Chapitre 36
Pervenche entreprit immédiatement de se débattre pour se débarrasser de cette prise, flanquant un coup de pied à Ewan qui était le plus proche, sans même le réveiller. Elle tenta d'attraper son arme, sans succès, et elle commençait à paniquer. Et pourtant, une petite voix à l'arrière de son esprit lui disait qu'elle connaissait cette voix. D'ailleurs, il n'y avait qu'une personne qui la connaissait à pouvoir l'appeler « jolie plante ». Et une seule personne s'y risquait. Elle expédia un coup de tête en arrière pour se libérer, mais son crâne ne rencontra que de l'air. L'individu qui la tenait eut un petit rire qu'elle connaissait bien, et se décida à la lâcher pour s'asseoir à côté d'elle. Le ciel commençait à peine à s'éclaircir, et on n'y voyait encore presque rien, mais Pervenche n'en avait pas besoin. Elle savait que les cheveux seraient longs, couleur sable, retenus par un foulard, du bord duquel dépasserait une cicatrice qui traversait le front, et elle n'avait pas besoin de lumière pour deviner le sourire en coin, mi-charmeur, mi-supérieur. Restait à savoir ce que Meven faisait là.Un coup d’œil apprit à la mercenaire que les autres dormaient toujours, leur lutte n'avait pas fait le moindre bruit. Heureusement. Elle n’avait pas vraiment envie de se retrouver face à un Killian arraché à ses quelques précieux moments de sommeil. C’était une vision assez effrayante qu’elle n’aurait pas souhaité à son pire ennemi. Elle se rassit correctement, resserrant sa cape autour d’elle, et demanda à l’assassin qui avait l’air aussi confortablement installé que dans le plus beau des salons :
- Au nom de n’importe quelle divinité en laquelle tu crois…
- J’ai un faible pour Jenna, interrompit l’assassin. Les déesses des gens de l’ombre, c’est toujours bien.
- Ne m’interromps pas. Au nom de Jenna-si-ça-te-chante, qu’est-ce que tu fabriques ici ?
- Tu crois vraiment que j’allais laisser mon groupe tout seul ?
- Depuis q-quand sommes-nous t-ton groupe ?
Pervenche retint à grand peine un couinement de souris sur laquelle on aurait marché, mais MEven se contenta de se tourner vers Gillan, qui les observait, immobile, et la salua courtoisement :
- Je ne pensais pas que tu serais réveillée, chère épéiste. Il me semble que tu avais le sommeil plutôt lourd, non ?
- T-Très drôle.
- Quant à la question de ce que je fais ici, elle est très intéressante, mais elle pourrait attendre que nous ayons trouvé un endroit un peu plus accueillant pour discuter, non ? Il y a un village pas très loin, ce sera peut-être plus confortable qu’un bosquet en plein hiver. Maintenant qu’il fait presque jour, vous devriez pouvoir vous déplacer sans souci.
En effet, Pervenche se rendit compte qu’elle pouvait distinguer le sourire de l’assassin. Elle entreprit donc de réveiller les autres avec toute la délicatesse requise dans ce genre de situations, c’est-à-dire en les secouant comme des pruniers sans tenir compte des grognements et des menaces marmonnées qu’elle reçut. Menaces qui moururent d’ailleurs quand le reste du groupe se rendit compte que Meven était parmi eux, aussi frais qu’une rose. L’assassin coupa court aux exclamations de surprise et autres menaces de mort en promettant qu’ils pourraient discuter autant qu’ils le voudraient dès qu’ils auraient trouvé un endroit un peu plus civilisé pour ça. Ils convinrent tous qu’il y avait mieux comme endroit pour des retrouvailles émues, et, serrant capes et manteaux autour d’eux pour se protéger du vent froid, se mirent en marche dans le petit matin.
Deux heures de marche silencieuse à travers des collines herbeuses les amena à un petit village. Meven prit la précaution de le faire contourner au groupe, pour éviter les soupçons sur l’endroit d’où ils venaient. Le bâtiment qui servait d’auberge était de petite taille, preuve qu’il ne devait pas y avoir beaucoup de voyageurs passant dans le coin, mais c’était tant mieux, ils risqueraient moins d’être dérangés. De toute façon, vu leur état d’épuisement, une grange leur aurait suffi, ce qui comptait, c’était d’avoir un toit au-dessus de la tête et de pouvoir se protéger un peu du froid. Et surtout de rattraper quelques heures de sommeil. Le bavardage attendrait.
