Chapitre 20
Le roi Elric était comme à son habitude plongé en pleine
conversation avec ses conseillers. Comme d’habitude. A croire que ses journées
n’étaient faites que de conseils, qui se résumaient le plus souvent à regarder
les conseillers les plus enragés se lancer des noms d’oiseaux en prétendant que
leurs idées étaient les plus intelligentes et avisées. Et c’était à lui de
trancher, à la fin, avec l’assurance que celui ou ceux dont l’idée ne serait
pas retenue viendrait lui parler ensuite, pour tenter de le convaincre, et il
devrait se justifier, encore et encore. C’en était épuisant, et rien ne l’avait
préparé à ça, quand il s’était retrouvé propulsé sur le trône. Et avec ces
histoires d’invasion et de menaces, les choses devenaient encore plus
compliquées. Depuis que les rumeurs d’une attaque sur la frontière avec l’Ouest
avaient commencé à leur parvenir, ils passaient le plus clair de leur temps à
faire des plans, des prévisions, et à réfléchir à quoi, comment, et quand il
valait mieux réagir à ces attaques. Et maintenant que des réfugiés avaient
confirmé ces rumeurs, et annoncé l’invasion ou la destruction de plusieurs
villes et villages proches de la frontière, il devenait évident qu’il fallait
faire quelque chose. Sauf qu’avec des conseillers qui n’étaient jamais d’accord
entre eux et qui lui demandaient à peu près d’arbitrer leurs disputes, c’était
un pas en avant, deux en arrière, ou presque. Tout ce qu’ils réussissaient à
faire, c’était à lui coller des migraines absolument insupportables que son
soigneur personnel mettait des heures à faire diminuer, et le condamnaient à
passer tout son temps libre allongé dans le noir en les maudissant. Il
commençait sérieusement à penser à annuler cette loi stupide qui obligeait les
fils de roi à prendre la suite de leur père. Ou en créer une qui l’autoriserait
à jeter ses conseillers aux crocodiles. Il faudrait qu’il trouve des
crocodiles, il pourrait les mettre dans les douves, et les nourrir avec tous
ceux qui lui déplairaient… Et en cas d’attaque, ils dévoreraient ses ennemis… Oui,
c’était une idée…
Un toussotement discret lui fit lever la tête, et il se rendit compte que tous ses conseillers le regardaient d’un air étrange. Il avait encore dû avoir une absence. Il reprit donc les feuilles étalées devant lui, leur adressa un sourire d’encouragement aussi royal et digne que possible, et se prépara à de nouveau écouter la dispute qui opposait une Lys vindicative et un Eckhard très décidé à imposer son avis coûte que coûte, sous les regards plus ou moins ennuyés de Myrrdin, le plus sage de tous ses conseillers et celui dont il suivait le plus souvent l’avis, de Lasérian qui avait juste l’air d’attendre que ça se calme pour reprendre les choses sérieuses, de Krile qui arborait bras croisés et œillade assassine. Quant à Cecil, il avait l’air de n’en avoir strictement rien à faire, et il regardait dehors, trouvant visiblement le spectacle des arbres agités par le vent beaucoup plus passionnant que la dispute en cours. Elric s’accouda sur la table et soupira. S’il avait de la chance, il pourrait mettre fin à la séance dans une heure, sans qu’il y ait trop de casse, et aller manger un morceau en meilleure compagnie… Encore une heure à les écouter crier et vociférer, donc. Changer de conseillers commençait à lui paraître une bonne idée…
Le roi était en train de regarder ses deux conseillers sur le point d’en venir aux mains, et de se demander s’il ne valait pas mieux partir en courant, quand un coup frappé à la porte attira son attention. Un garde passa la tête dans l’embrasure et annonça d’une voix tremblante que quelqu’un désirait le voir, rapport au conflit. Elric bondit sur l’occasion d’échapper aux conversations sans intérêt et demanda à faire entrer, avec un enthousiasme mal dissimulé. Le soldat s’inclina, et disparut. Une seconde plus tard, la porte s’ouvrit, et une drôle de fille rentra. C’était une fille, il en était assez sûr. Peut-être son âge, peut-être un peu moins. Il la regarda approcher, en se disant qu’il y avait quand même des gens bizarres dans le coin. Habillée comme une aventurière de roman, avec une cape à capuchon, une épée à la ceinture, une tunique en cuir. Pas vraiment jolie (dommage), mais des yeux fascinants. Et une coupe de cheveux assez anarchique. Elle s’avança vers la table, et s’inclina sans grâce mais avec une certaine efficacité devant lui. Il joignit les mains devant lui, entrelaçant ses doigts, faisant de son mieux pour prendre un air de roi sûr de lui, digne et que rien n’impressionnait. Ce n’était pas gagné, et il n’était pas sûr que ça fasse illusion, elle avait l’air de bien rigoler. Néanmoins, c’est d’un ton assuré qu’il demanda :
- Qu’est-ce que vous voulez ?
- Vous proposer notre aide, votre Altesse, répondit-elle, la main sur la garde de son épée. Elle avait l’air tellement sûre d’elle qu’il esquissa un sourire :
- Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai besoin de votre aide ?
- En temps de guerre, Altesse, on a besoin de toutes les bonnes volontés, n’est-ce pas ?
- Qui vous dit qu’on est en temps de guerre ? demanda-t-il, confus, cette fois.
- Mallemort, c’est bien sur votre territoire, n’est-ce pas ?
- En effet, mais…
- L’armée de l’Ouest, annonça-t-elle avec l’air triste de circonstance pour celle qui annonçait une mauvaise nouvelle, conduite par son roi Dogmaël, a envahi Mallemort, ainsi qu’un certain nombre de villages aux alentours.
Krile intervint :
- Nous avons eu des échos, en effet, il paraît qu’il y aurait eu une invasion, mais nous n’en avons encore eu aucune preuve. Comment pouvez-vous l’affirmer ?
- L’un de mes compagnons vient de Mallemort, répondit-elle avec un sourire.
- Un de vos compagnons ? coupa Elric, étonné. Vous êtes une… enfin, une…?
- Mais non ! Je suis mercenaire, et j’ai un groupe de copains mercenaires ! Et l’un d’eux a des liens avec la famille du comte de Mallemort. Il a réussi à s’échapper, et il est venu demander aide, asile et tout ça !
- … Alors pourquoi n’est-il pas venu ? demanda le roi, de plus en plus confus.
- Parce que je suis venue à sa place. Moi-même et mes compagnons souhaitons nous joindre à vous dans cette guerre.
