Chapitre 3
Les jours devinrent très vite très routiniers. Le matin,
Pervenche quittait son domicile comme si elle allait à l’école, avec sac et
uniforme. Une fois débarrassée de toute surveillance, elle revenait sur la
pointe des pieds dans sa chambre, dont elle verrouillait la porte, et profitait
de ce temps libre pour faire la grasse matinée. Vers le milieu de la journée,
elle quittait la maison, toujours par la fenêtre, en tenue d’entraînement.
Depuis peu, elle avait trouvé un chemin plus difficile d’accès, mais qui lui
évitait de se promener dans les rues et de se faire repérer. En effet, la
maison voisine bénéficiait d’une extension plus basse, et il lui était assez
facile de l’atteindre de sa fenêtre. Ensuite, passer de toit en toit jusqu’au
bout de la rue, et descendre à la manière acrobatique, ça n’était pas très
compliqué. De là, elle rejoignait la salle d’armes, où elle s’entraînait
pendant plusieurs heures. A un moment ou à un autre, Prince la rejoignait, pour
une petite séance de combat. Pervenche se faisait régulièrement battre à plates
coutures, ce qui ne l’empêchait pas d’essayer. Les deux allaient ensuite
prendre un verre ensemble, éventuellement manger quelque chose, et discutaient.
Ensuite, ce n’était pas difficile de trouver une occupation, l’épée à la main
ou pas, pour faire passer le reste de l’après-midi.
Elle savait que son père sortait en fin d’après-midi, tous les jours, et elle
en profitait pour rentrer chez elle comme si de rien n’était. Bien sûr, il y
avait le fait qu’elle avait complètement laissé tomber l’école, et que les
maîtres n’allaient pas tarder à en informer son père. Elle faisait de son mieux
pour guetter celui ou celle qui porterait la lettre, mais jusqu’à présent, elle
n’avait rien vu venir. Peut-être que ses professeurs étaient contents de ne
plus l’avoir sur le dos, à dormir au fond de la salle ou à perturber le cours.
Finalement, tout le monde était gagnant…
De temps en temps, bien sûr, elle se posait la traditionnelle question : avait-elle vraiment raison de changer complètement les choses comme ça, de laisser tomber les cours et de s’orienter complètement vers le maniement de l’épée ? Elle allait à l’encontre des souhaits de son père, et tout le monde le disait, les parents prenaient des décisions pour le bien de leurs enfants. Mais la magie, même si elle avait quelques compétences dans le domaine, ça ne l’intéressait pas. Elle n’avait pas envie de devenir mage, clerc, soigneuse ou prêtresse dans l’un des temples de la ville. En fait, elle n’avait pas vraiment envie de vivre à Satoléa. Qu’est-ce qu’on pouvait trouver comme aventures, ici ? C’était une ville tranquille, il n’y avait pas eu de guerre depuis des années. Et pas d’aventure non plus. Ce n’était pas très étonnant que tous les mercenaires et guerriers que la région produisait finissaient par aller trouver fortune ailleurs… Quant à rester à Satoléa, le seul emploi qui lui permettrait de gagner son pain avec une épée à la main, c’était de devenir garde. Et devenir garde, ça ne l’intéressait pas du tout ; alors que leur pays était dirigé par une Dame, il y avait encore très peu de femmes dans les corps de soldats, et ça n’était pas très bien considéré, comme choix de carrière. Et passer des jours et des jours à se faire traiter de virago, d’hommasse, et n’avoir aucun respect de la part de ses collègues, non, ça n’était pas vraiment son parcours. Bien sûr, ça n’aiderait pas beaucoup la cause. Mais bon… Pervenche n’était pas tout à fait une bonne âme qui voulait faire régner la justice. La Loi, elle la respectait, mais… de loin. Elle n’en était pas au point de Prince, bien sûr, elle n’allait pas assassiner quelqu’un, et voler lui posait tout de même un problème moral, surtout qu’elle venait d’une famille qui était loin d’être pauvre. Après, hein… C’était parfois un peu subjectif. Donc, pas de job de garde pour elle. Sinon, il restait garde du corps. On avait une arme, on était plutôt bien payé, et on se faisait voir avec des gens haut placés, on avait des appuis. Mais il fallait suivre la personne qu’on protégeait, rester debout pendant des heures en prenant des airs menaçants… Non, même si la paye était bonne, ça n’était pas ce qu’elle voulait.
Elle aborda le sujet avec Prince après une séance d’entraînements particulièrement riche en bottes secrètes et coups bas. Elle arborait deux nouveaux bandages, un au bras gauche sur une entaille causée par une attaque qu’elle avait été trop longue à bloquer, et un autour du front, dont elle se demandait encore comment elle allait l’expliquer à son père. Elle pourrait toujours prétendre qu’elle s’était cognée, mais ça ne tiendrait pas longtemps. Prince était très occupé à vider une cruche d’elle ne savait quelle bière, en ramenant subtilement sur le tapis comment il l’avait battue, cette fois. Ils s’étaient installés à l’intérieur de ce qui était vite devenu leur taverne attitrée, la pluie qui battait les pavés avec insistance les avait chassés des tables extérieures. Du coup, avec les autres clients proches de leur table, et deux musiciens sur la scène qui étaient en train de brailler une chanson à boire, c’était assez difficile d’engager une conversation un tant soit peu privée. Elle attira l’attention de l’assassin en lui lançant un petit pain à la tête, et lui lança :
- Dis, tu pourrais peut-être m’aider, j’hésite pour mes choix de carrière.
