Chapitre 22
Et encore une fois, ils se retrouvèrent sur les routes.
Cette fois-ci, il n’était pas question de traîner en chemin, d’admirer les
paysages ou de perdre des heures à traîner dans des bars et des auberges. Cette
fois-ci, il fallait faire le chemin le plus vite possible, et ils se
déplacèrent en ligne droite, traversant plaines, forêts et autres en direction
de Mallemort afin de ne pas perdre de temps. Killian, aimable et galant, avait
précisé qu’il ne porterait aucune des demoiselles si jamais elles venaient à
traîner en retrait, avec un regard appuyé à Lucillien. Celui-ci lui avait
gentiment répondu que sa grandeur d’âme envers un serviteur de la déesse de la
Lumière lui vaudrait certainement les faveurs de ladite déesse et de toute sa
divine descendance. Sigrid avait répondu beaucoup plus prosaïquement qu’elle
préférait encore se casser les deux jambes et marcher malgré tout plutôt que de
se laisser porter, et qu’il pouvait se fourrer ses idées misogynes et
archaïques, ainsi que son sabre, à l’endroit où le soleil ne brillait pas. Gillan
dut cacher son sourire derrière sa main de peur d’offenser son maître, et Meven
administra à la soigneuse une claque fraternelle dans le dos qui faillit bien
l’envoyer embrasser le sol, en clamant qu’elle venait de gagner son respect et
qu’il rendrait longtemps hommage à son sens de la répartie. A part ce léger
incident, leur cheminement se passa plutôt bien. Personne ne traînait en route,
personne ne se plaignait du temps, de la fatigue ou du rythme de marche, et
maintenant qu’ils en avaient l’habitude, voyager ensemble ne leur posaient plus
de problèmes, à part quelques disputes occasionnelles.
Comme Elric l’avait annoncé, ses espions les tinrent au courant des mouvements de l’armée de l’Ouest. Drôles de créatures, d’ailleurs, ces espions. Tout vêtus de noir, comme il était d’usage pour des individus ayant pour vocation de passer inaperçus, du moins c’était l’avis général. La plupart du temps, ils ne les voyaient approcher que quand, d’un seul coup, l’un d’eux se matérialisait au milieu de leur groupe pour leur donner leurs informations, et disparaissaient immédiatement après. Certains y ajoutaient même un nuage de fumée pour paraître plus impressionnant, ce qui ne manquait jamais de surprendre et de se demander où Elric avait bien pu les trouver. Mais enfin, leurs informations étaient claires, et supposaient-ils, assez précises. Comme cela avait été proposé par Malikaï, l’armée de Dogmaël marchait droit vers Altea, probablement pour atteindre la capitale le plus vite possible et prendre possession du pays. En progressant comme ils le faisaient, ils n’allaient pas tarder à se retrouver face à face. Il faudrait alors qu’ils soient extrêmement prudents, pour ne pas être pris au piège. Meven avait cessé de se draper à toute occasion sur Hélios et clamer qu’il lui fallait du réconfort pour la mission qui l’attendait. Il avait emprunté à Ewan des parchemins et une mine de plomb, et il avait entrepris d’utiliser les informations que les espions leur avaient données sur la manière dont l’armée de l’Ouest avait tendance à établir ses campements, pour tenter d’établir un schéma. Ewan avait fini par se porter à son secours, et à eux deux, ils avaient finalement réussi à réaliser un diagramme utilisable. L’assassin avait alors entrepris de mettre au point une stratégie pour réussir à entrer sans se faire repérer, assassiner sa cible, et ressortir de la même manière. Il prenait un soin tout particulier à vérifier ses armes et son équipement. Un soir qu’il regardait ses notes pour la énième fois, Hélios, qui était de corvée d’épluchage de légumes avec Pervenche, lui fit la remarque :
- C’est la première fois que je le vois comme ça.
La mercenaire évita de justesse de se couper un morceau de doigt et demanda :
- Que tu vois qui comment ?
- Meven. Comme ça.
- Tu veux dire, pas en train de t’utiliser comme coussin, matelas, jouet en peluche ou assimilé ?
- Voilà. Et puis… sérieux.
- Il est sérieux, quand il tue, tu sais.
- Oui, mais quand il tue, je préfère qu’il y ait un maximum d’espace entre lui et moi.
Il jeta un nouveau coup d’œil à Meven qui était très occupé à regarder son schéma en marmonnant des choses pour lui-même.
- C’est juste que… reprit-il en retournant à son épluchage, je ne sais pas. C’est… intéressant de le voir normal, je suppose.
- Pas en train de faire l’idiot, quoi.
- Voilà. Calme et sérieux.
Il leva la tête, et vit le regard que Pervenche posait sur lui. Un regard… attentif. Il demanda :
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Rien… Je pensais que tu le détestais.
Hélios hésita un instant.
- Ca dépend. La moitié du temps, je le déteste. Il est vulgaire et envahissant. Mais…
Sa voix mourut. Pervenche décida de compléter pour lui :
- Mais il a aussi ses bons moments, c’est ça ?
- C’est juste dommage qu’ils soient si rares…
Difficile de trouver quoi répondre, surtout quand Hélios avait l’air tellement… étrange. Sigrid se porta à leur secours en leur demandant s’ils avaient fini de faire la conversation aux légumes, et les délivra de leur tâche. Hélios évita soigneusement le regard de Pervenche, et alla s’asseoir à côté de l’assassin pour regarder le plan avec lui.
Ils finirent enfin par atteindre leur but, après plusieurs jours de marche forcée à travers les terres de l’Ouest. Ils n’eurent pas la chance de pouvoir se poster en hauteur par rapport au campement et bénéficier d’un point de vue irréprochable sur la base ennemie. Déjà, parce qu’il n’y avait pas vraiment de point en hauteur. Ensuite, parce que Dogmaël avait fait installer le campement de son armée dans et autour d’un ancien poste avancé qui tombait à moitié en ruine, et il leur était encore difficile de voir à travers les murs. Enfin, parce que le Roi-Sorcier était prudent, et qu’il avait pris la peine de poster un certain nombre de sentinelles tout autour du campement, aux endroits qui auraient pu être utilisés comme point d’observation. Meven émit toute une série de jurons colorés ; Sigrid, Pervenche et Hélios, toujours prêts à aider, lui en fournirent même de nouveaux pour l’aider à exprimer sa frustration.