- … Vous joindre à nous ?
- Nous sommes mercenaires. C’est coutume courante, non, d’engager des mercenaires en cas de guerre, non ?
- Euh… oui, je crois… répondit-il en lançant des regards naufragés autour de lui.
Heureusement, Myrrdin se porta à son secours.
- Il est en effet arrivé à Sire Hefrim de recourir aux services de combattants afin de renforcer nos forces. Comme vous l’avez dit, c’était coutume courante. Mais si je puis me permettre, qu’est-ce qui vous fait penser que vous pourrez nous être d’une aide certaine ?
- Vous êtes bien tatillons sur l’aide que vous pouvez obtenir, n’est-ce pas ?
- Nous avons surtout déjà eu affaire à des mercenaires malhonnêtes, madame. Des individus sans scrupules qui ont disparu, l’argent à peine en poche, nous laissant nous débrouiller. Ou leur famille s’est fait un plaisir de venir nous assiéger en nous accusant d’avoir sciemment envoyé leur progéniture à la mort… Alors vous comprendrez que nous nous méfions.
- Je comprends, je comprends, répondit Pervenche autant pour le bénéfice de Myrrdin que pour celui d’Elric. Ceci dit, je doute qu’on vous attire des ennuis. Par contre, on pourra être utiles. On se débrouille bien, et puis, on a avec nous des gens suffisamment doués pour… pas vous faire honte, disons.
- Bon… Je ne sais pas. Nous sommes assez occupés, pour le moment. Êtes-vous descendus dans l’une des auberges de la ville ? Je vous enverrai un messager pour vous convoquer afin d’en discuter à nouveau. Et au fait, qui êtes-vous ? Ou on doit demander « la mercenaire bizarre » ?
- Mon nom est Pervenche.
Krile eut la mauvaise idée de pouffer en entendant son nom, et le coup d’œil assassin que la mercenaire lui lança aurait pu faire fondre de l’acier sur place. Néanmoins, par respect pour la situation, et pour ne pas faire trop mauvaise impression, elle se contenta de donner le nom de l’auberge, s’inclina une fois de plus avec respect et quitta la salle dès qu’elle y fut invitée. Elle reprit directement le chemin de leur nouveau repaire, pour aller annoncer aux autres comment l’entrevue s’était passée. Quand Meven allait apprendre qu’un roi l’avait prise pour une prostituée, il n’allait pas en revenir…
Dans la salle du conseil, la dispute entre Eckhard et Lys avait repris son cours dès que la porte se fut refermée. Elric attendit de voir si de nouveaux arguments allaient faire progresser l’affaire, mais ce n’était pas le cas, ils en étaient à des remarques sur leur intelligence respective. Il put donc entreprendre de repenser tranquillement à cette drôle de visite, de cette drôle de fille. Elle était vraiment bizarre. Ça, c’était un acquis. Dire qu’il avait failli la traiter de traînée… Le ciel seul savait comment elle l’aurait pris… et ce qu’elle lui aurait fait. Elle n’avait pas l’air facile, pas du tout. Elle lui aurait peut-être cassé le nez. Bien sûr, il n’était lui-même pas la moitié d’un manche, avec une épée. Mais qui pouvait dire ce qui pouvait se passer, et prévoir les réactions des gens ? Enfin… ce n’était pas si mal qu’elle soit venue, après toit. Déjà, parce qu’elle avait probablement confirmé les rumeurs d’invasion et de possible guerre. Même si, d’après ce qu’il entendait (vaguement) parmi les vociférations, c’était qu’on ne pouvait pas faire confiance à une drôle de mercenaire dont on ne savait pas d’où elle sortait. Bon, c’est vrai qu’elle avait débarqué sans prévenir. D’un autre côté, il serait bien content d’avoir de l’aide, si elle se présentait. Après tout, c’était la première fois qu’il se retrouvait embarqué dans une guerre, et surtout la première qu’il aurait à diriger. Alors s’ils pouvaient trouver des mercenaires… Mais c’est vrai qu’on ne pouvait pas faire confiance à ces gens. Peut-être qu’il faudrait d’abord les tester, pouvoir ce qu’ils valaient…
Il faisait déjà nuit, et le vent balayait les rues d’Altea, quand deux silhouettes drapées de manteaux sombres à la capuche remontée quittèrent le château, et s’engagèrent dans le dédale de petites rues, en direction de la partie nord de la ville, celle où on trouvait de petites auberges sans trop de soldats aux alentours, et qui n’étaient pas trop regardantes sur la qualité de leurs clients. C’était dans ce quartier-là que se trouvait l’auberge que la mercenaire leur avait indiqué. Pas étonnant qu’un individu pareil décide d’aller se terrer dans le coin le moins bien famé de toute la ville… Bien sûr, par rapport à d’autres cités, ce n’était pas si mal, mais Altea avait tout de même une certaine quantité de voleurs, assassins, prostituées et autres voyous à moitié recommandables. Et donc, ces deux drôles d’individus se retrouvaient à devoir parcourir ce quartier à la recherche d’une mercenaire probablement complètement dingue et arnaqueuse. Les ordres étant les ordres, ils n’avaient pas discuté, mais autant dire qu’en arrivant finalement à l’auberge du Poney Fringuant, ils n’étaient pas dans les meilleures dispositions.
L’intérieur de l’auberge était bondé, comme toutes les auberges de la ville, surtout avec les nouveaux arrivants de l’Ouest. Il semblerait bien que la mercenaire avait raison, mais ils n’étaient pas là pour ça. Les deux individus se frayèrent un chemin entre les tables, parmi la cohue, évitant comme ils pouvaient les chaises, les serveuses et leurs plateaux, les voleurs et tire-laines, et tout le reste de la faune. Il leur fallut une bonne dizaine de minutes, mais ils finirent par repérer l’insolente mercenaire, assise à une table du fond, pieds sur la table comme une vraie personne de mauvaise vie, et vraisemblablement en train de jouer à un jeu à boire avec ses compagnons : une belle femme blonde, quelqu’un qui ne pouvait être qu’un assassin, et un drôle d’individu aux cheveux noirs et blancs, qui alternait entre regarder autour de lui comme s’il s’attendait à être assassiné par un membre de l’assistance, et tenter de se dépêtrer de son voisin. Ils se rapprochèrent de la table.