- Entre quoi et quoi ? Conductrice de charrues et joueuse de pipeau ?
- Ha ha, très drôle, vraiment.
Second lancer de petit pain.
- Bon, plus sérieusement. Qu’est-ce que tu envisages ?
- J’hésite. Je veux un métier qui me permette d’utiliser mon épée, et qui soit au moins un peu amusant. J’ai mercenaire, garde du corps, maître d’armes, ou riche épouse, mais pour utiliser une épée avec le dernier, ça sera difficile.
- Riche épouse ! Je te vois totalement avec une de ces jolies robes, un tablier, trois ou quatre enfants autour de toi pendant que tu prépares des gâteaux dans une cuisine immaculée !
- Fous-toi de moi. C’est ce que veut mon père, c’est son idée fixe.
- Mais ça t’irait siiii bien !
Pervenche agita son poing en direction de l’assassin, qui prit un air innocent. Il reprit :
- Plus sérieusement. Maître d’armes, je suis désolé de te le dire, mais tu n’es de loin pas assez douée. Il faut beaucoup de talent, beaucoup d’expérience, beaucoup de maîtrise de soi. Si tu devenais maître d’armes, tes élèves seraient bien mal partis dans la vie.
Elle hocha la tête sans rien dire. Prince continua :
- Quant à être garde du corps, je pense que tu manques un peu de sérieux. Je te vois mal rester debout pendant des heures, derrière un noble crétin, et prendre un air méchant pour faire peur aux vilains tueurs. Tu ne résisterais pas à l’envie de faire l’imbécile ou de sortir une blague.
- Pas faux. Et mercenaire, qu’est-ce que tu en penses ?
- Tu as déjà pensé à devenir assassin ?
Elle le regarda comme s’il lui avait soudain proposé de sacrifier des chatons à la pleine lune.
- Moi ? devenir assassin ?
- Ca dépend si ta conscience t’empêche de tuer des gens pour de l’argent…
- C’est un peu comme mercenaire…
- Pas exactement, la coupa-t-il. Un mercenaire ne tue pas forcément à chaque mission. Et puis, c’est plus facile de voyager que quand on est un assassin.
- C’est pas faux.
- Je te verrais plutôt devenir mercenaire. Même si tu risques de mettre le pays à feu et à sang. Le voyage, les missions, rechercher des gens ou des objets, ce genre de machins, tu vois ? Tu n’as pas l’étoffe d’une meurtrière.
- Ton avis n’engage que toi. Peut-être qu’en fait, je n’ai aucune moralité, aucune conscience, et que je serais tout à fait capable de te faire passer de vie à trépas…
Prince répondit par un éclat de rire. La suite de la conversation dégénéra rapidement en un échange d’insultes concernant les compétences de l’un et de l’autre, leur intelligence respective, et un certain nombre de traits physiques. Pervenche finit par abandonner l’assassin à sa préparation de complots, et décida qu’il était bien temps de rentrer chez elle.
Malheureusement pour elle, une mauvaise surprise l’attendait. Alors qu’elle approchait de sa rue, une main s’abattit lourdement sur sa nuque, manquant la faire tomber et lui donnant l’impression qu’elle allait passer à travers les pavés. Pas besoin de se retourner pour deviner à qui elle appartenait, le souffle lourd et le rire gras étaient ceux de Clovis. Il la prit à bras-le-corps avant qu’elle ait eu le temps de tenter de se dégager, et la jeta sur son épaule comme un sac de pommes de terre. Et pas moyen de se dégager, il avait des bras comme des troncs et une force comparable à celle d’une presse. Pervenche dut donc se résoudre à le laisser la trimballer ainsi jusqu’à son but, qui se trouva être l’atelier de son père. Il la posa sans aucune délicatesse sur les dalles, salua son maître, et sortit en fermant la porte derrière lui.
Maître Childéric était installé à son bureau – du moins si on pouvait appeler ainsi sa table de travail couverte aussi bien de lettres et de factures que d’outils, de sacs de pierres non serties, de fragments de métal et de tout un ensemble de bijoux à moitié finis. Il n’avait pas levé la tête à l’entrée de son apprenti, plongé qu’il était dans la lecture d’un papier qui avait l’air de le passionner. Pervenche décida de mettre ce temps à profit pour se diriger vers la grande table située sur le côté de la pièce, où, parmi le désordre ambiant, se trouvait une bouilloire qui, à en juger par la vapeur qui s’en échappait, contenait de l’eau à bonne température. Si Clovis l’avait amenée là, et que son père l’ignorait pour le moment – sa technique préférée pour la rendre nerveuse, il n’avait pas l’air de se rendre compte que ça avait cessé de marcher depuis un moment - autant en profiter. Justement, il y avait à côté de la bouilloire un sac du café que son père faisait venir à grands frais de régions dont elle savait seulement qu’il y faisait plus chaud qu’ici et qu’elles étaient loin. Et elle raffolait du café. Elle se prépara donc une bonne tasse, avec sucre et tout, et revint se placer devant le bureau, au moment même où Childéric décidait justement de poser le papier sur son bureau et de la regarder. A l’envers, elle vit le blason de l’école en haut de la page. Ah. Donc ils avaient fini par rapporter sa conduite, et elle n’avait pas réussi à intercepter le messager. Il se leva, l’expression indéchiffrable, et alla se planter devant sa fenêtre, mains dans le dos. Histoire de faire croire qu’il était au-dessus de tout ça, pensa Pervenche. Dommage qu’elle connaissait tous ses trucs pour avoir déjà eu droit à un certain nombre de sermons. Il s’écoula une bonne minute dans le silence le plus complet, avant que Childéric ne laisse tomber, presque négligemment :
- Puis-je savoir où tu étais ?
