Chapitre 33
Pervenche n'avait aucune idée de comment Elric s'était débrouillé. Il devait avoir des compétences de négociateur hors normes, c'était la seule explication. Mais Killian lui tomba dessus alors qu'elle ne s'y attendait absolument pas, et annonça qu'il souhaitait rejoindre leur groupe. A sa manière, bien sûr, en prétendant qu'il leur faisait une fleur et qu'il ajoutait ses forces à un groupe désespérément dépourvu de maître d'armes. Bien sûr, Gillan serait là également, mais son style n'était pas assez soigné, et elle manquait encore d'expérience. Bref, il serait des leurs, et elle n'avait pas intérêt à refuser si elle ne voulait pas qu'il l'affronte elle aussi. Elle évita de remarquer que ça ne lui avait pas réussi récemment, comme technique et promit que dès qu'ils partiraient, s'ils partaient pour « une mission ou une autre », elle le préviendrait, Quoiqu'avec Krile qui avait l'air de lui parler de nouveau, il serait de toute façon au courant.
Restait qu'il fallait y réfléchir : est-ce que ça valait le coup de risquer sa vie, celle de ses camarades, surtout de Lucillien qui, quand on y réfléchissait bien, n'avait strictement rien à faire sur un champ de bataille mais tiendrait quand même à venir, et le faire changer d’avis était totalement impossible. Peut-être qu’elle devrait demander à Killian de lui faire peur… bien qu’il avait l’air imperméable à ce genre de choses maintenant. De toute façon, même avec le maître d’armes dans leur groupe, elle n’était pas sûre d’avoir envie de partir. Rester à Altea lui plaisait bien, et une mercenaire motivée et pas trop nulle comme elle pouvait toujours décrocher divers emplois dans le coin, sans avoir besoin d’aller risquer sa vie à l’autre bout du continent. A Altea, elle pouvait fréquenter des personnes normales, ça lui faisait du bien. D'un autre côté, refuser cette mission lui mettrait certainement Elric à dos. Et dans ce cas, il se ferait un plaisir de lui rendre la vie impossible. Devoir quitter le château, ce n'était pas important, elle pouvait vivre ailleurs, même se trouver un foyer bien à elle. Mais il ne la lâcherait probablement pas, et elle pourrait être sûre d'être privée de Malikaï jusqu'à la fin des temps, ou jusqu'à ce qu'il lui pardonne, ce qui pourrait prendre longtemps.
Toute à ses pensées, elle n'avait même pas remarqué que ses pas l'avaient amenée jusqu'à la bibliothèque du château. Bon, tant qu'à attendre quelque part, autant le faire dans une pièce qui pouvait être un tant soit peu chauffée. Elle se dénicha donc un siège suffisamment confortable, s'y laissa tomber avec délectation, et reprit le cours de ses réflexions. Cela valait-il vraiment la peine ? Qu'est-ce qu'il valait mieux faire ? D'un côté, c'était vrai, ils avaient affronté Dogmaël, son assistant qui s'appelait apparemment Tenshi, et Belladone dans son armure, ils connaissaient l'ennemi, et ils pourraient peut-être survivre, en tous cas davantage que d'autres mercenaires qu'on pourrait envoyer à sa recherche. D'un autre côté, Pervenche s'était mêlée au conflit parce que le Roi-Sorcier avait envahi la ville où vivaient Lucillien et Raphaël, et les choses étaient devenues personnelles. Mais là, c'étaient les affaires de Belladone et d'Elric. Certes, elle était un petit peu concernée, comme tous les habitants de l'Est, mais était-ce pour ça qu'on allait envoyer tous les habitants à la recherche de Dogmaël ? En quoi son aide serait-elle plus utile et plus efficace que celle de la princesse, qui était quand même censée connaître son père mieux que personne de vivant ? Pourquoi est-ce qu'il fallait les envoyer, eux, plutôt que sa fille ? Elle était assez grande ! Tout ça, c'était idiot. Qu'ils se débrouillent avec leurs interrogations et leurs questions politiques. Elle n'avait pas vraiment envie d'aller dans des montagnes inconnues, chercher des rois-sorciers. Et encore moins en hiver.
Un mouvement près d'elle la tira de ses pensées, et elle vit que Malikaï se tenait à côté du fauteuil. Surprise, elle demanda :
- Tu as fini avec Elric ?
- Si on peut dire... répondit le gamin. La princesse Belladone est en train de se disputer avec lui, il n'avait pas vraiment besoin de moi...
- C'est étrange, quelque chose en moi me pousse à ricaner.
- Ca ne serait pas très charitable...
- Je ne suis pas charitable. Alors, comment tu m'as trouvée ?
- Je ne t'ai pas vraiment trouvée... je venais étudier un peu d'histoire.
- Alors comment tu sais que c'est moi ?
- Tu marmonnes quand tu réfléchis. C'est plutôt amusant.
- Ca m'arrive. Tu comptes faire quelque chose, là ?
- A part travailler, non. Et tu peux te joindre à moi, si tu veux.
- Ca sera toujours plus drôle que de traîner dans un fauteuil en pensant du mal d'Elric. Si l'expression avait voulu dire quelque chose pour Malikaï, il aurait probablement roulé des yeux avec un léger sourire. Au lieu de ça, il se contenta d'attendre que Pervenche s'extraie du fauteuil qu'elle occupait et vienne le rejoindre. Il savait qu'il n'allait pas étudier beaucoup, mais ça ne le dérangeait pas.