Les quatre mercenaires étaient très occupés à leur conversation, quand deux silhouettes s’interposèrent entre la salle et eux. Deux larges silhouettes menaçantes avec des manteaux menaçants, mais ce n’était pas difficile de deviner qui se cachait dessous. Elle leur vota son joli sourire de gentille petite fille et les salua :
- Alors, messieurs-dames les conseillers, qu’est-ce qui vous amène ?
Démasqués, Lys et Eckhard retirèrent leurs capuches. L’homme demanda :
- Comment nous avez-vous reconnus ?
- Pas difficile, répondit Pervenche avec un sourire. Je suis peut-être une étourdie, mais je sais encore reconnaître des manteaux de qualité. Personne ici n’aurait les moyens de porter des vêtements pareils. Alors ? Qu’est-ce qui vous amène dans ce lieu de perdition ?
Eckhard écarta légèrement son manteau, dévoilant le manche d’une hache légère attachée à sa ceinture, et dit d’un ton bas :
- Le roi souhaite te voir, femme. Suis-nous.
Au lieu d’obtempérer, la mercenaire esquissa un sourire.
- S’il veut me voir, pourquoi il se déplace pas, hein ? Au lieu d’envoyer ses conseillers le faire…
L’offense toucha Eckhard ; il se redressa de toute sa (haute) taille, posa la main sur le mainche de son arme, et lança :
- Ne sois pas insolente, sale petite peste. Son Altesse te fait l’honneur de te convoquer, tu n’as pas à discuter. Viens avec nous, ou nous devrons t’y obliger.
- M’y obliger, hein ?
- Tu es sourde en plus d’être une petite effrontée ? Descends immédiatement tes pieds de la table, tiens-toi comme une dame, et suis-nous au château !
Pervenche fit mine de réfléchir un moment, puis lâcha :
- Non.
- Comment ça, non ?
- Non comme non. Adresse-toi à moi poliment, et je vous suivrai.
Au lieu de demander poliment comme elle le souhaitait, Eckhard ôta sa hache de sa ceinture d’un geste sec, et l’abattit sur la mercenaire avec la nette intention de lui infliger grand mal pour laver l’offense, de préférence en lui fendant le crâne. Mais elle ne l’attendit pas. Il avait à peine commencé son mouvement, qu’elle utilisa son appui sur la table Pour se renverser en arrière, et elle tira son épée dans le même temps. La hache rencontra la lame dans un fracas métallique. Lys voulut prêter main-forte à son collègue ; elle tira elle aussi son arme et s’avança, pour immédiatement percuter un pied de chaise que l’assassin installé dessus mis dans son chemin. La conseillère percuta son collègue, ce qui permit à Pervenche de reprendre son équilibre juste à temps pour éviter de tomber à la renverse. La hache se planta à quelques centimètres de sa jambe et resta une seconde fichée dans le bois. Elle en profita pour se lever d’un bond, et appliquer un coup de pied le plus brutal possible dans la poitrine de l’homme, l’envoyant heurter la table voisine. Lys se lança à l’attaque, et les lames des deux femmes se heurtèrent avec suffisamment de force pour que Pervenche fasse un demi-pas en arrière. Elle poussa alors son avantage et réattaqua, d’estoc, cette fois, bien décidée à passer son épée au travers de la jeune fille. Heureusement pour Pervenche, elle bloqua le passage à son collègue, ce qui évita à la mercenaire de devoir les affronter les deux d’un coup. Restait que Lys n’avait pas l’air ravie, que l’auberge était pleine de gens qui formait maintenant un cercle autour d’eux pour observer le combat sans se prendre un mauvais coup, et qu’Eckhard n’allait pas tarder à trouver un moyen de se mêler lui aussi à la bagarre. Et qu’à part bouger une chaise, Meven, Hélios et Lucillien n’avaient pas fait grand-chose pour l’aider.
Lys la première attaqua, mais elle se fit fraîchement cueillir d’un coup de pied, la partie ferrée de la botte de Pervenche la cueillant juste au creux de la rotule et lui faisant perdre son équilibre. Eckhard profita de l’ouverture pour enjamber sa collègue et à son tour porter une attaque, mais Lys était dans ses jambes, et il rata son coup de peu, manquant emporter le bras de Pervenche, qui ricana et leva la main. Une vive lueur apparut, obligeant tous ceux qui regardaient à se couvrir les yeux, y compris le conseiller qui recula, percuta Lys de plein fouet, et ils s’étalèrent tous les deux sans aucune grâce. Il ne leur fallut pas longtemps pour reprendre leurs esprits et revenir à l’attaque, mais entre temps et comme par hasard, les deux pieds de Lucillien s’étaient posés sur l’épée de Lys, la bloquant malgré son poids plus que plume, comme le fit élégamment remarquer Meven qui était en train d’essayer de se curer les ongles avec la lame de la hache d’Eckhard. Les deux conseillers se rendirent compte que leurs armes étaient entre les mains de leurs ennemis, et leurs expressions clamèrent nettement qu’ils n’auraient pas été contre éparpiller quelques mercenaires. Mais à mains nues, cela s’avérait difficile, surtout que Pervenche était toujours armée et plutôt menaçante, et Hélios tenait à la main l’un des couteaux de Meven d’une manière qui ne donnait pas envie de plaisanter. La mercenaire annonça gaiement :
- Merci pour cette charmante démonstration, et pour l’exercice ! Nous vous referons parvenir vos armes sous pli discret au château, et promis, nous ne nous en servirons pas entre-temps !
Eckhard tenta le regard noir, mais ça n’était pas très efficace. Pervenche ne se priva pas de le faire remarquer, d’ailleurs :
- Tu sais, j’ai un ami qui pratique le même genre de regards que le tien, mais en beaucoup plus impressionnant. Quand tu verras aussi peur que Killian, je te jure que j’obéirai à chacun de vos ordres non prononcés. En attendant, je te conseille d’aller voir Elric et de lui dire que s’il veut obtenir quelque chose, il n’a qu’à trouver plus élégant comme manière d’envoyer des conseillers avec des armes pour imposer sa volonté.
Eckhard et Lys auraient bien forcé toute cette bande de vauriens à les suivre, et à genoux sur les pavés, pour leur apprendre à manquer ainsi de respect à des envoyés du roi, et par là même à son autorité, mais le public autour qui commençait à rire risquait de rendre l’histoire un peu compliquée, surtout dans ce quartier où l’application de la loi était un peu nébuleuse, et où ils étaient en nette infériorité numérique. Et en plus de tout ça, leurs ennemis avaient leurs armes. Les deux conseillers se drapèrent donc dans leur dignité tout comme dans leurs manteaux autant qu’ils le purent, et quittèrent l’auberge sans autre forme de procès, salués par les rires et quelques moqueries lancées.