- Je prenais l’air, répondit-elle prudemment.
- Tu prenais l’air, je vois… La maison t’oppresse, il faut que tu t’en échappes pour un bref moment ?
- Pas particulièrement… Mais je vais pas rester cloîtrée toute la journée, quand même.
- Il est vrai qu’il fait si beau, aujourd’hui…
Comme par un fait exprès, le vent poussa la pluie sur les vitres. Childéric continua :
- Et puis-je savoir, donc, où tu es allée prendre l’air qui te fait défaut ici ?
- De ci, de là… Je me suis baladée en ville, c’est tout.
- Il est vrai que ta tenue est particulièrement adaptée à une promenade en ville, en plus d’être tout à fait en accord avec le temps.
Les premières escarmouches. Childéric qui se concentre sur de petits détails qui lui courent sur les nerfs, histoire d’épuiser l’adversaire et de le mettre sur la défensive. Elle n’y fit pas attention. Devant le manque de réussite de sa manœuvre, Childéric se tourna alors vers son bureau, désigna le papier d’un geste sec du menton, et annonça :
- J’ai reçu une lettre tout à fait intéressante, tout à l’heure. Est-ce que tu veux savoir ce qu’il y a dedans ?
- Pas particulièrement, mais étant donné que ça me concerne puisqu’il y a le blason de la très grande et magnifique Ecole de Magie, je pense que tu vas me le dire ?
- Surveille ton langage, insolente. Je suis ravi de voir que, même si tu n’as pas la tête à tes études, tu as au moins appris à lire. Figure-toi donc que cette lettre a été écrite par le doyen lui-même, et qu’il m’informe que, de manière absolument étrange, aucun de tes professeurs ne se rappelle t’avoir vue en cours ces dernières semaines. Tu n’as pas une explication, par hasard ?
- Hum… Ils ne sont pas bien réveillés ?
- Essaye encore.
- … Je suis très discrète ?
- Je crois que tu te moques de moi. Et évite de prétendre que tu as des pouvoirs qui te permettent de devenir invisible, ou je pense que je vais vraiment m’énerver.
Pervenche baissa la tête, faisant de son mieux pour avoir l’air contrite. Ca n’avait pas beaucoup de chances d’arrondir les angles, mais ça ne coûtait rien d’essayer. Childéric se rassit, joignit les mains devant son visage, et prit une grande inspiration. On arrivait à la partie difficile, et Pervenche s’empressa de finir son café avant que les choses ne deviennent trop violentes. Il demanda, d’un ton presque léger :
- Est-ce que tu sais combien ça me coûte de t’envoyer dans cette école ?
Elle le savait, il savait qu’elle savait, ce n’était qu’une question rhétorique qui présageait du sermon à venir. Elle se contenta donc de hausser les épaules.
- Bien plus que ce que tu pourrais me rembourser. Je me saigne aux quatre veines pour que tu puisses bénéficier d’une place dans cette école, et tout ce que tu trouves à faire pour me remercier, c’est d’aller courir en ville dans une tenue indécente. Quand tu penses aux sacrifices que j’ai fait, et…
Elle connaissait le laïus, elle y avait régulièrement droit. Comment osait-elle ne pas penser à tous les sacrifices qu’il avait faits, tout l’argent qu’il dépensait pour elle, tout le mal qu’il s’était donné pour la faire entrer dans cette école ? Les places étaient comptées, et étaient généralement réservées aux enfants de nobles de la cité, et des villes alentour, il avait dû faire jouer des contacts, utiliser un certain nombre de faveurs, pour qu’elle soit admise. Et elle, fille indigne, elle s’empressait de faire n’importe quoi au mépris de tout ce qu’on avait fait pour elle ? Serait-il donc obligé de lui répéter à chaque fois la chance qu’elle avait ? Non seulement elle était issue d’une bonne famille dont les parents faisaient ce qu’il y avait de mieux pour elle, mais en plus, elle suivait les cours d’une école qui lui permettrait de développer des pouvoirs qui pourraient être utiles à toute la communauté. Avec des arguments pareils, elle aurait bien davantage le choix que les autres, moins chanceuses, qui n’avaient pas fait d’études aussi importantes que les siennes. Et alors que ces filles seraient obligées de faire leur choix parmi des prétendants sans fortune, et être obligées de travailler pour gagner leur vie, Pervenche, elle, riche des enseignements qu’elle avait reçus, des leçons de magie, de maintien, de tout un tas de choses qu’on lui avait dispensées, pourrait avoir à choisir parmi un large panel de prétendants, des gens riches, influents, bien placés, des membres de la haute société. Peut-être bien un noble ? Elle pourrait ainsi avoir une vie confortable, et se payer le luxe d’utiliser ses acquis en magie pour le bien de tous, sans jamais avoir à trimer pour assurer sa subsistance. Vraiment, elle ne se rendait pas compte de la chance qu’elle avait d’avoir des parents qui étaient prêts à tout pour assurer son avenir, d’avoir autant de chances de trouver un bon mariage, et d’atteindre ainsi son but, une vie heureuse, confortable et agréable, où son mari s’empresserait de réaliser tous ses souhaits, et où elle pourrait faire ce qu’elle veut. Mais pour ça, il fallait faire des sacrifices, il fallait travailler, il fallait se donner la peine, est-ce qu’elle ne s’en rendait pas compte ? Childéric lui ressortait toujours le même sermon, quasiment au mot prêt, à tel point qu’elle se demandait s’il ne l’avait pas appris par cœur une bonne fois pour toutes. Elle reprit le fil de la conversation au moment où il finissait :
- … il faut se donner la peine. Est-ce que tu t’en rends compte, ou est-ce que ça te passe complètement par-dessus la tête ?