Pervenche aurait dû se douter qu'Elric ne s'arrêterait pas là. Maintenant qu'il avait décidé de déléguer cette importante mission à des gens qui n'étaient ni concernés, ni poussés par un appât du gain irrépressible, et surtout qu'il avait choisi ses victimes, il n'allait pas les laisser s'en sortir aussi facilement. Surtout vu l'urgence de la situation. Et elle se doutait bien qu'il n'allait pas être le seul à insister pour qu'ils s'en chargent. Les conseillers, elle pouvait les supporter, ça ne serait pas la première fois qu'elle les envoyait balader. Mais elle ne s'attendait certainement pas à ce que, à peine une heure après s'être débarrasser, et alors qu'elle était tranquillement en train de piquer du nez sur la table sur laquelle elle était accoudée, Belladone elle-même ne vienne la chercher. Elle agit avec une grande délicatesse : elle empoigna la mercenaire par le col de sa tunique, la mit sur ses pieds et la traîna hors de la salle au grand risque de lui casser un bras, laissant Malikaï s'interroger sur ce qui venait de se passer.
Il fallut que Pervenche mette toutes ses forces dans le mouvement pour finalement réussir à se libérer de la poigne de Belladone, qui tourna son regard assassin vers elle. Faisant de mieux pour ne pas flancher, la mercenaire demanda :
- Que puis-je pour vous de si urgent, Altesse ?
- Tu vas réunir tes petits amis et aller immédiatement à la recherche de mon père, ordonna la princesse d'un ton sans réplique.
- Et si je ne veux pas ? Répliqua Pervenche en croisant les bras dans une attitude de défi pleine d'une assurance qu'elle n'était pas sûre de ressentir.
- Les mercenaires comme toi sont donc si difficiles qu'ils peuvent refuser des missions et la prime qui les accompagnent ?
- Quand la mission consiste à partir dans une contrée inconnue à la recherche d'un individu qui risque fort de nous transformer en tranches de viandes toutes fines, oui, les mercenaires font la fine bouche.
- Tu es bien difficile pour quelqu'un dont on peut acheter la loyauté pour une poignée de pièces !
- Je suis loyale à qui je choisis, figurez-vous !
- Allons donc, ricana Belladone. Tu veux vraiment me faire croire que tu as choisi d'aller au secours de l'Est portée par ta bonne conscience et sans rien demander en échange ? Une mercenaire qui apprécie la beauté du geste ? C'est la première fois que je vois ça !
- Pour la beauté du geste, non. Pour venir en aide à un ami... c'est différent.
- Et maintenant, voilà qu'elle a un grand cœur ! Décidément, les mercenaires ne sont plus ce qu'ils étaient !
Pervenche commençait tout doucement à en avoir assez de cette princesse qui la prenait de haut, comme si être princesse voulait dire qu'elle valait mieux qu'elle.
- Princesse, répondit-elle en pointant son propos d'un doigt menaçant, ce n'est pas ma faute si votre père si éveillé a décidé dans sa grande sagesse d'envahir Mallemort, et a forcé un de mes amis à fuir.
- Un ami courageux, je vois.
- Je tiens d'ailleurs à souligner, continua Pervenche en se forçant à l'ignorer, que le comte Raphaël de Mallemort, qui se trouve être un autre de mes amis, a disparu suite à votre invasion, et qu'on est toujours sans nouvelles de vous. Non seulement vous m'avez vous-mêmes décidée à prêter main-forte à Elric en rendant les choses personnelles, mais en plus, ça ne me met pas du tout d'humeur pour vous aider, vous, avec vos soucis familiaux !
Belladone n'eut pas l'air impressionnée le moins du monde.
- Tu étais là quand j'ai expliqué les raisons de cette demande à Elric. Elles ne sont pas insensées. Il en va du destin de nos deux pays. Mais je doute qu'une idiote dans ton genre comprenne ça.
- Ce que je comprends en tous cas, c'est que me traiter d'idiote, ça ne va pas m'aider à me décider en votre faveur. Si vous voulez retrouver votre cher papa et le remettre sur le trône, ou qu'il aille donner la fessée à votre frère et vous rendre votre place, c'est vous que ça regarde.
Belladone saisit Pervenche par les épaules, la souleva et la plaqua contre le mur. Les pieds de la mercenaire ne touchaient même plus le sol, et elle se fit la remarque qu'elle avait peut-être bien exagéré, cette fois-ci, et que la princesse risquait fort de lui faire rendre gorge de manière violente. Ceci dit, elle n'allait pas le reconnaître, et elle se contenta de tenter de se dégager. Sans aucun résultat, malheureusement. Belladone la regarda se débattre un instant, puis déclara :
- Ecoute-moi bien, petite dinde, et fais attention parce que je ne le répéterai pas cinquante fois. Je n'irai pas chercher mon père, parce que je ne peux pas. Diplomatiquement, ce serait un suicide. Si ça s'apprenait, je peux être sûre que toute une bande d'imbéciles s'empresserait d'attaquer mon pays juste par précaution, parce qu'ils pourraient en tirer profit. Et avant que tu me dises d'envoyer mes amis ou toute autre excuse minable pour te défiler parce que tu as peur, ce serait tout à fait idiot. Ronnan et Delnan sont mes frères d'adoption, tout le monde sait qui ils sont. Quant aux autres, ils sont venus avec moi au château, n'importe quel imbécile pouvant se procurer un espion sait qui ils sont et quel est leur lien avec moi. Si je les envoie, l'effet est le même : invasion, guerre, toujours la même histoire que je n'apprécie absolument pas. Si on vous envoie, il y a une petite chance pour que les abrutis qui menaceraient mon royaume ne s'en doutent pas, ou alors trop tard, ce qui à ce moment me sera complètement égal. Je sais qu'on pourrait envoyer les premiers crétins venus dans ton genre. Ce n'est pas une mission qui demande une intelligence particulière, et des mercenaires idiots et pas trop manchots, ça se trouve à la pelle. Mais vous avez un avantage : vous le connaissez. Vous avez donc de meilleures chances que les autres.