Meven attendit que les deux aient disparu, pour demander à Pervenche :
- Tu es bien sûre de ce qui vient de se passer, n’est-ce pas ?
- On a envoyé balader deux crétins, non ? répondit-elle avec un sourire.
- Oui, enfin… Nous venons d’affronter deux conseillers, envoyés en mission probablement officielle par un roi, qui sera probablement mécontent de la manière dont nous – et surtout toi, jeune fille – nous sommes comportés, et qui risque de nous attirer suffisamment d’ennuis pour faire passer un après-midi pluvieux à discuter libération des femmes avec Killian pour une vraie fête.
- Ne t’en fais pas, vilain assassin. Quelque chose me dit que ça ira, et que son Altesse ne nous fera pas d’ennuis.
- Tu dis ça parce qu’il a l’air d’avoir un faible pour toi, ou… ?
Pervenche ignora la moquerie à peine déguisée, et décida plutôt d’aller goûter un sommeil bien mérité. Elle laissa donc Hélios aux mains de Meven, et monta à l’étage pour aller se coucher. Gillan était en train de se faire agresser par son maître d’armes, et Sigrid devait être en bas à se faire offrir à boire et à discuter avec tout un chacun, elle pourrait dormir tranquillement. Elle tourna la clé dans la serrure, et elle allait poser la main sur la poignée de la porte, quand quelque chose lui fit dresser l’oreille. Une intuition, une impression. Quelque chose ne tournait pas rond, il y avait un rai de lumière sous la porte. Au lieu d’entrer, elle entrebâilla légèrement la porte. La lampe posée sur la table était allumée. Ça, ce n’était pas normal. Elle leva la main, paume vers le haut, et joignit le pouce et l’index en un cercle parfait. Elle souffla doucement dessus, et une brume blanche envahit la pièce, allant en s’épaississant. Quand le camouflage fut suffisant, elle prit son couteau, qui serait plus pratique, et se glissa à l’intérieur. Elle n’était pas Meven, mais elle savait faire preuve de suffisamment de discrétion, et la silhouette qui avait l’air assise sur le lit n’eut aucun mouvement quand elle se déplaça selon un large arc de cercle, pour venir se placer derrière elle. Bien. Une fois assez près, elle se jeta sur l’individu, l’immobilisa dans une prise primaire, mais efficace, et posa la pointe de son couteau sur la veine de son cou. Immédiatement, la brume se dissipa, et elle découvrit avec stupeur que son étrange visiteur n’était autre qu’Elric. Surprise, elle le relâcha, rengaina son arme, et alla s’asseoir sur un des lits. Le roi porta la main à son cou, grimaça en y sentant la petite coupure qu’elle avait laissée, et remarqua :
- Impressionnant, mademoiselle la mercenaire. Je ne vous pensais pas capable de ça.
- De quoi ? répliqua-t-elle. T’attaquer comme ça ?
- Non, votre… petit tour de magie, avec la brume. Je ne vous savais pas mage.
- Juste un petit peu. C’est compliqué. Qu’est-ce que tu fais là ?
- Est-ce là une manière de s’adresser à un roi ?
Il avait l’air si pris dans sa juste colère, tout à coup, qu’elle en aurait presque eu peur, s’il n’y avait pas eu le rouge sur ses joues, et la plaie qui saignait encore un peu. Et bien sûr, tout le reste de la situation.
- De la part de quelqu’un qui s’introduit dans la chambre d’une pure jeune fille, répondit-elle, je trouve ça un petit peu… déplacé, votre Magnificence.
- Oui, bon… c’est un peu vrai…
- Alors qu’est-ce qui t’amène ici, ta Majesté ?
- Eh bien…
Il eut l’air embarrassé, tout à coup, et se focalisa sur l’ourlet de sa cape qu’il était en train de triturer. Pervenche commençait à se dire qu’il faudrait peut-être le secouer un peu pour qu’il parle (et elle se ferait certainement un plaisir de le faire, on n’avait pas tous les jours l’occasion de secouer un roi), mais il finit par répondre :
- Je… voulais voir de quoi vous étiez capable, histoire d’être sûr que…
- Qu’on n’est pas une bande d’arnaqueurs qui veut juste se mettre des sous en poche, c’est ça ?
- C’est ça.
- Alors, ton Altesse ? Ton avis ?
- Eh bien… Vous avez mis hors course mes deux conseillers, avec un coup de main de vos amis, je le reconnais, donc vous n’avez pas l’air si mal…
- Pervenche se tourna vers Elric, un brin surprise, et demanda :
- Comment tu sais tout ça ? Je veux dire, t’étais ici, non ?
- J’étais en bas, dans la salle, répondit-il avec un léger rire. Quand j’ai vu Eckhard et Lys partir, je suis monté.
- … donc, si j’ai bien compris, tu pensais bien qu’on allait gagner, que j’allais monter, et que je t’attaquerais ?
- C’est… à peu près ça.
- Votre Altesse, vous êtes plus rusé que je ne le pensais.
- Je vais prendre ça comme un compliment, et vous en renvoyer un. C’était plutôt courageux… ou osé de s’en prendre à des conseillers royaux. Vous auriez pu être arrêtés par la garde.
Ce fut à Pervenche de se mettre à rire.
- Je sais que je suis un peu… inexpérimentée dans ce genre de choses, et Killian ne se priverait pas pour dire que je suis une petite dinde, mais franchement, j’ai jamais vu une « convocation au château par son Altesse » aussi maladroite. Tes conseillers sont mauvais acteurs, il faut bien le dire.
- Oui, bon… L’essentiel, c’est que personne ne soit blessé, et que j’aie constaté que vous n’étiez pas des faux mercenaires. Quant à votre honnêteté, eh bien… Je vais devoir vous faire confiance.
- Tu nous vois flattés, ton Altesse. Alors ? Qu’est-ce que tu comptes faire de tes nouveaux mercenaires ?
- Eh bien… j’en ai discuté avec Myrrdin…
Devant le lever de sourcil perplexe de la mercenaire maintenant vautrée sur le lit avec toute la grâce d’un chat de gouttière, il précisa :
- Celui avec la barbe blanche et les yeux noirs, celui qui est très impressionnant. C’était déjà un des conseillers de mon père, et c’est le plus avisé de tout mon conseil… non pas que ça veuille dire grand-chose dans certains cas, mais enfin…
- Et alors ? Qu’est-ce qu’il t’a dit, ton conseiller ?
