Chapitre 19
Le chemin vers Altea fut semé d’embûches, bien plus que
toutes celles qu’ils avaient rencontrées jusqu’à présent. Le nombre important
de voyageurs qui fuyaient l’Ouest pour s’enfoncer dans les terres de l’Est et y
demander asile ne rendait pas la circulation particulièrement difficile, même
si autant de gens sur les routes les rendait par moments nerveux. De plus, leur
nombre croissant, et leur détresse, attirait des brigands et des voleurs de
toute facture, qui n’étaient pas hommes à cracher sur des proies faciles. La
première fois qu’ils en avaient croisé, Meven s’était fait un plaisir de les
châtier, et avait annoncé que ce genre d’actes le dégoûtait, et que lui, il
avait des principes. Sous les ricanements moqueurs d’Hélios et Gillan, il avait
clamé que lui, au moins, n’ajoutait pas au fardeau de personnes accablées par
le malheur, et se contentait de détrousser ceux qui n’en seraient pas trop
affectés. De là à s’en prendre à des réfugiés, tout de même, pour qui le
prenait-on ? Ils restèrent donc prudents, surveillant ceux que le destin
avait jetés sur les routes en même temps qu’eux. Avec tant d’inconnus, il était
difficile de savoir qui était un ami, et qui risquait de se jeter sur eux pour
les égorger dès qu’ils seraient dans un endroit inconnu. Il fallait faire
preuve de prudence. Il n’était plus question de traîner dans la nature, ni de
dormir à la belle étoile. Maintenant, ils s’arrêtaient toujours dans des
villages, même s’il fallait pour ça raccourcir l’étape de la journée. Ce
n’était plus sûr.
A part ça, les choses continuaient comme d’habitude, avec Lucillien jeté dans le tas. Le moine s’adaptait assez bien, et contrairement à ce que pensaient principalement Meven, Killian et Gillan, il ne se montrait absolument pas perturbé par le fait de devoir voyager à pied et de trouver, de manière générale, beaucoup moins de confort que ce à quoi il devait être habitué dans son monastère. Pas une seule fois, il n’avait fait la moindre remarque, et se contentait de bavarder avec Ewan et Sigrid, de magie comme de sujets beaucoup moins sérieux. Meven le taquinait gentiment, il répondait avec le sourire. Il n’y avait guère que Killian qui se montrait encore et toujours pénible, mais à le croire, ou du moins à le voir, on pouvait penser que la vision de Lucillien l’offensait d’une quelconque manière. Les deux premiers jours, il ne lui avait pas adressé la parole, il ne l’avait même pas regardé. Gillan avait mis ça sur le compte d’un mouvement d’humeur comme il était coutumier, mais Pervenche avait eu un mauvais pressentiment, et elle avait pris soin de ne jamais les laisser ensemble, à tel point que le maître d’armes qui avait demandé si elle venait pleurnicher pour obtenir son pardon. Elle avait répondu par un chapelet d’obscénités qui avait fait sourire le moine, et elle lui avait conseillé de se mêler de ses affaires au lieu de déranger les autres. Des insultes furent échangées, et Gillan dut encore une fois intervenir pour les séparer avant que Killian ne décide d’éparpiller les entrailles de la mercenaire sur quelques mètres. Et contrairement à ce qu’ils en pensaient tous, l’affaire ne s’arrêta pas là. Alors que tout le monde se disait que le maître d’armes allait ignorer le moine, et vice-versa, et qu’ils en seraient quittes pour un peu de battage froid dans le groupe (ce qui ne les changerait pas vraiment), Killian entreprit d’expliquer clairement à Lucillien ce qui, d’après lui, le rendait indigne d’être un homme. Il attendit qu’ils soient installés à l’auberge, bien tranquilles, et que Sigrid et Ewan soient occupés, l’une à se faire offrir des verres par d’autres clients de passage, et l’autre à se faire traîner dans l’aventure, que Pervenche, Meven et Hélios soient fort occupés à absorber la plus grande quantité d’alcool possible (avec les résultats qu’on pourrait en attendre), et que Gillan se faisait un plaisir de détrousser une bande de brutes qui n’avaient pas l’air des plus futés, pour mener l’attaque sur un moine qui ne se doutait de rien. Il vint se planter à côté de lui, bras croisés, lui jetant un regard lourd et l’obligeant à se dévisser la tête pour le regarder dans les yeux. Lucillien lui sourit gentiment, et demanda d’un ton poli :
- Que puis-je pour vous, maître d’armes ?
- Trop merveilleux pour m’appeler par mon nom ? coupa celui-ci.
- Veuillez me pardonner, je… tentais simplement d’être poli. Que puis-je faire pour vous ?
- Tu es une insulte à tous les hommes de cette salle. Il fallait bien que quelqu’un te le dise.
Contrairement à ce qu’il pensait, le sourire ne disparut pas, il ne vacilla même pas. Lucillien croisa les mains sur la table et demanda, toujours aussi aimablement :
- Puis-je savoir en quoi je suis une… disgrâce ?
- Te fous pas de moi, répondit Killian d’un ton au moins aussi coupant que son sabre. Tu le sais certainement. Je ne dois pas être le premier à te le dire.
- Ma foi… si, vous l’êtes. Pourriez-vous m’éclairer ?
- Tu te fous de moi ?
Le regard qu’il lui lança aurait pu faire fondre de l’acier. Lucillien se contenta d’un regard franc et honnête, comme si sa question était parfaitement sérieuse. Killian s’assit donc, croisa à nouveau les bras, et lança :
- Déjà, tu portes une robe. Et tu es incapable de te battre pour défendre ta vie, tu es obligé de demander à une femme de te protéger.
- Quel mal y a-t-il à cela ? Après tout, vous formez bien une femme au combat, c’est donc qu’elle ne doit pas être si pitoyable au combat… Il n’y a donc peut-être pas de mal à se faire protéger par une femme, si elle est forte, n’est-ce pas ? Ca doit bien exister…
- Tu es un homme. Tu es censé te défendre toi-même.
- Mais… répondit Lucillien d’un ton presque rêveur, qui vous dit que je ne suis pas capable de me défendre ?
Killian eut un rire sec et froid.
- Toi ? Capable de te défendre ? Et comment, en battant des cils ? Je pourrais t’écraser d’un revers de main, et sans même y faire attention !