Un peu mieux réveillé, le groupe de mercenaires retrouva l’assassin en milieu de journée, fort occupé à marmonner des secrets avec d’autres individus aussi louches que lui. Ceux-ci se dispersèrent à leur approche, et Meven accueillit ses amis avec un sourire qui n'annonçait rien de bon. Mais ses intentions fourbes habituelles furent bloquées en plein vol quand Sigrid brandit son bâton de mage de manière menaçante et manqua lui casser le nez avec. Ewan fit de son mieux pour la retenir. Afin d'éviter un meurtre d'assassin qui ne les aurait pas vraiment avancés, Pervenche posa la question qui les tracassait tous :
- Qu'est-ce que tu fabriques ici, exactement ?
- Je sais que vous ne pouvez pas vous passer de moi, bande de petits sacripants, répondit l'assassin avec un sourire éblouissant. Je suis donc venu mettre mon talent incroyable au service du groupe.
- Ce qui se tiendrait, si tu avais eu un moyen de savoir qu'on était là.
- Et dans ce c-cas, intervint Gillan, ça veut dire que d'autres sont au c-courant, et que la mission secrète ne l'est p-plus.
- Ca ne m'étonne qu'à moitié, marmonna Killian pour lui-même, s'attirant un léger coup de coude de la part de Lucillien qui fut heureusement le seul à l'entendre.
L'assassin leva les mains pour stopper le barrage de remarques et répondit par une autre question :
- Vous pensiez vraiment que je m'en fichais de vous au point de disparaître dans la nature sans même prendre soin de garder un œil sur vous ?
Au « oui » général qui lui répondit, il plaqua une main sur son cœur d'un geste théâtral et s'exclama :
- Vous me blessez ! Je ne suis pas Killian, enfin !
Celui-ci eut un mouvement pour l'empoigner et certainement le corriger un peu, mais l'assassin esquiva en riant et se cacha derrière Pervenche. Ce qui n'allait certainement pas arrêter un maître d'armes insulté, et Gillan dût intervenir en prenant les longs cheveux en otage. Une fois Killian calmé, Meven reprit :
- Comme tous les assassins de ma classe et ma prestance, c'est-à-dire... aucun parce que je suis le meilleur, j'ai un réseau d'informateurs et d'espions suffisamment nombreux et performants pour savoir tout ce qui se passe sur tout le continent, chaque fois que je le souhaite. Ils m'ont tenu au courant de tous vos faits et gestes.
- T-Tous ?
Visiblement, Gillan n'y croyait pas trop. Meven s'approcha d'elle avec un sourire digne d'un alligator repérant une proie faible et répondit tout en lui jetant un bras amical sur l'épaule :
- Je sais que tu as affronté Killian, claironna l'assassin (pas trop fort pour ne pas attirer l'attention) sans faire attention à ses efforts pour se débarrasser de lui. On m'a dit que tu lui as mis une sacrée correction, je suis fier de toi. Notre fifille est devenue une vraie combattante ! Et, continua-t-il en la voyant rougir, j'ai entendu dire que tu t'entendais bien avec Krile, et que...
Il n'alla pas plus loin, l'épéiste réussit à le bâillonner et le menaça des pires sévices si jamais il n'arrêtait pas ses idioties, là, quand même. Les autres regardèrent l'affrontement avec intérêt ou ennui. Une fois qu'ils furent séparés, Ewan demanda :
- Mais... tes espions, ils ne risquent pas... de nous dénoncer à quelqu'un ?
Pour la peine, il se retrouva immédiatement gratifié d'un assassin drapé sur ses épaules, qui ronronna dans son oreille :
- Ne t'en fais pas, mon petit mage. Bien sûr, j'ai des individus peu doués dans mes troupes, mais je n'allais pas confier aux premiers idiots venus une mission aussi importante que vous surveiller. J'ai une confiance aveugle en ceux à qui j'ai fait appel. Aucun risque que d'autres soient au courant. Et au cas où ils auraient entendu parler d'autres espions qui seraient sur vos traces, ils ont pour mission de les pousser sur des fausses pistes. Notre petit groupe et ceux qui vous envoient devraient être tranquilles.