- Eh bien, il est d’avis que vous pourriez nous être utile. Pour une mission un peu… particulière, en-dehors du champ de bataille.
- Et de quoi s’agirait-il ?
- Veuillez vous rendre au château, demain matin, nous vous donnerons des ordres un peu plus officiels, et nous vous expliquerons quelle stratégie nous avons mise au point.
- Ca marche, ton Altesse.
Elric eut un vague sourire. Il se leva, réajusta la broche de sa cape qui avait souffert dans l’empoignade, et se dirigea vers la porte. Pervenche lui emboîta le pas, arguant que ça ne serait pas très convenable de voir un homme sortir de la chambre d’une femme sans qu’elle l’accompagne. Il rétorqua que ça ne serait pas très convenable non plus qu’ils descendent ensemble. Elle finit par emporter le morceau en lui proposant de le poursuivre à travers toute l’auberge en hurlant au pervers. Il reprit donc la direction de son château après s’être assuré qu’elle viendrait au rendez-vous, et Pervenche retourna raconter aux autres tout ce qu’elle venait d’apprendre.
Un toussotement discret lui fit lever la tête, et il se rendit compte que tous ses conseillers le regardaient d’un air étrange. Il avait encore dû avoir une absence. Il reprit donc les feuilles étalées devant lui, leur adressa un sourire d’encouragement aussi royal et digne que possible, et se prépara à de nouveau écouter la dispute qui opposait une Lys vindicative et un Eckhard très décidé à imposer son avis coûte que coûte, sous les regards plus ou moins ennuyés de Myrrdin, le plus sage de tous ses conseillers et celui dont il suivait le plus souvent l’avis, de Lasérian qui avait juste l’air d’attendre que ça se calme pour reprendre les choses sérieuses, de Krile qui arborait bras croisés et œillade assassine. Quant à Cecil, il avait l’air de n’en avoir strictement rien à faire, et il regardait dehors, trouvant visiblement le spectacle des arbres agités par le vent beaucoup plus passionnant que la dispute en cours. Elric s’accouda sur la table et soupira. S’il avait de la chance, il pourrait mettre fin à la séance dans une heure, sans qu’il y ait trop de casse, et aller manger un morceau en meilleure compagnie… Encore une heure à les écouter crier et vociférer, donc. Changer de conseillers commençait à lui paraître une bonne idée…
Le roi était en train de regarder ses deux conseillers sur le point d’en venir aux mains, et de se demander s’il ne valait pas mieux partir en courant, quand un coup frappé à la porte attira son attention. Un garde passa la tête dans l’embrasure et annonça d’une voix tremblante que quelqu’un désirait le voir, rapport au conflit. Elric bondit sur l’occasion d’échapper aux conversations sans intérêt et demanda à faire entrer, avec un enthousiasme mal dissimulé. Le soldat s’inclina, et disparut. Une seconde plus tard, la porte s’ouvrit, et une drôle de fille rentra. C’était une fille, il en était assez sûr. Peut-être son âge, peut-être un peu moins. Il la regarda approcher, en se disant qu’il y avait quand même des gens bizarres dans le coin. Habillée comme une aventurière de roman, avec une cape à capuchon, une épée à la ceinture, une tunique en cuir. Pas vraiment jolie (dommage), mais des yeux fascinants. Et une coupe de cheveux assez anarchique. Elle s’avança vers la table, et s’inclina sans grâce mais avec une certaine efficacité devant lui. Il joignit les mains devant lui, entrelaçant ses doigts, faisant de son mieux pour prendre un air de roi sûr de lui, digne et que rien n’impressionnait. Ce n’était pas gagné, et il n’était pas sûr que ça fasse illusion, elle avait l’air de bien rigoler. Néanmoins, c’est d’un ton assuré qu’il demanda :
- Qu’est-ce que vous voulez ?
- Vous proposer notre aide, votre Altesse, répondit-elle, la main sur la garde de son épée. Elle avait l’air tellement sûre d’elle qu’il esquissa un sourire :
- Qu’est-ce qui vous fait penser que j’ai besoin de votre aide ?
- En temps de guerre, Altesse, on a besoin de toutes les bonnes volontés, n’est-ce pas ?
- Qui vous dit qu’on est en temps de guerre ? demanda-t-il, confus, cette fois.
- Mallemort, c’est bien sur votre territoire, n’est-ce pas ?
- En effet, mais…
- L’armée de l’Ouest, annonça-t-elle avec l’air triste de circonstance pour celle qui annonçait une mauvaise nouvelle, conduite par son roi Dogmaël, a envahi Mallemort, ainsi qu’un certain nombre de villages aux alentours.
Krile intervint :
- Nous avons eu des échos, en effet, il paraît qu’il y aurait eu une invasion, mais nous n’en avons encore eu aucune preuve. Comment pouvez-vous l’affirmer ?
- L’un de mes compagnons vient de Mallemort, répondit-elle avec un sourire.
- Un de vos compagnons ? coupa Elric, étonné. Vous êtes une… enfin, une…?
- Mais non ! Je suis mercenaire, et j’ai un groupe de copains mercenaires ! Et l’un d’eux a des liens avec la famille du comte de Mallemort. Il a réussi à s’échapper, et il est venu demander aide, asile et tout ça !
- … Alors pourquoi n’est-il pas venu ? demanda le roi, de plus en plus confus.
- Parce que je suis venue à sa place. Moi-même et mes compagnons souhaitons nous joindre à vous dans cette guerre.
- … Vous joindre à nous ?
- Nous sommes mercenaires. C’est coutume courante, non, d’engager des mercenaires en cas de guerre, non ?
- Euh… oui, je crois… répondit-il en lançant des regards naufragés autour de lui.
Heureusement, Myrrdin se porta à son secours.
- Il est en effet arrivé à Sire Hefrim de recourir aux services de combattants afin de renforcer nos forces. Comme vous l’avez dit, c’était coutume courante. Mais si je puis me permettre, qu’est-ce qui vous fait penser que vous pourrez nous être d’une aide certaine ?
- Vous êtes bien tatillons sur l’aide que vous pouvez obtenir, n’est-ce pas ?
- Nous avons surtout déjà eu affaire à des mercenaires malhonnêtes, madame. Des individus sans scrupules qui ont disparu, l’argent à peine en poche, nous laissant nous débrouiller. Ou leur famille s’est fait un plaisir de venir nous assiéger en nous accusant d’avoir sciemment envoyé leur progéniture à la mort… Alors vous comprendrez que nous nous méfions.
