d’indications que le temps avait à moitié effacées, mais qui leur permirent de se réorienter. Et, chose miraculeuse, elle indiquait également l’emplacement d’une route qu’ils se firent une joie d’emprunter. Il n’y avait toujours rien leur permettant de choisir entre l’Est et l’Ouest quelle direction ils allaient prendre. Ils auraient la frontière vers le Nord, en attendant de pouvoir prendre une décision dans un sens ou dans l’autre, mais les orages qui rôdaient au-dessus des montagnes sur leur droite les en dissuadèrent. Ils s’enfoncèrent donc dans les terres de l’Est.
Il leur fallut encore quelques heures de marche pour se rendre compte que ce n’était pas un si bon choix. Les nuages avaient l’air de les suivre à la trace, et ils allaient probablement encore devoir passer une nuit à se protéger de la pluie au lieu de dormir. Heureusement, un petit village providentiel leur tendit les bras, leur offrant une auberge où reposer leurs corps meurtris par le trajet, leurs esprits troublés par les tensions, et leurs estomacs blessés par des repas de qualité extrêmement variable. Et donc, comme un seul homme, ils décidèrent d’y passer une nuit ou deux. Leurs finances n’étaient certes pas au beau fixe, mais elles leur permettraient cette petite fantaisie, à condition qu’ils retrouvent bientôt un engagement. Le village n’était pas grand, mais ils auraient toute la place qu’ils voudraient. Pourtant, quand ils entrèrent, la grande salle était bondée. Des dizaines de personnes groupées autour des tables, et chuchotant entre elles de manière enfiévrée, voire même affolée. Leurs vêtements rappelaient ceux des habitants de l’Ouest dans leur coupe, mais qu’est-ce que des habitants de l’Ouest viendraient faire aussi nombreux dans un petit village pareil ?
Avec un peu de difficulté, ils finirent par se dénicher une table autour de laquelle s’asseoir. Sigrid insista pour laisser à Ewan une place contre le mur ; à la vue de la foule, le mage avait considérablement pâli, et il agrippait son grimoire avec des jointures blanchies par l’effort, visiblement affolé. Meven se dévoua pour aller chercher boissons, repas réconfortants et informations, traînant Hélios qui n’était qu’à moitié partant avec lui. Tout le temps qu’ils mirent à se faire servir (heureusement, il n’y avait pas pénurie de nourriture !), le cavalier resta très tendu, surveillant les gens autour d’eux, son regard bondissant de l’un à l’autre sans se fixer. Il ne se détendit quelque peu que lorsqu’il se retrouva de retour à leur table. Il ne flancha presque pas quand Meven lui posa un bras sur l’épaule, il avait plutôt l’air soulagé. Il est vrai que cette fois-ci, la main de l’assassin se contentait d’être réconfortante au lieu de tenter de se glisser dans ses vêtements. L’assassin résuma en quelques mots ce qu’il avait appris : rien, ces gens n’étaient là que pour des vacances, on n’aimait pas beaucoup les assassins ici, et de toute façon, il y avait trop de travail pour discuter, merci beaucoup, circulez s’il ne vous faut rien d’autre. Ils en seraient réduits à tenter d’obtenir des informations des gens présents, ou à jouer aux devinettes. Et vu les attitudes méfiantes ou renfermées des membres de l’assistance, ils pouvaient commencer à s’interroger.
Pervenche les laissa discuter un moment, s’amusant des théories que Meven, Gillan et Sigrid échangeaient pour expliquer cette foule étrange, puis laissa son regard vagabonder sur les gens. Elle crut repérer quelqu’un qu’elle avait déjà vu, et décida d’aller y voir de plus près. Elle se leva, s’attirant à peine un coup d’œil de la part de ses compagnons qui étaient de plus en plus absorbés dans leur concours d’idées idiotes, et se fraya un chemin à travers les groupes compacts. C’était bien lui, le barde aux longs cheveux blonds tressés qu’elle avait déjà vu à Janéa. L’air serein et rêveur, il jouait de sa harpe sans que personne autour de lui ne fasse attention à lui. Elle se planta face à lui et toussota pour attirer son attention. Il leva la tête vers elle, sans cesser de caresser son instrument, et lui sourit, sans rien dire. Un peu mal à l’aise, elle demanda :
- On s’est déjà vus quelque part, non ?
- En effet, jeune dame, répondit-il. Je me souviens parfaitement de vous.
Il avait une voix douce et chantante, nimbée d’un nuage d’accent indéfinissable, mais pas désagréable, et un sourire charmant, et Pervenche se dit qu’elle l’aimait bien. Sans plus faire de manières, elle s’assit à côté de lui et demanda :
- C’est bizarre qu’on se retrouve ici, non ?
- Vous savez, les aléas du destin… remarqua-t-il évasivement.
- T’étais à Janéa, non ? Comment t’as fait pour remonter encore plus vite que nous ?
- J’ai… des moyens de me déplacer rapidement, disons. J’ai pensé que monter vers le Nord serait une idée plutôt intéressante…
- Ouais, comme nous, quoi.
- Êtes-vous également portée par la curiosité ? demanda-t-il.
