Chapitre 23
Tout le monde se figea, dans l’attente d’une résolution
miracle de la situation. Meven avait le roi en otage, son subordonné avait
Ewan, les gardes menaçaient les mercenaires. Dogmaël le premier rompit le
silence et soupira :
- C’était ça, votre plan ? M’assassiner afin de déstabiliser mon armée suffisamment pour prendre l’avantage ? Nous renvoyer en pleurant chez nous, peut-être ?
- Ma fois, répondit l’assassin d’un ton plaisant, c’était un peu l’idée. En général, c’est ce qu’on a en tête quand on engage quelqu’un d’aussi doué que moi dans le domaine. Je comprendrais que cette idée vous déplaise, mais que voulez-vous ? Les affaires sont les affaires, toutes ces sortes de choses. Néanmoins, je pense différer le moment où je me mettrai au travail, histoire d’avoir une chance de nous sortir de ce guêpier.
- En d’autres termes, vous voulez me prendre comme otage afin d’assurer ma survie et celle de vos amis.
- C’est à peu près ça. C’est bien, de travailler avec des gens intelligents. Ils comprennent beaucoup plus vite.
- Mais dites-moi, jeune homme…
Quelque chose dans sa voix les fit tous se raidir, une sorte de dureté menaçante. Meven resserra sa prise, et demanda :
- Qu’y a-t-il, votre Altesse ?
- Pensez-vous vraiment que vos deux plans aient une chance de marcher, stupides comme ils sont ? J’admets qu’il était osé de vous introduire jusqu’ici, de franchir toute mon armée pour venir m’éliminer, mais c’est bien là le plan tiré de l’esprit d’un stratège, certes, mais d’un enfant qui ne connaît pas grand-chose à la réalité des choses.
Sans bouger d’un pouce, Meven se tourna légèrement vers son prisonnier, et demanda :
- Accepteriez-vous, votre Altesse, d’éclairer votre geôlier et vos prisonniers, puisqu’il semblerait que nous soyons bloqués dans une situation difficile à résoudre ?
- Allons, monsieur l’assassin. Ne vous faites pas plus idiot que vous ne l’êtes. Pensez-vous vraiment qu’il suffise de me tuer pour qu’aussitôt, mon armée tombe en poussière aux premières lueurs du jour ?
- Ça ne serait pas une mauvaise idée, vous savez. En tous cas, ça simplifierait beaucoup les guerres. Un peu comme une partie d’échecs. On prend le roi, et la partie est terminée…
- Malheureusement, jeune homme, la vie n’est pas un jeu.
Petit soupir de Meven.
- Je sais bien, votre Altesse. Alors nous feriez-vous l’honneur de nous expliquer ?
- Pour que vous ne recommenciez pas la même erreur ?
- Mais non, Altesse. Juste pour informer le stratège de son erreur.
- Je me contenterai de cette remarque : il ne suffit pas de couper la tête du serpent pour que la bête meure. Et cela est valable dans toutes les situations.
A peine eut-il fini de parler, que l’homme aux yeux de chat lâchait Ewan et se jetait sur Meven. Il lui agrippa le poignet et l’écarta du cou de son maître avec une facilité déconcertante. Le visage de l’assassin se crispa dans une grimace de douleur. Il eut beau lutter et se débattre, il fut écarté du Roi-Sorcier comme s’il n’était qu’un gamin que l’autre voulait corriger. Dogmaël toucha la petite blessure qu’il avait au cou et remarqua :
- Tu es plutôt doué, Meven l’assassin. Tu as même réussi à me blesser, moi, le Roi-Sorcier. Tu vis à la hauteur de ta réputation. Mais aussi fort que tu sois, ça ne te sauvera pas maintenant. Ni toi, ni tes amis.
Il fit un léger signe de tête, et la main de son assistant se referma sur la nuque de l’assassin comme une pince, menaçant de lui broyer les vertèbres. C’est le moment que choisit Ewan, que tout le monde pensait pétrifié de terreur alors même qu’il avait été libéré, pour lever la main qui s’agitait sans retenue jusqu’à présent. Et dans sa paume brillait une boule de feu éblouissante. Il baissa le bras vivement, et les flammes quittèrent sa paume pour bondir sur la cible la plus proche, le manteau de l’homme aux yeux de chat. Celui-ci bondit en arrière et tenta d’éteindre le feu, lâchant l’assassin qui rejoignit aussitôt les autres. L’incendie se propagea rapidement, passant du manteau à la nappe qui traînait au sol, et grimpant rapidement sur la table pour dévorer les objets qui s’y trouvaient. Mettant la confusion et la panique à profit, Gillan et Killian eurent tôt fait de mettre les deux soldats à l’entrée hors d’état de nuire à mains nues, et d’opérer une retraite stratégique et précipitée. Ils étaient presque à la porte, quand Dogmaël leva à son tour la main, et les flammes s’étouffèrent et disparurent, ne laissant que du tissu roussi, un grimoire un peu brûlé, et un pan de manteau manquant derrière elles.
- Je m’attendais à mieux de la part de l’élève de Loki d’Adelsheim, jeune homme, remarqua-t-il, assortissant sa remarque d’un lever de sourcil ironique. Bien sûr, c’est plutôt impressionnant d’avoir réussi ce petit tour de force sans que personne ne se rende compte de quoi que ce soit. Mais il ne suffira pas d’un petit feu de joie pour réussir à mettre tes ennemis hors d’état de nuire. C’était bien tenté. Mais ça ne suffira pas.
Ewan le regarda de manière absolument pas impressionnée, et répondit d’un ton plat :
- Je m’en doute. C’est pour cela que les flammes n’étaient qu’un avant-goût.