- Et de meilleures chances de nous faire massacrer, réussit finalement à ajouter Pervenche, parce que je vous rappelle quand même qu'on s'est battus contre lui, et contre vous aussi, et contre l'autre avec une cape, et que donc, il ne doit pas être ravi de nous voir.
- Et alors ? Tu as peur ?
Pervenche réussit finalement à se dégager de la poigne de Belladone et à retomber sur ses pieds. Elle lui jeta un regard furieux et lança :
- Mais qu'est-ce que vous avez tous avec la peur ? Bien sûr, que j'ai peur de lui ! Même Killian n'est pas capable de lui tenir tête sans aide, alors il me tuerait sans problèmes ! C'est normal, d'avoir peur, et aller à sa recherche, ce n'est pas du courage, c'est de l'inconscience ! Alors vous pouvez vous chercher ailleurs, je ne suis pas suicidaire.
Encore une fois, Belladone bloqua le passage de la mercenaire, la repoussant contre le mur, et se pencha, très près, pour lui parler d'un ton bas :
- Réfléchis deux secondes, idiote. On te demande de le retrouver et de lui transmettre le message, pas d'aller te battre contre lui. Il reviendra de lui-même. Tu es stupide de refuser une mission que non pas une, mais deux personnes nobles te confient. Outre la récompense qui sera plus qu'intéressante, tu aurais un roi et une princesse qui te devraient une fière chandelle.
- C'est intéressant, répondit Pervenche en essayant d'ignorer le souffle brûlant contre son oreille, mais je ne suis pas toute seule à prendre les décisions, et je ne peux pas forcer les autres.
- A toi de les convaincre. Réfléchis-y, l'enjeu est de taille. Et je pense que tu te doutes que si tu me mets des bâtons dans les roues et que tu refuses, je n'hésiterai pas à te... convaincre.
Pervenche marmonna quelque chose d'indistinct qui pouvait aussi bien être un assentiment qu'une vague insulte, et s'empressa de décamper avant que Belladone ne décide de mettre ses menaces à exécution, et elle ne savait pas trop en quoi consistaient ces menaces. Mais si la princesse avait décidé de la tuer (ou de la séduire), elle comptait bien mettre le plus de distance entre elles. On ne savait jamais.
Et comme il se devait, cette histoire se termina comme d’habitude, dans une taverne, autour d'une bonne cruche d'alcool fort. Cette fois-ci, Pervenche n'avait pas fait dans la délicatesse, elle s'était contentée de débarquer et de soustraire ses différents compagnons à leurs activités. L'urgence avait l'air évidente, et aucun d'eux ne rouspéta. Même Ewan ne discuta pas quand on l'arracha à ses chers livres. Même Killian était là, il l'avait suivie depuis le château, il avait l'air de bien s'amuser. Pervenche raconta en détail les diverses menaces auxquelles elle avait eu droit, s'attirant quelques moqueries de la part du maître d'armes qui lui demanda si une paire de seins était tellement effrayante, ou si elle avait peur de se faire séduire par la princesse et de finir princesse adjointe. Elle fut obligée de lui ravager les tibias à grands coups de bottes.
Après avoir exposé tous les tenants et aboutissants de l'affaire, elle leur demanda ce qu'ils en pensaient. Gillan résuma leur avis à tous :
- On n'a p-pas le choix, en fait, c'est ça ?
- Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Demanda Sigrid avec juste une pointe de sarcasme.
- D-Devine.
- Killian et toi, ça va, Krile peut encore vous aider si jamais cette princesse décide de nous pourrir la vie.
Killian salua cette remarque du reniflement méprisant réglementaire, marmonnant qu'il n'avait besoin de personne et qu'il remettrait cette gamine en place d'une bonne gifle. Personne ne trouva nécessaire de lui faire remarquer que pour l'instant, il lui obéissait bien gentiment.
- Ce... n'est peut-être pas une bonne idée, intervint Ewan, mais... nous n'avons pas le choix. Vous êtes suffisamment courageux... mais pas moi. Je ne veux pas me mettre deux altesses à dos...
- C'est idiot, coupa le maître d'armes. Tu préfères aller affronter Dogmaël et son chien de garde, qui sont responsables de la perte de ta main, plutôt que de tenir tête à une princesse et un roi qui nous doit sa victoire ?
Ewan baissa les yeux et fixa ses doigts déformés, mais il ne dit rien. Le reste du groupe s'attendait à ce que Sigrid corrige l'insolence d'un coup de son fidèle bâton, mais ce fut Lucillien qui prit la parole :
- Je sais que je ne suis pas d'une grande utilité dans ce groupe, parce que je ne sais pas vraiment me battre, mais je vote pour y aller.
Convergence de regards sur le moine blond, qui continua :
- Dogmaël a disparu, mais Raphaël aussi. Il n'est pas revenu à Mallemort. J'aimerais savoir ce qui lui est arrivé, et pour ça, il n'y a qu'en retrouvant Dogmaël que je saurais ce qui lui est arrivé. Je sais que... que je vous demande beaucoup, sachant que c'est ma faute si vous avez décidé de participer à cette guerre, c'est parce que Pervenche a décidé de prendre ma défense. Mais... j'ai encore besoin d'aide. J'ai besoin de vous pour savoir ce qui est arrivé à mon ami.