- Plutôt par le destin.
- Et le destin nous a tous deux menés ici pour que nous nous rencontrions à nouveau…
Il ponctua sa phrase nébuleuse de quelques notes de harpe éparses. Pervenche attendit un instant qu’elles s’envolent, puis demanda :
- Est-ce que tu sais pourquoi il y a autant de monde, et pourquoi ils ont l’air aussi tendus ?
- Oui.
Long silence maladroit, que Pervenche finit par rompre :
- Et… tu vas m’en parler ?
Le barde sursauta, comme sorti de force de sa rêverie, et répondit :
- Bien sûr, si vous voulez.
- … Alors ?
- D’après le peu que j’ai entendu, il y aurait des troubles à l’Ouest. De grands troubles…
- Quel genre de troubles ? insista Pervenche pour l’empêcher de partir dans une digression.
- Des troubles… flous.
- Flous ?
Elle commençait tout doucement à se demander s’il ne se payait pas sa tête. Mais le barde sourit, et répéta :
- Oui, flous. Dans le sens où on ne m’a pas dit grand-chose. Les gens restent vagues, ils n’ont pas envie de parler du malheur… Et je les comprends, après tout…
- Et qu’est-ce qu’on t’a dit, alors ? Des choses… plus nettes ?
- Oh, des rumeurs, vous savez ce que c’est… des mots en l’air, enflés et déformés par le vent…
Avec une patience qu’elle-même ne se connaissait pas, Pervenche relança :
- Et qu’est-ce qu’elles disent, ces rumeurs ?
- Elles disent que le Roi-sorcier Dogmaël est devenu fou, depuis la mort de sa femme, et qu’il tente de la ramener du pays des morts, et de l’arracher au royaume des ombres.
- Qu’est-ce que ça a à voir avec les gens ici ? demanda Pervenche, étonnée. J’veux dire… c’est inquiétant qu’il tente de faire de la nécromancie, mais c’est ça qui a poussé tous ces gens à venir ici ? La peur de leur roi ?
Le barde eut un rire léger, aussi léger que les notes de sa harpe.
- Vous êtes bien impulsive, jeune fille. Laissez-moi donc essayer de vous expliquer. Moi-même, j’ai un peu de mal à mettre les choses en ordre, et il ne peut s’agir de toute façon que de vagues théories, des idées éparses…
- Eh bien, répondit Pervenche, dis-moi toujours tes idées éparses, on verra bien si on peut en faire quelque chose.
- D’après ce que j’ai entendu… mais encore, ça n’est qu’une rumeur… il y a eu beaucoup de souffrances dans la vie du Roi-Sorcier. Des souffrances que nous ne connaissons pas. De ce que je sais, il y a eu, comme je vous l’ai dit, la perte de sa femme bien-aimée.
- De sa femme ? Il y a longtemps ? Elle était comment ?
Le barde leva une main, comme pour stopper le flot de questions.
- Laissez-moi le temps d’y répondre, enfin, dit-il avec un sourire. Il installa sa harpe sur ses genoux, et entreprit de raconter, accompagné par sa musique :
- Oui, le Roi-sorcier, malgré qu’on le représente comme un monstre sans cœur, un dirigeant fier et altier, un homme dont le cœur a été taillé dans la même roche dure et noire que les murs de son palais, avait dans sa vie une personne qui lui était chère. Elle comptait plus que tout pour lui, et c’est à elle qu’il avait donné ce cœur de pierre, qui pouvait aimer. Elle était toute sa vie, la lumière qui l’éclairait, le guidait, celle qui lui permettait, sans cesse, de devenir un homme meilleur. Il aurait pu le devenir pour son peuple, mais c’était pour cette femme qui était tout pour lui. Il aurait mis des pays à feu et à sang si elle le lui avait demandé. Ils eurent une famille, de beaux enfants, des princes et princesses, et ils étaient heureux.
Il jeta un coup d’œil à Pervenche, qui le regardait avec de grands yeux d’enfant émerveillée par les contes. Devant l’interruption, elle demanda :
- Et alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Ce qui s’est passé, jeune fille ? reprit le barde. Ce qui se passe dans tous les contes tragiques, et cette histoire à tirer les larmes qu’on appelle la vie. L’âme-sœur du Roi-Sorcier tomba malade, et malgré tous les efforts de son époux, elle fut emportée. La douleur du Roi-Sorcier fut sans nom. Il hurla le nom de son épouse des nuits entières, jusqu’à ce que même cette très faible consolation lui soit prise. Il lui construisit un mausolée immense, à même la montagne, au-dessus de son palais, et jura de lui rendre visite tous les jours. Et il tint promesse, avec une application remarquable. Tous les jours, il allait lui parler. Et on dit… que ces visites durant lesquelles il considérait sa femme comme étant vivante, finirent par lui troubler l’esprit. On dit qu’il commençait à considérer que peut-être, elle n’était pas morte, et elle l’entourait toujours de sa présence, de sa protection, qu'elle ne l’abandonnait plus. Vous l’aurez deviné, jeune fille, on dit que les supplications sans trêve de son époux auraient ramené le fantôme de la reine morte.