Une fois l’assassin calmé, ils étudièrent la situation. Le seul endroit en hauteur à des kilomètres à la ronde, c’était celui occupé par l’avant-poste à moitié en ruines. Et l’avant-poste en question n’était guère formé de davantage qu’une tour et quelques bâtiments bats, entouré d’un mur qui ne tenait probablement debout que par un miracle. L’assassin annonça que ça ne serait probablement pas difficile d’y entrer. L’ennui, c’était qu’il fallait passer des sentinelles, et se faufiler ensuite à travers des rangs et des rangs de tentes, jusqu’aux bâtiments. Et faire le chemin en sens inverse juste après, le tout sans se faire repérer. Ça, par contre, ça n’allait pas être facile. Et pas question d’entraîner les autres là-dedans, ça serait juste suicidaire. Il va sans dire que les autres en question, particulièrement Sigrid qui ne voulait pas être laissée en arrière, ne furent pas ravis à l’idée de laisser l’assassin s’en charger seul, mais il les interrompit avec l’argument que ce n’était pas une petite promenade pour escorter quelqu’un, cette fois-ci, mais un assassinat en bonne et due forme, et que s’ils se faisaient prendre, ils seraient probablement morts d’ici le lever du soleil.
A la nuit tombée, Meven estima qu’il était temps pour lui d’y aller. Sigrid insista pour l’accompagner, au moins pour mettre les sentinelles hors d’état de nuire. L’assassin essaya bien de discuter, arguant que ce n’était pas vraiment la peine de venir pour discuter avec l’ennemi jusqu’à ce que l’ennui le fasse succomber, mais elle lui conseilla de se taire et de regarder faire ceux qui savaient. Les deux disparurent donc dans l’obscurité, laissant les autres tendre l’oreille et se ronger les sangs. La soigneuse revint cinq minutes plus tard, toute seule. A leurs questions chuchotées, elle répondit qu’elle n’avait eu qu’à lever son bâton et à utiliser ses magnifiques pouvoirs pour qu’aussitôt, la sentinelle qui surveillait le passage qui les intéressait sombre dans un sommeil profond. Killian lui demanda logiquement pourquoi elle n’avait pas endormi tout le camp pour leur faciliter la tâche, mais elle lui expliqua que pour réaliser ça, il faudrait une armée de Sigrid. Le maître d’armes laissa tomber la question avec un frisson d’horreur.
Un long moment, probablement plusieurs heures, s’écoula sans qu’aucun n’ose demander ce qui se passait, mais l’idée que Meven avait pu être capturé leur collait tous à l’esprit. Cependant, il n’y avait ni cris d’alerte, ni mouvements des soldats, donc l’assassin devait être en sécurité. Néanmoins, ils attendaient son retour avec une angoisse grandissante au fur et à mesure que le temps passait. Killian fut le premier à tendre l’oreille, et il tira son sabre en silence. Immédiatement après, Hélios empoigna à la fois sa lance et son couteau, et se mit en garde. Les autres se demandèrent ce qui les prenait, mais ils n’eurent pas bien longtemps à se demander. D’un seul coup, la nuit s’illumina. Il leur fallut quelques secondes pour que leurs yeux s’habituent à la violente lumière, pour se rendre compte qu’ils étaient encerclés. Des soldats de l’Ouest, menés par un officier en cotte de mailles et cape noire. C’était difficile de distinguer autre chose, à cause des torches et de l’intense lumière blanche que portait un individu à capuchon. Par contre, ce n’était pas difficile du tout de voir les armes nombreuses et aiguisées pointées sur eux. Killian était prêt à trancher dans le tas, et nul doute qu’il n’aurait eu aucun mal à les éliminer tous, et à s’en sortir sans une égratignure, c’était ce que clamait sa légende. Mais les autres, eux, étaient assurés de passer de vie à trépas dans la manœuvre. L’homme à la cape leur demanda de rendre les armes, et leurs vies seraient épargnées pour le moment. Dans le cas contraire, même si un seul refusait de se soumettre (et son regard glissa vers Killian), ils seraient tous massacrés sans autre forme de procès. Le maître d’armes hésita un instant, puis à la surprise générale, accepta de remettre son sabre aux mains de l’un des soldats. Les autres s’empressèrent d’immobiliser tout le groupe pour les mettre hors d’état de nuire, et les traînèrent en direction de l’avant-poste.
Alors qu’ils marchaient, entourés par le groupe de soldats, et que l’officier et le mage de service étaient occupés à discuter à l’avant, Gillan s’approcha de Killian, autant qu’elle le pouvait :
- Maître, p-pourquoi ne les avez-vous p-pas tous tués ?
Killian lui jeta un coup d’œil rapide, puis fixa de nouveau le soldat devant lui. Sa réponse fut courte et précise :
- Parce que.
Gillan s’assura que personne ne faisait attention à ce qu’ils se racontaient, et demanda, plus doucement :
- P-Pourquoi ? Vous auriez p-pu tous les éliminer, et v-vous en tirer…
- Et ils vous auraient tous mis en pièces, répondit-il sèchement. C’est que ce que tu veux ?
- B-Bien sûr que non, mais…
- Mais quoi ?
- Eh b-bien… C’est la première fois que…
- Je n’ai absolument pas voulu vous sauver, que ce soit bien clair. Mais ce genre de méthodes me dégoûte. Les menaces, le chantage… Ce n’est pas une méthode honorable pour mener un combat. Un combat, ça se gagne à la loyale. Pas en menaçant des gens qui ne sont pas capables de se défendre.
- Ils sont c-capables de se défendre…
- Pas contre autant d’adversaires, la coupa Killian en fusillant d’un œil particulièrement assassin l’homme qui était devant lui. La moitié au moins se seraient fait tuer sans autre forme de procès. Voici encore une méthode que je déteste, venir attaquer quelqu’un alors qu’il est en infériorité numérique. Ça n’est admissible que lorsqu’on a quelqu’un comme moi comme adversaire. Mais à part ça, c’est une méthode de lâches, et ceux qui l’utilisent mériteraient d’être dépouillés de leurs armes, égorgés, et jetés dans un fossé pour être dévorés par les chiens !