- Mais pourquoi feriez-vous ça ?
La question prit le maître d’armes au dépourvu. Pendant au moins une longue seconde. Puis il éclata d’un rire effrayant qui fit courir un frisson glacé dans le cou de Lucillien. Il n’en montra rien, et se contenta de lui offrir son sourire type de moine, le sourire « je vous écoute, mon enfant, n’ayez crainte ». Cela marcha aussi bien qu’on puisse penser, et Killian répondit :
- Tu veux rire ? Tu es… une insulte aux autres hommes. Tu ne devrais même pas être considéré comme l’un d’entre nous. Tu es faible. Fragile. Ridicule. Même pour une femme, tu es ridiculement inutile, et facile à tuer. Je pourrais te casser le cou, et personne ici ne remarquerait même rien.
- Bien sûr, je ne mets pas cela en doute. Mais… encore une fois, pourquoi feriez-vous ça ?
- La question est plutôt : pourquoi ne le ferais-je pas ?
Cette fois-ci, Lucillien frissonna vraiment. Le sérieux dans la voix du maître d’armes commençait à lui faire peur, et il allait finir par vraiment craindre pour sa vie. Et même s’il n’avait pas envie de lui montrer que ses menaces l’atteignaient, il devenait dur de faire bonne figure. Pourtant, il ne flancha pas. Il avait déjà vu pire que lui, et ce n’était pas un maître d’armes, même fou, qui allait réussir à lui faire peur ! Il attendit donc de voir ce que Killian allait répondre. Ce qu’il finit par faire :
- Tu es… inutile. On n’a pas besoin de toi dans le groupe, tu l’as bien vu. Un bon conseil, tu ferais bien de remonter tes jupons, et de courir pleurer et aller te cacher chez d’autres personnes aussi inutiles que toi. Ça nous évitera de devoir perdre du temps à te surveiller, et à vérifier que ta précieuse petite personne ne soit pas abîmée par un grand méchant parce que tu n’étais pas capable de faire attention à toi. Le monde n’est pas fait pour les petites créatures comme toi. Tu devrais retourner d’où tu viens.
- C’est bien le souci… Killian, répondit Lucillien. Je ne peux pas.
- Ne m’appelle pas par mon prénom. Et puis, ça m’est égal. Disparais, c’est tout.
- Je ne disparaîtrai pas. Pourquoi ne puis-je pas vous appeler ainsi ? Vous aviez dit…
- Tu m’appelleras « maître Killian », comme tout le monde, coupa-t-il.
- Mais… vous n’êtes pas mon maître.
- Joue pas à l’idiote ! Je sais que tu as un minimum d’intelligence, alors ne te fais pas passer pour une petite crétine !
Lucillien refusa de broncher devant l’éclat de voix, et répondit plutôt :
- Pourquoi persistez-vous à me prendre pour une femme ?
- Parce que tu n’es pas digne d’être un homme, je te l’ai dit. Je m’adresserai donc à toi comme à l’une de ces greluches ne sachant pas combattre. Sois heureuse que je ne décide pas de me débarrasser de toi ici et maintenant.
- J’ai… du mal à suivre votre logique. Je ne vous approche même pas, et je ne vous parle pas, et vous souhaitez vous débarrasser de moi ?
- Parce que tu es indigne d’être un homme, indigne même d’être avec nous. Même la petite garce est plus utile et plus débrouillarde que toi, c’est dire. On doit te protéger et veiller sur toi, et ça me rend dingue. Ceux qui ne sont pas capables de se battre tout seuls ne devraient pas être autorisés à voyager. Ils devraient rester cloîtrés, et nous foutre la paix !
- C’est embêtant, remarqua Lucillien, ça vous priverait d’une certaine partie de votre travail…
- Ne me réponds pas !
- Et puis-je savoir, dans ce cas, ce que la délicate jeune fille que je suis peut faire pour… paraître moins féminine ? Et moins déranger le glorieux maître d’armes ?
- Ne te moque pas de moi ! gronda le maître d’armes. Déjà, tu pourrais t’habiller comme un homme au lieu de porter ces robes idiotes.
- Ce ne sont pas des robes idiotes, se défendit-il. C’est le vêtement traditionnel des moines, quelque soit leur ordre, s’ils appartiennent à un ordre pacifique. Justement pour nous différencier des guerriers, et des moines combattants.
- Ce sont les femmes qui portent des robes, avec de jolis collants. Pas les hommes.
- Mais je porte des pantalons, en dessous !
L’éclat de voix attira l’attention des gens autour, qui se tournèrent vers eux, et Lucillien ne put s’empêcher de rougir. Killian lui-même eut l’air surpris. Le moine reprit, plus bas :
- Porter des robes ne m’empêche pas d’être un homme, pas plus que l’inhabilité que j’ai à me défendre… ou plutôt celle que vous m’imaginez, étant donné que vous n’en avez absolument aucune idée. Pour votre information, je suis capable de me défendre. C’est juste que je n’aime pas l’idée de faire du mal à quelqu’un, fut-il un agresseur.
- Tu es idiot, coupa Killian.
- Plutôt prudent. Il est vrai que je n’ai pas, comme vous, affaire à des hordes d’agresseurs qui souhaitent me passer par les armes pour le seul prestige de l’avoir fait.
- Et quoi ? Viens pas me dire que je vaux moins que toi parce que je recherche le combat !
- Pour être honnête… ça m’est égal. Ce que vous faites ne me regarde pas, du moins tant que vous ne m’agressez pas, ou l’un de mes amis. Je tentais simplement de souligner à quel point nous sommes différents, vous et moi, et qu’il peut vous être difficile de comprendre la manière dont je vis.
- En bref, tu me prends pour un idiot.
- Je ne me permettrai pas.
- Et tu insistes ?
- Ecoutez, maître Killian, dit-il en croisant les mains sur la table. Je n’ai aucune animosité envers vous, rien du tout. D’ailleurs, je n’en ai envers personne, si je peux l’éviter. J’avoue ne pas comprendre pourquoi vous tenez tant à chercher le conflit envers moi. Alors appelez-moi Lucillia, traitez-moi de petite fille, ou comme une femme, si ça vous amuse. Il m’en faudra plus que ça pour me mettre en colère. Ou pour commencer à douter de ma virilité. Continuez donc, si ça vous amuse. Mais je n’ai pas envie de vous faire du mal.