Son expression resta la même, sereine et aimable, le masque du gentil moine qu'il gardait en permanence, mais sa voix tremblait légèrement, seul signe de la détresse qu'il ressentait. Sigrid lui tapota l'épaule avec une douceur étonnante et demanda :
- Mais ce Raphaël, c'est juste un ami comme ça, au passage ? Ou c'est un ami-ami ?
- Je suis son frère adoptif. Ses parents m'ont sauvé la vie.
Les regards reconvergèrent avec un bel ensemble. C'était la première fois qu'il révélait autant de choses sur lui-même, et la curiosité était au moins aussi forte que la tension due aux menaces de Belladone. Devant cet intérêt soudain, le moine rougit brutalement, avec l'expression de celui qui souhaiterait que le sol s'ouvre en deux pour l'engloutir. Néanmoins, il expliqua :
- Mes parents sont morts quand j'étais très jeune, et j'ai été envoyé dans un orphelinat. J'y suis resté plusieurs années ,jusqu'à ce que le comte et la comtesse de Mallemort ne décident de s'y arrêter. Ils avaient besoin de quelqu'un pour tenir compagnie à leur fils Raphaël, une sorte de... gouvernante, et c'est moi qu'ils ont choisi. A partir de là, ils m'ont considéré comme leur fils. Et je leur en suis très reconnaissant, et à Raphaël aussi, pour m'avoir accepté. Je.... je crois qu'ils sont morts. Le comte et la comtesse. Lors de l'attaque. Mais je crois que Raphaël est encore vivant, sauf que... je n'ai pas eu de nouvelles, il n'est pas revenu. S'il est captif ou... si lui aussi est mort, j'aimerais le savoir.
Sa voix s'était faite de plus en plus faible, jusqu'à s'éteindre tout à fait, tandis qu'il retenait les larmes qui menaçaient de couler. Pervenche lui tapota l'épaule d'une manière qu'elle espérait compatissante, à défaut de pouvoir trouver des mots pour le réconforter, et même Killian s'abstint de se moquer de ces élans de faiblesse qui n'étaient probablement dignes que de femmes à la merci de leurs nerfs (mais il n'en pensait pas moins). Après une nouvelle tournée, Pervenche reprit :
- Vous, je sais pas, mais je pense que je vais y aller. Non, je ne suis pas folle. Moi aussi, j'aime bien Raphaël, même s'il est encore plus grognon que notre maître d'armes, et je veux savoir ce qu'il est devenu. En plus, si Belladone n'a pas menti, on n'aura peut-être pas vraiment à se battre contre Dogmaël.
Le rire de Killian qui l'interrompit ressemblait plus à un aboiement qu'à une véritable manifestation d'hilarité. Il s'accouda sur la table et lança :
- Tu penses vraiment qu'en nous voyant arriver, le Roi-Sorcier complètement fou va nous servir le thé avec des petits gâteaux ? Il va vouloir se venger. Et ça me convient parfaitement, ça nous promet un nouveau combat que j'ai bien l'intention de gagner. J'en suis.
Pervenche fit bonne figure de se découvrir un nouvel allié pas vraiment inattendu, mais le regard qu'elle glissa à Sigrid avait plutôt valeur d'au secours. Celle-ci dit dans un soupir :
- Vous laisser partir dans la nature tous les trois, c'est vraiment vous condamner à brève échéance. Sans une soigneuse de mon calibre, vous n'irez pas très loin.
Killian fit la grimace, sentant planer sur lui le spectre de futurs coups de bâton de mage, Pervenche lui mit une grande claque virile dans le dos. Comme c'était le tour de Gillan de parler, ou en tous cas, c'était ce qu'il semblait puisqu'ils se tournaient tous vers elle, elle se contenta de dire :
- Il est t-temps que j'utilise mes belles c-compétences d'épéiste, maintenant que je n'ai p-plus de maître. Cette mission ne me p-plaît absolument pas, elle sent le p-piège à plein nez. Mais enfin, il ne sera p-pas dit que je laisserai mes camarades aller affronter la mort tous seuls !
- Ewan à son tour soupira et secoua la tête, l’air navré. Sigrid et Pervenche le poussèrent à s’exprimer un peu, puisqu’il avait l’air d’avoir tant de choses à dire. Il finit par se décider, ne serait-ce que pour les faire taire, et marmonna :
- Vous êtes tous autant que vous êtes une bande d’idiots trompe-la-mort, et de temps en temps, je me demande ce que je fais avec vous. Mais je suppose qu’on a la compagnie qu’on mérite…
- Tu viens, ou pas ? coupa Killian, impatient. Ne te cache pas derrière ton livre et tes grands mots, et prends une décision. Sois un homme !
- Je doute que courir à la mort soit vraiment ce qui fait un homme… surtout qu’alors, certains des hommes à cette table sont des femmes… mais laisser des têtes brûlées comme vous se lancer dans cette histoire, c’est idiot…
- Si j’ai b-bien compris, tu veux être notre c-conscience ?
- Mettons plutôt… la tête pensante. Il en faut bien une, non ? répondit le mage avec, à la surprise de tous, un sourire en coin.
- Bon, reprit Pervenche, puisque tout le monde est d’accord pour repartir en vadrouille, je propose qu’on trinque.
- A q-quoi ? demanda Gillan. A notre manque de sens c-commun ?