- Non, j’ai compris, répondit Pervenche, et elle ne put s’empêcher d’ajouter : ce n’est pas comme si c’était la première fois que je l’entendais…
- Ne sois pas insolente ! hurla Childéric, en frappant la table du poing, la faisant sursauter. J’en ai plus qu’assez de tes idioties ! J’ai payé pour te mettre dans cette école, et tu vas y aller. Et tu vas suivre les cours comme il se doit !
- Mais j’ai pas envie de suivre des cours de magie !
- Dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu’on veut ! C’est dans ton propre intérêt, et tu vas faire ce que je te dis, un point c’est tout ! Et s’il faut t’y contraindre, ce n’est pas ce qui va m’arrêter !
Pervenche s’apprêtait à répliquer quand la porte de l’atelier s’ouvrir une nouvelle fois, et sa mère entra dans la pièce. Elle posa quelques pages de notes, vraisemblablement les dernières commandes qu’elle avait prises dans la boutique, et un sac qui devait contenir des pièces, sûrement le produit des ventes de la journée. Elle dit quelque chose à son mari que Pervenche ne se fatigua pas à écouter. Pendant un moment, elle pensa demander à sa mère de prendre sa défense, mais ça n’était pas la peine. Ses deux parents étaient du même avis sur son éducation, et Dahlie pensait que mettre sa fille unique dans une école de magie afin qu’elle puisse trouver un bon mari était une idée brillante. Parfois, Pervenche se disait que si elle avait le même caractère, plus accommodant et moins buté, que sa mère, les choses seraient plus faciles. Malheureusement, si elle lui ressemblait physiquement, elle tenait plus de son père, avec une bonne dose d’obstination et un grain de folie qu’elle avait apportés au mélange. Et donc, les disputes resteraient monnaie courante jusqu’à ce qu’elle quitte la maison parentale.
Dahlie quitta la pièce, envoyant à sa fille un regard où se mélangeaient à parts égales de l’affection, de l’indulgence, beaucoup d’exaspération, et peut-être une pointe de « bon sang, ma petite fille a grandi si vite ». Childéric reprit, d’un ton plus calme :
- Je ne sais pas si tu te rends compte, mais l’image que tu donnes n’est vraiment pas digne de ce que tu es. De ton rang, comme de tes capacités. Je sais que tu es capable de finir ces études et de trouver un bon mari, bref, de réussir. Mais à la place, tu te permets de rater les cours, et tu portes des vêtements de dévergondée au lieu de l’uniforme que tu es censée garder même hors de l’école. Ton comportement te fait passer pour une écervelée, et pour une fille de mauvaise vie. Certaines personnes viennent me dire que tu n’as pas beaucoup de décence pour te promener comme moi, et on me demande si je n’ai pas honte que ma propre fille se promène comme ça. Ta mauvaise tenue te fait mal voir auprès de nos voisins, mais elle nous porte préjudice à nous aussi, tes parents.
Il attendit une réponse qui ne vin pas, Pervenche se contentant de hausser des épaules.
- Bien, j’attends de toi que tu corriges ta conduite. Dès demain, tu vas retourner à l’école comme une bonne élève, tu présenteras tes excuses à tes professeurs pour ton comportement, et tu feras de ton mieux pour être sérieuse et appliquée. Je veux que tu te débarrasses de ces vêtements indécents, et que tu t’habilles comme une jeune fille de bonne famille. Clovis te surveillera, en attendant que je te trouve un chaperon. Je pense bien que cette décision ne va pas te plaire, et qu’elle va occasionner des dépenses encore plus importantes, mais c’est nécessaire. Je ne fais pas confiance à ton sens de la discipline. Alors en attendant que tu reprennes les bonnes habitudes, je chercherai quelqu’un pour t’encadrer. Maintenant, je te conseille de monter dans ta chambre et de réfléchir un peu à tout ça.
Il prit ostensiblement une pile de documents et entreprit de les consulter, indiquant clairement que l’entretien était fini. Pervenche ramassa son sac, qui traînait par terre, et sortit en claquant volontairement la porte de toutes ses forces. Elle suivit le couloir vers l’arrière de la maison, monta l’escalier, rejoignit sa chambre, le tout en frappant le plancher des pieds de toutes ses forces et en cognant les pointes métalliques de ses bottes contre les plinthes. Voilà à quoi elle en était réduite, piquer une colère comme une gamine à qui on a refusé un jouet. Et puis ça ne dérangerait même pas son père, il avait l’habitude de travailler contre vents et marées. Mais elle était un peu moins énervée quand elle se laissa tomber sur son lit, donc ça avait au moins une utilité. Elle se releva tout de suite pour verrouiller la porte – ses parents n’avaient jamais voulu lui donner une clé parce qu’ « elle n’avait pas de secrets pour eux », mais elle s’était empressée de trouver quelqu’un pour y mettre un verrou – pour empêcher Clovis de rentrer. Il respectait trop son père, elle, elle en était moins sûre, donc elle n’avait pas grand-chose à craindre, mais elle n’avait pas vraiment envie qu’il se plante dans son domaine et qu’il l’observe.