Nouvel éclat de rire, encore plus féroce que le précédent. Lucillien jeta un coup d’œil autour de lui pour repérer une voie de fuite, au cas où la situation deviendrait trop difficile. Heureusement qu’il ne s’était pas installé contre un mur, ou il aurait vraiment craint de ne pas réussir à échapper au maître d’armes quand celui-ci déciderait de lui arracher la gorge ou tout autre fantaisie barbare et violente. Heureusement, encore une fois, il finit par se calmer. Essuyant les larmes que son hilarité avait fait poindre au coin de ses yeux, il lança :
- Toi ? Me faire du mal ?
- Je vous l’ai dit, répondit Lucillien, je ne suis pas aussi inoffensif que j’en ai l’air… Mais je n’oblige personne à me croire, ou à me craindre. Je me contente… de vous prévenir, c’est tout. Maintenant, bien que je trouve votre compagnie… plutôt agréable, et que cela a l’air de vous étonner, j’ai à faire. Au plaisir de deviser encore avec vous…
Le moine s’empressa de quitter la table avant que la situation ne dégénère franchement. Heureusement, il s’en était sorti sain et sauf, et il avait même réussi à ne pas (complètement) montrer à Killian à quel point il était terrifié. Quant à savoir comment il allait pouvoir s’en sortir de lui avoir tenu tête, il n’en avait encore aucune idée. Tout ce qu’il espérait, c’était que ça n’aurait pas trop de répercussions. Surtout sur son état physique. Derrière lui, il entendit Killian grogner une insulte, mais il n’y fit pas attention. Il valait mieux ne pas faire attention à lui.
Cependant, la confrontation avait eu un certain effet sur le caractère du moine, qui se montra moins joyeux et enthousiaste qu’à son habitude. Ewan le premier s’en rendit compte, quand Lucillien parla encore moins que lui lors de leur conversation sur l’interprétation de certains caractères dans son livre de magie. Il n’osa pas aborder le sujet, il estima qu’il ne le connaissait pas encore pour se permettre une question aussi personnelle, de but en blanc. (En Ewan, il aurait à peu près fallu qu’ils soient mariés, ou presque, pour qu’il s’autorise une telle privauté.) Mais rien ne l’empêchait d’en toucher deux mots à Sigrid, la seule personne à qui il faisait assez confiance pour parler de ce genre de choses. Sigrid, elle, n’avait pas ce genre de préjugés, et fit tomber un bras amical sur les épaules du moine alors qu’il marchait à côté d’elle, manquant l’envoyer dans le décor. Elle lui demanda d’un ton qu’elle espérait gentil et attentionné :
- Alors, il paraît que le maître d’armes crétin t’a fait des misères ?
Lucillien s’étrangla, rougit, pâlit, et rougit de nouveau. Il fit de son mieux pour se débarrasser de la prêtresse qui avait pris son cou dans une clé de bras tout ce qu’il y avait de plus efficace, mais elle était beaucoup plus forte que ce qu’il pensait, et il eut le plus grand mal à se libérer. Derrière eux, il entendit des ricanements, et Meven remarqua quil existait des manières plus délicates et plus féminines de faire sa cour à un jeune homme. Sigrid répondit par un geste obscène particulièrement délicat et féminin, et retourna à ses préoccupations, c’est-à-dire l’état d’esprit de Lucillien. Elle finit par le lâcher quand elle se rendit compte qu’elle était quasiment en train de l’étrangler, et redemanda :
- Alors, c’est quoi, le problème, avec l’autre idiot ?
- Vous… l’appelez vraiment ainsi ? demanda-t-il au lieu de répondre, surpris.
- Pas en face, la plupart du temps, mais ça m’arrive.
- Vous… vous n’avez pas peur de lui ?
- Non, répondit-elle d’un ton guilleret. C’est un crétin avec une si grande gueule qu’il risquerait de perdre le peu de cervelle qu’il a chaque fois qu’il l’ouvre. En plus, il a peur de moi, parce que j’ai assez de pouvoirs pour l’immobiliser sans devoir le combattre, et s’il m’énerve, je vais lui couper ses beaux cheveux pour qu’il ait une coupe aussi horrible que celle de Pervenche.
- Et… pourquoi serait-il aussi angoissé à l’idée de se faire couper les cheveux ?
- Oh, expliqua-t-elle évasivement, une histoire d’honneur, de symbole de la force au combat, ce genre de choses. Des traditions. S’il t’énerve, mets le feu à ses cheveux ou quelque chose comme ça, il te laissera tranquille.
- Je… préférerais éviter les conflits, mais après tout… C’est peut-être une idée…
Il lui adressa un sourire qui se voulait assuré, mais qui était plutôt tremblant, et détourna la conversation sur des sujets plus inoffensifs tels que le temps qu’il allait faire, et s’ils allaient atteindre bientôt le prochain village. Quand elle lui redemanda, il l’assura que ça allait bien, vraiment, qu’il ne fallait pas s’en faire, et eut l’air de se perdre dans ses pensées, laissant la prêtresse réfléchir. Bon, il fallait faire autrement. Elle s’approcha donc de Pervenche, qui était très occupée à convaincre Hélios que s’il était galant homme, il la porterait, et lui dit, l’air de rien :
- Il a l’air bizarre, ton copain moine, tu trouves pas ?
Elle abandonna immédiatement ses tentatives pour se tourner vers elle et demander :
- Bizarre comment ? Bizarre genre étrange ? Bizarre genre il te fait peur et il va te manger dans ton sommeil ?
- Nan. Plutôt bizarre genre il a l’air déprimé.
- Ah. C’est pas normal, ça. Tu as une idée de pourquoi ?
- Une intuition, disons. Je pense que notre ami à longs cheveux n’y est pas étranger…
Pervenche abandonna Hélios aux mains avides de Meven, lui arrachant un grognement agacé, et se porta aux côtés de son ami, qui lui adressa son habituel sourire de « tout va bien, n’est-ce pas, le temps est au beau fixe ». Sauf qu’après quelques années de Lucillien, elle commençait à avoir l’habitude et à savoir voir au travers. Elle demanda donc :
- Qu’est-ce qui t’arrive pour que t’aies l’air aussi sombre ? Pour un serviteur de la Lumière, c’est un peu bizarre, non ?