- A ça ou aux belles aventures qui nous attendent, comme tu veux. Je pense que personnellement, je vais choisir les aventures. Je suis sûre qu’on rentrera tous entiers !
Lucillien ajouta un « si Spade le veut » dans un murmure. Les autres lui accordèrent volontiers cet addendum. Les verres furent entrechoqués et vidés au milieu des plaisanteries, mais elles sonnaient faux, et leurs doigts ne tremblaient pas uniquement à cause du froid.
Restait qu'il fallait y réfléchir : est-ce que ça valait le coup de risquer sa vie, celle de ses camarades, surtout de Lucillien qui, quand on y réfléchissait bien, n'avait strictement rien à faire sur un champ de bataille mais tiendrait quand même à venir, et le faire changer d’avis était totalement impossible. Peut-être qu’elle devrait demander à Killian de lui faire peur… bien qu’il avait l’air imperméable à ce genre de choses maintenant. De toute façon, même avec le maître d’armes dans leur groupe, elle n’était pas sûre d’avoir envie de partir. Rester à Altea lui plaisait bien, et une mercenaire motivée et pas trop nulle comme elle pouvait toujours décrocher divers emplois dans le coin, sans avoir besoin d’aller risquer sa vie à l’autre bout du continent. A Altea, elle pouvait fréquenter des personnes normales, ça lui faisait du bien. D'un autre côté, refuser cette mission lui mettrait certainement Elric à dos. Et dans ce cas, il se ferait un plaisir de lui rendre la vie impossible. Devoir quitter le château, ce n'était pas important, elle pouvait vivre ailleurs, même se trouver un foyer bien à elle. Mais il ne la lâcherait probablement pas, et elle pourrait être sûre d'être privée de Malikaï jusqu'à la fin des temps, ou jusqu'à ce qu'il lui pardonne, ce qui pourrait prendre longtemps.
Toute à ses pensées, elle n'avait même pas remarqué que ses pas l'avaient amenée jusqu'à la bibliothèque du château. Bon, tant qu'à attendre quelque part, autant le faire dans une pièce qui pouvait être un tant soit peu chauffée. Elle se dénicha donc un siège suffisamment confortable, s'y laissa tomber avec délectation, et reprit le cours de ses réflexions. Cela valait-il vraiment la peine ? Qu'est-ce qu'il valait mieux faire ? D'un côté, c'était vrai, ils avaient affronté Dogmaël, son assistant qui s'appelait apparemment Tenshi, et Belladone dans son armure, ils connaissaient l'ennemi, et ils pourraient peut-être survivre, en tous cas davantage que d'autres mercenaires qu'on pourrait envoyer à sa recherche. D'un autre côté, Pervenche s'était mêlée au conflit parce que le Roi-Sorcier avait envahi la ville où vivaient Lucillien et Raphaël, et les choses étaient devenues personnelles. Mais là, c'étaient les affaires de Belladone et d'Elric. Certes, elle était un petit peu concernée, comme tous les habitants de l'Est, mais était-ce pour ça qu'on allait envoyer tous les habitants à la recherche de Dogmaël ? En quoi son aide serait-elle plus utile et plus efficace que celle de la princesse, qui était quand même censée connaître son père mieux que personne de vivant ? Pourquoi est-ce qu'il fallait les envoyer, eux, plutôt que sa fille ? Elle était assez grande ! Tout ça, c'était idiot. Qu'ils se débrouillent avec leurs interrogations et leurs questions politiques. Elle n'avait pas vraiment envie d'aller dans des montagnes inconnues, chercher des rois-sorciers. Et encore moins en hiver.
Un mouvement près d'elle la tira de ses pensées, et elle vit que Malikaï se tenait à côté du fauteuil. Surprise, elle demanda :
- Tu as fini avec Elric ?
- Si on peut dire... répondit le gamin. La princesse Belladone est en train de se disputer avec lui, il n'avait pas vraiment besoin de moi...
- C'est étrange, quelque chose en moi me pousse à ricaner.
- Ca ne serait pas très charitable...
- Je ne suis pas charitable. Alors, comment tu m'as trouvée ?
- Je ne t'ai pas vraiment trouvée... je venais étudier un peu d'histoire.
- Alors comment tu sais que c'est moi ?
- Tu marmonnes quand tu réfléchis. C'est plutôt amusant.
- Ca m'arrive. Tu comptes faire quelque chose, là ?
- A part travailler, non. Et tu peux te joindre à moi, si tu veux.
- Ca sera toujours plus drôle que de traîner dans un fauteuil en pensant du mal d'Elric. Si l'expression avait voulu dire quelque chose pour Malikaï, il aurait probablement roulé des yeux avec un léger sourire. Au lieu de ça, il se contenta d'attendre que Pervenche s'extraie du fauteuil qu'elle occupait et vienne le rejoindre. Il savait qu'il n'allait pas étudier beaucoup, mais ça ne le dérangeait pas.
Pervenche aurait dû se douter qu'Elric ne s'arrêterait pas là. Maintenant qu'il avait décidé de déléguer cette importante mission à des gens qui n'étaient ni concernés, ni poussés par un appât du gain irrépressible, et surtout qu'il avait choisi ses victimes, il n'allait pas les laisser s'en sortir aussi facilement. Surtout vu l'urgence de la situation. Et elle se doutait bien qu'il n'allait pas être le seul à insister pour qu'ils s'en chargent. Les conseillers, elle pouvait les supporter, ça ne serait pas la première fois qu'elle les envoyait balader. Mais elle ne s'attendait certainement pas à ce que, à peine une heure après s'être débarrasser, et alors qu'elle était tranquillement en train de piquer du nez sur la table sur laquelle elle était accoudée, Belladone elle-même ne vienne la chercher. Elle agit avec une grande délicatesse : elle empoigna la mercenaire par le col de sa tunique, la mit sur ses pieds et la traîna hors de la salle au grand risque de lui casser un bras, laissant Malikaï s'interroger sur ce qui venait de se passer.