Il leva les yeux, et Dogmaël suivit son regard. Tout absorbé qu’il était par la prise d’otage dont il avait été victime, puis par les flammes qui avaient suivi et menacé d’emporter son matériel et son précieux grimoire, il n’avait absolument pas remarqué l’effet des sorts qu’Ewan avait lancé alors même qu’il était pris en otage. Et pourtant, les murs, les poutres au-dessus d’eux, et même le sol, étaient couverts d’une fine bande de glace translucide. La température de la pièce chuta brusquement. Et sous leurs yeux, de longues stalactites se développèrent, s’allongèrent, se rejoignirent, puis s’élargirent, et très vite, formèrent un mur de glace d’une épaisseur impressionnante entre les mercenaires et le Roi-Sorcier. Les autres membres du groupe en restèrent bouche bée, et il fallut qu’Ewan les secoue pour qu’ils se décident à partir en courant. Ils tombèrent comme un seul homme sur les gardes de la salle d’à côté et les mirent hors d’état de nuire le plus vite. Par chance, leurs armes étaient gardées dans cette même salle, et n’avaient pas encore eu le temps d’être redistribuées, et ils purent les reprendre pour s’enfuir.
Cette fois-ci, plus question de subtilité, de se faufiler, plus de discrétion et de dissimulation. Le plus urgent, c’était de sortir avant que l’alarme ne soit donnée, et qu’ils puissent s’échapper en évitant d’avoir toute une armée aux trousses. De plus, le mur de glace, aussi beau qu’il soit, n’allait pas tenir bien longtemps contre un sorcier pouvant conjurer le feu à volonté, et ils devraient alors en plus se battre contre le Roi-Sorcier lui-même, ce qui n’enchantait personne. Killian et Gillan prirent la tête du groupe. Maintenant qu’il n’y avait plus de risque de revanche, ils pouvaient enfin s’en donner à cœur joie, et le maître d’armes prit un malin plaisir à se tailler un passage au travers des soldats qui venaient voir ce qui se passait. Juste derrière, Ewan lançait sort sur sort, projetant ceux qui avaient échappé aux deux épéistes contre les murs d’abord, puis dans les tentes quand ils traversèrent le campement, les faisant s’effondrer, et empêchant du même coup ceux qui étaient à l’intérieur d’en sortir pour se lancer derrière eux. Ceux qui tentaient de les attaquer par les côtés ou par l’arrière n’étaient pas beaucoup plus chanceux, puisqu’ils rencontraient au choix les couteaux de Meven, la lance d’Hélios ou l’épée de Pervenche.
Ils traversèrent ainsi tout le campement au pas de course. Heureusement pour eux, la plupart des soldats avait été tirée du sommeil par l’alarme, et peinaient à s’extirper de leur torpeur. Ils ne présentaient pas une menace pour les fuyards. Par contre, ceux qui montaient la garde et convergeaient vers eux, ceux-là posaient problème, du moins quand ils ne rencontraient pas la lame de Killian. Dogmaël ne s’était pas lancé à leur poursuite, pour une raison inconnue mais qu’ils remercieraient de tout leur cœur plus tard. Par contre, il leur lança deux sorts, du haut de sa tour. La première fut une boule de feu, bien plus impressionnante que celle d’Ewan, le genre qui aurait pu les oblitérer tous. Ewan réagit au quart de tour. Il cria à Meven, juste derrière lui, « porte-moi !», et bondit littéralement sur son épaule. L’assassin l’y maintint de la main qui ne tenait pas son couteau, sans même ralentir le pas. Le mage leva les mains, et un vent glacial se leva, mais rien d’autre. Ils se voyaient déjà grillés, mais le soleil miniature sembla s’écraser, se déformer contre quelque chose, comme si l’air lui-même y faisait obstacle. Les flammes s’étalèrent, comme une fleur de feu étrangement belle. Pendant un instant, le bouclier d’air eut l’air de plier, et ils se demandèrent s’il n’allait pas céder, mais il tint bon. La boule de feu finit par se consumer totalement, rétrécit, et disparut. Ewan poussa un soupir de soulagement. Qui malheureusement, ne dura pas longtemps, quand il vit ce qui se précipitait sur eux. Un second sort, énorme et sphérique, encore plus puissant que le précédent. Mais si le premier était constitué de flammes, le second était formé de filaments comme de la brume, si noirs qu’elles se détachaient sur la nuit alentour. Un sort de ténèbres qui ne pourrait pas être bloqué par son bouclier d’air. Heureusement pour eux, Lucillien marmonna une brève formule, leva la main sans même tourner la tête, et leur conseilla de vite se couvrir les yeux. Il y eut une explosion de lumière, et pendant un instant, ils y virent comme en plein jour. Mieux, même, en fait. Les membres du groupe avaient suivi le conseil (ce qui compliquait légèrement leur fuite), mais les soldats alentour n’eurent pas cette chance, et ils reculèrent, aveuglés, leur faisant gagner quelques précieuses secondes qui leur permirent de quitter vivants le campement.
Ils coururent à travers la prairie, droit devant eux, ils ne savaient même pas exactement dans quelle direction. Ce qui comptait, c’était de pouvoir s’enfuir. Malheureusement, leurs ennemis ne l’entendaient pas de cette oreille, et il devait y avoir au moins une escouade à leurs trousses. Et par le bruit qu’ils faisaient, ils n’étaient pas très loin derrière eux, et ils gagnaient du terrain… Ewan tenta bien un sort pour les tenir à distance, mais l’énergie qui lui restait ne donna qu’une flamme même pas capable de faire chauffer une bouilloire. Lucillien refusa net de tuer qui que ce soit, même un ennemi. Killian lui promit qu’il le lui rappellerait quand ils seraient tous torturés à mort, faisant pâlir le moine. Hélios leva les yeux au ciel. Ralentissant légèrement le pas, il glissa deux doigts dans sa bouche et siffla. Encore. Et encore. Sigrid, puis Pervenche, lui demandèrent ce qu’il fabriquait, mais il se contenta de continuer, jusqu’à ce que le souffle lui manque. Meven s’apprêtait à lui dire qu’il était complètement fou et qu’il ferait mieux de courir au lieu de traîner en arrière du groupe, quand quelque chose passa au-dessus de leurs têtes, cachant la lune. Quelque chose qui visiblement était gros. Quelque chose qui fondit sur leurs poursuivants. Il y eut des cris d’horreur, des bruits de métal, et le très agréable son d’ennemis qui prenaient la fuite. Le groupe ne s’attarda pas, et profita de l’occasion pour prendre définitivement la fuite et échapper à l’armée de l’Ouest.