Satisfaite, elle retourna se vautrer sur son lit. Bon. Et maintenant, qu’est-ce qu’elle allait bien pouvoir faire ? Clovis et son futur chaperon n’allaient pas la laisser retourner à la salle d’armes, donc plus d’entraînement, et elle allait vite perdre toutes ses capacités. Plus moyen de s’entraîner, surtout sans Prince, elle allait redevenir une étudiante comme les autres, et suivre le chemin tout tracé que son père avait décidé pour elle. Bon, c’était pour son bien, elle l’avait bien compris. Pour qu’elle ait une vie plaisante. Elle n’avait rien contre le mariage, tout ça, la vie au foyer, elle n’était pas du genre à jeter la pierre à celles qui choisissaient de rester à la maison. Ce n’était juste pas ce qu’elle voulait. Et donc, il ne lui restait plus qu’une chose à faire. Quitter Satoléa, aller courir le monde, et laisser derrière elle sa famille, sa maison, son confort, enfin tout, quoi. Une décision difficile, certes. Mais comme son père lui avait appris, il fallait parfois faire des sacrifices pour obtenir ce qu’on voulait.
De temps en temps, bien sûr, elle se posait la traditionnelle question : avait-elle vraiment raison de changer complètement les choses comme ça, de laisser tomber les cours et de s’orienter complètement vers le maniement de l’épée ? Elle allait à l’encontre des souhaits de son père, et tout le monde le disait, les parents prenaient des décisions pour le bien de leurs enfants. Mais la magie, même si elle avait quelques compétences dans le domaine, ça ne l’intéressait pas. Elle n’avait pas envie de devenir mage, clerc, soigneuse ou prêtresse dans l’un des temples de la ville. En fait, elle n’avait pas vraiment envie de vivre à Satoléa. Qu’est-ce qu’on pouvait trouver comme aventures, ici ? C’était une ville tranquille, il n’y avait pas eu de guerre depuis des années. Et pas d’aventure non plus. Ce n’était pas très étonnant que tous les mercenaires et guerriers que la région produisait finissaient par aller trouver fortune ailleurs… Quant à rester à Satoléa, le seul emploi qui lui permettrait de gagner son pain avec une épée à la main, c’était de devenir garde. Et devenir garde, ça ne l’intéressait pas du tout ; alors que leur pays était dirigé par une Dame, il y avait encore très peu de femmes dans les corps de soldats, et ça n’était pas très bien considéré, comme choix de carrière. Et passer des jours et des jours à se faire traiter de virago, d’hommasse, et n’avoir aucun respect de la part de ses collègues, non, ça n’était pas vraiment son parcours. Bien sûr, ça n’aiderait pas beaucoup la cause. Mais bon… Pervenche n’était pas tout à fait une bonne âme qui voulait faire régner la justice. La Loi, elle la respectait, mais… de loin. Elle n’en était pas au point de Prince, bien sûr, elle n’allait pas assassiner quelqu’un, et voler lui posait tout de même un problème moral, surtout qu’elle venait d’une famille qui était loin d’être pauvre. Après, hein… C’était parfois un peu subjectif. Donc, pas de job de garde pour elle. Sinon, il restait garde du corps. On avait une arme, on était plutôt bien payé, et on se faisait voir avec des gens haut placés, on avait des appuis. Mais il fallait suivre la personne qu’on protégeait, rester debout pendant des heures en prenant des airs menaçants… Non, même si la paye était bonne, ça n’était pas ce qu’elle voulait.
Elle aborda le sujet avec Prince après une séance d’entraînements particulièrement riche en bottes secrètes et coups bas. Elle arborait deux nouveaux bandages, un au bras gauche sur une entaille causée par une attaque qu’elle avait été trop longue à bloquer, et un autour du front, dont elle se demandait encore comment elle allait l’expliquer à son père. Elle pourrait toujours prétendre qu’elle s’était cognée, mais ça ne tiendrait pas longtemps. Prince était très occupé à vider une cruche d’elle ne savait quelle bière, en ramenant subtilement sur le tapis comment il l’avait battue, cette fois. Ils s’étaient installés à l’intérieur de ce qui était vite devenu leur taverne attitrée, la pluie qui battait les pavés avec insistance les avait chassés des tables extérieures. Du coup, avec les autres clients proches de leur table, et deux musiciens sur la scène qui étaient en train de brailler une chanson à boire, c’était assez difficile d’engager une conversation un tant soit peu privée. Elle attira l’attention de l’assassin en lui lançant un petit pain à la tête, et lui lança :
- Dis, tu pourrais peut-être m’aider, j’hésite pour mes choix de carrière.
- Entre quoi et quoi ? Conductrice de charrues et joueuse de pipeau ?
- Ha ha, très drôle, vraiment.
Second lancer de petit pain.
- Bon, plus sérieusement. Qu’est-ce que tu envisages ?
- J’hésite. Je veux un métier qui me permette d’utiliser mon épée, et qui soit au moins un peu amusant. J’ai mercenaire, garde du corps, maître d’armes, ou riche épouse, mais pour utiliser une épée avec le dernier, ça sera difficile.
- Riche épouse ! Je te vois totalement avec une de ces jolies robes, un tablier, trois ou quatre enfants autour de toi pendant que tu prépares des gâteaux dans une cuisine immaculée !
- Fous-toi de moi. C’est ce que veut mon père, c’est son idée fixe.
- Mais ça t’irait siiii bien !
Pervenche agita son poing en direction de l’assassin, qui prit un air innocent. Il reprit :
- Plus sérieusement. Maître d’armes, je suis désolé de te le dire, mais tu n’es de loin pas assez douée. Il faut beaucoup de talent, beaucoup d’expérience, beaucoup de maîtrise de soi. Si tu devenais maître d’armes, tes élèves seraient bien mal partis dans la vie.