- Et alors ?
- Et alors… il n’est jamais bon que les mondes des vivants et des morts se mélangent. Nul ne sait s’il s’agissait d’une réalité, ou juste d’une invention d’esprits chagrins ou jaloux, à vrai dire. Personne n’a jamais vu le fantôme. Mais on raconte qu’après quelque temps, le Roi-Sorcier commença à agir… étrangement. Il voulait à tout prix doter l’âme de son épouse disparue d’un corps, pour pouvoir la ramener près de lui. Il mit donc tous ses pouvoirs, non plus aux services de la guérison de son aimée, ou au bien de son peuple, mais à de sombres desseins. Ce qu’il fit exactement, personne ne le sait, pas même ses enfants. On raconte qu’au lieu du corps destiné à être habitué par l’âme de son épouse, il aurait fabriqué d’horribles créatures, des monstres sans nom, qu’il aurait caché dans son palais. Qu’il aurait finalement ouvert les portes du royaume des morts, et libéré des forces qu’il n’aurait pas été capable de maîtriser. Et qu’à travers l’ouverture de ces portes, il aurait vu des choses qui auraient emporté les dernières bribes de son esprit embrumé. Enfin… les raisons sont obscures, mais tout le monde est d’accord sur le fait que le Roi-Sorcier a perdu l’esprit.
- C’est bien joli, qu’il ait perdu la tête, mais qu’est-ce que ça vient faire par rapport à la guerre ?
- J’y viens. Vous aurez donc compris que lentement, le Roi-Sorcier avait sombré dans les ténèbres. La vie dans l’Ouest devenait difficile, on parla même de famine, et les choses auraient pu très mal tourner. Pourtant, malgré sa folie, le Roi-Sorcier restait attaché à son pays, son peuple, et n’oubliait pas que c’était à lui de leur assurer une existence convenable. Et dans son esprit obscurci, la seule solution qui existait pour remédier à cela, et venir en aide à son peuple, c’était de leur donner de nouvelles terres, et de faire siennes les terres de ses voisins.
- Si j’ai bien compris ce que tu es en train de raconter, l’interrompit Pervenche, Dogmaël a envahi une partie de l’Est. C’est ça ?
- Je n’ai pas dit qu’il l’avait fait. J’ai dit qu’on dit qu’il le ferait. Il semblerait qu’il n’ait pas encore décidé de mener une attaque et de faire tomber plusieurs régions sous son joug, mais qu’il était dans ses projets de le faire. Pour l’instant, je n’ai encore eu vent d’aucune invasion, aucune menace. Cependant, étant donné les difficultés croissantes qu’ils rencontrent dans leur vie, nombre d’habitants du pays de l’Ouest sont venus tenter de trouver une existence un peu plus facile dans des pays où la vie serait… plus agréable. On dit aussi qu’ils sont venus à l’Est afin de fuir la folie de leur dirigeant, qui risquerait, tôt ou tard, de les conduire à leur perte, que ce soit par la guerre ou par des créatures venues des profondeurs.
- En bref… Tu penses qu’il y a des risques qu’il y ait la guerre ?
- Hélas… soupira le barde. C’est une éventualité de plus en plus probable. J’aimerais vous dire que ce ne sont que des contes, des histoires pour les enfants, mais force m’est d’admettre que ce conte risque fort de devenir réalité. Je ne sais pas exactement si le Roi-Sorcier a perdu la tête à tenter de ramener sa femme du pays des morts, ou s’il a vraiment ramené des monstres des entrailles des montagnes. Cependant, la fuite de ses sujets n’est pas un fragment de conte tiré de mon imagination. Vous le voyez bien autour de vous. Je ne sais pas ce qu’ils fuient, si c’est la guerre ou la folie, mais ils fuient quelque chose. Et s’il y a bien une chose que cela m’évoque, c’est que les temps prochains vont être durs pour nous tous…
Sa voix s’éteignit doucement. Pervenche prit un moment pour réfléchir à ce qu’elle venait d’apprendre. En mettant de côté bien sûr les divagations poétiques du barde, les nouvelles n’étaient pas particulièrement brillantes, et même peut-être inquiétantes. Il allait falloir qu’ils en discutent, et qu’ils choisissent un camp. Mais si vraiment le roi de l’Ouest avait perdu les pédales au point de faire fuir une partie de ses habitants, il ne ferait pas bon aller y faire un tour… Dans ce cas, peut-être qu’il vaudrait mieux faire un tour dans l’Est… Poussée par la curiosité, elle poussa légèrement le barde, qui était reparti dans son petit monde, et lui demanda :
- Et toi, drôle de barde, qu’est-ce que tu vas faire ?
- Suis-je vraiment si drôle ? fut la réponse.
- Non, mais t’es pas vraiment le modèle de barde courant qu’on rencontre dans toutes les auberges, tu devras l’avouer.
- Peut-être…
- Alors, redemanda-t-elle, qu’est-ce que tu comptes faire ?
- Continuer mon errance, comme vous, je suppose… Tenter de voir où le destin me mène, tenter d’éviter la guerre, tenter de survivre…
- T’es bien pessimiste.