Il fallut que Pervenche mette toutes ses forces dans le mouvement pour finalement réussir à se libérer de la poigne de Belladone, qui tourna son regard assassin vers elle. Faisant de mieux pour ne pas flancher, la mercenaire demanda :
- Que puis-je pour vous de si urgent, Altesse ?
- Tu vas réunir tes petits amis et aller immédiatement à la recherche de mon père, ordonna la princesse d'un ton sans réplique.
- Et si je ne veux pas ? Répliqua Pervenche en croisant les bras dans une attitude de défi pleine d'une assurance qu'elle n'était pas sûre de ressentir.
- Les mercenaires comme toi sont donc si difficiles qu'ils peuvent refuser des missions et la prime qui les accompagnent ?
- Quand la mission consiste à partir dans une contrée inconnue à la recherche d'un individu qui risque fort de nous transformer en tranches de viandes toutes fines, oui, les mercenaires font la fine bouche.
- Tu es bien difficile pour quelqu'un dont on peut acheter la loyauté pour une poignée de pièces !
- Je suis loyale à qui je choisis, figurez-vous !
- Allons donc, ricana Belladone. Tu veux vraiment me faire croire que tu as choisi d'aller au secours de l'Est portée par ta bonne conscience et sans rien demander en échange ? Une mercenaire qui apprécie la beauté du geste ? C'est la première fois que je vois ça !
- Pour la beauté du geste, non. Pour venir en aide à un ami... c'est différent.
- Et maintenant, voilà qu'elle a un grand cœur ! Décidément, les mercenaires ne sont plus ce qu'ils étaient !
Pervenche commençait tout doucement à en avoir assez de cette princesse qui la prenait de haut, comme si être princesse voulait dire qu'elle valait mieux qu'elle.
- Princesse, répondit-elle en pointant son propos d'un doigt menaçant, ce n'est pas ma faute si votre père si éveillé a décidé dans sa grande sagesse d'envahir Mallemort, et a forcé un de mes amis à fuir.
- Un ami courageux, je vois.
- Je tiens d'ailleurs à souligner, continua Pervenche en se forçant à l'ignorer, que le comte Raphaël de Mallemort, qui se trouve être un autre de mes amis, a disparu suite à votre invasion, et qu'on est toujours sans nouvelles de vous. Non seulement vous m'avez vous-mêmes décidée à prêter main-forte à Elric en rendant les choses personnelles, mais en plus, ça ne me met pas du tout d'humeur pour vous aider, vous, avec vos soucis familiaux !
Belladone n'eut pas l'air impressionnée le moins du monde.
- Tu étais là quand j'ai expliqué les raisons de cette demande à Elric. Elles ne sont pas insensées. Il en va du destin de nos deux pays. Mais je doute qu'une idiote dans ton genre comprenne ça.
- Ce que je comprends en tous cas, c'est que me traiter d'idiote, ça ne va pas m'aider à me décider en votre faveur. Si vous voulez retrouver votre cher papa et le remettre sur le trône, ou qu'il aille donner la fessée à votre frère et vous rendre votre place, c'est vous que ça regarde.
Belladone saisit Pervenche par les épaules, la souleva et la plaqua contre le mur. Les pieds de la mercenaire ne touchaient même plus le sol, et elle se fit la remarque qu'elle avait peut-être bien exagéré, cette fois-ci, et que la princesse risquait fort de lui faire rendre gorge de manière violente. Ceci dit, elle n'allait pas le reconnaître, et elle se contenta de tenter de se dégager. Sans aucun résultat, malheureusement. Belladone la regarda se débattre un instant, puis déclara :
- Ecoute-moi bien, petite dinde, et fais attention parce que je ne le répéterai pas cinquante fois. Je n'irai pas chercher mon père, parce que je ne peux pas. Diplomatiquement, ce serait un suicide. Si ça s'apprenait, je peux être sûre que toute une bande d'imbéciles s'empresserait d'attaquer mon pays juste par précaution, parce qu'ils pourraient en tirer profit. Et avant que tu me dises d'envoyer mes amis ou toute autre excuse minable pour te défiler parce que tu as peur, ce serait tout à fait idiot. Ronnan et Delnan sont mes frères d'adoption, tout le monde sait qui ils sont. Quant aux autres, ils sont venus avec moi au château, n'importe quel imbécile pouvant se procurer un espion sait qui ils sont et quel est leur lien avec moi. Si je les envoie, l'effet est le même : invasion, guerre, toujours la même histoire que je n'apprécie absolument pas. Si on vous envoie, il y a une petite chance pour que les abrutis qui menaceraient mon royaume ne s'en doutent pas, ou alors trop tard, ce qui à ce moment me sera complètement égal. Je sais qu'on pourrait envoyer les premiers crétins venus dans ton genre. Ce n'est pas une mission qui demande une intelligence particulière, et des mercenaires idiots et pas trop manchots, ça se trouve à la pelle. Mais vous avez un avantage : vous le connaissez. Vous avez donc de meilleures chances que les autres.