Quand ils furent sûrs que leurs ennemis avaient abandonné la poursuite, grâce à l’intervention de la… chose qu’Hélios avait appelée, ils s’arrêtèrent pour permettre à Sigrid de les soigner. Fort heureusement, ils n’avaient récolté que des blessures bénignes lors de leur fuite, mais cela suffisait à rendre leur course beaucoup plus pénible. La prêtresse agita son bâton, plusieurs fois, provoquant de jolies étincelles de lumière bleue qui refermèrent les plaies. Elle leur conseilla toutefois de faire attention à ne pas les rouvrir, une guérison complète leur prendrait du temps. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était du temporaire. Dès qu’il fut soigné, Meven se jeta sur Hélios, s’agrippa à son bras, et exigea de savoir ce qu’était cette chose bizarre qu’il avait appelée, et tout de suite encore ! Mais le cavalier se contenta de répondre qu’il était fatigué, qu’ils en parleraient une fois à l’abri, et que s’il pouvait arrêter de lui dévisser l’épaule, ça ne serait pas plus mal. Meven obtempéra aux deux premiers. La dispute fut coupée court quand ils repartirent, pour s’éloigner au plus vite de leurs ennemis.
Ils fuirent ainsi toute la nuit, d’abord en courant, puis en marchant quand ils ne purent plus courir. La peur les poussait à ignorer la fatigue et la douleur. Ewan en particulier était épuisé après ses démonstrations magiques de la veille, et Meven, puis Hélios, se dévouèrent pour le porter avec la grâce d’un sac de patates. A l’aube, alors qu’il leur devenait même difficile de mettre un pied devant l’autre, l’un des espions d’Elric apparut comme par magie, manqua se faire épingler à un arbre par Hélios qui le prit pour un ennemi, et informa que l’armée de l’Est était en marche vers l’endroit où ils se trouvaient en ce moment. Il ajouta que le roi les attendrait dans la soirée, quand son armée se serait arrêtée, afin d’obtenir un récit circonstancié et toutes les informations qu’ils pourraient lui fournir, et qu’en attendant qu’ils soient à portée de marche, les mercenaires étaient engagés à aller prendre un repos bien mérité à l’auberge la plus proche, lui-même et ses collègues se chargeraient de leur éventuelle protection. Il termina en annonçant qu’il se chargerait d’informer le roi que la mission avait visiblement échoué. Meven eut un geste menaçant pour l’égorger, et l’espion ne se le fit pas dire deux fois et disparut.
Comme tout ce qu’il leur restait à faire était d’obtempérer, ils se traînèrent plus qu’ils ne marchèrent jusqu’à la ville qu’on leur avait indiqué, et là, dans l’auberge la plus proche. Pas question de s’interroger sur laquelle était la plus confortable ou la plus accueillante. Et pas question non plus de boire pendant des heures. Il n’y avait rien à fêter, après tout. Ils étaient contents d’avoir survécu, mais la mission avait échoué. Il serait temps de s’appesantir là-dessus demain. Pour le moment, tout ce qui comptait, c’était de dormir, et c’est avec un bonheur sans limites qu’ils plongèrent dans le sommeil.
Ils émergèrent alors que l’après-midi était déjà bien avancé, reposés, mais toujours amers. Sigrid vérifia que les blessures guérissaient bien, y ajouta un ou deux nouveaux sorts, histoire qu’ils soient sur pied. Ewan en particulier avait l’air encore fatigué, et ses yeux étaient soulignés de cernes profonds, mais il refusa d’être porté par qui que ce soit, ce qui arrangeait Meven, parce qu’il pouvait retourner s’accrocher à Hélios et le supplier de révéler son secret pour mettre les ennemis en fuite. Le cavalier avait fini par abandonner l’idée de le décoller, et se contentait de lui répondre qu’ils en parleraient plus tard. Ce qui bien sûr ne faisait rien pour contrer sa curiosité. L’humeur ambiante était plus ou moins morose, sauf pour Killian, qui avait l’air étrangement joyeux, du moins par rapport à d’habitude, ce qui ne voulait pas vraiment dire grand-chose. Forcément, s’il avait pu tuer des gens, c’était normal qu’il soit content. Ce qui n’était pas pour les rassurer, ceci dit. Il leur fallut un long moment pour que tout le monde soit sur pied, armé et prêt à partir, et contrairement aux étapes précédentes, l’entrain n’était pas vraiment au rendez-vous. Mais enfin, il fallait bien y aller, et raconter à Elric ce qui s’était passé.
Ils se mirent en marche, en traînant un peu les pieds. Le point de rendez-vous n’était heureusement pas éloigné, et ils y arrivèrent assez vite. Tellement vite qu’ils n’eurent même pas le temps de commencer une dispute. L’armée de l’Est était en train d’installer son propre campement, et on les dirigea vers la tente d’Elric, où il était probablement en train de réfléchir à son plan d’action. Meven se dévoua pour aller expliquer pourquoi il avait échoué dans sa mission, et Pervenche l’accompagna en tant que non-chef officielle du groupe. Les autres se dispersèrent comme une volée de moineaux.
Elric leva la tête de la carte étalée sur une table qu’il était en train d’étudier quand ils entrèrent, et les salua d’un signe de tête. Myrrdin se tenait à ses côtés et plaçait de petits drapeaux, certainement afin d’expliquer les différents mouvements de troupes. Et ce que Pervenche trouva surprenant, Malikaï était là également, et consultait du bout des doigts une liste de parchemins. Lui aussi cessa son activité quand ils entrèrent. Meven n’attendit pas les salutations habituelles et les politesses, et annonça directement :
- Ça n’a pas marché.
Elric et Myrrdin échangèrent un regard. Puis le roi demanda simplement :
- Racontez-moi.
Meven entreprit donc d’expliquer ce qu’il avait fait, comment il était entré dans le camp, s’était faufilé à l’intérieur de l’avant-poste, et s’était caché en attendant une occasion de frapper. Pervenche prit ensuite le relais, raconta comment ils avaient été capturés et amenés devant le Roi-Sorcier. Elle prit grand soin de ne rien oublier de tout ce qu’il avait dit, ses moqueries et le peu d’informations qu’il leur avait données. Enfin, l’assassin raconta sommairement leur fuite, mais Elric insista pour avoir tous les détails qu’il pouvait se rappeler. Quand ils eurent fini leur récit, le roi réfléchit un instant, puis demanda :
- Combien de personnes pensez-vous avoir réussi à éliminer ?