- Pessimiste ? répéta-t-il avec un léger rire et quelques notes de harpe. Je ne suis jamais pessimiste. Juste… réaliste. Je ne suis qu’un aimable barde qui fait de son mieux pour survivre dans un monde contre lequel je n’ai pas particulièrement de moyens de me défendre…
Sans savoir ce qui la poussait à proposer ça (ou plutôt si, une étrange affection pour ce barde qui n’avait l’air là que la moitié du temps), elle demanda :
- Tu veux venir avec nous ? Ca sera plus sûr pour toi.
Le barde se contenta de secouer la tête :
- Je vous remercie grandement pour votre offre, mais je préfère continuer tout seul. Vous êtes déjà assez nombreux… Ou presque. Il est vrai qu’une personne de plus ne ferait pas tant de différence, même si sept est un nombre honorable… Mais ce n’est pas à moi de venir prendre place dans votre groupe. J’en serais flatté, bien sûr, mais ce n’est pas mon rôle. Je me contente d’aller où le hasard me mène, alors que vous êtes menés par le destin.
- Le hasard, le destin, c’est un peu pareil, remarqua Pervenche. C’est le même Dieu, et Spade a bien tendance à nous balader depuis le début. Alors pourquoi ne pas venir avec nous ?
- Vous comprendrez. Et puis… vous voyagez avec des gens dangereux. Sympathiques, pour la plupart, mais dangereux. Entre votre assassin, votre mage… et votre maître d’armes dont j’ai plus d’une fois chanté les aventures… je ne me sentirais pas vraiment à l’aise. Je continuerai donc ma route tout seul.
- Bon bah… si tu changes d’avis, tu sauras toujours où nous trouver, non ?
- Oh, je pense que nos routes se recroiseront bientôt…
Pervenche se leva, hésita un instant, et se tourna à nouveau vers le barde.
- Au fait, je sais même pas comment tu t’appelles. Je vais pas t’appeler « le barde bizarre », non ?
- Je me nomme Eilian, répondit-il. Eilian, le barde itinérant.
- Eh bien, Eilian le barde itinérant, à la prochaine, alors. Je suppose qu’on se reverra bientôt.
- A bientôt, Pervenche.
Il lui fallut une seconde pour réaliser, et elle voulut lui demander comment il avait bien pu apprendre son nom. Mais il était déjà reparti dans son monde, et elle se dit que ce n’était pas vraiment la peine de le redéranger pour une question qui ne lui vaudrait probablement qu’un haussement d’épaules. Elle reprit donc le chemin de sa table, et arriva en plein milieu d’une discussion enfiévrée entre Meven et Killian sur lequel des deux avait eu le plus de victimes d’une part (Gillan faisant l’arbitrage), et entre Ewan, Sigrid et Hélios, le mage tentant de les convaincre du bien-fondé d’une théorie magique complètement obscure dont la mercenaire ne comprit rien du peu qu’elle entendit. Elle se rassit à sa place, attrapa un gobelet au hasard qu’elle vida d’un coup, et attendit que la conversation sur la magie s’arrête, et que celle de Killian et Meven dégénère en un échange de moqueries, pour annoncer :
- J’ai des informations sur la situation, c’est assez intéressant. Du moins, si on enlève les divagations, j’ai dû demander à un barde. Mais vous allez voir, c’est plutôt intéressant…
Décision fut prise de continuer vers l’Est, puisqu’apparemment, tout poussait à croire que la situation s’était nettement dégradée dans l’Ouest. Meven réussit à recueillir quelques informations supplémentaires qui confirmèrent les dires d’Eilian, du moins les côtés les moins poétiques : il y avait en effet des rumeurs de guerre de plus en plus prononcées, Dogmaël n’avait plus vraiment de sens commun, et il valait mieux fuir avant de se retrouver pris dans les conflits. Ce qui n’était pas un mauvais conseil, et ils s’empressèrent de l’appliquer, avec pour objectif Altea, la capitale de l’Est. Ils en auraient pour plusieurs jours, encore une fois, peut-être même plusieurs semaines, mais c’était la meilleure idée tout de même. Une fois à la capitale, ils aviseraient de ce qu’il valait mieux faire : prendre part à la guerre, avec tous les risques que ça incluait, ou disparaître dans la nature en attendant que les choses se calment ? La question restait en suspens, mais pour le moment, il valait mieux qu’ils en sachent plus. Et qu’ils attendent d’être sûrs, parce que comme Sigrid le soulignait, on n’était même pas sûr qu’il y aurait vraiment une guerre. L’Est était juste le choix le plus logique… et le plus sûr, certes. De toute façon, c’était ça, ou aller gambader dans les montagnes, et personne n’était vraiment partant pour une randonnée. Ils prirent donc la direction d’Altea au matin. Pervenche voulut dire au revoir à Eilian, mais le barde avait disparu sans laisser de traces. Etrange, mais ça ne l’inquiétait pas trop. Tôt ou tard, ils retrouveraient le barde. Spade y veillerait…
Enfin, après bien des déboires et au moins deux fausses directions empruntées, ils arrivèrent en vue de la pierre qui marquait l’endroit où les trois frontières se rejoignaient. Cette pierre, une immense roche qui avait été taillée il y avait si longtemps qu’on ne savait même plus ce qu’elle représentait, était gravée d’indications que le temps avait à moitié effacées, mais qui leur permirent de se réorienter. Et, chose miraculeuse, elle indiquait également l’emplacement d’une route qu’ils se firent une joie d’emprunter. Il n’y avait toujours rien leur permettant de choisir entre l’Est et l’Ouest quelle direction ils allaient prendre. Ils auraient la frontière vers le Nord, en attendant de pouvoir prendre une décision dans un sens ou dans l’autre, mais les orages qui rôdaient au-dessus des montagnes sur leur droite les en dissuadèrent. Ils s’enfoncèrent donc dans les terres de l’Est.