Le soldat le plus proche finit par lui dire de la fermer s’il ne voulait pas qu’on lui arrange un peu le portrait, ou qu’on lui coupe ses jolis cheveux. Killian obtempéra. Gillan se fit la remarque qu’elle n’avait encore que rarement entendu parler son maître ainsi. Certes, il n’était jamais avare de ce genre d’idées, et l’honneur au combat tenait souvent une grande place dans ses discours rageurs, mais encore jamais à ce point. Ni d’ailleurs, de manière aussi véhémente… et claire à comprendre. A croire qu’il voulait qu’on sache bien qu’il n’avait renoncé au combat que pour son sens de l’honneur, et certainement pas pour protéger les autres. A moins qu’il ne tente de s’en convaincre, que le sort des autres lui était égal ? Ça n’aurait pas déparé le personnage, ça non… Elle se dit qu’il faudrait qu’elle raconte à Meven comment il ne les avait pas sauvés, avant de se rappeler que l’assassin avait disparu, et que pour ce qu’elle en savait, il pourrait tout aussi bien être mort. Quoiqu’il y aurait eu davantage de bruit et de fureur si ça avait été le cas. Non, il y avait encore de l’espoir, Meven devait être caché et attendre le bon moment pour frapper. Il ne fallait surtout pas qu’ils perdent espoir.
La traversée du camp se fit heureusement dans le silence, la plupart des soldats était plongée dans un sommeil réparateur, et les seuls qui les regardèrent passer étaient les individus groupés autour de braseros de fortune. Ils furent amenés dans la tour de l’avant-poste, toujours sous bonne surveillance. Là, celui qui avait conduit le groupe de soldats s’inclina devant l’homme qui se tenait là, murmura quelques mots, et sortit, entraînant son unité avec lui, et ne laissant que deux d’entre eux debout de part et d’autre de la porte. L’homme leur tourna encore un instant le dos, apparemment absorbé dans une tâche qui incluait visiblement un grand livre, des bougies et toute une série d’objets dont il valait mieux ne pas savoir ce dont il s’agissait. Enfin, il leur fit face, et déclara :
- Je vous attendais, mercenaires.
Il n’y avait pas d’erreur possible, ils se tenaient devant Dogmaël, le Roi-Sorcier, le dirigeant du pays de l’Ouest. Bien qu’aucun d’eux ne l’avait jamais vu, ce n’était pas possible de se tromper. Bien sûr, avec toutes les histoires qu’on leur avait racontées, ils s’étaient fait une idée bien différente de lui : un monstre, un fou, mais certainement pas ça. Devant eux se tenait un homme de grande taille, qui dépassait même Killian, les épaules larges d’un combattant, et l’attitude altière tel qu’il sied à un roi. C’était un bel homme, on ne pouvait pas le nier, les traits aigus comme taillés dans le marbre, et burinés par le vent et le soleil, complétés par une barbe élégante, taillée en pointe, poivre et sel. Les yeux étaient d’un bleu très pâle, le regard était intense et brûlant, et leur donnait l’impression qu’il forait directement à travers le crâne. Ses cheveux étaient pris dans un turban complexe de couleur sombre. Il portait des vêtements de coupe simple, une tunique à manches longues, une sur-tunique, et un pantalon de toile épaisse aux teintes sobres, sans ornements, des bottes à renforts métalliques qui lui montaient jusqu’aux genoux, une cape attachée par une broche en argent délicatement ouvragée, Pervenche ne put s’empêcher de reconnaître la finesse du travail. Sur ses vêtements, il portait un plastron d’armure qui ne portait aucune trace de coup, témoin de l’adresse de l’artisan ou de la puissance de son propriétaire, ou peut-être des deux. Une large hache bipenne était attachée à sa ceinture, et on ne pouvait qu’imaginer ce qu’un homme de sa carrure pouvait faire avec une arme pareille. C’était un homme extrêmement impressionnant. Mais ce n’était ni le regard, ni l’attitude d’un fou dangereux, ou d’un homme qui avait ouvert les portes des royaumes souterrains. C’était l’attitude du roi d’un des plus grands pays du continent, et celle d’un roi prêt au combat. Un homme qui était prêt à tout pour obtenir ce qu’il voulait, même si c’était en envahissant un autre pays. Et de se retrouver ainsi en présence d’un être aussi puissant, aussi décidé, aussi impitoyable, ça leur faisait à tous froid dans le dos.
Il les regarda un instant, les obligeant à baisser la tête pour éviter de croiser son regard. Puis il éclata de rire, un rire étonnamment joyeux et presque léger, et leur annonça :
- Je vous vois étonné de savoir que je vous attendais. Mais enfin, pensez-vous vraiment qu’Elric est le seul à disposer d’espions ? Il me paraissait logique qu’il tenterait de m’arrêter, et j’ai pris grand soin, disons, d’espionner ses espions. Je savais que vous arriveriez. Je ne savais juste pas exactement quand. Mais ça n’a pas été très difficile de vous repérer.
Il fit une pause pour laisser l’implication de ses mots s’imprimer dans l’esprit de ses captifs. Alors comme ça, il savait ? C’était bien la peine d’avoir fait tant d’efforts. Leur mission n’avait vraiment servi à rien. Dogmaël reprit :
- Ne vous blâmez pas pour ça. J’ai entendu dire que vous étiez des mercenaires tout à fait compétents, et j’avoue qu’il n’a pas été si facile de vous mettre la main dessus. Nous avons craint un moment que le fameux Killian Lame-Rouge nous poserait problème, ajouta-t-il avec un signe de tête respectueux envers le maître d’armes qui resta de marbre. Mais les choses se sont plutôt mieux passées que je ne l’espérais. Personne n’a été blessé. Alors dites-moi, quel était votre plan ? Ou plutôt, quel est le plan que le petit stratège d’Elric a mis au point ?
Personne ne daigna lui répondre. Bien sûr, il fallait protéger Meven. Mais de toute façon, personne dans le groupe ne voulait lui adresser la parole, que ce soit par mépris, par stupeur de le voir autant au courant de leurs projets, ou par crainte. Il continua donc, pas le moins du monde perturbé :
- Je me demande… Il y a un mage, une soigneuse et un moine parmi vous. Ce n’est pas le genre de personnes que l’on envoie dans une mission suicide. Mais enfin, je ne vois pas trop ce que des gens comme vous pourraient faire contre moi… Vous n’êtes pas des assassins. J’ai pris la précaution de faire rechercher quelques informations sur vous, ne m’en veuillez pas bien sûr… Et je me demande ce qu’une fille de bonne famille du Sud, un cavalier déserteur du Sud-Est, une prêtresse de Menda, l’élève de Loki d’Adelsheim, un maître d’armes légendaire et son élève… légèrement moins légendaire, et un moine au service de Luciola, qui comme par hasard vient de la ville de Mallemort, viennent faire ici. Aux abords de mon camp, et en pleine nuit.