- Mais enfin, ma chère, répondit-il avec un sourire, ignores-tu qu’il n’y a pas de lumière sans ombre et vice-versa ?
Pervenche plaqua théâtralement ses mains sur ses oreilles.
- Stoppe le cours de théologie, pitié. Tu sais que les leçons, c’est vraiment pas mon truc.
- Alors, demanda-t-il, que puis-je pour toi ?
- Qu’est-ce qui t’arrive ? Sigrid a dit que t’avais l’air déprimé.
- Non, non, ça va, ça va très bien…
- Mon œil. J’te connais, Lucillien, et si tu peux avoir les autres, tu peux pas m’avoir, moi. C’est à cause de Killian ? Ou… ?
- Ou.
- Ou quoi ?
- Ou tout ça. Je ne sais pas. Toute la situation, je suppose, répondit-il avec un geste vague englobant toute la nature (et le reste du groupe) autour d’eux.
- Tu veux en parler ?
- Bien sûr, que je veux en parler, soupira le moine. Ca fait trop bizarre, de ne pas avoir Raphaël avec moi. Je n’ai pas l’habitude. Ca fait… vide.
- Il te manque, hein.
- Bien sûr, qu’il me manque. Je n’ai pas l’habitude de passer du temps comme ça… je ne peux pas dire tout seul, bien sûr, puisque je suis dans votre groupe, mais…
- Mais c’est pas pareil. Vous avez l’habitude de faire des choses tous les deux, ensemble, pas d’être chacun de votre côté.
- Et puis, j’ai peur que… qu’il… lui arrive quelque chose.
La voix de Lucillien se brisa, et il cligna furieusement des yeux pour ravaler les larmes qui menaçaient de déborder. Pervenche tenta une main réconfortante posée sur son épaule.
- Il ne lui arrivera rien. Dogmaël aura certainement besoin d’otages, il gardera la famille en vie, ça pourra lui servir. Ils ne sont pas en sécurité, mais c’est tout comme. Ne t’en fais pas… pas trop.
- J’espère que tu as raison… soupira-t-il.
- Et qu’est-ce qui s’est passé avec Killian ?
Lucillien eut un pâle sourire.
- Oh… pas grand-chose. Il a juste trouvé bon de m’informer que j’étais une insulte à la Virilité Naturelle, que je n’étais pas digne qu’on m’appelle un homme, et que porter des robes, c’était uniquement pour les femmes.
- Ah, le sale petit…
Il la coupa avant qu’elle ait pu formuler sa pensée jusqu’au bout, et agita un doigt moqueur.
- Surveillez votre langage en présence d’un prêtre, ma fille.
Avec une grande maturité, elle lui tira la langue.
- T’es ni prêtre, ni mon père, et tu savais déjà que mon langage était pas très châtié.
- Je sais, mais tout de même…
- J’vais aller lui expliquer ma manière de penser, à cet idiot, ça va pas tarder.
Il posa la main sur le bras de la mercenaire pour la stopper.
- Je préférerais que tu n’en fasses rien.
- Si on le laisse dire ce qu’on veut comme ça, il va jamais te foutre la paix.
- Et alors ? Ce n’est pas si grave. Ce ne sont que des mots. Les mots d’un idiot à qui il vaut mieux ne pas faire attention. Ne lui donnons pas autant d’importance.
- Mais ça te travaille.
Il haussa les épaules.
- Un peu, mais je survivrai. Ne t’en fais pas. J’en ai croisés des plus idiots, ce n’est pas lui qui va me déprimer.
- Tu en es sûr ? Je sais que tu es pacifiste, mais quand même…
- J’en suis sûr. Si jamais je ressens vraiment l’envie de le châtier, je ferai appel à toi, c’est promis.
- Hésite pas. Tu peux aussi demander à Meven. Il a l’air d’un sauvage, comme ça, mais c’est quelqu’un de bien, et il hésitera pas à démonter l’autre crétin, s’il le faut.
Lucillien ne put s’empêcher de lever un sourcil étonné.
- Quelqu’un de bien, vraiment ?
- Il a l’air d’un gros pervers. C’est un gros pervers. Mais il est sympa, et loyal. Faut pas t’en faire. Si l’autre t’énerve, il te défendra. Tu peux lui faire confiance.
- Bien. Si jamais, j’en parlerai à Meven. Ca t’évitera de devoir te battre contre l’autre…
Ayant entendu son nom, l’assassin prit sur lui de se joindre à la conversation, en se laissant littéralement tomber sur eux, et entreprit de jouer avec les cheveux du moine en demandant ce qui lui valait d’avoir deux aussi jolies personnes qui vantaient ses mérites, et s’attira un coup de coude. Mais cette fois-ci, Lucillien souriait.
Enfin, après toutes ces péripéties, ils arrivèrent en vue d’Altea. Ils avaient traversé près de la moitié du continent, et ça avait quelque chose d’exaltant d’enfin voir leur butIls s’arrêtèrent un instant en haut de la colline qu’ils venaient de gravir pour admirer la vue. . Devant eux s’étendait une plaine à traverser, une belle étendue de champs, semée de quelques groupements de maisons et de petits bouquets d’armes, une vraie illustration de livre. Au loin, la mer s’étendait, à peine visible, et ils la voyaient étinceler jusqu’ici. Et entre les deux, posée au milieu de la plaine, il y avait la belle ville d’Altea. Son château était massif, tout en lignes droites et en grandes tours rondes coiffées de toits pointus en ardoises noires, en deux enceintes imbriquées qui entouraient un large donjon crénelé, lui-même encerclé par plusieurs bâtiments. Tout autour s’étendait la ville, et quelle ville ! Elle était plus grande que n’importe quelle ville du Sud, et même de loin, donnait une impression d’ordre et de discipline, grâce aux larges avenues qui la divisaient en quartiers de taille égale. Un peu comme une tarte coiffée d’un château, remarqua Sigrid. Même à l’intérieur des quartiers, les rues restaient régulières, tirées au cordeau, du moins c’était l’impression qu’elles donnaient vues de loin. Une étendue de jolis petits toits rouges, de murs clairs, en maisons à plusieurs étages, régulièrement espacés par des rues suffisamment larges pour permettre la circulation, et certainement pavées, mais c’était un peu loin pour en juger. Contrairement à beaucoup de villes un peu partout sur le continent, Altea n’avait pas grandi au-delà de ses murailles. Un architecte intelligent avait certainement prévu la croissance de la ville, et s’était dit qu’il valait mieux éviter de rendre les murailles inutiles. Et donc, de hauts murs taillés dans la même pierre que le château, avec à chaque angle des tours crénelées, entouraient la ville, ainsi que de profondes douves. Quatre portes coiffées de castelets et équipées de grilles, de pont-levis et de lourds battants de bois renforcés de métal, s’ouvraient en direction des quatre points cardinaux, sur de larges routes pavées, dont l’une d’elles serpentait non loin d’eux. Dans l’ensemble, Altea était une ville qui inspirait la tranquillité et la sécurité. Là, ils pourraient certainement trouver aide, repos et secours. Après un instant de pause, ils prirent donc le chemin de la capitale, dernière étape de leur voyage.