Il leur fallut encore quelques heures de marche pour se rendre compte que ce n’était pas un si bon choix. Les nuages avaient l’air de les suivre à la trace, et ils allaient probablement encore devoir passer une nuit à se protéger de la pluie au lieu de dormir. Heureusement, un petit village providentiel leur tendit les bras, leur offrant une auberge où reposer leurs corps meurtris par le trajet, leurs esprits troublés par les tensions, et leurs estomacs blessés par des repas de qualité extrêmement variable. Et donc, comme un seul homme, ils décidèrent d’y passer une nuit ou deux. Leurs finances n’étaient certes pas au beau fixe, mais elles leur permettraient cette petite fantaisie, à condition qu’ils retrouvent bientôt un engagement. Le village n’était pas grand, mais ils auraient toute la place qu’ils voudraient. Pourtant, quand ils entrèrent, la grande salle était bondée. Des dizaines de personnes groupées autour des tables, et chuchotant entre elles de manière enfiévrée, voire même affolée. Leurs vêtements rappelaient ceux des habitants de l’Ouest dans leur coupe, mais qu’est-ce que des habitants de l’Ouest viendraient faire aussi nombreux dans un petit village pareil ?
Avec un peu de difficulté, ils finirent par se dénicher une table autour de laquelle s’asseoir. Sigrid insista pour laisser à Ewan une place contre le mur ; à la vue de la foule, le mage avait considérablement pâli, et il agrippait son grimoire avec des jointures blanchies par l’effort, visiblement affolé. Meven se dévoua pour aller chercher boissons, repas réconfortants et informations, traînant Hélios qui n’était qu’à moitié partant avec lui. Tout le temps qu’ils mirent à se faire servir (heureusement, il n’y avait pas pénurie de nourriture !), le cavalier resta très tendu, surveillant les gens autour d’eux, son regard bondissant de l’un à l’autre sans se fixer. Il ne se détendit quelque peu que lorsqu’il se retrouva de retour à leur table. Il ne flancha presque pas quand Meven lui posa un bras sur l’épaule, il avait plutôt l’air soulagé. Il est vrai que cette fois-ci, la main de l’assassin se contentait d’être réconfortante au lieu de tenter de se glisser dans ses vêtements. L’assassin résuma en quelques mots ce qu’il avait appris : rien, ces gens n’étaient là que pour des vacances, on n’aimait pas beaucoup les assassins ici, et de toute façon, il y avait trop de travail pour discuter, merci beaucoup, circulez s’il ne vous faut rien d’autre. Ils en seraient réduits à tenter d’obtenir des informations des gens présents, ou à jouer aux devinettes. Et vu les attitudes méfiantes ou renfermées des membres de l’assistance, ils pouvaient commencer à s’interroger.
Pervenche les laissa discuter un moment, s’amusant des théories que Meven, Gillan et Sigrid échangeaient pour expliquer cette foule étrange, puis laissa son regard vagabonder sur les gens. Elle crut repérer quelqu’un qu’elle avait déjà vu, et décida d’aller y voir de plus près. Elle se leva, s’attirant à peine un coup d’œil de la part de ses compagnons qui étaient de plus en plus absorbés dans leur concours d’idées idiotes, et se fraya un chemin à travers les groupes compacts. C’était bien lui, le barde aux longs cheveux blonds tressés qu’elle avait déjà vu à Janéa. L’air serein et rêveur, il jouait de sa harpe sans que personne autour de lui ne fasse attention à lui. Elle se planta face à lui et toussota pour attirer son attention. Il leva la tête vers elle, sans cesser de caresser son instrument, et lui sourit, sans rien dire. Un peu mal à l’aise, elle demanda :
- On s’est déjà vus quelque part, non ?
- En effet, jeune dame, répondit-il. Je me souviens parfaitement de vous.
Il avait une voix douce et chantante, nimbée d’un nuage d’accent indéfinissable, mais pas désagréable, et un sourire charmant, et Pervenche se dit qu’elle l’aimait bien. Sans plus faire de manières, elle s’assit à côté de lui et demanda :
- C’est bizarre qu’on se retrouve ici, non ?
- Vous savez, les aléas du destin… remarqua-t-il évasivement.
- T’étais à Janéa, non ? Comment t’as fait pour remonter encore plus vite que nous ?
- J’ai… des moyens de me déplacer rapidement, disons. J’ai pensé que monter vers le Nord serait une idée plutôt intéressante…
- Ouais, comme nous, quoi.