- Je comprends, je comprends, répondit Pervenche autant pour le bénéfice de Myrrdin que pour celui d’Elric. Ceci dit, je doute qu’on vous attire des ennuis. Par contre, on pourra être utiles. On se débrouille bien, et puis, on a avec nous des gens suffisamment doués pour… pas vous faire honte, disons.
- Bon… Je ne sais pas. Nous sommes assez occupés, pour le moment. Êtes-vous descendus dans l’une des auberges de la ville ? Je vous enverrai un messager pour vous convoquer afin d’en discuter à nouveau. Et au fait, qui êtes-vous ? Ou on doit demander « la mercenaire bizarre » ?
- Mon nom est Pervenche.
Krile eut la mauvaise idée de pouffer en entendant son nom, et le coup d’œil assassin que la mercenaire lui lança aurait pu faire fondre de l’acier sur place. Néanmoins, par respect pour la situation, et pour ne pas faire trop mauvaise impression, elle se contenta de donner le nom de l’auberge, s’inclina une fois de plus avec respect et quitta la salle dès qu’elle y fut invitée. Elle reprit directement le chemin de leur nouveau repaire, pour aller annoncer aux autres comment l’entrevue s’était passée. Quand Meven allait apprendre qu’un roi l’avait prise pour une prostituée, il n’allait pas en revenir…
Dans la salle du conseil, la dispute entre Eckhard et Lys avait repris son cours dès que la porte se fut refermée. Elric attendit de voir si de nouveaux arguments allaient faire progresser l’affaire, mais ce n’était pas le cas, ils en étaient à des remarques sur leur intelligence respective. Il put donc entreprendre de repenser tranquillement à cette drôle de visite, de cette drôle de fille. Elle était vraiment bizarre. Ça, c’était un acquis. Dire qu’il avait failli la traiter de traînée… Le ciel seul savait comment elle l’aurait pris… et ce qu’elle lui aurait fait. Elle n’avait pas l’air facile, pas du tout. Elle lui aurait peut-être cassé le nez. Bien sûr, il n’était lui-même pas la moitié d’un manche, avec une épée. Mais qui pouvait dire ce qui pouvait se passer, et prévoir les réactions des gens ? Enfin… ce n’était pas si mal qu’elle soit venue, après toit. Déjà, parce qu’elle avait probablement confirmé les rumeurs d’invasion et de possible guerre. Même si, d’après ce qu’il entendait (vaguement) parmi les vociférations, c’était qu’on ne pouvait pas faire confiance à une drôle de mercenaire dont on ne savait pas d’où elle sortait. Bon, c’est vrai qu’elle avait débarqué sans prévenir. D’un autre côté, il serait bien content d’avoir de l’aide, si elle se présentait. Après tout, c’était la première fois qu’il se retrouvait embarqué dans une guerre, et surtout la première qu’il aurait à diriger. Alors s’ils pouvaient trouver des mercenaires… Mais c’est vrai qu’on ne pouvait pas faire confiance à ces gens. Peut-être qu’il faudrait d’abord les tester, pouvoir ce qu’ils valaient…
Il faisait déjà nuit, et le vent balayait les rues d’Altea, quand deux silhouettes drapées de manteaux sombres à la capuche remontée quittèrent le château, et s’engagèrent dans le dédale de petites rues, en direction de la partie nord de la ville, celle où on trouvait de petites auberges sans trop de soldats aux alentours, et qui n’étaient pas trop regardantes sur la qualité de leurs clients. C’était dans ce quartier-là que se trouvait l’auberge que la mercenaire leur avait indiqué. Pas étonnant qu’un individu pareil décide d’aller se terrer dans le coin le moins bien famé de toute la ville… Bien sûr, par rapport à d’autres cités, ce n’était pas si mal, mais Altea avait tout de même une certaine quantité de voleurs, assassins, prostituées et autres voyous à moitié recommandables. Et donc, ces deux drôles d’individus se retrouvaient à devoir parcourir ce quartier à la recherche d’une mercenaire probablement complètement dingue et arnaqueuse. Les ordres étant les ordres, ils n’avaient pas discuté, mais autant dire qu’en arrivant finalement à l’auberge du Poney Fringuant, ils n’étaient pas dans les meilleures dispositions.
L’intérieur de l’auberge était bondé, comme toutes les auberges de la ville, surtout avec les nouveaux arrivants de l’Ouest. Il semblerait bien que la mercenaire avait raison, mais ils n’étaient pas là pour ça. Les deux individus se frayèrent un chemin entre les tables, parmi la cohue, évitant comme ils pouvaient les chaises, les serveuses et leurs plateaux, les voleurs et tire-laines, et tout le reste de la faune. Il leur fallut une bonne dizaine de minutes, mais ils finirent par repérer l’insolente mercenaire, assise à une table du fond, pieds sur la table comme une vraie personne de mauvaise vie, et vraisemblablement en train de jouer à un jeu à boire avec ses compagnons : une belle femme blonde, quelqu’un qui ne pouvait être qu’un assassin, et un drôle d’individu aux cheveux noirs et blancs, qui alternait entre regarder autour de lui comme s’il s’attendait à être assassiné par un membre de l’assistance, et tenter de se dépêtrer de son voisin. Ils se rapprochèrent de la table.
Les quatre mercenaires étaient très occupés à leur conversation, quand deux silhouettes s’interposèrent entre la salle et eux. Deux larges silhouettes menaçantes avec des manteaux menaçants, mais ce n’était pas difficile de deviner qui se cachait dessous. Elle leur vota son joli sourire de gentille petite fille et les salua :
- Alors, messieurs-dames les conseillers, qu’est-ce qui vous amène ?
Démasqués, Lys et Eckhard retirèrent leurs capuches. L’homme demanda :
- Comment nous avez-vous reconnus ?
- Pas difficile, répondit Pervenche avec un sourire. Je suis peut-être une étourdie, mais je sais encore reconnaître des manteaux de qualité. Personne ici n’aurait les moyens de porter des vêtements pareils. Alors ? Qu’est-ce qui vous amène dans ce lieu de perdition ?
Eckhard écarta légèrement son manteau, dévoilant le manche d’une hache légère attachée à sa ceinture, et dit d’un ton bas :
- Le roi souhaite te voir, femme. Suis-nous.
Au lieu d’obtempérer, la mercenaire esquissa un sourire.