A part ça, les choses continuaient comme d’habitude, avec Lucillien jeté dans le tas. Le moine s’adaptait assez bien, et contrairement à ce que pensaient principalement Meven, Killian et Gillan, il ne se montrait absolument pas perturbé par le fait de devoir voyager à pied et de trouver, de manière générale, beaucoup moins de confort que ce à quoi il devait être habitué dans son monastère. Pas une seule fois, il n’avait fait la moindre remarque, et se contentait de bavarder avec Ewan et Sigrid, de magie comme de sujets beaucoup moins sérieux. Meven le taquinait gentiment, il répondait avec le sourire. Il n’y avait guère que Killian qui se montrait encore et toujours pénible, mais à le croire, ou du moins à le voir, on pouvait penser que la vision de Lucillien l’offensait d’une quelconque manière. Les deux premiers jours, il ne lui avait pas adressé la parole, il ne l’avait même pas regardé. Gillan avait mis ça sur le compte d’un mouvement d’humeur comme il était coutumier, mais Pervenche avait eu un mauvais pressentiment, et elle avait pris soin de ne jamais les laisser ensemble, à tel point que le maître d’armes qui avait demandé si elle venait pleurnicher pour obtenir son pardon. Elle avait répondu par un chapelet d’obscénités qui avait fait sourire le moine, et elle lui avait conseillé de se mêler de ses affaires au lieu de déranger les autres. Des insultes furent échangées, et Gillan dut encore une fois intervenir pour les séparer avant que Killian ne décide d’éparpiller les entrailles de la mercenaire sur quelques mètres. Et contrairement à ce qu’ils en pensaient tous, l’affaire ne s’arrêta pas là. Alors que tout le monde se disait que le maître d’armes allait ignorer le moine, et vice-versa, et qu’ils en seraient quittes pour un peu de battage froid dans le groupe (ce qui ne les changerait pas vraiment), Killian entreprit d’expliquer clairement à Lucillien ce qui, d’après lui, le rendait indigne d’être un homme. Il attendit qu’ils soient installés à l’auberge, bien tranquilles, et que Sigrid et Ewan soient occupés, l’une à se faire offrir des verres par d’autres clients de passage, et l’autre à se faire traîner dans l’aventure, que Pervenche, Meven et Hélios soient fort occupés à absorber la plus grande quantité d’alcool possible (avec les résultats qu’on pourrait en attendre), et que Gillan se faisait un plaisir de détrousser une bande de brutes qui n’avaient pas l’air des plus futés, pour mener l’attaque sur un moine qui ne se doutait de rien. Il vint se planter à côté de lui, bras croisés, lui jetant un regard lourd et l’obligeant à se dévisser la tête pour le regarder dans les yeux. Lucillien lui sourit gentiment, et demanda d’un ton poli :
- Que puis-je pour vous, maître d’armes ?
- Trop merveilleux pour m’appeler par mon nom ? coupa celui-ci.
- Veuillez me pardonner, je… tentais simplement d’être poli. Que puis-je faire pour vous ?
- Tu es une insulte à tous les hommes de cette salle. Il fallait bien que quelqu’un te le dise.
Contrairement à ce qu’il pensait, le sourire ne disparut pas, il ne vacilla même pas. Lucillien croisa les mains sur la table et demanda, toujours aussi aimablement :
- Puis-je savoir en quoi je suis une… disgrâce ?
- Te fous pas de moi, répondit Killian d’un ton au moins aussi coupant que son sabre. Tu le sais certainement. Je ne dois pas être le premier à te le dire.
- Ma foi… si, vous l’êtes. Pourriez-vous m’éclairer ?
- Tu te fous de moi ?
Le regard qu’il lui lança aurait pu faire fondre de l’acier. Lucillien se contenta d’un regard franc et honnête, comme si sa question était parfaitement sérieuse. Killian s’assit donc, croisa à nouveau les bras, et lança :
- Déjà, tu portes une robe. Et tu es incapable de te battre pour défendre ta vie, tu es obligé de demander à une femme de te protéger.
- Quel mal y a-t-il à cela ? Après tout, vous formez bien une femme au combat, c’est donc qu’elle ne doit pas être si pitoyable au combat… Il n’y a donc peut-être pas de mal à se faire protéger par une femme, si elle est forte, n’est-ce pas ? Ca doit bien exister…
- Tu es un homme. Tu es censé te défendre toi-même.
- Mais… répondit Lucillien d’un ton presque rêveur, qui vous dit que je ne suis pas capable de me défendre ?
Killian eut un rire sec et froid.
- Toi ? Capable de te défendre ? Et comment, en battant des cils ? Je pourrais t’écraser d’un revers de main, et sans même y faire attention !
- Mais pourquoi feriez-vous ça ?
La question prit le maître d’armes au dépourvu. Pendant au moins une longue seconde. Puis il éclata d’un rire effrayant qui fit courir un frisson glacé dans le cou de Lucillien. Il n’en montra rien, et se contenta de lui offrir son sourire type de moine, le sourire « je vous écoute, mon enfant, n’ayez crainte ». Cela marcha aussi bien qu’on puisse penser, et Killian répondit :
- Tu veux rire ? Tu es… une insulte aux autres hommes. Tu ne devrais même pas être considéré comme l’un d’entre nous. Tu es faible. Fragile. Ridicule. Même pour une femme, tu es ridiculement inutile, et facile à tuer. Je pourrais te casser le cou, et personne ici ne remarquerait même rien.