Sigrid arracha son ami aux griffes de l'assassin collant, et tandis qu'Ewan reprenait son souffle et une couleur normale, attaqua la question importante :
- Tu dis que tu veux mettre tes « talents » à notre service. Ca consiste en quoi ? Tu sais au moins en quoi consiste notre mission ?
- Sigrid, Sigrid, Sigrid... Tu penses que je serais vraiment assez bête pour vous précéder dans l'Ouest sans savoir ce que vous faites là ?
- Oui.
- Tu me blesses, ma chère. Tout comme je sais ce que vous avez fait, je sais ce qui s'est passé, qui est venu à l'Est pour parler à Elric, et tous les détours politiques et les manigances, les causes et les effets, mais n'en parlons pas ici, on ne sait jamais qui nous écoute. Donc je sais, et maintenant, vous savez que je sais. Je serais peut-être même vexé que tu me sous-estimes.
- Arrête tes simagrées.
- Il faudrait qu'on y aille, intervint Pervenche. On n'est pas le groupe le plus discret du coin, et on perd du temps.
- Le plus discret ? répéta Killian d'un ton pincé. Bien sûr que nous sommes discrets. Qu'est-ce qui serait plus discret que deux épéistes nomades des plaines, un assassin, une mercenaire du Sud avec une coupe idiote, deux mages dont un avec des cheveux bleus, et un moine ?
- Tu exagères, notre moine n'a pas l'air d'un moine, et en matière de cheveux, je pense que tu peux parler.
- Il va nous être difficile de ne pas être repérés, reprit le maître d'armes sans tenir compte de l'interruption. Surtout que le pays a fermé ses frontières, et qu'il n'y a pas beaucoup d'étrangers qui se promènent. J'espère que vous avez une idée géniale pour ne pas se faire étiqueter « mercenaires » et attirer l'attention dès aujourd'hui ?
- D'après ce que j'ai vu, répondit Meven, il y a certains groupes de mercenaires dans le coin. Ce sont peut-être des profiteurs, qui viennent dans un pays en difficulté pour se remplir les poches aux dépends des habitants qui font de leur mieux pour s'en sortir. Il y en a peut-être qui cherchent juste l'aventure, comme une certaine personne ici présente (Pervenche lui fit une magnifique grimace). On pourra peut-être être identifiés comme mercenaires, ce n'est pas grave. Le souci, c'est que si on est assimilés à la première catégorie, les gens risquent de nous chasser à coups de pierres. Et bien sûr, on ne pourra demander de l'aide à personne, mais ça, je suppose que vous vous en doutez. Mais avec un peu de chance et d'adresse, on ne nous prendra que pour des aventuriers à la recherche d'un peu d'argent facile. Ce qui n'est pas si mal. Ceci dit, Killian, si tu as si peur que les gens te reconnaissent étant donné que ta réputation de tueur a franchi les frontières, tu peux toujours sacrifier tes jolis cheveux. Ca te donnerait peut-être l'air même plus masculin...
Le maître d'armes réagit à l'insulte par un coup de poing qui ne rata que partiellement sa cible. Meven cilla sous le choc, mais son sourire ne vacilla pas. Il attrapa les premiers venus – Ewan et Gillan – par le bras et les entraîna avec eux hors du petit hameau. Les autres suivirent le mouvement. Tout en les traînant avec eux, l'assassin leur annonça qu'il les emmenait plus loin dans les terres, en direction de la capitale. Personne ne saurait rien, puisque Dogmaël avait fui directement du champ de bataille, mais il fallait bien commencer quelque part. Tant qu'à interroger des gens qui n'avaient aucune idée d'où était passé le Roi-Sorcier, autant tenter leur chance dans la capitale. Sigrid fit la remarque que ce n'était pas très malin, et Killian et Ewan se rangèrent à son avis : dans la capitale, il y avait le roi, en l'occurrence, Wolfsbane, le frère de Belladone qu'ils devaient chasser du trône. Il devait se douter qu'elle mijotait quelque chose, ça avait l'air d'être de famille, les complots. S'il entendait parler de mercenaires, il ferait le lien avec ceux qui avaient affronté son père et sa sœur, et ils iraient sûrement pourrir dans une geôle pour le reste de leurs jours. Meven argua que s'ils n'essayaient pas de trouver au moins quelques indications, ils allaient se retrouver à fouiller des kilomètres carrés de montagnes, et qu'étant donné le nombre de grottes, de fissures et de cachettes, ils n'en auraient pas assez de toute une vie. D'ici là, l'Ouest se serait effondré, et Belladone ne le leur pardonnerait pas. Le seul espoir qu'ils auraient, c'était que dans ce cas, elle ne les retrouve pas non plus. Le fait était qu'ils avaient une tâche incommensurable sur les bras, et pas assez de temps pour l'accomplir. S'ils ne bénéficiaient pas d'un coup de pouce, ils n'y arriveraient pas. Killian, Sigrid et Ewan finirent par se ranger à cet avis, mais prévinrent que s'ils finissaient en prison, ils n'hésiteraient pas à manger l'assassin pour survivre. Celui-ci leur souhaita bon courage, il était particulièrement indigeste.