- Êtes-vous également portée par la curiosité ? demanda-t-il.
- Plutôt par le destin.
- Et le destin nous a tous deux menés ici pour que nous nous rencontrions à nouveau…
Il ponctua sa phrase nébuleuse de quelques notes de harpe éparses. Pervenche attendit un instant qu’elles s’envolent, puis demanda :
- Est-ce que tu sais pourquoi il y a autant de monde, et pourquoi ils ont l’air aussi tendus ?
- Oui.
Long silence maladroit, que Pervenche finit par rompre :
- Et… tu vas m’en parler ?
Le barde sursauta, comme sorti de force de sa rêverie, et répondit :
- Bien sûr, si vous voulez.
- … Alors ?
- D’après le peu que j’ai entendu, il y aurait des troubles à l’Ouest. De grands troubles…
- Quel genre de troubles ? insista Pervenche pour l’empêcher de partir dans une digression.
- Des troubles… flous.
- Flous ?
Elle commençait tout doucement à se demander s’il ne se payait pas sa tête. Mais le barde sourit, et répéta :
- Oui, flous. Dans le sens où on ne m’a pas dit grand-chose. Les gens restent vagues, ils n’ont pas envie de parler du malheur… Et je les comprends, après tout…
- Et qu’est-ce qu’on t’a dit, alors ? Des choses… plus nettes ?
- Oh, des rumeurs, vous savez ce que c’est… des mots en l’air, enflés et déformés par le vent…
Avec une patience qu’elle-même ne se connaissait pas, Pervenche relança :
- Et qu’est-ce qu’elles disent, ces rumeurs ?
- Elles disent que le Roi-sorcier Dogmaël est devenu fou, depuis la mort de sa femme, et qu’il tente de la ramener du pays des morts, et de l’arracher au royaume des ombres.
- Qu’est-ce que ça a à voir avec les gens ici ? demanda Pervenche, étonnée. J’veux dire… c’est inquiétant qu’il tente de faire de la nécromancie, mais c’est ça qui a poussé tous ces gens à venir ici ? La peur de leur roi ?
Le barde eut un rire léger, aussi léger que les notes de sa harpe.
- Vous êtes bien impulsive, jeune fille. Laissez-moi donc essayer de vous expliquer. Moi-même, j’ai un peu de mal à mettre les choses en ordre, et il ne peut s’agir de toute façon que de vagues théories, des idées éparses…
- Eh bien, répondit Pervenche, dis-moi toujours tes idées éparses, on verra bien si on peut en faire quelque chose.
- D’après ce que j’ai entendu… mais encore, ça n’est qu’une rumeur… il y a eu beaucoup de souffrances dans la vie du Roi-Sorcier. Des souffrances que nous ne connaissons pas. De ce que je sais, il y a eu, comme je vous l’ai dit, la perte de sa femme bien-aimée.
- De sa femme ? Il y a longtemps ? Elle était comment ?
Le barde leva une main, comme pour stopper le flot de questions.
- Laissez-moi le temps d’y répondre, enfin, dit-il avec un sourire. Il installa sa harpe sur ses genoux, et entreprit de raconter, accompagné par sa musique :
- Oui, le Roi-sorcier, malgré qu’on le représente comme un monstre sans cœur, un dirigeant fier et altier, un homme dont le cœur a été taillé dans la même roche dure et noire que les murs de son palais, avait dans sa vie une personne qui lui était chère. Elle comptait plus que tout pour lui, et c’est à elle qu’il avait donné ce cœur de pierre, qui pouvait aimer. Elle était toute sa vie, la lumière qui l’éclairait, le guidait, celle qui lui permettait, sans cesse, de devenir un homme meilleur. Il aurait pu le devenir pour son peuple, mais c’était pour cette femme qui était tout pour lui. Il aurait mis des pays à feu et à sang si elle le lui avait demandé. Ils eurent une famille, de beaux enfants, des princes et princesses, et ils étaient heureux.
Il jeta un coup d’œil à Pervenche, qui le regardait avec de grands yeux d’enfant émerveillée par les contes. Devant l’interruption, elle demanda :
- Et alors ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
- Ce qui s’est passé, jeune fille ? reprit le barde. Ce qui se passe dans tous les contes tragiques, et cette histoire à tirer les larmes qu’on appelle la vie. L’âme-sœur du Roi-Sorcier tomba malade, et malgré tous les efforts de son époux, elle fut emportée. La douleur du Roi-Sorcier fut sans nom. Il hurla le nom de son épouse des nuits entières, jusqu’à ce que même cette très faible consolation lui soit prise. Il lui construisit un mausolée immense, à même la montagne, au-dessus de son palais, et jura de lui rendre visite tous les jours. Et il tint promesse, avec une application remarquable. Tous les jours, il allait lui parler. Et on dit… que ces visites durant lesquelles il considérait sa femme comme étant vivante, finirent par lui troubler l’esprit. On dit qu’il commençait à considérer que peut-être, elle n’était pas morte, et elle l’entourait toujours de sa présence, de sa protection, qu'elle ne l’abandonnait plus. Vous l’aurez deviné, jeune fille, on dit que les supplications sans trêve de son époux auraient ramené le fantôme de la reine morte.