Elle hocha la tête sans rien dire. Prince continua :
- Quant à être garde du corps, je pense que tu manques un peu de sérieux. Je te vois mal rester debout pendant des heures, derrière un noble crétin, et prendre un air méchant pour faire peur aux vilains tueurs. Tu ne résisterais pas à l’envie de faire l’imbécile ou de sortir une blague.
- Pas faux. Et mercenaire, qu’est-ce que tu en penses ?
- Tu as déjà pensé à devenir assassin ?
Elle le regarda comme s’il lui avait soudain proposé de sacrifier des chatons à la pleine lune.
- Moi ? devenir assassin ?
- Ca dépend si ta conscience t’empêche de tuer des gens pour de l’argent…
- C’est un peu comme mercenaire…
- Pas exactement, la coupa-t-il. Un mercenaire ne tue pas forcément à chaque mission. Et puis, c’est plus facile de voyager que quand on est un assassin.
- C’est pas faux.
- Je te verrais plutôt devenir mercenaire. Même si tu risques de mettre le pays à feu et à sang. Le voyage, les missions, rechercher des gens ou des objets, ce genre de machins, tu vois ? Tu n’as pas l’étoffe d’une meurtrière.
- Ton avis n’engage que toi. Peut-être qu’en fait, je n’ai aucune moralité, aucune conscience, et que je serais tout à fait capable de te faire passer de vie à trépas…
Prince répondit par un éclat de rire. La suite de la conversation dégénéra rapidement en un échange d’insultes concernant les compétences de l’un et de l’autre, leur intelligence respective, et un certain nombre de traits physiques. Pervenche finit par abandonner l’assassin à sa préparation de complots, et décida qu’il était bien temps de rentrer chez elle.
Malheureusement pour elle, une mauvaise surprise l’attendait. Alors qu’elle approchait de sa rue, une main s’abattit lourdement sur sa nuque, manquant la faire tomber et lui donnant l’impression qu’elle allait passer à travers les pavés. Pas besoin de se retourner pour deviner à qui elle appartenait, le souffle lourd et le rire gras étaient ceux de Clovis. Il la prit à bras-le-corps avant qu’elle ait eu le temps de tenter de se dégager, et la jeta sur son épaule comme un sac de pommes de terre. Et pas moyen de se dégager, il avait des bras comme des troncs et une force comparable à celle d’une presse. Pervenche dut donc se résoudre à le laisser la trimballer ainsi jusqu’à son but, qui se trouva être l’atelier de son père. Il la posa sans aucune délicatesse sur les dalles, salua son maître, et sortit en fermant la porte derrière lui.
Maître Childéric était installé à son bureau – du moins si on pouvait appeler ainsi sa table de travail couverte aussi bien de lettres et de factures que d’outils, de sacs de pierres non serties, de fragments de métal et de tout un ensemble de bijoux à moitié finis. Il n’avait pas levé la tête à l’entrée de son apprenti, plongé qu’il était dans la lecture d’un papier qui avait l’air de le passionner. Pervenche décida de mettre ce temps à profit pour se diriger vers la grande table située sur le côté de la pièce, où, parmi le désordre ambiant, se trouvait une bouilloire qui, à en juger par la vapeur qui s’en échappait, contenait de l’eau à bonne température. Si Clovis l’avait amenée là, et que son père l’ignorait pour le moment – sa technique préférée pour la rendre nerveuse, il n’avait pas l’air de se rendre compte que ça avait cessé de marcher depuis un moment - autant en profiter. Justement, il y avait à côté de la bouilloire un sac du café que son père faisait venir à grands frais de régions dont elle savait seulement qu’il y faisait plus chaud qu’ici et qu’elles étaient loin. Et elle raffolait du café. Elle se prépara donc une bonne tasse, avec sucre et tout, et revint se placer devant le bureau, au moment même où Childéric décidait justement de poser le papier sur son bureau et de la regarder. A l’envers, elle vit le blason de l’école en haut de la page. Ah. Donc ils avaient fini par rapporter sa conduite, et elle n’avait pas réussi à intercepter le messager. Il se leva, l’expression indéchiffrable, et alla se planter devant sa fenêtre, mains dans le dos. Histoire de faire croire qu’il était au-dessus de tout ça, pensa Pervenche. Dommage qu’elle connaissait tous ses trucs pour avoir déjà eu droit à un certain nombre de sermons. Il s’écoula une bonne minute dans le silence le plus complet, avant que Childéric ne laisse tomber, presque négligemment :
- Puis-je savoir où tu étais ?
- Je prenais l’air, répondit-elle prudemment.
- Tu prenais l’air, je vois… La maison t’oppresse, il faut que tu t’en échappes pour un bref moment ?
- Pas particulièrement… Mais je vais pas rester cloîtrée toute la journée, quand même.
- Il est vrai qu’il fait si beau, aujourd’hui…
Comme par un fait exprès, le vent poussa la pluie sur les vitres. Childéric continua :
- Et puis-je savoir, donc, où tu es allée prendre l’air qui te fait défaut ici ?
- De ci, de là… Je me suis baladée en ville, c’est tout.
- Il est vrai que ta tenue est particulièrement adaptée à une promenade en ville, en plus d’être tout à fait en accord avec le temps.