Alors qu'ils avançaient à travers des champs couverts de givre, Pervenche se rapprocha de Meven et lui demanda :
- Au fait, quand tu es parti, tu étais accompagné d'un cavalier wyvern, non ?
L'assassin fit semblant de réfléchir.
- Maintenant que tu en parles, ça me dit quelque chose...
- Arrête tes idioties, ou je t'agresse. Où est Hélios ? Il va bien ?
- Il allait bien la dernière fois que je l'ai vu.
Pervenche réussit à résister à son envie de le pincer.
- Tu l'as abandonné en route ? Ou c'est lui qui a décidé qu'il en avait assez de ta perversité, et qu'il valait mieux qu'il continue avec son lézard ?
- Oooh, Siran serait si mécontent de t'entendre parler ainsi...
- Arrête, maintenant. Où il est ? Qu'est-ce qu'il a fait ? Il est parti ?
- Mais non, répondit l'assassin en tentant de tapoter la tête de Pervenche. Il va très bien, il est toujours vivant, il est toujours fou de moi, et il attend plus loin parce que ce n'était pas la peine de l'emmener avec moi pour vous chercher, et qu'il n'est toujours pas très à l'aise quand il s'agit de rester seul dans un endroit plein de monde. On va le retrouver bientôt.
Rassurée, la mercenaire laissa l'assassin tranquille. Elle ne savait pas si les autres avaient entendu leur conversation. Derrière eux, Lucillien et Ewan bavardaient à voix basse, Killian avait l'air distant comme d'habitude, Sigrid avait remonté sa capuche et serrait sa veste autour d'elle, et Gillan était plongée dans ses pensées. Le vent ne facilitait pas la conversation, et il avait dû couvrir leurs mots. Bon, ils le reverraient bientôt.
Le chemin qu'ils empruntaient rejoignait une route plus large. Une fois le groupe arrivé au croisement, au lieu de choisir l'une des deux directions, Meven obliqua vers un affleurement rocheux tout ce qu'il y avait de plus innocent, sans même s'assurer que les autres le suivaient, ce qu'ils firent, bien entendu. En approchant, Meven glissa deux doigts dans sa bouche et émit un sifflement, puis un autre. Un sifflement identique lui répondit, et une silhouette sortit de sa cachette. Pervenche la première reconnut Hélios, et elle courut se jeter au cou du cavalier. Il eut un mouvement de recul, comme s'il était menacé, mais il se reprit avant d'expédier la mercenaire au tapis et lui tapota maladroitement le dos. Elle finit par le lâcher, laissant la place aux autres qui vinrent lui exprimer à quel point ils étaient heureux de le voir en vie. En vie, certes, mais il était loin d'être en parfaite santé comme Meven l'avait clamé. Si l'assassin n'avait pas changé d'un pouce, Hélios était loin d'avoir eu cette chance. Ca ne se voyait pas trop, grâce au manteau jeté sur sa cotte de mailles, mais Pervenche avait bien senti en le serrant contre elle qu'il avait maigri. Son regard était plus nerveux, il bondissait d'un point à un autre sans s'arrêter. Des cernes noirâtres se creusaient sous ses yeux, lui donnant l'air épuisé. Il ne restait plus grand-chose du fier soldat qui avait fui son pays quelques mois auparavant. Néanmoins, il accueillit ses amis avec son habituel sourire en coin, répondit aux salutations, aux questions de Lucillien, aux moqueries affectueuses de Sigrid, et aux regards hautains de Killian, et expliqua que Siran allait bien et se cachait là où on ne trouverait pas étrange de voir un reptile géant. Il n'avait l'air absolument pas surpris de les voir, Meven avait dû le mettre au courant, c'était logique. Mais Pervenche ne pouvait pas s'empêcher de penser que c'était quand même assez bizarre comme situation. Néanmoins, elle ne fit aucune remarque.