Pervenche réfléchit un instant, et répondit :
- Une trentaine, environ, pas plus. On avait l’impression que ça faisait beaucoup, comme ils n’arrêtaient pas de nous attaquer, mais on en a blessé pas mal, et encore, pas particulièrement gravement, il fallait juste qu’ils soient hors de notre chemin.
Elric nota le nombre sur l’une des pages de notes étalées devant lui, et soupira :
- Une trentaine, c’est toujours ça de gagné. Que pouvez-vous nous dire sur cette étrange personne ? Son… « assistant » ?
- Pas grand-chose, répondit Pervenche. Il est bizarre. On dirait une poupée qui bouge. Et puis il fait froid dans le dos.
- Et il est fort, ajouta Meven, très fort. Il m’a presque cassé le bras quand il m’a écarté de son maître, et sans aucun effort. C’est une horrible brute.
- Ce qui me préoccupe surtout, reprit le roi, ce n’est pas cette histoire d’assistant étrange et effrayant, même s’il faut le prendre en compte. Ce qui me préoccupe, c’est cette histoire, là, de « cette mission ne sert à rien ». Qu’est-ce qu’il entend par là ?
Malikaï soupira et secoua la tête, et pendant un instant, il eut vraiment l’air d’un parent indulgent envers son enfant. Il expliqua patiemment :
- Dogmaël a des enfants, je t’en ai déjà parlé. Et je suppose qu’il a déjà pensé à l’éventualité de ne pas survivre à cette guerre, ou à une tentative d’assassinat. C’est un homme intelligent, et il se sera préparé. Il aura probablement pris toutes les dispositions pour qu’un de ses enfants prenne sa suite, et continue cette guerre à sa place.
- Tu veux dire… qu’il a emmené un de ses enfants avec lui ?
- Non, Elric. Je pense plutôt que l’homme qui est soi-disant son assistant prendra les rênes de l’armée, le temps qu’un de ses enfants vienne prendre sa place. Bien sûr, dans ces conditions, tuer Dogmaël n’aurait servi à rien. Peut-être à nous faire gagner quelques jours, et encore, je n’en suis pas sûr. Je comprends maintenant pourquoi il trouvait que ce plan sortait de l’esprit d’un enfant. Je n’ai pas pris cette éventualité en compte…
Elric lui serra amicalement l’épaule avec un « t’en fais pas », et le gamin eut l’air de se détendre un brin. Meven et Pervenche décidèrent de les laisser mettre au point un plan d’attaque tranquillement, et sortirent de la tente. Une fois dehors, l’assassin fila en ligne droite rejoindre les autres. Une surprise de taille les attendait, c’était le cas de le dire. Le reste de leur groupe, et une certaine quantité des soldats d’Elric, formait un cercle autour de ce qui semblait être un lézard géant. Pervenche estima sa longueur à cinq mètres au moins, avec une tête garnie de cornes pointées vers l’arrière, soutenue par un long cou, une longue queue épineuse. Ses écailles étaient du vert sombre des sapins. Et surtout, ses pattes avant munies de longues griffes supportaient trois longues et fines excroissances, entre lesquelles se tendait une membrane grise qui avait l’aspect du cuir. L’animal n’avait pas du tout l’air nerveux d’être ainsi entouré et observé par une horde d’humains. Pervenche et Meven comprirent pourquoi en s’approchant. Hélios se tenait à côté de lui, et lui caressait le museau tout en lui parlant. Ils le rejoignirent, et l’assassin demanda :
- Qui est cette magnifique créature ? Dois-je être jaloux ?
Hélios lui lança son regard spécial « Meven dit encore des idioties », mais il daigna répondre :
- Tu te souviens, quand tu m’as demandé où était ma monture, puisque j’étais un cavalier ?
- En effet, et tu m’as dit qu’il était caché quelque part.
- Eh bien, il ne l’est plus.
Meven recula d’un pas pour mieux regarder la créature.
- Tu veux dire que ta monture est un lézard géant ?
Les regards conjugués d’Hélios et de l’animal convergèrent vers lui, et bien malgré lui, il fit encore deux pas en arrière. Le cavalier dit avec un sourire :
- Tu ferais bien de te méfier. Il n’aime pas vraiment qu’on l’appelle « lézard ». C’est insultant, pour lui.
- Ah oui ? et qu’est-ce qu’il va faire ?
- Regarde donc ses dents. Je te laisse imaginer le reste.
Meven obéit. Comme par un fait exprès, la créature dévoila des dents qui avaient bien la taille de la main de l’assassin, qui se le tint pour dit. Il se rapprocha d’Hélios, et demanda :
- Alors comment il faut l’appeler ?
- C’est un wyvern. Pas un lézard.
- Ce qui fait de toi un cavalier Wyvern.
En effet, à bien y regarder, et même à mal, le wyvern portait une selle et un harnais. Hélios frappa dans ses mains, deux fois, et annonça :
- Bravo, quel magnifique esprit de déduction. Je suis un cavalier Wyvern, et voici Siran, ma monture. Dis bonjour à Meven, Siran.
Le wyvern fit claquer ses mâchoires à quelques centimètres de la jambe de Meven, l’obligeant à reculer en catastrophe pour éviter de se faire manger un bout de mollet. Hélios tapota l’encolure écailleuse, et annonça, goguenard :
- Sachez, mon cher, que les cavaliers et leurs montures partagent un lien particulier. J’aime quelqu’un, Siran aura tendance à l’aimer. Quelqu’un m’énerve, il risque fort de se faire manger un morceau. Gardez donc ça à l’esprit !
Meven lui adressa une grimace hideuse, se drapa dans sa cape, et fit une sortie pleine de dignité, tandis qu’Hélios entreprenait de présenter les autres membres de l’équipe à Siran. Pervenche et Sigrid réclamèrent immédiatement le droit de pouvoir faire un tour à dos de wyvern, et à leur grande surprise, le cavalier accepta avec un sourire. Meven n’avait pas raté ça, et il décida de ne rien dire de la présence de la bête et des menaces envers son anatomie. Si ce lézard était capable de faire sourire Hélios comme ça, il était prêt à lui payer des jambons tous les jours. Et donc, au lieu de fuir, il revint s’asseoir près des autres, et profita du spectacle.