Nouveau long silence. On n’entendait que des gouttes de pluie commençant à tomber sur le toit d’ardoise, et une vague rumeur qui montait du campement en bas. Ça n’aurait pas été difficile d’entendre des mouvements, ou des pas. Et pourtant, absolument personne n’entendit l’étrange personnage arriver. Drapé dans une cape d’un violet profond qui flottait autour de lui comme le suaire d’un fantôme, avec de longs cheveux d’un gris sombre dont une mèche lui retombait en partie sur l’œil gauche, un teint maladivement pâle, et de grands yeux étirés vers les tempes, bizarrement jaunes comme ceux d’un chat. Il était plutôt agréable à regarder, mais il avait quelque chose d’assez déstabilisant, qui faisait un peu froid dans le dos. Peut-être son absence totale d’expression. Ou le fait qu’il apparut d’un seul coup derrière Dogmaël, alors que personne ne s’était rendu compte de son arrivée, et qu’il resta simplement planté là, à les fixer de ses étranges yeux de chats, sans bouger, sans même donner l’impression qu’il respirait. Dogmaël ne lui accorda même pas un coup d’œil, et il reprit, encore une fois, d’un ton légèrement plus dur :
- Alors ? Allez-vous me dire ce que vous faisiez ici ? Ou dois-je commencer à me montrer moins sympathique ? Je regretterais d’avoir à me montrer agressif, ou d’avoir recours à un certain nombre d’actes violents, qui risqueraient de vous porter un préjudice physique et moral important.
- Vous abaisseriez-vous vraiment à ça ? demanda Pervenche.
- Ça ne serait pas de gaîté de cœur. Contrairement à ce qu’on prédit, je ne suis pas un maniaque assoiffé de sang, ni un monstre. Je ne vous ferai rien. Je… me contenterai de laisser cette tâche à mon aimable… voyez-le comme mon assistant, les sentiments en moins, l’efficacité en plus. Il se chargera de vous arracher les informations qui me seront nécessaires, et j’aime mieux vous dire que les hurlements et les cris de pitié ne l’émeuvent pas.
Cette fois-ci, le silence était tendu et nerveux. La menace de la torture n’intéressait personne, et le regard inexpressif de l’assistant du roi et la promesse de se retrouver entre ses griffes était suffisant pour les glacer d’horreur. Le drôle de personnage s’avançait déjà vers eux, son expression figée en un masque indifférent, quand Dogmaël l’arrêta :
- Une seconde… Si je me souviens bien, vous étiez davantage… Les rapports parlent de huit personnes… Alors, réfléchit-il à haute voix tout en les comptant, la petite effrontée hirsute, l’homme à la mèche blanche, la prêtresse et son mage du corps, les deux nomades, et le moine… Il y en avait encore un, tout habillé de noir… Où est-il ?
Silence prudent. La tension dans la salle devenait vraiment palpable, et l’homme aux yeux de chat levait déjà la main pour agripper le premier venu. Ewan recula avec un couinement apeuré et se glissa derrière Hélios, qui jeta un regard de défi à l’étrange individu. L’échange n’avait bien sûr pas échappé à Dogmaël, qui décida de fixer son attention sur le mage. Son assistant sépara Ewan du groupe malgré les protestations, et l’amena devant son maître, lequel le toisa de toute sa hauteur. Il attendit un peu pour être sûr que le mage soit complètement terrifié, puis laissa tomber :
- Si tu ne veux pas mourir, dis-moi où est passé le voleur qui était avec vous. Tu ne veux pas mourir, n’est-ce pas ? Tu es trop jeune pour ça.
Ewan secoua frénétiquement la tête.
- Alors dis-moi immédiatement où il est. Parti en vous abandonnant, dès que le vent s’est mis à tourner ? Plus préoccupé par ses intérêts que par ceux de ses camarades ? C’est étonnant, n’est-ce pas ? Même le grand Killian Sans-Cœur a renoncé à massacrer mes hommes pour préserver les gens qui l’accompagnent, démentant ainsi sa réputation incroyable d’homme sans scrupules et sans pitié. Cet individu serait-il donc pire que celui que l’on décrit comme le pire individu que notre monde ait porté ?
Le regard méprisant de Killian ne lui arracha qu’un demi-sourire au lieu de le faire fondre sur place comme c’était certainement le but. Dogmaël serrait maintenant le bras d’Ewan avec une poigne qui laissait à craindre qu’il l’ait brisé net. Gillan enroula fermement les cheveux de Killian autour de son poing pour lui éviter de sauter à la gorge du Roi-Sorcier et de la lui ouvrir avec les dents, ou quelque chose du genre. Hélios faisait appel à tout son contrôle de soi, mais ses poings étaient serrés si forts que ses jointures étaient livides. Pervenche et Sigrid échangeaient des regards disant clairement qu’à la moindre occasion, elles étrangleraient tout ce qui se trouvait sur leur passage. Quant à Lucillien, le mouvement rapide de ses lèvres laissait à penser qu’il récitait des prières à une vitesse qui défiait l’entendement. Mais pas moyen de se porter au secours d’Ewan de manière effective sans risquer d’être massacrés les uns après les autres, et le rictus triomphant de Dogmaël indiquait qu’il était parfaitement au courant. Ils étaient en son pouvoir, et ils ne pouvaient rien faire, même s’il décidait par exemple d’arracher un ou deux bras pour se faire écouter.