Le petit groupe se remit en marche. Cette fois, il n'était plus question de longs silences prudents. Ils n'étaient plus des espions tentant d'entrer sans être repérés dans un pays où ils risquaient de déclencher une crise politique, ils étaient un groupe de mercenaires à la recherche de travail, tout ce qu'il y avait de plus normal. Il faudrait qu'ils surveillent le moindre de leurs mots, qu'ils fassent attention à tout et tout le monde. Mais ils devraient pouvoir s'en sortir. Et ils prirent la direction de la capitale.
- Au nom de n’importe quelle divinité en laquelle tu crois…
- J’ai un faible pour Jenna, interrompit l’assassin. Les déesses des gens de l’ombre, c’est toujours bien.
- Ne m’interromps pas. Au nom de Jenna-si-ça-te-chante, qu’est-ce que tu fabriques ici ?
- Tu crois vraiment que j’allais laisser mon groupe tout seul ?
- Depuis q-quand sommes-nous t-ton groupe ?
Pervenche retint à grand peine un couinement de souris sur laquelle on aurait marché, mais MEven se contenta de se tourner vers Gillan, qui les observait, immobile, et la salua courtoisement :
- Je ne pensais pas que tu serais réveillée, chère épéiste. Il me semble que tu avais le sommeil plutôt lourd, non ?
- T-Très drôle.
- Quant à la question de ce que je fais ici, elle est très intéressante, mais elle pourrait attendre que nous ayons trouvé un endroit un peu plus accueillant pour discuter, non ? Il y a un village pas très loin, ce sera peut-être plus confortable qu’un bosquet en plein hiver. Maintenant qu’il fait presque jour, vous devriez pouvoir vous déplacer sans souci.
En effet, Pervenche se rendit compte qu’elle pouvait distinguer le sourire de l’assassin. Elle entreprit donc de réveiller les autres avec toute la délicatesse requise dans ce genre de situations, c’est-à-dire en les secouant comme des pruniers sans tenir compte des grognements et des menaces marmonnées qu’elle reçut. Menaces qui moururent d’ailleurs quand le reste du groupe se rendit compte que Meven était parmi eux, aussi frais qu’une rose. L’assassin coupa court aux exclamations de surprise et autres menaces de mort en promettant qu’ils pourraient discuter autant qu’ils le voudraient dès qu’ils auraient trouvé un endroit un peu plus civilisé pour ça. Ils convinrent tous qu’il y avait mieux comme endroit pour des retrouvailles émues, et, serrant capes et manteaux autour d’eux pour se protéger du vent froid, se mirent en marche dans le petit matin.
Deux heures de marche silencieuse à travers des collines herbeuses les amena à un petit village. Meven prit la précaution de le faire contourner au groupe, pour éviter les soupçons sur l’endroit d’où ils venaient. Le bâtiment qui servait d’auberge était de petite taille, preuve qu’il ne devait pas y avoir beaucoup de voyageurs passant dans le coin, mais c’était tant mieux, ils risqueraient moins d’être dérangés. De toute façon, vu leur état d’épuisement, une grange leur aurait suffi, ce qui comptait, c’était d’avoir un toit au-dessus de la tête et de pouvoir se protéger un peu du froid. Et surtout de rattraper quelques heures de sommeil. Le bavardage attendrait.
Un peu mieux réveillé, le groupe de mercenaires retrouva l’assassin en milieu de journée, fort occupé à marmonner des secrets avec d’autres individus aussi louches que lui. Ceux-ci se dispersèrent à leur approche, et Meven accueillit ses amis avec un sourire qui n'annonçait rien de bon. Mais ses intentions fourbes habituelles furent bloquées en plein vol quand Sigrid brandit son bâton de mage de manière menaçante et manqua lui casser le nez avec. Ewan fit de son mieux pour la retenir. Afin d'éviter un meurtre d'assassin qui ne les aurait pas vraiment avancés, Pervenche posa la question qui les tracassait tous :
- Qu'est-ce que tu fabriques ici, exactement ?