- C’était ça, votre plan ? M’assassiner afin de déstabiliser mon armée suffisamment pour prendre l’avantage ? Nous renvoyer en pleurant chez nous, peut-être ?
- Ma fois, répondit l’assassin d’un ton plaisant, c’était un peu l’idée. En général, c’est ce qu’on a en tête quand on engage quelqu’un d’aussi doué que moi dans le domaine. Je comprendrais que cette idée vous déplaise, mais que voulez-vous ? Les affaires sont les affaires, toutes ces sortes de choses. Néanmoins, je pense différer le moment où je me mettrai au travail, histoire d’avoir une chance de nous sortir de ce guêpier.
- En d’autres termes, vous voulez me prendre comme otage afin d’assurer ma survie et celle de vos amis.
- C’est à peu près ça. C’est bien, de travailler avec des gens intelligents. Ils comprennent beaucoup plus vite.
- Mais dites-moi, jeune homme…
Quelque chose dans sa voix les fit tous se raidir, une sorte de dureté menaçante. Meven resserra sa prise, et demanda :
- Qu’y a-t-il, votre Altesse ?
- Pensez-vous vraiment que vos deux plans aient une chance de marcher, stupides comme ils sont ? J’admets qu’il était osé de vous introduire jusqu’ici, de franchir toute mon armée pour venir m’éliminer, mais c’est bien là le plan tiré de l’esprit d’un stratège, certes, mais d’un enfant qui ne connaît pas grand-chose à la réalité des choses.
Sans bouger d’un pouce, Meven se tourna légèrement vers son prisonnier, et demanda :
- Accepteriez-vous, votre Altesse, d’éclairer votre geôlier et vos prisonniers, puisqu’il semblerait que nous soyons bloqués dans une situation difficile à résoudre ?
- Allons, monsieur l’assassin. Ne vous faites pas plus idiot que vous ne l’êtes. Pensez-vous vraiment qu’il suffise de me tuer pour qu’aussitôt, mon armée tombe en poussière aux premières lueurs du jour ?
- Ça ne serait pas une mauvaise idée, vous savez. En tous cas, ça simplifierait beaucoup les guerres. Un peu comme une partie d’échecs. On prend le roi, et la partie est terminée…
- Malheureusement, jeune homme, la vie n’est pas un jeu.
Petit soupir de Meven.
- Je sais bien, votre Altesse. Alors nous feriez-vous l’honneur de nous expliquer ?
- Pour que vous ne recommenciez pas la même erreur ?
- Mais non, Altesse. Juste pour informer le stratège de son erreur.
- Je me contenterai de cette remarque : il ne suffit pas de couper la tête du serpent pour que la bête meure. Et cela est valable dans toutes les situations.
A peine eut-il fini de parler, que l’homme aux yeux de chat lâchait Ewan et se jetait sur Meven. Il lui agrippa le poignet et l’écarta du cou de son maître avec une facilité déconcertante. Le visage de l’assassin se crispa dans une grimace de douleur. Il eut beau lutter et se débattre, il fut écarté du Roi-Sorcier comme s’il n’était qu’un gamin que l’autre voulait corriger. Dogmaël toucha la petite blessure qu’il avait au cou et remarqua :
- Tu es plutôt doué, Meven l’assassin. Tu as même réussi à me blesser, moi, le Roi-Sorcier. Tu vis à la hauteur de ta réputation. Mais aussi fort que tu sois, ça ne te sauvera pas maintenant. Ni toi, ni tes amis.
Il fit un léger signe de tête, et la main de son assistant se referma sur la nuque de l’assassin comme une pince, menaçant de lui broyer les vertèbres. C’est le moment que choisit Ewan, que tout le monde pensait pétrifié de terreur alors même qu’il avait été libéré, pour lever la main qui s’agitait sans retenue jusqu’à présent. Et dans sa paume brillait une boule de feu éblouissante. Il baissa le bras vivement, et les flammes quittèrent sa paume pour bondir sur la cible la plus proche, le manteau de l’homme aux yeux de chat. Celui-ci bondit en arrière et tenta d’éteindre le feu, lâchant l’assassin qui rejoignit aussitôt les autres. L’incendie se propagea rapidement, passant du manteau à la nappe qui traînait au sol, et grimpant rapidement sur la table pour dévorer les objets qui s’y trouvaient. Mettant la confusion et la panique à profit, Gillan et Killian eurent tôt fait de mettre les deux soldats à l’entrée hors d’état de nuire à mains nues, et d’opérer une retraite stratégique et précipitée. Ils étaient presque à la porte, quand Dogmaël leva à son tour la main, et les flammes s’étouffèrent et disparurent, ne laissant que du tissu roussi, un grimoire un peu brûlé, et un pan de manteau manquant derrière elles.
- Je m’attendais à mieux de la part de l’élève de Loki d’Adelsheim, jeune homme, remarqua-t-il, assortissant sa remarque d’un lever de sourcil ironique. Bien sûr, c’est plutôt impressionnant d’avoir réussi ce petit tour de force sans que personne ne se rende compte de quoi que ce soit. Mais il ne suffira pas d’un petit feu de joie pour réussir à mettre tes ennemis hors d’état de nuire. C’était bien tenté. Mais ça ne suffira pas.
Ewan le regarda de manière absolument pas impressionnée, et répondit d’un ton plat :
- Je m’en doute. C’est pour cela que les flammes n’étaient qu’un avant-goût.
Il leva les yeux, et Dogmaël suivit son regard. Tout absorbé qu’il était par la prise d’otage dont il avait été victime, puis par les flammes qui avaient suivi et menacé d’emporter son matériel et son précieux grimoire, il n’avait absolument pas remarqué l’effet des sorts qu’Ewan avait lancé alors même qu’il était pris en otage. Et pourtant, les murs, les poutres au-dessus d’eux, et même le sol, étaient couverts d’une fine bande de glace translucide. La température de la pièce chuta brusquement. Et sous leurs yeux, de longues stalactites se développèrent, s’allongèrent, se rejoignirent, puis s’élargirent, et très vite, formèrent un mur de glace d’une épaisseur impressionnante entre les mercenaires et le Roi-Sorcier. Les autres membres du groupe en restèrent bouche bée, et il fallut qu’Ewan les secoue pour qu’ils se décident à partir en courant. Ils tombèrent comme un seul homme sur les gardes de la salle d’à côté et les mirent hors d’état de nuire le plus vite. Par chance, leurs armes étaient gardées dans cette même salle, et n’avaient pas encore eu le temps d’être redistribuées, et ils purent les reprendre pour s’enfuir.