- Bien sûr, je ne mets pas cela en doute. Mais… encore une fois, pourquoi feriez-vous ça ?
- La question est plutôt : pourquoi ne le ferais-je pas ?
Cette fois-ci, Lucillien frissonna vraiment. Le sérieux dans la voix du maître d’armes commençait à lui faire peur, et il allait finir par vraiment craindre pour sa vie. Et même s’il n’avait pas envie de lui montrer que ses menaces l’atteignaient, il devenait dur de faire bonne figure. Pourtant, il ne flancha pas. Il avait déjà vu pire que lui, et ce n’était pas un maître d’armes, même fou, qui allait réussir à lui faire peur ! Il attendit donc de voir ce que Killian allait répondre. Ce qu’il finit par faire :
- Tu es… inutile. On n’a pas besoin de toi dans le groupe, tu l’as bien vu. Un bon conseil, tu ferais bien de remonter tes jupons, et de courir pleurer et aller te cacher chez d’autres personnes aussi inutiles que toi. Ça nous évitera de devoir perdre du temps à te surveiller, et à vérifier que ta précieuse petite personne ne soit pas abîmée par un grand méchant parce que tu n’étais pas capable de faire attention à toi. Le monde n’est pas fait pour les petites créatures comme toi. Tu devrais retourner d’où tu viens.
- C’est bien le souci… Killian, répondit Lucillien. Je ne peux pas.
- Ne m’appelle pas par mon prénom. Et puis, ça m’est égal. Disparais, c’est tout.
- Je ne disparaîtrai pas. Pourquoi ne puis-je pas vous appeler ainsi ? Vous aviez dit…
- Tu m’appelleras « maître Killian », comme tout le monde, coupa-t-il.
- Mais… vous n’êtes pas mon maître.
- Joue pas à l’idiote ! Je sais que tu as un minimum d’intelligence, alors ne te fais pas passer pour une petite crétine !
Lucillien refusa de broncher devant l’éclat de voix, et répondit plutôt :
- Pourquoi persistez-vous à me prendre pour une femme ?
- Parce que tu n’es pas digne d’être un homme, je te l’ai dit. Je m’adresserai donc à toi comme à l’une de ces greluches ne sachant pas combattre. Sois heureuse que je ne décide pas de me débarrasser de toi ici et maintenant.
- J’ai… du mal à suivre votre logique. Je ne vous approche même pas, et je ne vous parle pas, et vous souhaitez vous débarrasser de moi ?
- Parce que tu es indigne d’être un homme, indigne même d’être avec nous. Même la petite garce est plus utile et plus débrouillarde que toi, c’est dire. On doit te protéger et veiller sur toi, et ça me rend dingue. Ceux qui ne sont pas capables de se battre tout seuls ne devraient pas être autorisés à voyager. Ils devraient rester cloîtrés, et nous foutre la paix !
- C’est embêtant, remarqua Lucillien, ça vous priverait d’une certaine partie de votre travail…
- Ne me réponds pas !
- Et puis-je savoir, dans ce cas, ce que la délicate jeune fille que je suis peut faire pour… paraître moins féminine ? Et moins déranger le glorieux maître d’armes ?
- Ne te moque pas de moi ! gronda le maître d’armes. Déjà, tu pourrais t’habiller comme un homme au lieu de porter ces robes idiotes.
- Ce ne sont pas des robes idiotes, se défendit-il. C’est le vêtement traditionnel des moines, quelque soit leur ordre, s’ils appartiennent à un ordre pacifique. Justement pour nous différencier des guerriers, et des moines combattants.
- Ce sont les femmes qui portent des robes, avec de jolis collants. Pas les hommes.
- Mais je porte des pantalons, en dessous !
L’éclat de voix attira l’attention des gens autour, qui se tournèrent vers eux, et Lucillien ne put s’empêcher de rougir. Killian lui-même eut l’air surpris. Le moine reprit, plus bas :
- Porter des robes ne m’empêche pas d’être un homme, pas plus que l’inhabilité que j’ai à me défendre… ou plutôt celle que vous m’imaginez, étant donné que vous n’en avez absolument aucune idée. Pour votre information, je suis capable de me défendre. C’est juste que je n’aime pas l’idée de faire du mal à quelqu’un, fut-il un agresseur.
- Tu es idiot, coupa Killian.
- Plutôt prudent. Il est vrai que je n’ai pas, comme vous, affaire à des hordes d’agresseurs qui souhaitent me passer par les armes pour le seul prestige de l’avoir fait.
- Et quoi ? Viens pas me dire que je vaux moins que toi parce que je recherche le combat !
- Pour être honnête… ça m’est égal. Ce que vous faites ne me regarde pas, du moins tant que vous ne m’agressez pas, ou l’un de mes amis. Je tentais simplement de souligner à quel point nous sommes différents, vous et moi, et qu’il peut vous être difficile de comprendre la manière dont je vis.
- En bref, tu me prends pour un idiot.
- Je ne me permettrai pas.
- Et tu insistes ?
- Ecoutez, maître Killian, dit-il en croisant les mains sur la table. Je n’ai aucune animosité envers vous, rien du tout. D’ailleurs, je n’en ai envers personne, si je peux l’éviter. J’avoue ne pas comprendre pourquoi vous tenez tant à chercher le conflit envers moi. Alors appelez-moi Lucillia, traitez-moi de petite fille, ou comme une femme, si ça vous amuse. Il m’en faudra plus que ça pour me mettre en colère. Ou pour commencer à douter de ma virilité. Continuez donc, si ça vous amuse. Mais je n’ai pas envie de vous faire du mal.
Nouvel éclat de rire, encore plus féroce que le précédent. Lucillien jeta un coup d’œil autour de lui pour repérer une voie de fuite, au cas où la situation deviendrait trop difficile. Heureusement qu’il ne s’était pas installé contre un mur, ou il aurait vraiment craint de ne pas réussir à échapper au maître d’armes quand celui-ci déciderait de lui arracher la gorge ou tout autre fantaisie barbare et violente. Heureusement, encore une fois, il finit par se calmer. Essuyant les larmes que son hilarité avait fait poindre au coin de ses yeux, il lança :
- Toi ? Me faire du mal ?