La situation était critique. Dogmaël repoussa son prisonnier entre les mains de son assistant, qui ne changea absolument pas d’expression mais réussit toutefois à donner une impression de satisfaction pour ce qu’il avait à faire. C’est à ce moment précis, alors que la situation paraissait impossible à résoudre, qu’une silhouette sombre tomba littéralement du ciel, ou plutôt du plafond où elle était restée parmi les poutres, droit sur Dogmaël. Avant que personne n’ait pu réagir, pas même l’assistant, il empoigna le roi de l’Ouest dans une prise solide comme l’acier, et plaça la pointe d’un couteau de taille impressionnante contre sa gorge. Il fallut quelques secondes aux personnes présentes pour reconnaître les cheveux sable recouverts par un tissu noir, et le sourire arrogant. Dogmaël tenta de se dégager, mais l’arme s’enfonça légèrement dans sa peau, faisant couler un filet de sang, et le forçant à s’arrêter. Meven regarda autour de lui, les soldats qui essayaient d’évaluer la situation, Dogmaël qui attendait une occasion de se libérer, l’assistant qui le regardait tout en tenant Ewan dont les doigts s’agitaient nerveusement, et ses camarades prisonniers. Il afficha un immense sourire, et annonça :
- Enchanté de vous rencontrer. Je suis Meven, l’assassin que vous recherchiez, et je suis là pour vous assassiner. Vous vouliez me voir ?
Comme Elric l’avait annoncé, ses espions les tinrent au courant des mouvements de l’armée de l’Ouest. Drôles de créatures, d’ailleurs, ces espions. Tout vêtus de noir, comme il était d’usage pour des individus ayant pour vocation de passer inaperçus, du moins c’était l’avis général. La plupart du temps, ils ne les voyaient approcher que quand, d’un seul coup, l’un d’eux se matérialisait au milieu de leur groupe pour leur donner leurs informations, et disparaissaient immédiatement après. Certains y ajoutaient même un nuage de fumée pour paraître plus impressionnant, ce qui ne manquait jamais de surprendre et de se demander où Elric avait bien pu les trouver. Mais enfin, leurs informations étaient claires, et supposaient-ils, assez précises. Comme cela avait été proposé par Malikaï, l’armée de Dogmaël marchait droit vers Altea, probablement pour atteindre la capitale le plus vite possible et prendre possession du pays. En progressant comme ils le faisaient, ils n’allaient pas tarder à se retrouver face à face. Il faudrait alors qu’ils soient extrêmement prudents, pour ne pas être pris au piège. Meven avait cessé de se draper à toute occasion sur Hélios et clamer qu’il lui fallait du réconfort pour la mission qui l’attendait. Il avait emprunté à Ewan des parchemins et une mine de plomb, et il avait entrepris d’utiliser les informations que les espions leur avaient données sur la manière dont l’armée de l’Ouest avait tendance à établir ses campements, pour tenter d’établir un schéma. Ewan avait fini par se porter à son secours, et à eux deux, ils avaient finalement réussi à réaliser un diagramme utilisable. L’assassin avait alors entrepris de mettre au point une stratégie pour réussir à entrer sans se faire repérer, assassiner sa cible, et ressortir de la même manière. Il prenait un soin tout particulier à vérifier ses armes et son équipement. Un soir qu’il regardait ses notes pour la énième fois, Hélios, qui était de corvée d’épluchage de légumes avec Pervenche, lui fit la remarque :
- C’est la première fois que je le vois comme ça.
La mercenaire évita de justesse de se couper un morceau de doigt et demanda :
- Que tu vois qui comment ?
- Meven. Comme ça.
- Tu veux dire, pas en train de t’utiliser comme coussin, matelas, jouet en peluche ou assimilé ?
- Voilà. Et puis… sérieux.
- Il est sérieux, quand il tue, tu sais.
- Oui, mais quand il tue, je préfère qu’il y ait un maximum d’espace entre lui et moi.
Il jeta un nouveau coup d’œil à Meven qui était très occupé à regarder son schéma en marmonnant des choses pour lui-même.
- C’est juste que… reprit-il en retournant à son épluchage, je ne sais pas. C’est… intéressant de le voir normal, je suppose.
- Pas en train de faire l’idiot, quoi.
- Voilà. Calme et sérieux.
Il leva la tête, et vit le regard que Pervenche posait sur lui. Un regard… attentif. Il demanda :
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Rien… Je pensais que tu le détestais.
Hélios hésita un instant.
- Ca dépend. La moitié du temps, je le déteste. Il est vulgaire et envahissant. Mais…
Sa voix mourut. Pervenche décida de compléter pour lui :
- Mais il a aussi ses bons moments, c’est ça ?
- C’est juste dommage qu’ils soient si rares…
Difficile de trouver quoi répondre, surtout quand Hélios avait l’air tellement… étrange. Sigrid se porta à leur secours en leur demandant s’ils avaient fini de faire la conversation aux légumes, et les délivra de leur tâche. Hélios évita soigneusement le regard de Pervenche, et alla s’asseoir à côté de l’assassin pour regarder le plan avec lui.
Ils finirent enfin par atteindre leur but, après plusieurs jours de marche forcée à travers les terres de l’Ouest. Ils n’eurent pas la chance de pouvoir se poster en hauteur par rapport au campement et bénéficier d’un point de vue irréprochable sur la base ennemie. Déjà, parce qu’il n’y avait pas vraiment de point en hauteur. Ensuite, parce que Dogmaël avait fait installer le campement de son armée dans et autour d’un ancien poste avancé qui tombait à moitié en ruine, et il leur était encore difficile de voir à travers les murs. Enfin, parce que le Roi-Sorcier était prudent, et qu’il avait pris la peine de poster un certain nombre de sentinelles tout autour du campement, aux endroits qui auraient pu être utilisés comme point d’observation. Meven émit toute une série de jurons colorés ; Sigrid, Pervenche et Hélios, toujours prêts à aider, lui en fournirent même de nouveaux pour l’aider à exprimer sa frustration.
Une fois l’assassin calmé, ils étudièrent la situation. Le seul endroit en hauteur à des kilomètres à la ronde, c’était celui occupé par l’avant-poste à moitié en ruines. Et l’avant-poste en question n’était guère formé de davantage qu’une tour et quelques bâtiments bats, entouré d’un mur qui ne tenait probablement debout que par un miracle. L’assassin annonça que ça ne serait probablement pas difficile d’y entrer. L’ennui, c’était qu’il fallait passer des sentinelles, et se faufiler ensuite à travers des rangs et des rangs de tentes, jusqu’aux bâtiments. Et faire le chemin en sens inverse juste après, le tout sans se faire repérer. Ça, par contre, ça n’allait pas être facile. Et pas question d’entraîner les autres là-dedans, ça serait juste suicidaire. Il va sans dire que les autres en question, particulièrement Sigrid qui ne voulait pas être laissée en arrière, ne furent pas ravis à l’idée de laisser l’assassin s’en charger seul, mais il les interrompit avec l’argument que ce n’était pas une petite promenade pour escorter quelqu’un, cette fois-ci, mais un assassinat en bonne et due forme, et que s’ils se faisaient prendre, ils seraient probablement morts d’ici le lever du soleil.