Cette fois-ci, plus question de subtilité, de se faufiler, plus de discrétion et de dissimulation. Le plus urgent, c’était de sortir avant que l’alarme ne soit donnée, et qu’ils puissent s’échapper en évitant d’avoir toute une armée aux trousses. De plus, le mur de glace, aussi beau qu’il soit, n’allait pas tenir bien longtemps contre un sorcier pouvant conjurer le feu à volonté, et ils devraient alors en plus se battre contre le Roi-Sorcier lui-même, ce qui n’enchantait personne. Killian et Gillan prirent la tête du groupe. Maintenant qu’il n’y avait plus de risque de revanche, ils pouvaient enfin s’en donner à cœur joie, et le maître d’armes prit un malin plaisir à se tailler un passage au travers des soldats qui venaient voir ce qui se passait. Juste derrière, Ewan lançait sort sur sort, projetant ceux qui avaient échappé aux deux épéistes contre les murs d’abord, puis dans les tentes quand ils traversèrent le campement, les faisant s’effondrer, et empêchant du même coup ceux qui étaient à l’intérieur d’en sortir pour se lancer derrière eux. Ceux qui tentaient de les attaquer par les côtés ou par l’arrière n’étaient pas beaucoup plus chanceux, puisqu’ils rencontraient au choix les couteaux de Meven, la lance d’Hélios ou l’épée de Pervenche.
Ils traversèrent ainsi tout le campement au pas de course. Heureusement pour eux, la plupart des soldats avait été tirée du sommeil par l’alarme, et peinaient à s’extirper de leur torpeur. Ils ne présentaient pas une menace pour les fuyards. Par contre, ceux qui montaient la garde et convergeaient vers eux, ceux-là posaient problème, du moins quand ils ne rencontraient pas la lame de Killian. Dogmaël ne s’était pas lancé à leur poursuite, pour une raison inconnue mais qu’ils remercieraient de tout leur cœur plus tard. Par contre, il leur lança deux sorts, du haut de sa tour. La première fut une boule de feu, bien plus impressionnante que celle d’Ewan, le genre qui aurait pu les oblitérer tous. Ewan réagit au quart de tour. Il cria à Meven, juste derrière lui, « porte-moi !», et bondit littéralement sur son épaule. L’assassin l’y maintint de la main qui ne tenait pas son couteau, sans même ralentir le pas. Le mage leva les mains, et un vent glacial se leva, mais rien d’autre. Ils se voyaient déjà grillés, mais le soleil miniature sembla s’écraser, se déformer contre quelque chose, comme si l’air lui-même y faisait obstacle. Les flammes s’étalèrent, comme une fleur de feu étrangement belle. Pendant un instant, le bouclier d’air eut l’air de plier, et ils se demandèrent s’il n’allait pas céder, mais il tint bon. La boule de feu finit par se consumer totalement, rétrécit, et disparut. Ewan poussa un soupir de soulagement. Qui malheureusement, ne dura pas longtemps, quand il vit ce qui se précipitait sur eux. Un second sort, énorme et sphérique, encore plus puissant que le précédent. Mais si le premier était constitué de flammes, le second était formé de filaments comme de la brume, si noirs qu’elles se détachaient sur la nuit alentour. Un sort de ténèbres qui ne pourrait pas être bloqué par son bouclier d’air. Heureusement pour eux, Lucillien marmonna une brève formule, leva la main sans même tourner la tête, et leur conseilla de vite se couvrir les yeux. Il y eut une explosion de lumière, et pendant un instant, ils y virent comme en plein jour. Mieux, même, en fait. Les membres du groupe avaient suivi le conseil (ce qui compliquait légèrement leur fuite), mais les soldats alentour n’eurent pas cette chance, et ils reculèrent, aveuglés, leur faisant gagner quelques précieuses secondes qui leur permirent de quitter vivants le campement.
Ils coururent à travers la prairie, droit devant eux, ils ne savaient même pas exactement dans quelle direction. Ce qui comptait, c’était de pouvoir s’enfuir. Malheureusement, leurs ennemis ne l’entendaient pas de cette oreille, et il devait y avoir au moins une escouade à leurs trousses. Et par le bruit qu’ils faisaient, ils n’étaient pas très loin derrière eux, et ils gagnaient du terrain… Ewan tenta bien un sort pour les tenir à distance, mais l’énergie qui lui restait ne donna qu’une flamme même pas capable de faire chauffer une bouilloire. Lucillien refusa net de tuer qui que ce soit, même un ennemi. Killian lui promit qu’il le lui rappellerait quand ils seraient tous torturés à mort, faisant pâlir le moine. Hélios leva les yeux au ciel. Ralentissant légèrement le pas, il glissa deux doigts dans sa bouche et siffla. Encore. Et encore. Sigrid, puis Pervenche, lui demandèrent ce qu’il fabriquait, mais il se contenta de continuer, jusqu’à ce que le souffle lui manque. Meven s’apprêtait à lui dire qu’il était complètement fou et qu’il ferait mieux de courir au lieu de traîner en arrière du groupe, quand quelque chose passa au-dessus de leurs têtes, cachant la lune. Quelque chose qui visiblement était gros. Quelque chose qui fondit sur leurs poursuivants. Il y eut des cris d’horreur, des bruits de métal, et le très agréable son d’ennemis qui prenaient la fuite. Le groupe ne s’attarda pas, et profita de l’occasion pour prendre définitivement la fuite et échapper à l’armée de l’Ouest.