Les premières escarmouches. Childéric qui se concentre sur de petits détails qui lui courent sur les nerfs, histoire d’épuiser l’adversaire et de le mettre sur la défensive. Elle n’y fit pas attention. Devant le manque de réussite de sa manœuvre, Childéric se tourna alors vers son bureau, désigna le papier d’un geste sec du menton, et annonça :
- J’ai reçu une lettre tout à fait intéressante, tout à l’heure. Est-ce que tu veux savoir ce qu’il y a dedans ?
- Pas particulièrement, mais étant donné que ça me concerne puisqu’il y a le blason de la très grande et magnifique Ecole de Magie, je pense que tu vas me le dire ?
- Surveille ton langage, insolente. Je suis ravi de voir que, même si tu n’as pas la tête à tes études, tu as au moins appris à lire. Figure-toi donc que cette lettre a été écrite par le doyen lui-même, et qu’il m’informe que, de manière absolument étrange, aucun de tes professeurs ne se rappelle t’avoir vue en cours ces dernières semaines. Tu n’as pas une explication, par hasard ?
- Hum… Ils ne sont pas bien réveillés ?
- Essaye encore.
- … Je suis très discrète ?
- Je crois que tu te moques de moi. Et évite de prétendre que tu as des pouvoirs qui te permettent de devenir invisible, ou je pense que je vais vraiment m’énerver.
Pervenche baissa la tête, faisant de son mieux pour avoir l’air contrite. Ca n’avait pas beaucoup de chances d’arrondir les angles, mais ça ne coûtait rien d’essayer. Childéric se rassit, joignit les mains devant son visage, et prit une grande inspiration. On arrivait à la partie difficile, et Pervenche s’empressa de finir son café avant que les choses ne deviennent trop violentes. Il demanda, d’un ton presque léger :
- Est-ce que tu sais combien ça me coûte de t’envoyer dans cette école ?
Elle le savait, il savait qu’elle savait, ce n’était qu’une question rhétorique qui présageait du sermon à venir. Elle se contenta donc de hausser les épaules.
- Bien plus que ce que tu pourrais me rembourser. Je me saigne aux quatre veines pour que tu puisses bénéficier d’une place dans cette école, et tout ce que tu trouves à faire pour me remercier, c’est d’aller courir en ville dans une tenue indécente. Quand tu penses aux sacrifices que j’ai fait, et…
Elle connaissait le laïus, elle y avait régulièrement droit. Comment osait-elle ne pas penser à tous les sacrifices qu’il avait faits, tout l’argent qu’il dépensait pour elle, tout le mal qu’il s’était donné pour la faire entrer dans cette école ? Les places étaient comptées, et étaient généralement réservées aux enfants de nobles de la cité, et des villes alentour, il avait dû faire jouer des contacts, utiliser un certain nombre de faveurs, pour qu’elle soit admise. Et elle, fille indigne, elle s’empressait de faire n’importe quoi au mépris de tout ce qu’on avait fait pour elle ? Serait-il donc obligé de lui répéter à chaque fois la chance qu’elle avait ? Non seulement elle était issue d’une bonne famille dont les parents faisaient ce qu’il y avait de mieux pour elle, mais en plus, elle suivait les cours d’une école qui lui permettrait de développer des pouvoirs qui pourraient être utiles à toute la communauté. Avec des arguments pareils, elle aurait bien davantage le choix que les autres, moins chanceuses, qui n’avaient pas fait d’études aussi importantes que les siennes. Et alors que ces filles seraient obligées de faire leur choix parmi des prétendants sans fortune, et être obligées de travailler pour gagner leur vie, Pervenche, elle, riche des enseignements qu’elle avait reçus, des leçons de magie, de maintien, de tout un tas de choses qu’on lui avait dispensées, pourrait avoir à choisir parmi un large panel de prétendants, des gens riches, influents, bien placés, des membres de la haute société. Peut-être bien un noble ? Elle pourrait ainsi avoir une vie confortable, et se payer le luxe d’utiliser ses acquis en magie pour le bien de tous, sans jamais avoir à trimer pour assurer sa subsistance. Vraiment, elle ne se rendait pas compte de la chance qu’elle avait d’avoir des parents qui étaient prêts à tout pour assurer son avenir, d’avoir autant de chances de trouver un bon mariage, et d’atteindre ainsi son but, une vie heureuse, confortable et agréable, où son mari s’empresserait de réaliser tous ses souhaits, et où elle pourrait faire ce qu’elle veut. Mais pour ça, il fallait faire des sacrifices, il fallait travailler, il fallait se donner la peine, est-ce qu’elle ne s’en rendait pas compte ? Childéric lui ressortait toujours le même sermon, quasiment au mot prêt, à tel point qu’elle se demandait s’il ne l’avait pas appris par cœur une bonne fois pour toutes. Elle reprit le fil de la conversation au moment où il finissait :
- … il faut se donner la peine. Est-ce que tu t’en rends compte, ou est-ce que ça te passe complètement par-dessus la tête ?
- Non, j’ai compris, répondit Pervenche, et elle ne put s’empêcher d’ajouter : ce n’est pas comme si c’était la première fois que je l’entendais…
- Ne sois pas insolente ! hurla Childéric, en frappant la table du poing, la faisant sursauter. J’en ai plus qu’assez de tes idioties ! J’ai payé pour te mettre dans cette école, et tu vas y aller. Et tu vas suivre les cours comme il se doit !
- Mais j’ai pas envie de suivre des cours de magie !
- Dans la vie, on ne fait pas toujours ce qu’on veut ! C’est dans ton propre intérêt, et tu vas faire ce que je te dis, un point c’est tout ! Et s’il faut t’y contraindre, ce n’est pas ce qui va m’arrêter !