- S’il veut me voir, pourquoi il se déplace pas, hein ? Au lieu d’envoyer ses conseillers le faire…
L’offense toucha Eckhard ; il se redressa de toute sa (haute) taille, posa la main sur le mainche de son arme, et lança :
- Ne sois pas insolente, sale petite peste. Son Altesse te fait l’honneur de te convoquer, tu n’as pas à discuter. Viens avec nous, ou nous devrons t’y obliger.
- M’y obliger, hein ?
- Tu es sourde en plus d’être une petite effrontée ? Descends immédiatement tes pieds de la table, tiens-toi comme une dame, et suis-nous au château !
Pervenche fit mine de réfléchir un moment, puis lâcha :
- Non.
- Comment ça, non ?
- Non comme non. Adresse-toi à moi poliment, et je vous suivrai.
Au lieu de demander poliment comme elle le souhaitait, Eckhard ôta sa hache de sa ceinture d’un geste sec, et l’abattit sur la mercenaire avec la nette intention de lui infliger grand mal pour laver l’offense, de préférence en lui fendant le crâne. Mais elle ne l’attendit pas. Il avait à peine commencé son mouvement, qu’elle utilisa son appui sur la table Pour se renverser en arrière, et elle tira son épée dans le même temps. La hache rencontra la lame dans un fracas métallique. Lys voulut prêter main-forte à son collègue ; elle tira elle aussi son arme et s’avança, pour immédiatement percuter un pied de chaise que l’assassin installé dessus mis dans son chemin. La conseillère percuta son collègue, ce qui permit à Pervenche de reprendre son équilibre juste à temps pour éviter de tomber à la renverse. La hache se planta à quelques centimètres de sa jambe et resta une seconde fichée dans le bois. Elle en profita pour se lever d’un bond, et appliquer un coup de pied le plus brutal possible dans la poitrine de l’homme, l’envoyant heurter la table voisine. Lys se lança à l’attaque, et les lames des deux femmes se heurtèrent avec suffisamment de force pour que Pervenche fasse un demi-pas en arrière. Elle poussa alors son avantage et réattaqua, d’estoc, cette fois, bien décidée à passer son épée au travers de la jeune fille. Heureusement pour Pervenche, elle bloqua le passage à son collègue, ce qui évita à la mercenaire de devoir les affronter les deux d’un coup. Restait que Lys n’avait pas l’air ravie, que l’auberge était pleine de gens qui formait maintenant un cercle autour d’eux pour observer le combat sans se prendre un mauvais coup, et qu’Eckhard n’allait pas tarder à trouver un moyen de se mêler lui aussi à la bagarre. Et qu’à part bouger une chaise, Meven, Hélios et Lucillien n’avaient pas fait grand-chose pour l’aider.
Lys la première attaqua, mais elle se fit fraîchement cueillir d’un coup de pied, la partie ferrée de la botte de Pervenche la cueillant juste au creux de la rotule et lui faisant perdre son équilibre. Eckhard profita de l’ouverture pour enjamber sa collègue et à son tour porter une attaque, mais Lys était dans ses jambes, et il rata son coup de peu, manquant emporter le bras de Pervenche, qui ricana et leva la main. Une vive lueur apparut, obligeant tous ceux qui regardaient à se couvrir les yeux, y compris le conseiller qui recula, percuta Lys de plein fouet, et ils s’étalèrent tous les deux sans aucune grâce. Il ne leur fallut pas longtemps pour reprendre leurs esprits et revenir à l’attaque, mais entre temps et comme par hasard, les deux pieds de Lucillien s’étaient posés sur l’épée de Lys, la bloquant malgré son poids plus que plume, comme le fit élégamment remarquer Meven qui était en train d’essayer de se curer les ongles avec la lame de la hache d’Eckhard. Les deux conseillers se rendirent compte que leurs armes étaient entre les mains de leurs ennemis, et leurs expressions clamèrent nettement qu’ils n’auraient pas été contre éparpiller quelques mercenaires. Mais à mains nues, cela s’avérait difficile, surtout que Pervenche était toujours armée et plutôt menaçante, et Hélios tenait à la main l’un des couteaux de Meven d’une manière qui ne donnait pas envie de plaisanter. La mercenaire annonça gaiement :
- Merci pour cette charmante démonstration, et pour l’exercice ! Nous vous referons parvenir vos armes sous pli discret au château, et promis, nous ne nous en servirons pas entre-temps !
Eckhard tenta le regard noir, mais ça n’était pas très efficace. Pervenche ne se priva pas de le faire remarquer, d’ailleurs :
- Tu sais, j’ai un ami qui pratique le même genre de regards que le tien, mais en beaucoup plus impressionnant. Quand tu verras aussi peur que Killian, je te jure que j’obéirai à chacun de vos ordres non prononcés. En attendant, je te conseille d’aller voir Elric et de lui dire que s’il veut obtenir quelque chose, il n’a qu’à trouver plus élégant comme manière d’envoyer des conseillers avec des armes pour imposer sa volonté.
Eckhard et Lys auraient bien forcé toute cette bande de vauriens à les suivre, et à genoux sur les pavés, pour leur apprendre à manquer ainsi de respect à des envoyés du roi, et par là même à son autorité, mais le public autour qui commençait à rire risquait de rendre l’histoire un peu compliquée, surtout dans ce quartier où l’application de la loi était un peu nébuleuse, et où ils étaient en nette infériorité numérique. Et en plus de tout ça, leurs ennemis avaient leurs armes. Les deux conseillers se drapèrent donc dans leur dignité tout comme dans leurs manteaux autant qu’ils le purent, et quittèrent l’auberge sans autre forme de procès, salués par les rires et quelques moqueries lancées.
Meven attendit que les deux aient disparu, pour demander à Pervenche :
- Tu es bien sûre de ce qui vient de se passer, n’est-ce pas ?
- On a envoyé balader deux crétins, non ? répondit-elle avec un sourire.
- Oui, enfin… Nous venons d’affronter deux conseillers, envoyés en mission probablement officielle par un roi, qui sera probablement mécontent de la manière dont nous – et surtout toi, jeune fille – nous sommes comportés, et qui risque de nous attirer suffisamment d’ennuis pour faire passer un après-midi pluvieux à discuter libération des femmes avec Killian pour une vraie fête.
- Ne t’en fais pas, vilain assassin. Quelque chose me dit que ça ira, et que son Altesse ne nous fera pas d’ennuis.
- Tu dis ça parce qu’il a l’air d’avoir un faible pour toi, ou… ?