Quand ils furent sûrs que leurs ennemis avaient abandonné la poursuite, grâce à l’intervention de la… chose qu’Hélios avait appelée, ils s’arrêtèrent pour permettre à Sigrid de les soigner. Fort heureusement, ils n’avaient récolté que des blessures bénignes lors de leur fuite, mais cela suffisait à rendre leur course beaucoup plus pénible. La prêtresse agita son bâton, plusieurs fois, provoquant de jolies étincelles de lumière bleue qui refermèrent les plaies. Elle leur conseilla toutefois de faire attention à ne pas les rouvrir, une guérison complète leur prendrait du temps. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était du temporaire. Dès qu’il fut soigné, Meven se jeta sur Hélios, s’agrippa à son bras, et exigea de savoir ce qu’était cette chose bizarre qu’il avait appelée, et tout de suite encore ! Mais le cavalier se contenta de répondre qu’il était fatigué, qu’ils en parleraient une fois à l’abri, et que s’il pouvait arrêter de lui dévisser l’épaule, ça ne serait pas plus mal. Meven obtempéra aux deux premiers. La dispute fut coupée court quand ils repartirent, pour s’éloigner au plus vite de leurs ennemis.
Ils fuirent ainsi toute la nuit, d’abord en courant, puis en marchant quand ils ne purent plus courir. La peur les poussait à ignorer la fatigue et la douleur. Ewan en particulier était épuisé après ses démonstrations magiques de la veille, et Meven, puis Hélios, se dévouèrent pour le porter avec la grâce d’un sac de patates. A l’aube, alors qu’il leur devenait même difficile de mettre un pied devant l’autre, l’un des espions d’Elric apparut comme par magie, manqua se faire épingler à un arbre par Hélios qui le prit pour un ennemi, et informa que l’armée de l’Est était en marche vers l’endroit où ils se trouvaient en ce moment. Il ajouta que le roi les attendrait dans la soirée, quand son armée se serait arrêtée, afin d’obtenir un récit circonstancié et toutes les informations qu’ils pourraient lui fournir, et qu’en attendant qu’ils soient à portée de marche, les mercenaires étaient engagés à aller prendre un repos bien mérité à l’auberge la plus proche, lui-même et ses collègues se chargeraient de leur éventuelle protection. Il termina en annonçant qu’il se chargerait d’informer le roi que la mission avait visiblement échoué. Meven eut un geste menaçant pour l’égorger, et l’espion ne se le fit pas dire deux fois et disparut.
Comme tout ce qu’il leur restait à faire était d’obtempérer, ils se traînèrent plus qu’ils ne marchèrent jusqu’à la ville qu’on leur avait indiqué, et là, dans l’auberge la plus proche. Pas question de s’interroger sur laquelle était la plus confortable ou la plus accueillante. Et pas question non plus de boire pendant des heures. Il n’y avait rien à fêter, après tout. Ils étaient contents d’avoir survécu, mais la mission avait échoué. Il serait temps de s’appesantir là-dessus demain. Pour le moment, tout ce qui comptait, c’était de dormir, et c’est avec un bonheur sans limites qu’ils plongèrent dans le sommeil.
Ils émergèrent alors que l’après-midi était déjà bien avancé, reposés, mais toujours amers. Sigrid vérifia que les blessures guérissaient bien, y ajouta un ou deux nouveaux sorts, histoire qu’ils soient sur pied. Ewan en particulier avait l’air encore fatigué, et ses yeux étaient soulignés de cernes profonds, mais il refusa d’être porté par qui que ce soit, ce qui arrangeait Meven, parce qu’il pouvait retourner s’accrocher à Hélios et le supplier de révéler son secret pour mettre les ennemis en fuite. Le cavalier avait fini par abandonner l’idée de le décoller, et se contentait de lui répondre qu’ils en parleraient plus tard. Ce qui bien sûr ne faisait rien pour contrer sa curiosité. L’humeur ambiante était plus ou moins morose, sauf pour Killian, qui avait l’air étrangement joyeux, du moins par rapport à d’habitude, ce qui ne voulait pas vraiment dire grand-chose. Forcément, s’il avait pu tuer des gens, c’était normal qu’il soit content. Ce qui n’était pas pour les rassurer, ceci dit. Il leur fallut un long moment pour que tout le monde soit sur pied, armé et prêt à partir, et contrairement aux étapes précédentes, l’entrain n’était pas vraiment au rendez-vous. Mais enfin, il fallait bien y aller, et raconter à Elric ce qui s’était passé.
Ils se mirent en marche, en traînant un peu les pieds. Le point de rendez-vous n’était heureusement pas éloigné, et ils y arrivèrent assez vite. Tellement vite qu’ils n’eurent même pas le temps de commencer une dispute. L’armée de l’Est était en train d’installer son propre campement, et on les dirigea vers la tente d’Elric, où il était probablement en train de réfléchir à son plan d’action. Meven se dévoua pour aller expliquer pourquoi il avait échoué dans sa mission, et Pervenche l’accompagna en tant que non-chef officielle du groupe. Les autres se dispersèrent comme une volée de moineaux.
Elric leva la tête de la carte étalée sur une table qu’il était en train d’étudier quand ils entrèrent, et les salua d’un signe de tête. Myrrdin se tenait à ses côtés et plaçait de petits drapeaux, certainement afin d’expliquer les différents mouvements de troupes. Et ce que Pervenche trouva surprenant, Malikaï était là également, et consultait du bout des doigts une liste de parchemins. Lui aussi cessa son activité quand ils entrèrent. Meven n’attendit pas les salutations habituelles et les politesses, et annonça directement :
- Ça n’a pas marché.
Elric et Myrrdin échangèrent un regard. Puis le roi demanda simplement :
- Racontez-moi.
Meven entreprit donc d’expliquer ce qu’il avait fait, comment il était entré dans le camp, s’était faufilé à l’intérieur de l’avant-poste, et s’était caché en attendant une occasion de frapper. Pervenche prit ensuite le relais, raconta comment ils avaient été capturés et amenés devant le Roi-Sorcier. Elle prit grand soin de ne rien oublier de tout ce qu’il avait dit, ses moqueries et le peu d’informations qu’il leur avait données. Enfin, l’assassin raconta sommairement leur fuite, mais Elric insista pour avoir tous les détails qu’il pouvait se rappeler. Quand ils eurent fini leur récit, le roi réfléchit un instant, puis demanda :
- Combien de personnes pensez-vous avoir réussi à éliminer ?