- Et de meilleures chances de nous faire massacrer, réussit finalement à ajouter Pervenche, parce que je vous rappelle quand même qu'on s'est battus contre lui, et contre vous aussi, et contre l'autre avec une cape, et que donc, il ne doit pas être ravi de nous voir.
- Et alors ? Tu as peur ?
Pervenche réussit finalement à se dégager de la poigne de Belladone et à retomber sur ses pieds. Elle lui jeta un regard furieux et lança :
- Mais qu'est-ce que vous avez tous avec la peur ? Bien sûr, que j'ai peur de lui ! Même Killian n'est pas capable de lui tenir tête sans aide, alors il me tuerait sans problèmes ! C'est normal, d'avoir peur, et aller à sa recherche, ce n'est pas du courage, c'est de l'inconscience ! Alors vous pouvez vous chercher ailleurs, je ne suis pas suicidaire.
Encore une fois, Belladone bloqua le passage de la mercenaire, la repoussant contre le mur, et se pencha, très près, pour lui parler d'un ton bas :
- Réfléchis deux secondes, idiote. On te demande de le retrouver et de lui transmettre le message, pas d'aller te battre contre lui. Il reviendra de lui-même. Tu es stupide de refuser une mission que non pas une, mais deux personnes nobles te confient. Outre la récompense qui sera plus qu'intéressante, tu aurais un roi et une princesse qui te devraient une fière chandelle.
- C'est intéressant, répondit Pervenche en essayant d'ignorer le souffle brûlant contre son oreille, mais je ne suis pas toute seule à prendre les décisions, et je ne peux pas forcer les autres.
- A toi de les convaincre. Réfléchis-y, l'enjeu est de taille. Et je pense que tu te doutes que si tu me mets des bâtons dans les roues et que tu refuses, je n'hésiterai pas à te... convaincre.
Pervenche marmonna quelque chose d'indistinct qui pouvait aussi bien être un assentiment qu'une vague insulte, et s'empressa de décamper avant que Belladone ne décide de mettre ses menaces à exécution, et elle ne savait pas trop en quoi consistaient ces menaces. Mais si la princesse avait décidé de la tuer (ou de la séduire), elle comptait bien mettre le plus de distance entre elles. On ne savait jamais.
Et comme il se devait, cette histoire se termina comme d’habitude, dans une taverne, autour d'une bonne cruche d'alcool fort. Cette fois-ci, Pervenche n'avait pas fait dans la délicatesse, elle s'était contentée de débarquer et de soustraire ses différents compagnons à leurs activités. L'urgence avait l'air évidente, et aucun d'eux ne rouspéta. Même Ewan ne discuta pas quand on l'arracha à ses chers livres. Même Killian était là, il l'avait suivie depuis le château, il avait l'air de bien s'amuser. Pervenche raconta en détail les diverses menaces auxquelles elle avait eu droit, s'attirant quelques moqueries de la part du maître d'armes qui lui demanda si une paire de seins était tellement effrayante, ou si elle avait peur de se faire séduire par la princesse et de finir princesse adjointe. Elle fut obligée de lui ravager les tibias à grands coups de bottes.
Après avoir exposé tous les tenants et aboutissants de l'affaire, elle leur demanda ce qu'ils en pensaient. Gillan résuma leur avis à tous :
- On n'a p-pas le choix, en fait, c'est ça ?
- Qu'est-ce qui te fait dire ça ? Demanda Sigrid avec juste une pointe de sarcasme.
- D-Devine.
- Killian et toi, ça va, Krile peut encore vous aider si jamais cette princesse décide de nous pourrir la vie.
Killian salua cette remarque du reniflement méprisant réglementaire, marmonnant qu'il n'avait besoin de personne et qu'il remettrait cette gamine en place d'une bonne gifle. Personne ne trouva nécessaire de lui faire remarquer que pour l'instant, il lui obéissait bien gentiment.
- Ce... n'est peut-être pas une bonne idée, intervint Ewan, mais... nous n'avons pas le choix. Vous êtes suffisamment courageux... mais pas moi. Je ne veux pas me mettre deux altesses à dos...
- C'est idiot, coupa le maître d'armes. Tu préfères aller affronter Dogmaël et son chien de garde, qui sont responsables de la perte de ta main, plutôt que de tenir tête à une princesse et un roi qui nous doit sa victoire ?
Ewan baissa les yeux et fixa ses doigts déformés, mais il ne dit rien. Le reste du groupe s'attendait à ce que Sigrid corrige l'insolence d'un coup de son fidèle bâton, mais ce fut Lucillien qui prit la parole :
- Je sais que je ne suis pas d'une grande utilité dans ce groupe, parce que je ne sais pas vraiment me battre, mais je vote pour y aller.
Convergence de regards sur le moine blond, qui continua :
- Dogmaël a disparu, mais Raphaël aussi. Il n'est pas revenu à Mallemort. J'aimerais savoir ce qui lui est arrivé, et pour ça, il n'y a qu'en retrouvant Dogmaël que je saurais ce qui lui est arrivé. Je sais que... que je vous demande beaucoup, sachant que c'est ma faute si vous avez décidé de participer à cette guerre, c'est parce que Pervenche a décidé de prendre ma défense. Mais... j'ai encore besoin d'aide. J'ai besoin de vous pour savoir ce qui est arrivé à mon ami.
Son expression resta la même, sereine et aimable, le masque du gentil moine qu'il gardait en permanence, mais sa voix tremblait légèrement, seul signe de la détresse qu'il ressentait. Sigrid lui tapota l'épaule avec une douceur étonnante et demanda :
- Mais ce Raphaël, c'est juste un ami comme ça, au passage ? Ou c'est un ami-ami ?