- Je sais que vous ne pouvez pas vous passer de moi, bande de petits sacripants, répondit l'assassin avec un sourire éblouissant. Je suis donc venu mettre mon talent incroyable au service du groupe.
- Ce qui se tiendrait, si tu avais eu un moyen de savoir qu'on était là.
- Et dans ce c-cas, intervint Gillan, ça veut dire que d'autres sont au c-courant, et que la mission secrète ne l'est p-plus.
- Ca ne m'étonne qu'à moitié, marmonna Killian pour lui-même, s'attirant un léger coup de coude de la part de Lucillien qui fut heureusement le seul à l'entendre.
L'assassin leva les mains pour stopper le barrage de remarques et répondit par une autre question :
- Vous pensiez vraiment que je m'en fichais de vous au point de disparaître dans la nature sans même prendre soin de garder un œil sur vous ?
Au « oui » général qui lui répondit, il plaqua une main sur son cœur d'un geste théâtral et s'exclama :
- Vous me blessez ! Je ne suis pas Killian, enfin !
Celui-ci eut un mouvement pour l'empoigner et certainement le corriger un peu, mais l'assassin esquiva en riant et se cacha derrière Pervenche. Ce qui n'allait certainement pas arrêter un maître d'armes insulté, et Gillan dût intervenir en prenant les longs cheveux en otage. Une fois Killian calmé, Meven reprit :
- Comme tous les assassins de ma classe et ma prestance, c'est-à-dire... aucun parce que je suis le meilleur, j'ai un réseau d'informateurs et d'espions suffisamment nombreux et performants pour savoir tout ce qui se passe sur tout le continent, chaque fois que je le souhaite. Ils m'ont tenu au courant de tous vos faits et gestes.
- T-Tous ?
Visiblement, Gillan n'y croyait pas trop. Meven s'approcha d'elle avec un sourire digne d'un alligator repérant une proie faible et répondit tout en lui jetant un bras amical sur l'épaule :
- Je sais que tu as affronté Killian, claironna l'assassin (pas trop fort pour ne pas attirer l'attention) sans faire attention à ses efforts pour se débarrasser de lui. On m'a dit que tu lui as mis une sacrée correction, je suis fier de toi. Notre fifille est devenue une vraie combattante ! Et, continua-t-il en la voyant rougir, j'ai entendu dire que tu t'entendais bien avec Krile, et que...
Il n'alla pas plus loin, l'épéiste réussit à le bâillonner et le menaça des pires sévices si jamais il n'arrêtait pas ses idioties, là, quand même. Les autres regardèrent l'affrontement avec intérêt ou ennui. Une fois qu'ils furent séparés, Ewan demanda :
- Mais... tes espions, ils ne risquent pas... de nous dénoncer à quelqu'un ?
Pour la peine, il se retrouva immédiatement gratifié d'un assassin drapé sur ses épaules, qui ronronna dans son oreille :
- Ne t'en fais pas, mon petit mage. Bien sûr, j'ai des individus peu doués dans mes troupes, mais je n'allais pas confier aux premiers idiots venus une mission aussi importante que vous surveiller. J'ai une confiance aveugle en ceux à qui j'ai fait appel. Aucun risque que d'autres soient au courant. Et au cas où ils auraient entendu parler d'autres espions qui seraient sur vos traces, ils ont pour mission de les pousser sur des fausses pistes. Notre petit groupe et ceux qui vous envoient devraient être tranquilles.
Sigrid arracha son ami aux griffes de l'assassin collant, et tandis qu'Ewan reprenait son souffle et une couleur normale, attaqua la question importante :
- Tu dis que tu veux mettre tes « talents » à notre service. Ca consiste en quoi ? Tu sais au moins en quoi consiste notre mission ?
- Sigrid, Sigrid, Sigrid... Tu penses que je serais vraiment assez bête pour vous précéder dans l'Ouest sans savoir ce que vous faites là ?
- Oui.
- Tu me blesses, ma chère. Tout comme je sais ce que vous avez fait, je sais ce qui s'est passé, qui est venu à l'Est pour parler à Elric, et tous les détours politiques et les manigances, les causes et les effets, mais n'en parlons pas ici, on ne sait jamais qui nous écoute. Donc je sais, et maintenant, vous savez que je sais. Je serais peut-être même vexé que tu me sous-estimes.