Pervenche réfléchit un instant, et répondit :
- Une trentaine, environ, pas plus. On avait l’impression que ça faisait beaucoup, comme ils n’arrêtaient pas de nous attaquer, mais on en a blessé pas mal, et encore, pas particulièrement gravement, il fallait juste qu’ils soient hors de notre chemin.
Elric nota le nombre sur l’une des pages de notes étalées devant lui, et soupira :
- Une trentaine, c’est toujours ça de gagné. Que pouvez-vous nous dire sur cette étrange personne ? Son… « assistant » ?
- Pas grand-chose, répondit Pervenche. Il est bizarre. On dirait une poupée qui bouge. Et puis il fait froid dans le dos.
- Et il est fort, ajouta Meven, très fort. Il m’a presque cassé le bras quand il m’a écarté de son maître, et sans aucun effort. C’est une horrible brute.
- Ce qui me préoccupe surtout, reprit le roi, ce n’est pas cette histoire d’assistant étrange et effrayant, même s’il faut le prendre en compte. Ce qui me préoccupe, c’est cette histoire, là, de « cette mission ne sert à rien ». Qu’est-ce qu’il entend par là ?
Malikaï soupira et secoua la tête, et pendant un instant, il eut vraiment l’air d’un parent indulgent envers son enfant. Il expliqua patiemment :
- Dogmaël a des enfants, je t’en ai déjà parlé. Et je suppose qu’il a déjà pensé à l’éventualité de ne pas survivre à cette guerre, ou à une tentative d’assassinat. C’est un homme intelligent, et il se sera préparé. Il aura probablement pris toutes les dispositions pour qu’un de ses enfants prenne sa suite, et continue cette guerre à sa place.
- Tu veux dire… qu’il a emmené un de ses enfants avec lui ?
- Non, Elric. Je pense plutôt que l’homme qui est soi-disant son assistant prendra les rênes de l’armée, le temps qu’un de ses enfants vienne prendre sa place. Bien sûr, dans ces conditions, tuer Dogmaël n’aurait servi à rien. Peut-être à nous faire gagner quelques jours, et encore, je n’en suis pas sûr. Je comprends maintenant pourquoi il trouvait que ce plan sortait de l’esprit d’un enfant. Je n’ai pas pris cette éventualité en compte…
Elric lui serra amicalement l’épaule avec un « t’en fais pas », et le gamin eut l’air de se détendre un brin. Meven et Pervenche décidèrent de les laisser mettre au point un plan d’attaque tranquillement, et sortirent de la tente. Une fois dehors, l’assassin fila en ligne droite rejoindre les autres. Une surprise de taille les attendait, c’était le cas de le dire. Le reste de leur groupe, et une certaine quantité des soldats d’Elric, formait un cercle autour de ce qui semblait être un lézard géant. Pervenche estima sa longueur à cinq mètres au moins, avec une tête garnie de cornes pointées vers l’arrière, soutenue par un long cou, une longue queue épineuse. Ses écailles étaient du vert sombre des sapins. Et surtout, ses pattes avant munies de longues griffes supportaient trois longues et fines excroissances, entre lesquelles se tendait une membrane grise qui avait l’aspect du cuir. L’animal n’avait pas du tout l’air nerveux d’être ainsi entouré et observé par une horde d’humains. Pervenche et Meven comprirent pourquoi en s’approchant. Hélios se tenait à côté de lui, et lui caressait le museau tout en lui parlant. Ils le rejoignirent, et l’assassin demanda :
- Qui est cette magnifique créature ? Dois-je être jaloux ?
Hélios lui lança son regard spécial « Meven dit encore des idioties », mais il daigna répondre :
- Tu te souviens, quand tu m’as demandé où était ma monture, puisque j’étais un cavalier ?
- En effet, et tu m’as dit qu’il était caché quelque part.
- Eh bien, il ne l’est plus.
Meven recula d’un pas pour mieux regarder la créature.
- Tu veux dire que ta monture est un lézard géant ?
Les regards conjugués d’Hélios et de l’animal convergèrent vers lui, et bien malgré lui, il fit encore deux pas en arrière. Le cavalier dit avec un sourire :
- Tu ferais bien de te méfier. Il n’aime pas vraiment qu’on l’appelle « lézard ». C’est insultant, pour lui.
- Ah oui ? et qu’est-ce qu’il va faire ?
- Regarde donc ses dents. Je te laisse imaginer le reste.
Meven obéit. Comme par un fait exprès, la créature dévoila des dents qui avaient bien la taille de la main de l’assassin, qui se le tint pour dit. Il se rapprocha d’Hélios, et demanda :
- Alors comment il faut l’appeler ?
- C’est un wyvern. Pas un lézard.
- Ce qui fait de toi un cavalier Wyvern.
En effet, à bien y regarder, et même à mal, le wyvern portait une selle et un harnais. Hélios frappa dans ses mains, deux fois, et annonça :
- Bravo, quel magnifique esprit de déduction. Je suis un cavalier Wyvern, et voici Siran, ma monture. Dis bonjour à Meven, Siran.
Le wyvern fit claquer ses mâchoires à quelques centimètres de la jambe de Meven, l’obligeant à reculer en catastrophe pour éviter de se faire manger un bout de mollet. Hélios tapota l’encolure écailleuse, et annonça, goguenard :
- Sachez, mon cher, que les cavaliers et leurs montures partagent un lien particulier. J’aime quelqu’un, Siran aura tendance à l’aimer. Quelqu’un m’énerve, il risque fort de se faire manger un morceau. Gardez donc ça à l’esprit !
Meven lui adressa une grimace hideuse, se drapa dans sa cape, et fit une sortie pleine de dignité, tandis qu’Hélios entreprenait de présenter les autres membres de l’équipe à Siran. Pervenche et Sigrid réclamèrent immédiatement le droit de pouvoir faire un tour à dos de wyvern, et à leur grande surprise, le cavalier accepta avec un sourire. Meven n’avait pas raté ça, et il décida de ne rien dire de la présence de la bête et des menaces envers son anatomie. Si ce lézard était capable de faire sourire Hélios comme ça, il était prêt à lui payer des jambons tous les jours. Et donc, au lieu de fuir, il revint s’asseoir près des autres, et profita du spectacle.