- Je suis son frère adoptif. Ses parents m'ont sauvé la vie.
Les regards reconvergèrent avec un bel ensemble. C'était la première fois qu'il révélait autant de choses sur lui-même, et la curiosité était au moins aussi forte que la tension due aux menaces de Belladone. Devant cet intérêt soudain, le moine rougit brutalement, avec l'expression de celui qui souhaiterait que le sol s'ouvre en deux pour l'engloutir. Néanmoins, il expliqua :
- Mes parents sont morts quand j'étais très jeune, et j'ai été envoyé dans un orphelinat. J'y suis resté plusieurs années ,jusqu'à ce que le comte et la comtesse de Mallemort ne décident de s'y arrêter. Ils avaient besoin de quelqu'un pour tenir compagnie à leur fils Raphaël, une sorte de... gouvernante, et c'est moi qu'ils ont choisi. A partir de là, ils m'ont considéré comme leur fils. Et je leur en suis très reconnaissant, et à Raphaël aussi, pour m'avoir accepté. Je.... je crois qu'ils sont morts. Le comte et la comtesse. Lors de l'attaque. Mais je crois que Raphaël est encore vivant, sauf que... je n'ai pas eu de nouvelles, il n'est pas revenu. S'il est captif ou... si lui aussi est mort, j'aimerais le savoir.
Sa voix s'était faite de plus en plus faible, jusqu'à s'éteindre tout à fait, tandis qu'il retenait les larmes qui menaçaient de couler. Pervenche lui tapota l'épaule d'une manière qu'elle espérait compatissante, à défaut de pouvoir trouver des mots pour le réconforter, et même Killian s'abstint de se moquer de ces élans de faiblesse qui n'étaient probablement dignes que de femmes à la merci de leurs nerfs (mais il n'en pensait pas moins). Après une nouvelle tournée, Pervenche reprit :
- Vous, je sais pas, mais je pense que je vais y aller. Non, je ne suis pas folle. Moi aussi, j'aime bien Raphaël, même s'il est encore plus grognon que notre maître d'armes, et je veux savoir ce qu'il est devenu. En plus, si Belladone n'a pas menti, on n'aura peut-être pas vraiment à se battre contre Dogmaël.
Le rire de Killian qui l'interrompit ressemblait plus à un aboiement qu'à une véritable manifestation d'hilarité. Il s'accouda sur la table et lança :
- Tu penses vraiment qu'en nous voyant arriver, le Roi-Sorcier complètement fou va nous servir le thé avec des petits gâteaux ? Il va vouloir se venger. Et ça me convient parfaitement, ça nous promet un nouveau combat que j'ai bien l'intention de gagner. J'en suis.
Pervenche fit bonne figure de se découvrir un nouvel allié pas vraiment inattendu, mais le regard qu'elle glissa à Sigrid avait plutôt valeur d'au secours. Celle-ci dit dans un soupir :
- Vous laisser partir dans la nature tous les trois, c'est vraiment vous condamner à brève échéance. Sans une soigneuse de mon calibre, vous n'irez pas très loin.
Killian fit la grimace, sentant planer sur lui le spectre de futurs coups de bâton de mage, Pervenche lui mit une grande claque virile dans le dos. Comme c'était le tour de Gillan de parler, ou en tous cas, c'était ce qu'il semblait puisqu'ils se tournaient tous vers elle, elle se contenta de dire :
- Il est t-temps que j'utilise mes belles c-compétences d'épéiste, maintenant que je n'ai p-plus de maître. Cette mission ne me p-plaît absolument pas, elle sent le p-piège à plein nez. Mais enfin, il ne sera p-pas dit que je laisserai mes camarades aller affronter la mort tous seuls !
- Ewan à son tour soupira et secoua la tête, l’air navré. Sigrid et Pervenche le poussèrent à s’exprimer un peu, puisqu’il avait l’air d’avoir tant de choses à dire. Il finit par se décider, ne serait-ce que pour les faire taire, et marmonna :
- Vous êtes tous autant que vous êtes une bande d’idiots trompe-la-mort, et de temps en temps, je me demande ce que je fais avec vous. Mais je suppose qu’on a la compagnie qu’on mérite…
- Tu viens, ou pas ? coupa Killian, impatient. Ne te cache pas derrière ton livre et tes grands mots, et prends une décision. Sois un homme !
- Je doute que courir à la mort soit vraiment ce qui fait un homme… surtout qu’alors, certains des hommes à cette table sont des femmes… mais laisser des têtes brûlées comme vous se lancer dans cette histoire, c’est idiot…
- Si j’ai b-bien compris, tu veux être notre c-conscience ?
- Mettons plutôt… la tête pensante. Il en faut bien une, non ? répondit le mage avec, à la surprise de tous, un sourire en coin.
- Bon, reprit Pervenche, puisque tout le monde est d’accord pour repartir en vadrouille, je propose qu’on trinque.
- A q-quoi ? demanda Gillan. A notre manque de sens c-commun ?
- A ça ou aux belles aventures qui nous attendent, comme tu veux. Je pense que personnellement, je vais choisir les aventures. Je suis sûre qu’on rentrera tous entiers !
Lucillien ajouta un « si Spade le veut » dans un murmure. Les autres lui accordèrent volontiers cet addendum. Les verres furent entrechoqués et vidés au milieu des plaisanteries, mais elles sonnaient faux, et leurs doigts ne tremblaient pas uniquement à cause du froid.