A la nuit tombée, Meven estima qu’il était temps pour lui d’y aller. Sigrid insista pour l’accompagner, au moins pour mettre les sentinelles hors d’état de nuire. L’assassin essaya bien de discuter, arguant que ce n’était pas vraiment la peine de venir pour discuter avec l’ennemi jusqu’à ce que l’ennui le fasse succomber, mais elle lui conseilla de se taire et de regarder faire ceux qui savaient. Les deux disparurent donc dans l’obscurité, laissant les autres tendre l’oreille et se ronger les sangs. La soigneuse revint cinq minutes plus tard, toute seule. A leurs questions chuchotées, elle répondit qu’elle n’avait eu qu’à lever son bâton et à utiliser ses magnifiques pouvoirs pour qu’aussitôt, la sentinelle qui surveillait le passage qui les intéressait sombre dans un sommeil profond. Killian lui demanda logiquement pourquoi elle n’avait pas endormi tout le camp pour leur faciliter la tâche, mais elle lui expliqua que pour réaliser ça, il faudrait une armée de Sigrid. Le maître d’armes laissa tomber la question avec un frisson d’horreur.
Un long moment, probablement plusieurs heures, s’écoula sans qu’aucun n’ose demander ce qui se passait, mais l’idée que Meven avait pu être capturé leur collait tous à l’esprit. Cependant, il n’y avait ni cris d’alerte, ni mouvements des soldats, donc l’assassin devait être en sécurité. Néanmoins, ils attendaient son retour avec une angoisse grandissante au fur et à mesure que le temps passait. Killian fut le premier à tendre l’oreille, et il tira son sabre en silence. Immédiatement après, Hélios empoigna à la fois sa lance et son couteau, et se mit en garde. Les autres se demandèrent ce qui les prenait, mais ils n’eurent pas bien longtemps à se demander. D’un seul coup, la nuit s’illumina. Il leur fallut quelques secondes pour que leurs yeux s’habituent à la violente lumière, pour se rendre compte qu’ils étaient encerclés. Des soldats de l’Ouest, menés par un officier en cotte de mailles et cape noire. C’était difficile de distinguer autre chose, à cause des torches et de l’intense lumière blanche que portait un individu à capuchon. Par contre, ce n’était pas difficile du tout de voir les armes nombreuses et aiguisées pointées sur eux. Killian était prêt à trancher dans le tas, et nul doute qu’il n’aurait eu aucun mal à les éliminer tous, et à s’en sortir sans une égratignure, c’était ce que clamait sa légende. Mais les autres, eux, étaient assurés de passer de vie à trépas dans la manœuvre. L’homme à la cape leur demanda de rendre les armes, et leurs vies seraient épargnées pour le moment. Dans le cas contraire, même si un seul refusait de se soumettre (et son regard glissa vers Killian), ils seraient tous massacrés sans autre forme de procès. Le maître d’armes hésita un instant, puis à la surprise générale, accepta de remettre son sabre aux mains de l’un des soldats. Les autres s’empressèrent d’immobiliser tout le groupe pour les mettre hors d’état de nuire, et les traînèrent en direction de l’avant-poste.
Alors qu’ils marchaient, entourés par le groupe de soldats, et que l’officier et le mage de service étaient occupés à discuter à l’avant, Gillan s’approcha de Killian, autant qu’elle le pouvait :
- Maître, p-pourquoi ne les avez-vous p-pas tous tués ?
Killian lui jeta un coup d’œil rapide, puis fixa de nouveau le soldat devant lui. Sa réponse fut courte et précise :
- Parce que.
Gillan s’assura que personne ne faisait attention à ce qu’ils se racontaient, et demanda, plus doucement :
- P-Pourquoi ? Vous auriez p-pu tous les éliminer, et v-vous en tirer…
- Et ils vous auraient tous mis en pièces, répondit-il sèchement. C’est que ce que tu veux ?
- B-Bien sûr que non, mais…
- Mais quoi ?
- Eh b-bien… C’est la première fois que…
- Je n’ai absolument pas voulu vous sauver, que ce soit bien clair. Mais ce genre de méthodes me dégoûte. Les menaces, le chantage… Ce n’est pas une méthode honorable pour mener un combat. Un combat, ça se gagne à la loyale. Pas en menaçant des gens qui ne sont pas capables de se défendre.
- Ils sont c-capables de se défendre…
- Pas contre autant d’adversaires, la coupa Killian en fusillant d’un œil particulièrement assassin l’homme qui était devant lui. La moitié au moins se seraient fait tuer sans autre forme de procès. Voici encore une méthode que je déteste, venir attaquer quelqu’un alors qu’il est en infériorité numérique. Ça n’est admissible que lorsqu’on a quelqu’un comme moi comme adversaire. Mais à part ça, c’est une méthode de lâches, et ceux qui l’utilisent mériteraient d’être dépouillés de leurs armes, égorgés, et jetés dans un fossé pour être dévorés par les chiens !
Le soldat le plus proche finit par lui dire de la fermer s’il ne voulait pas qu’on lui arrange un peu le portrait, ou qu’on lui coupe ses jolis cheveux. Killian obtempéra. Gillan se fit la remarque qu’elle n’avait encore que rarement entendu parler son maître ainsi. Certes, il n’était jamais avare de ce genre d’idées, et l’honneur au combat tenait souvent une grande place dans ses discours rageurs, mais encore jamais à ce point. Ni d’ailleurs, de manière aussi véhémente… et claire à comprendre. A croire qu’il voulait qu’on sache bien qu’il n’avait renoncé au combat que pour son sens de l’honneur, et certainement pas pour protéger les autres. A moins qu’il ne tente de s’en convaincre, que le sort des autres lui était égal ? Ça n’aurait pas déparé le personnage, ça non… Elle se dit qu’il faudrait qu’elle raconte à Meven comment il ne les avait pas sauvés, avant de se rappeler que l’assassin avait disparu, et que pour ce qu’elle en savait, il pourrait tout aussi bien être mort. Quoiqu’il y aurait eu davantage de bruit et de fureur si ça avait été le cas. Non, il y avait encore de l’espoir, Meven devait être caché et attendre le bon moment pour frapper. Il ne fallait surtout pas qu’ils perdent espoir.