- Je vous l’ai dit, répondit Lucillien, je ne suis pas aussi inoffensif que j’en ai l’air… Mais je n’oblige personne à me croire, ou à me craindre. Je me contente… de vous prévenir, c’est tout. Maintenant, bien que je trouve votre compagnie… plutôt agréable, et que cela a l’air de vous étonner, j’ai à faire. Au plaisir de deviser encore avec vous…
Le moine s’empressa de quitter la table avant que la situation ne dégénère franchement. Heureusement, il s’en était sorti sain et sauf, et il avait même réussi à ne pas (complètement) montrer à Killian à quel point il était terrifié. Quant à savoir comment il allait pouvoir s’en sortir de lui avoir tenu tête, il n’en avait encore aucune idée. Tout ce qu’il espérait, c’était que ça n’aurait pas trop de répercussions. Surtout sur son état physique. Derrière lui, il entendit Killian grogner une insulte, mais il n’y fit pas attention. Il valait mieux ne pas faire attention à lui.
Cependant, la confrontation avait eu un certain effet sur le caractère du moine, qui se montra moins joyeux et enthousiaste qu’à son habitude. Ewan le premier s’en rendit compte, quand Lucillien parla encore moins que lui lors de leur conversation sur l’interprétation de certains caractères dans son livre de magie. Il n’osa pas aborder le sujet, il estima qu’il ne le connaissait pas encore pour se permettre une question aussi personnelle, de but en blanc. (En Ewan, il aurait à peu près fallu qu’ils soient mariés, ou presque, pour qu’il s’autorise une telle privauté.) Mais rien ne l’empêchait d’en toucher deux mots à Sigrid, la seule personne à qui il faisait assez confiance pour parler de ce genre de choses. Sigrid, elle, n’avait pas ce genre de préjugés, et fit tomber un bras amical sur les épaules du moine alors qu’il marchait à côté d’elle, manquant l’envoyer dans le décor. Elle lui demanda d’un ton qu’elle espérait gentil et attentionné :
- Alors, il paraît que le maître d’armes crétin t’a fait des misères ?
Lucillien s’étrangla, rougit, pâlit, et rougit de nouveau. Il fit de son mieux pour se débarrasser de la prêtresse qui avait pris son cou dans une clé de bras tout ce qu’il y avait de plus efficace, mais elle était beaucoup plus forte que ce qu’il pensait, et il eut le plus grand mal à se libérer. Derrière eux, il entendit des ricanements, et Meven remarqua quil existait des manières plus délicates et plus féminines de faire sa cour à un jeune homme. Sigrid répondit par un geste obscène particulièrement délicat et féminin, et retourna à ses préoccupations, c’est-à-dire l’état d’esprit de Lucillien. Elle finit par le lâcher quand elle se rendit compte qu’elle était quasiment en train de l’étrangler, et redemanda :
- Alors, c’est quoi, le problème, avec l’autre idiot ?
- Vous… l’appelez vraiment ainsi ? demanda-t-il au lieu de répondre, surpris.
- Pas en face, la plupart du temps, mais ça m’arrive.
- Vous… vous n’avez pas peur de lui ?
- Non, répondit-elle d’un ton guilleret. C’est un crétin avec une si grande gueule qu’il risquerait de perdre le peu de cervelle qu’il a chaque fois qu’il l’ouvre. En plus, il a peur de moi, parce que j’ai assez de pouvoirs pour l’immobiliser sans devoir le combattre, et s’il m’énerve, je vais lui couper ses beaux cheveux pour qu’il ait une coupe aussi horrible que celle de Pervenche.
- Et… pourquoi serait-il aussi angoissé à l’idée de se faire couper les cheveux ?
- Oh, expliqua-t-elle évasivement, une histoire d’honneur, de symbole de la force au combat, ce genre de choses. Des traditions. S’il t’énerve, mets le feu à ses cheveux ou quelque chose comme ça, il te laissera tranquille.
- Je… préférerais éviter les conflits, mais après tout… C’est peut-être une idée…
Il lui adressa un sourire qui se voulait assuré, mais qui était plutôt tremblant, et détourna la conversation sur des sujets plus inoffensifs tels que le temps qu’il allait faire, et s’ils allaient atteindre bientôt le prochain village. Quand elle lui redemanda, il l’assura que ça allait bien, vraiment, qu’il ne fallait pas s’en faire, et eut l’air de se perdre dans ses pensées, laissant la prêtresse réfléchir. Bon, il fallait faire autrement. Elle s’approcha donc de Pervenche, qui était très occupée à convaincre Hélios que s’il était galant homme, il la porterait, et lui dit, l’air de rien :
- Il a l’air bizarre, ton copain moine, tu trouves pas ?
Elle abandonna immédiatement ses tentatives pour se tourner vers elle et demander :
- Bizarre comment ? Bizarre genre étrange ? Bizarre genre il te fait peur et il va te manger dans ton sommeil ?
- Nan. Plutôt bizarre genre il a l’air déprimé.
- Ah. C’est pas normal, ça. Tu as une idée de pourquoi ?
- Une intuition, disons. Je pense que notre ami à longs cheveux n’y est pas étranger…
Pervenche abandonna Hélios aux mains avides de Meven, lui arrachant un grognement agacé, et se porta aux côtés de son ami, qui lui adressa son habituel sourire de « tout va bien, n’est-ce pas, le temps est au beau fixe ». Sauf qu’après quelques années de Lucillien, elle commençait à avoir l’habitude et à savoir voir au travers. Elle demanda donc :
- Qu’est-ce qui t’arrive pour que t’aies l’air aussi sombre ? Pour un serviteur de la Lumière, c’est un peu bizarre, non ?
- Mais enfin, ma chère, répondit-il avec un sourire, ignores-tu qu’il n’y a pas de lumière sans ombre et vice-versa ?
Pervenche plaqua théâtralement ses mains sur ses oreilles.
- Stoppe le cours de théologie, pitié. Tu sais que les leçons, c’est vraiment pas mon truc.
- Alors, demanda-t-il, que puis-je pour toi ?
- Qu’est-ce qui t’arrive ? Sigrid a dit que t’avais l’air déprimé.
- Non, non, ça va, ça va très bien…
- Mon œil. J’te connais, Lucillien, et si tu peux avoir les autres, tu peux pas m’avoir, moi. C’est à cause de Killian ? Ou… ?
- Ou.
- Ou quoi ?
- Ou tout ça. Je ne sais pas. Toute la situation, je suppose, répondit-il avec un geste vague englobant toute la nature (et le reste du groupe) autour d’eux.