Pervenche s’apprêtait à répliquer quand la porte de l’atelier s’ouvrir une nouvelle fois, et sa mère entra dans la pièce. Elle posa quelques pages de notes, vraisemblablement les dernières commandes qu’elle avait prises dans la boutique, et un sac qui devait contenir des pièces, sûrement le produit des ventes de la journée. Elle dit quelque chose à son mari que Pervenche ne se fatigua pas à écouter. Pendant un moment, elle pensa demander à sa mère de prendre sa défense, mais ça n’était pas la peine. Ses deux parents étaient du même avis sur son éducation, et Dahlie pensait que mettre sa fille unique dans une école de magie afin qu’elle puisse trouver un bon mari était une idée brillante. Parfois, Pervenche se disait que si elle avait le même caractère, plus accommodant et moins buté, que sa mère, les choses seraient plus faciles. Malheureusement, si elle lui ressemblait physiquement, elle tenait plus de son père, avec une bonne dose d’obstination et un grain de folie qu’elle avait apportés au mélange. Et donc, les disputes resteraient monnaie courante jusqu’à ce qu’elle quitte la maison parentale.
Dahlie quitta la pièce, envoyant à sa fille un regard où se mélangeaient à parts égales de l’affection, de l’indulgence, beaucoup d’exaspération, et peut-être une pointe de « bon sang, ma petite fille a grandi si vite ». Childéric reprit, d’un ton plus calme :
- Je ne sais pas si tu te rends compte, mais l’image que tu donnes n’est vraiment pas digne de ce que tu es. De ton rang, comme de tes capacités. Je sais que tu es capable de finir ces études et de trouver un bon mari, bref, de réussir. Mais à la place, tu te permets de rater les cours, et tu portes des vêtements de dévergondée au lieu de l’uniforme que tu es censée garder même hors de l’école. Ton comportement te fait passer pour une écervelée, et pour une fille de mauvaise vie. Certaines personnes viennent me dire que tu n’as pas beaucoup de décence pour te promener comme moi, et on me demande si je n’ai pas honte que ma propre fille se promène comme ça. Ta mauvaise tenue te fait mal voir auprès de nos voisins, mais elle nous porte préjudice à nous aussi, tes parents.
Il attendit une réponse qui ne vin pas, Pervenche se contentant de hausser des épaules.
- Bien, j’attends de toi que tu corriges ta conduite. Dès demain, tu vas retourner à l’école comme une bonne élève, tu présenteras tes excuses à tes professeurs pour ton comportement, et tu feras de ton mieux pour être sérieuse et appliquée. Je veux que tu te débarrasses de ces vêtements indécents, et que tu t’habilles comme une jeune fille de bonne famille. Clovis te surveillera, en attendant que je te trouve un chaperon. Je pense bien que cette décision ne va pas te plaire, et qu’elle va occasionner des dépenses encore plus importantes, mais c’est nécessaire. Je ne fais pas confiance à ton sens de la discipline. Alors en attendant que tu reprennes les bonnes habitudes, je chercherai quelqu’un pour t’encadrer. Maintenant, je te conseille de monter dans ta chambre et de réfléchir un peu à tout ça.
Il prit ostensiblement une pile de documents et entreprit de les consulter, indiquant clairement que l’entretien était fini. Pervenche ramassa son sac, qui traînait par terre, et sortit en claquant volontairement la porte de toutes ses forces. Elle suivit le couloir vers l’arrière de la maison, monta l’escalier, rejoignit sa chambre, le tout en frappant le plancher des pieds de toutes ses forces et en cognant les pointes métalliques de ses bottes contre les plinthes. Voilà à quoi elle en était réduite, piquer une colère comme une gamine à qui on a refusé un jouet. Et puis ça ne dérangerait même pas son père, il avait l’habitude de travailler contre vents et marées. Mais elle était un peu moins énervée quand elle se laissa tomber sur son lit, donc ça avait au moins une utilité. Elle se releva tout de suite pour verrouiller la porte – ses parents n’avaient jamais voulu lui donner une clé parce qu’ « elle n’avait pas de secrets pour eux », mais elle s’était empressée de trouver quelqu’un pour y mettre un verrou – pour empêcher Clovis de rentrer. Il respectait trop son père, elle, elle en était moins sûre, donc elle n’avait pas grand-chose à craindre, mais elle n’avait pas vraiment envie qu’il se plante dans son domaine et qu’il l’observe.
Satisfaite, elle retourna se vautrer sur son lit. Bon. Et maintenant, qu’est-ce qu’elle allait bien pouvoir faire ? Clovis et son futur chaperon n’allaient pas la laisser retourner à la salle d’armes, donc plus d’entraînement, et elle allait vite perdre toutes ses capacités. Plus moyen de s’entraîner, surtout sans Prince, elle allait redevenir une étudiante comme les autres, et suivre le chemin tout tracé que son père avait décidé pour elle. Bon, c’était pour son bien, elle l’avait bien compris. Pour qu’elle ait une vie plaisante. Elle n’avait rien contre le mariage, tout ça, la vie au foyer, elle n’était pas du genre à jeter la pierre à celles qui choisissaient de rester à la maison. Ce n’était juste pas ce qu’elle voulait. Et donc, il ne lui restait plus qu’une chose à faire. Quitter Satoléa, aller courir le monde, et laisser derrière elle sa famille, sa maison, son confort, enfin tout, quoi. Une décision difficile, certes. Mais comme son père lui avait appris, il fallait parfois faire des sacrifices pour obtenir ce qu’on voulait.