Pervenche ignora la moquerie à peine déguisée, et décida plutôt d’aller goûter un sommeil bien mérité. Elle laissa donc Hélios aux mains de Meven, et monta à l’étage pour aller se coucher. Gillan était en train de se faire agresser par son maître d’armes, et Sigrid devait être en bas à se faire offrir à boire et à discuter avec tout un chacun, elle pourrait dormir tranquillement. Elle tourna la clé dans la serrure, et elle allait poser la main sur la poignée de la porte, quand quelque chose lui fit dresser l’oreille. Une intuition, une impression. Quelque chose ne tournait pas rond, il y avait un rai de lumière sous la porte. Au lieu d’entrer, elle entrebâilla légèrement la porte. La lampe posée sur la table était allumée. Ça, ce n’était pas normal. Elle leva la main, paume vers le haut, et joignit le pouce et l’index en un cercle parfait. Elle souffla doucement dessus, et une brume blanche envahit la pièce, allant en s’épaississant. Quand le camouflage fut suffisant, elle prit son couteau, qui serait plus pratique, et se glissa à l’intérieur. Elle n’était pas Meven, mais elle savait faire preuve de suffisamment de discrétion, et la silhouette qui avait l’air assise sur le lit n’eut aucun mouvement quand elle se déplaça selon un large arc de cercle, pour venir se placer derrière elle. Bien. Une fois assez près, elle se jeta sur l’individu, l’immobilisa dans une prise primaire, mais efficace, et posa la pointe de son couteau sur la veine de son cou. Immédiatement, la brume se dissipa, et elle découvrit avec stupeur que son étrange visiteur n’était autre qu’Elric. Surprise, elle le relâcha, rengaina son arme, et alla s’asseoir sur un des lits. Le roi porta la main à son cou, grimaça en y sentant la petite coupure qu’elle avait laissée, et remarqua :
- Impressionnant, mademoiselle la mercenaire. Je ne vous pensais pas capable de ça.
- De quoi ? répliqua-t-elle. T’attaquer comme ça ?
- Non, votre… petit tour de magie, avec la brume. Je ne vous savais pas mage.
- Juste un petit peu. C’est compliqué. Qu’est-ce que tu fais là ?
- Est-ce là une manière de s’adresser à un roi ?
Il avait l’air si pris dans sa juste colère, tout à coup, qu’elle en aurait presque eu peur, s’il n’y avait pas eu le rouge sur ses joues, et la plaie qui saignait encore un peu. Et bien sûr, tout le reste de la situation.
- De la part de quelqu’un qui s’introduit dans la chambre d’une pure jeune fille, répondit-elle, je trouve ça un petit peu… déplacé, votre Magnificence.
- Oui, bon… c’est un peu vrai…
- Alors qu’est-ce qui t’amène ici, ta Majesté ?
- Eh bien…
Il eut l’air embarrassé, tout à coup, et se focalisa sur l’ourlet de sa cape qu’il était en train de triturer. Pervenche commençait à se dire qu’il faudrait peut-être le secouer un peu pour qu’il parle (et elle se ferait certainement un plaisir de le faire, on n’avait pas tous les jours l’occasion de secouer un roi), mais il finit par répondre :
- Je… voulais voir de quoi vous étiez capable, histoire d’être sûr que…
- Qu’on n’est pas une bande d’arnaqueurs qui veut juste se mettre des sous en poche, c’est ça ?
- C’est ça.
- Alors, ton Altesse ? Ton avis ?
- Eh bien… Vous avez mis hors course mes deux conseillers, avec un coup de main de vos amis, je le reconnais, donc vous n’avez pas l’air si mal…
- Pervenche se tourna vers Elric, un brin surprise, et demanda :
- Comment tu sais tout ça ? Je veux dire, t’étais ici, non ?
- J’étais en bas, dans la salle, répondit-il avec un léger rire. Quand j’ai vu Eckhard et Lys partir, je suis monté.
- … donc, si j’ai bien compris, tu pensais bien qu’on allait gagner, que j’allais monter, et que je t’attaquerais ?
- C’est… à peu près ça.
- Votre Altesse, vous êtes plus rusé que je ne le pensais.
- Je vais prendre ça comme un compliment, et vous en renvoyer un. C’était plutôt courageux… ou osé de s’en prendre à des conseillers royaux. Vous auriez pu être arrêtés par la garde.
Ce fut à Pervenche de se mettre à rire.
- Je sais que je suis un peu… inexpérimentée dans ce genre de choses, et Killian ne se priverait pas pour dire que je suis une petite dinde, mais franchement, j’ai jamais vu une « convocation au château par son Altesse » aussi maladroite. Tes conseillers sont mauvais acteurs, il faut bien le dire.
- Oui, bon… L’essentiel, c’est que personne ne soit blessé, et que j’aie constaté que vous n’étiez pas des faux mercenaires. Quant à votre honnêteté, eh bien… Je vais devoir vous faire confiance.
- Tu nous vois flattés, ton Altesse. Alors ? Qu’est-ce que tu comptes faire de tes nouveaux mercenaires ?
- Eh bien… j’en ai discuté avec Myrrdin…
Devant le lever de sourcil perplexe de la mercenaire maintenant vautrée sur le lit avec toute la grâce d’un chat de gouttière, il précisa :
- Celui avec la barbe blanche et les yeux noirs, celui qui est très impressionnant. C’était déjà un des conseillers de mon père, et c’est le plus avisé de tout mon conseil… non pas que ça veuille dire grand-chose dans certains cas, mais enfin…
- Et alors ? Qu’est-ce qu’il t’a dit, ton conseiller ?
- Eh bien, il est d’avis que vous pourriez nous être utile. Pour une mission un peu… particulière, en-dehors du champ de bataille.
- Et de quoi s’agirait-il ?
- Veuillez vous rendre au château, demain matin, nous vous donnerons des ordres un peu plus officiels, et nous vous expliquerons quelle stratégie nous avons mise au point.
- Ca marche, ton Altesse.
Elric eut un vague sourire. Il se leva, réajusta la broche de sa cape qui avait souffert dans l’empoignade, et se dirigea vers la porte. Pervenche lui emboîta le pas, arguant que ça ne serait pas très convenable de voir un homme sortir de la chambre d’une femme sans qu’elle l’accompagne. Il rétorqua que ça ne serait pas très convenable non plus qu’ils descendent ensemble. Elle finit par emporter le morceau en lui proposant de le poursuivre à travers toute l’auberge en hurlant au pervers. Il reprit donc la direction de son château après s’être assuré qu’elle viendrait au rendez-vous, et Pervenche retourna raconter aux autres tout ce qu’elle venait d’apprendre.