- Et alors ?
- Et alors… il n’est jamais bon que les mondes des vivants et des morts se mélangent. Nul ne sait s’il s’agissait d’une réalité, ou juste d’une invention d’esprits chagrins ou jaloux, à vrai dire. Personne n’a jamais vu le fantôme. Mais on raconte qu’après quelque temps, le Roi-Sorcier commença à agir… étrangement. Il voulait à tout prix doter l’âme de son épouse disparue d’un corps, pour pouvoir la ramener près de lui. Il mit donc tous ses pouvoirs, non plus aux services de la guérison de son aimée, ou au bien de son peuple, mais à de sombres desseins. Ce qu’il fit exactement, personne ne le sait, pas même ses enfants. On raconte qu’au lieu du corps destiné à être habitué par l’âme de son épouse, il aurait fabriqué d’horribles créatures, des monstres sans nom, qu’il aurait caché dans son palais. Qu’il aurait finalement ouvert les portes du royaume des morts, et libéré des forces qu’il n’aurait pas été capable de maîtriser. Et qu’à travers l’ouverture de ces portes, il aurait vu des choses qui auraient emporté les dernières bribes de son esprit embrumé. Enfin… les raisons sont obscures, mais tout le monde est d’accord sur le fait que le Roi-Sorcier a perdu l’esprit.
- C’est bien joli, qu’il ait perdu la tête, mais qu’est-ce que ça vient faire par rapport à la guerre ?
- J’y viens. Vous aurez donc compris que lentement, le Roi-Sorcier avait sombré dans les ténèbres. La vie dans l’Ouest devenait difficile, on parla même de famine, et les choses auraient pu très mal tourner. Pourtant, malgré sa folie, le Roi-Sorcier restait attaché à son pays, son peuple, et n’oubliait pas que c’était à lui de leur assurer une existence convenable. Et dans son esprit obscurci, la seule solution qui existait pour remédier à cela, et venir en aide à son peuple, c’était de leur donner de nouvelles terres, et de faire siennes les terres de ses voisins.
- Si j’ai bien compris ce que tu es en train de raconter, l’interrompit Pervenche, Dogmaël a envahi une partie de l’Est. C’est ça ?
- Je n’ai pas dit qu’il l’avait fait. J’ai dit qu’on dit qu’il le ferait. Il semblerait qu’il n’ait pas encore décidé de mener une attaque et de faire tomber plusieurs régions sous son joug, mais qu’il était dans ses projets de le faire. Pour l’instant, je n’ai encore eu vent d’aucune invasion, aucune menace. Cependant, étant donné les difficultés croissantes qu’ils rencontrent dans leur vie, nombre d’habitants du pays de l’Ouest sont venus tenter de trouver une existence un peu plus facile dans des pays où la vie serait… plus agréable. On dit aussi qu’ils sont venus à l’Est afin de fuir la folie de leur dirigeant, qui risquerait, tôt ou tard, de les conduire à leur perte, que ce soit par la guerre ou par des créatures venues des profondeurs.
- En bref… Tu penses qu’il y a des risques qu’il y ait la guerre ?
- Hélas… soupira le barde. C’est une éventualité de plus en plus probable. J’aimerais vous dire que ce ne sont que des contes, des histoires pour les enfants, mais force m’est d’admettre que ce conte risque fort de devenir réalité. Je ne sais pas exactement si le Roi-Sorcier a perdu la tête à tenter de ramener sa femme du pays des morts, ou s’il a vraiment ramené des monstres des entrailles des montagnes. Cependant, la fuite de ses sujets n’est pas un fragment de conte tiré de mon imagination. Vous le voyez bien autour de vous. Je ne sais pas ce qu’ils fuient, si c’est la guerre ou la folie, mais ils fuient quelque chose. Et s’il y a bien une chose que cela m’évoque, c’est que les temps prochains vont être durs pour nous tous…
Sa voix s’éteignit doucement. Pervenche prit un moment pour réfléchir à ce qu’elle venait d’apprendre. En mettant de côté bien sûr les divagations poétiques du barde, les nouvelles n’étaient pas particulièrement brillantes, et même peut-être inquiétantes. Il allait falloir qu’ils en discutent, et qu’ils choisissent un camp. Mais si vraiment le roi de l’Ouest avait perdu les pédales au point de faire fuir une partie de ses habitants, il ne ferait pas bon aller y faire un tour… Dans ce cas, peut-être qu’il vaudrait mieux faire un tour dans l’Est… Poussée par la curiosité, elle poussa légèrement le barde, qui était reparti dans son petit monde, et lui demanda :
- Et toi, drôle de barde, qu’est-ce que tu vas faire ?
- Suis-je vraiment si drôle ? fut la réponse.
- Non, mais t’es pas vraiment le modèle de barde courant qu’on rencontre dans toutes les auberges, tu devras l’avouer.
- Peut-être…
- Alors, redemanda-t-elle, qu’est-ce que tu comptes faire ?