- Tu veux en parler ?
- Bien sûr, que je veux en parler, soupira le moine. Ca fait trop bizarre, de ne pas avoir Raphaël avec moi. Je n’ai pas l’habitude. Ca fait… vide.
- Il te manque, hein.
- Bien sûr, qu’il me manque. Je n’ai pas l’habitude de passer du temps comme ça… je ne peux pas dire tout seul, bien sûr, puisque je suis dans votre groupe, mais…
- Mais c’est pas pareil. Vous avez l’habitude de faire des choses tous les deux, ensemble, pas d’être chacun de votre côté.
- Et puis, j’ai peur que… qu’il… lui arrive quelque chose.
La voix de Lucillien se brisa, et il cligna furieusement des yeux pour ravaler les larmes qui menaçaient de déborder. Pervenche tenta une main réconfortante posée sur son épaule.
- Il ne lui arrivera rien. Dogmaël aura certainement besoin d’otages, il gardera la famille en vie, ça pourra lui servir. Ils ne sont pas en sécurité, mais c’est tout comme. Ne t’en fais pas… pas trop.
- J’espère que tu as raison… soupira-t-il.
- Et qu’est-ce qui s’est passé avec Killian ?
Lucillien eut un pâle sourire.
- Oh… pas grand-chose. Il a juste trouvé bon de m’informer que j’étais une insulte à la Virilité Naturelle, que je n’étais pas digne qu’on m’appelle un homme, et que porter des robes, c’était uniquement pour les femmes.
- Ah, le sale petit…
Il la coupa avant qu’elle ait pu formuler sa pensée jusqu’au bout, et agita un doigt moqueur.
- Surveillez votre langage en présence d’un prêtre, ma fille.
Avec une grande maturité, elle lui tira la langue.
- T’es ni prêtre, ni mon père, et tu savais déjà que mon langage était pas très châtié.
- Je sais, mais tout de même…
- J’vais aller lui expliquer ma manière de penser, à cet idiot, ça va pas tarder.
Il posa la main sur le bras de la mercenaire pour la stopper.
- Je préférerais que tu n’en fasses rien.
- Si on le laisse dire ce qu’on veut comme ça, il va jamais te foutre la paix.
- Et alors ? Ce n’est pas si grave. Ce ne sont que des mots. Les mots d’un idiot à qui il vaut mieux ne pas faire attention. Ne lui donnons pas autant d’importance.
- Mais ça te travaille.
Il haussa les épaules.
- Un peu, mais je survivrai. Ne t’en fais pas. J’en ai croisés des plus idiots, ce n’est pas lui qui va me déprimer.
- Tu en es sûr ? Je sais que tu es pacifiste, mais quand même…
- J’en suis sûr. Si jamais je ressens vraiment l’envie de le châtier, je ferai appel à toi, c’est promis.
- Hésite pas. Tu peux aussi demander à Meven. Il a l’air d’un sauvage, comme ça, mais c’est quelqu’un de bien, et il hésitera pas à démonter l’autre crétin, s’il le faut.
Lucillien ne put s’empêcher de lever un sourcil étonné.
- Quelqu’un de bien, vraiment ?
- Il a l’air d’un gros pervers. C’est un gros pervers. Mais il est sympa, et loyal. Faut pas t’en faire. Si l’autre t’énerve, il te défendra. Tu peux lui faire confiance.
- Bien. Si jamais, j’en parlerai à Meven. Ca t’évitera de devoir te battre contre l’autre…
Ayant entendu son nom, l’assassin prit sur lui de se joindre à la conversation, en se laissant littéralement tomber sur eux, et entreprit de jouer avec les cheveux du moine en demandant ce qui lui valait d’avoir deux aussi jolies personnes qui vantaient ses mérites, et s’attira un coup de coude. Mais cette fois-ci, Lucillien souriait.
Enfin, après toutes ces péripéties, ils arrivèrent en vue d’Altea. Ils avaient traversé près de la moitié du continent, et ça avait quelque chose d’exaltant d’enfin voir leur butIls s’arrêtèrent un instant en haut de la colline qu’ils venaient de gravir pour admirer la vue. . Devant eux s’étendait une plaine à traverser, une belle étendue de champs, semée de quelques groupements de maisons et de petits bouquets d’armes, une vraie illustration de livre. Au loin, la mer s’étendait, à peine visible, et ils la voyaient étinceler jusqu’ici. Et entre les deux, posée au milieu de la plaine, il y avait la belle ville d’Altea. Son château était massif, tout en lignes droites et en grandes tours rondes coiffées de toits pointus en ardoises noires, en deux enceintes imbriquées qui entouraient un large donjon crénelé, lui-même encerclé par plusieurs bâtiments. Tout autour s’étendait la ville, et quelle ville ! Elle était plus grande que n’importe quelle ville du Sud, et même de loin, donnait une impression d’ordre et de discipline, grâce aux larges avenues qui la divisaient en quartiers de taille égale. Un peu comme une tarte coiffée d’un château, remarqua Sigrid. Même à l’intérieur des quartiers, les rues restaient régulières, tirées au cordeau, du moins c’était l’impression qu’elles donnaient vues de loin. Une étendue de jolis petits toits rouges, de murs clairs, en maisons à plusieurs étages, régulièrement espacés par des rues suffisamment larges pour permettre la circulation, et certainement pavées, mais c’était un peu loin pour en juger. Contrairement à beaucoup de villes un peu partout sur le continent, Altea n’avait pas grandi au-delà de ses murailles. Un architecte intelligent avait certainement prévu la croissance de la ville, et s’était dit qu’il valait mieux éviter de rendre les murailles inutiles. Et donc, de hauts murs taillés dans la même pierre que le château, avec à chaque angle des tours crénelées, entouraient la ville, ainsi que de profondes douves. Quatre portes coiffées de castelets et équipées de grilles, de pont-levis et de lourds battants de bois renforcés de métal, s’ouvraient en direction des quatre points cardinaux, sur de larges routes pavées, dont l’une d’elles serpentait non loin d’eux. Dans l’ensemble, Altea était une ville qui inspirait la tranquillité et la sécurité. Là, ils pourraient certainement trouver aide, repos et secours. Après un instant de pause, ils prirent donc le chemin de la capitale, dernière étape de leur voyage.