La traversée du camp se fit heureusement dans le silence, la plupart des soldats était plongée dans un sommeil réparateur, et les seuls qui les regardèrent passer étaient les individus groupés autour de braseros de fortune. Ils furent amenés dans la tour de l’avant-poste, toujours sous bonne surveillance. Là, celui qui avait conduit le groupe de soldats s’inclina devant l’homme qui se tenait là, murmura quelques mots, et sortit, entraînant son unité avec lui, et ne laissant que deux d’entre eux debout de part et d’autre de la porte. L’homme leur tourna encore un instant le dos, apparemment absorbé dans une tâche qui incluait visiblement un grand livre, des bougies et toute une série d’objets dont il valait mieux ne pas savoir ce dont il s’agissait. Enfin, il leur fit face, et déclara :
- Je vous attendais, mercenaires.
Il n’y avait pas d’erreur possible, ils se tenaient devant Dogmaël, le Roi-Sorcier, le dirigeant du pays de l’Ouest. Bien qu’aucun d’eux ne l’avait jamais vu, ce n’était pas possible de se tromper. Bien sûr, avec toutes les histoires qu’on leur avait racontées, ils s’étaient fait une idée bien différente de lui : un monstre, un fou, mais certainement pas ça. Devant eux se tenait un homme de grande taille, qui dépassait même Killian, les épaules larges d’un combattant, et l’attitude altière tel qu’il sied à un roi. C’était un bel homme, on ne pouvait pas le nier, les traits aigus comme taillés dans le marbre, et burinés par le vent et le soleil, complétés par une barbe élégante, taillée en pointe, poivre et sel. Les yeux étaient d’un bleu très pâle, le regard était intense et brûlant, et leur donnait l’impression qu’il forait directement à travers le crâne. Ses cheveux étaient pris dans un turban complexe de couleur sombre. Il portait des vêtements de coupe simple, une tunique à manches longues, une sur-tunique, et un pantalon de toile épaisse aux teintes sobres, sans ornements, des bottes à renforts métalliques qui lui montaient jusqu’aux genoux, une cape attachée par une broche en argent délicatement ouvragée, Pervenche ne put s’empêcher de reconnaître la finesse du travail. Sur ses vêtements, il portait un plastron d’armure qui ne portait aucune trace de coup, témoin de l’adresse de l’artisan ou de la puissance de son propriétaire, ou peut-être des deux. Une large hache bipenne était attachée à sa ceinture, et on ne pouvait qu’imaginer ce qu’un homme de sa carrure pouvait faire avec une arme pareille. C’était un homme extrêmement impressionnant. Mais ce n’était ni le regard, ni l’attitude d’un fou dangereux, ou d’un homme qui avait ouvert les portes des royaumes souterrains. C’était l’attitude du roi d’un des plus grands pays du continent, et celle d’un roi prêt au combat. Un homme qui était prêt à tout pour obtenir ce qu’il voulait, même si c’était en envahissant un autre pays. Et de se retrouver ainsi en présence d’un être aussi puissant, aussi décidé, aussi impitoyable, ça leur faisait à tous froid dans le dos.
Il les regarda un instant, les obligeant à baisser la tête pour éviter de croiser son regard. Puis il éclata de rire, un rire étonnamment joyeux et presque léger, et leur annonça :
- Je vous vois étonné de savoir que je vous attendais. Mais enfin, pensez-vous vraiment qu’Elric est le seul à disposer d’espions ? Il me paraissait logique qu’il tenterait de m’arrêter, et j’ai pris grand soin, disons, d’espionner ses espions. Je savais que vous arriveriez. Je ne savais juste pas exactement quand. Mais ça n’a pas été très difficile de vous repérer.
Il fit une pause pour laisser l’implication de ses mots s’imprimer dans l’esprit de ses captifs. Alors comme ça, il savait ? C’était bien la peine d’avoir fait tant d’efforts. Leur mission n’avait vraiment servi à rien. Dogmaël reprit :
- Ne vous blâmez pas pour ça. J’ai entendu dire que vous étiez des mercenaires tout à fait compétents, et j’avoue qu’il n’a pas été si facile de vous mettre la main dessus. Nous avons craint un moment que le fameux Killian Lame-Rouge nous poserait problème, ajouta-t-il avec un signe de tête respectueux envers le maître d’armes qui resta de marbre. Mais les choses se sont plutôt mieux passées que je ne l’espérais. Personne n’a été blessé. Alors dites-moi, quel était votre plan ? Ou plutôt, quel est le plan que le petit stratège d’Elric a mis au point ?
Personne ne daigna lui répondre. Bien sûr, il fallait protéger Meven. Mais de toute façon, personne dans le groupe ne voulait lui adresser la parole, que ce soit par mépris, par stupeur de le voir autant au courant de leurs projets, ou par crainte. Il continua donc, pas le moins du monde perturbé :
- Je me demande… Il y a un mage, une soigneuse et un moine parmi vous. Ce n’est pas le genre de personnes que l’on envoie dans une mission suicide. Mais enfin, je ne vois pas trop ce que des gens comme vous pourraient faire contre moi… Vous n’êtes pas des assassins. J’ai pris la précaution de faire rechercher quelques informations sur vous, ne m’en veuillez pas bien sûr… Et je me demande ce qu’une fille de bonne famille du Sud, un cavalier déserteur du Sud-Est, une prêtresse de Menda, l’élève de Loki d’Adelsheim, un maître d’armes légendaire et son élève… légèrement moins légendaire, et un moine au service de Luciola, qui comme par hasard vient de la ville de Mallemort, viennent faire ici. Aux abords de mon camp, et en pleine nuit.