- Continuer mon errance, comme vous, je suppose… Tenter de voir où le destin me mène, tenter d’éviter la guerre, tenter de survivre…
- T’es bien pessimiste.
- Pessimiste ? répéta-t-il avec un léger rire et quelques notes de harpe. Je ne suis jamais pessimiste. Juste… réaliste. Je ne suis qu’un aimable barde qui fait de son mieux pour survivre dans un monde contre lequel je n’ai pas particulièrement de moyens de me défendre…
Sans savoir ce qui la poussait à proposer ça (ou plutôt si, une étrange affection pour ce barde qui n’avait l’air là que la moitié du temps), elle demanda :
- Tu veux venir avec nous ? Ca sera plus sûr pour toi.
Le barde se contenta de secouer la tête :
- Je vous remercie grandement pour votre offre, mais je préfère continuer tout seul. Vous êtes déjà assez nombreux… Ou presque. Il est vrai qu’une personne de plus ne ferait pas tant de différence, même si sept est un nombre honorable… Mais ce n’est pas à moi de venir prendre place dans votre groupe. J’en serais flatté, bien sûr, mais ce n’est pas mon rôle. Je me contente d’aller où le hasard me mène, alors que vous êtes menés par le destin.
- Le hasard, le destin, c’est un peu pareil, remarqua Pervenche. C’est le même Dieu, et Spade a bien tendance à nous balader depuis le début. Alors pourquoi ne pas venir avec nous ?
- Vous comprendrez. Et puis… vous voyagez avec des gens dangereux. Sympathiques, pour la plupart, mais dangereux. Entre votre assassin, votre mage… et votre maître d’armes dont j’ai plus d’une fois chanté les aventures… je ne me sentirais pas vraiment à l’aise. Je continuerai donc ma route tout seul.
- Bon bah… si tu changes d’avis, tu sauras toujours où nous trouver, non ?
- Oh, je pense que nos routes se recroiseront bientôt…
Pervenche se leva, hésita un instant, et se tourna à nouveau vers le barde.
- Au fait, je sais même pas comment tu t’appelles. Je vais pas t’appeler « le barde bizarre », non ?
- Je me nomme Eilian, répondit-il. Eilian, le barde itinérant.
- Eh bien, Eilian le barde itinérant, à la prochaine, alors. Je suppose qu’on se reverra bientôt.
- A bientôt, Pervenche.
Il lui fallut une seconde pour réaliser, et elle voulut lui demander comment il avait bien pu apprendre son nom. Mais il était déjà reparti dans son monde, et elle se dit que ce n’était pas vraiment la peine de le redéranger pour une question qui ne lui vaudrait probablement qu’un haussement d’épaules. Elle reprit donc le chemin de sa table, et arriva en plein milieu d’une discussion enfiévrée entre Meven et Killian sur lequel des deux avait eu le plus de victimes d’une part (Gillan faisant l’arbitrage), et entre Ewan, Sigrid et Hélios, le mage tentant de les convaincre du bien-fondé d’une théorie magique complètement obscure dont la mercenaire ne comprit rien du peu qu’elle entendit. Elle se rassit à sa place, attrapa un gobelet au hasard qu’elle vida d’un coup, et attendit que la conversation sur la magie s’arrête, et que celle de Killian et Meven dégénère en un échange de moqueries, pour annoncer :
- J’ai des informations sur la situation, c’est assez intéressant. Du moins, si on enlève les divagations, j’ai dû demander à un barde. Mais vous allez voir, c’est plutôt intéressant…
Décision fut prise de continuer vers l’Est, puisqu’apparemment, tout poussait à croire que la situation s’était nettement dégradée dans l’Ouest. Meven réussit à recueillir quelques informations supplémentaires qui confirmèrent les dires d’Eilian, du moins les côtés les moins poétiques : il y avait en effet des rumeurs de guerre de plus en plus prononcées, Dogmaël n’avait plus vraiment de sens commun, et il valait mieux fuir avant de se retrouver pris dans les conflits. Ce qui n’était pas un mauvais conseil, et ils s’empressèrent de l’appliquer, avec pour objectif Altea, la capitale de l’Est. Ils en auraient pour plusieurs jours, encore une fois, peut-être même plusieurs semaines, mais c’était la meilleure idée tout de même. Une fois à la capitale, ils aviseraient de ce qu’il valait mieux faire : prendre part à la guerre, avec tous les risques que ça incluait, ou disparaître dans la nature en attendant que les choses se calment ? La question restait en suspens, mais pour le moment, il valait mieux qu’ils en sachent plus. Et qu’ils attendent d’être sûrs, parce que comme Sigrid le soulignait, on n’était même pas sûr qu’il y aurait vraiment une guerre. L’Est était juste le choix le plus logique… et le plus sûr, certes. De toute façon, c’était ça, ou aller gambader dans les montagnes, et personne n’était vraiment partant pour une randonnée. Ils prirent donc la direction d’Altea au matin. Pervenche voulut dire au revoir à Eilian, mais le barde avait disparu sans laisser de traces. Etrange, mais ça ne l’inquiétait pas trop. Tôt ou tard, ils retrouveraient le barde. Spade y veillerait…