Nouveau long silence. On n’entendait que des gouttes de pluie commençant à tomber sur le toit d’ardoise, et une vague rumeur qui montait du campement en bas. Ça n’aurait pas été difficile d’entendre des mouvements, ou des pas. Et pourtant, absolument personne n’entendit l’étrange personnage arriver. Drapé dans une cape d’un violet profond qui flottait autour de lui comme le suaire d’un fantôme, avec de longs cheveux d’un gris sombre dont une mèche lui retombait en partie sur l’œil gauche, un teint maladivement pâle, et de grands yeux étirés vers les tempes, bizarrement jaunes comme ceux d’un chat. Il était plutôt agréable à regarder, mais il avait quelque chose d’assez déstabilisant, qui faisait un peu froid dans le dos. Peut-être son absence totale d’expression. Ou le fait qu’il apparut d’un seul coup derrière Dogmaël, alors que personne ne s’était rendu compte de son arrivée, et qu’il resta simplement planté là, à les fixer de ses étranges yeux de chats, sans bouger, sans même donner l’impression qu’il respirait. Dogmaël ne lui accorda même pas un coup d’œil, et il reprit, encore une fois, d’un ton légèrement plus dur :
- Alors ? Allez-vous me dire ce que vous faisiez ici ? Ou dois-je commencer à me montrer moins sympathique ? Je regretterais d’avoir à me montrer agressif, ou d’avoir recours à un certain nombre d’actes violents, qui risqueraient de vous porter un préjudice physique et moral important.
- Vous abaisseriez-vous vraiment à ça ? demanda Pervenche.
- Ça ne serait pas de gaîté de cœur. Contrairement à ce qu’on prédit, je ne suis pas un maniaque assoiffé de sang, ni un monstre. Je ne vous ferai rien. Je… me contenterai de laisser cette tâche à mon aimable… voyez-le comme mon assistant, les sentiments en moins, l’efficacité en plus. Il se chargera de vous arracher les informations qui me seront nécessaires, et j’aime mieux vous dire que les hurlements et les cris de pitié ne l’émeuvent pas.
Cette fois-ci, le silence était tendu et nerveux. La menace de la torture n’intéressait personne, et le regard inexpressif de l’assistant du roi et la promesse de se retrouver entre ses griffes était suffisant pour les glacer d’horreur. Le drôle de personnage s’avançait déjà vers eux, son expression figée en un masque indifférent, quand Dogmaël l’arrêta :
- Une seconde… Si je me souviens bien, vous étiez davantage… Les rapports parlent de huit personnes… Alors, réfléchit-il à haute voix tout en les comptant, la petite effrontée hirsute, l’homme à la mèche blanche, la prêtresse et son mage du corps, les deux nomades, et le moine… Il y en avait encore un, tout habillé de noir… Où est-il ?
Silence prudent. La tension dans la salle devenait vraiment palpable, et l’homme aux yeux de chat levait déjà la main pour agripper le premier venu. Ewan recula avec un couinement apeuré et se glissa derrière Hélios, qui jeta un regard de défi à l’étrange individu. L’échange n’avait bien sûr pas échappé à Dogmaël, qui décida de fixer son attention sur le mage. Son assistant sépara Ewan du groupe malgré les protestations, et l’amena devant son maître, lequel le toisa de toute sa hauteur. Il attendit un peu pour être sûr que le mage soit complètement terrifié, puis laissa tomber :
- Si tu ne veux pas mourir, dis-moi où est passé le voleur qui était avec vous. Tu ne veux pas mourir, n’est-ce pas ? Tu es trop jeune pour ça.
Ewan secoua frénétiquement la tête.
- Alors dis-moi immédiatement où il est. Parti en vous abandonnant, dès que le vent s’est mis à tourner ? Plus préoccupé par ses intérêts que par ceux de ses camarades ? C’est étonnant, n’est-ce pas ? Même le grand Killian Sans-Cœur a renoncé à massacrer mes hommes pour préserver les gens qui l’accompagnent, démentant ainsi sa réputation incroyable d’homme sans scrupules et sans pitié. Cet individu serait-il donc pire que celui que l’on décrit comme le pire individu que notre monde ait porté ?
Le regard méprisant de Killian ne lui arracha qu’un demi-sourire au lieu de le faire fondre sur place comme c’était certainement le but. Dogmaël serrait maintenant le bras d’Ewan avec une poigne qui laissait à craindre qu’il l’ait brisé net. Gillan enroula fermement les cheveux de Killian autour de son poing pour lui éviter de sauter à la gorge du Roi-Sorcier et de la lui ouvrir avec les dents, ou quelque chose du genre. Hélios faisait appel à tout son contrôle de soi, mais ses poings étaient serrés si forts que ses jointures étaient livides. Pervenche et Sigrid échangeaient des regards disant clairement qu’à la moindre occasion, elles étrangleraient tout ce qui se trouvait sur leur passage. Quant à Lucillien, le mouvement rapide de ses lèvres laissait à penser qu’il récitait des prières à une vitesse qui défiait l’entendement. Mais pas moyen de se porter au secours d’Ewan de manière effective sans risquer d’être massacrés les uns après les autres, et le rictus triomphant de Dogmaël indiquait qu’il était parfaitement au courant. Ils étaient en son pouvoir, et ils ne pouvaient rien faire, même s’il décidait par exemple d’arracher un ou deux bras pour se faire écouter.
La situation était critique. Dogmaël repoussa son prisonnier entre les mains de son assistant, qui ne changea absolument pas d’expression mais réussit toutefois à donner une impression de satisfaction pour ce qu’il avait à faire. C’est à ce moment précis, alors que la situation paraissait impossible à résoudre, qu’une silhouette sombre tomba littéralement du ciel, ou plutôt du plafond où elle était restée parmi les poutres, droit sur Dogmaël. Avant que personne n’ait pu réagir, pas même l’assistant, il empoigna le roi de l’Ouest dans une prise solide comme l’acier, et plaça la pointe d’un couteau de taille impressionnante contre sa gorge. Il fallut quelques secondes aux personnes présentes pour reconnaître les cheveux sable recouverts par un tissu noir, et le sourire arrogant. Dogmaël tenta de se dégager, mais l’arme s’enfonça légèrement dans sa peau, faisant couler un filet de sang, et le forçant à s’arrêter. Meven regarda autour de lui, les soldats qui essayaient d’évaluer la situation, Dogmaël qui attendait une occasion de se libérer, l’assistant qui le regardait tout en tenant Ewan dont les doigts s’agitaient nerveusement, et ses camarades prisonniers. Il afficha un immense sourire, et annonça :
- Enchanté de vous rencontrer. Je suis Meven, l’assassin que vous recherchiez, et je suis là pour vous assassiner. Vous vouliez me voir ?