- Arrête tes simagrées.
- Il faudrait qu'on y aille, intervint Pervenche. On n'est pas le groupe le plus discret du coin, et on perd du temps.
- Le plus discret ? répéta Killian d'un ton pincé. Bien sûr que nous sommes discrets. Qu'est-ce qui serait plus discret que deux épéistes nomades des plaines, un assassin, une mercenaire du Sud avec une coupe idiote, deux mages dont un avec des cheveux bleus, et un moine ?
- Tu exagères, notre moine n'a pas l'air d'un moine, et en matière de cheveux, je pense que tu peux parler.
- Il va nous être difficile de ne pas être repérés, reprit le maître d'armes sans tenir compte de l'interruption. Surtout que le pays a fermé ses frontières, et qu'il n'y a pas beaucoup d'étrangers qui se promènent. J'espère que vous avez une idée géniale pour ne pas se faire étiqueter « mercenaires » et attirer l'attention dès aujourd'hui ?
- D'après ce que j'ai vu, répondit Meven, il y a certains groupes de mercenaires dans le coin. Ce sont peut-être des profiteurs, qui viennent dans un pays en difficulté pour se remplir les poches aux dépends des habitants qui font de leur mieux pour s'en sortir. Il y en a peut-être qui cherchent juste l'aventure, comme une certaine personne ici présente (Pervenche lui fit une magnifique grimace). On pourra peut-être être identifiés comme mercenaires, ce n'est pas grave. Le souci, c'est que si on est assimilés à la première catégorie, les gens risquent de nous chasser à coups de pierres. Et bien sûr, on ne pourra demander de l'aide à personne, mais ça, je suppose que vous vous en doutez. Mais avec un peu de chance et d'adresse, on ne nous prendra que pour des aventuriers à la recherche d'un peu d'argent facile. Ce qui n'est pas si mal. Ceci dit, Killian, si tu as si peur que les gens te reconnaissent étant donné que ta réputation de tueur a franchi les frontières, tu peux toujours sacrifier tes jolis cheveux. Ca te donnerait peut-être l'air même plus masculin...
Le maître d'armes réagit à l'insulte par un coup de poing qui ne rata que partiellement sa cible. Meven cilla sous le choc, mais son sourire ne vacilla pas. Il attrapa les premiers venus – Ewan et Gillan – par le bras et les entraîna avec eux hors du petit hameau. Les autres suivirent le mouvement. Tout en les traînant avec eux, l'assassin leur annonça qu'il les emmenait plus loin dans les terres, en direction de la capitale. Personne ne saurait rien, puisque Dogmaël avait fui directement du champ de bataille, mais il fallait bien commencer quelque part. Tant qu'à interroger des gens qui n'avaient aucune idée d'où était passé le Roi-Sorcier, autant tenter leur chance dans la capitale. Sigrid fit la remarque que ce n'était pas très malin, et Killian et Ewan se rangèrent à son avis : dans la capitale, il y avait le roi, en l'occurrence, Wolfsbane, le frère de Belladone qu'ils devaient chasser du trône. Il devait se douter qu'elle mijotait quelque chose, ça avait l'air d'être de famille, les complots. S'il entendait parler de mercenaires, il ferait le lien avec ceux qui avaient affronté son père et sa sœur, et ils iraient sûrement pourrir dans une geôle pour le reste de leurs jours. Meven argua que s'ils n'essayaient pas de trouver au moins quelques indications, ils allaient se retrouver à fouiller des kilomètres carrés de montagnes, et qu'étant donné le nombre de grottes, de fissures et de cachettes, ils n'en auraient pas assez de toute une vie. D'ici là, l'Ouest se serait effondré, et Belladone ne le leur pardonnerait pas. Le seul espoir qu'ils auraient, c'était que dans ce cas, elle ne les retrouve pas non plus. Le fait était qu'ils avaient une tâche incommensurable sur les bras, et pas assez de temps pour l'accomplir. S'ils ne bénéficiaient pas d'un coup de pouce, ils n'y arriveraient pas. Killian, Sigrid et Ewan finirent par se ranger à cet avis, mais prévinrent que s'ils finissaient en prison, ils n'hésiteraient pas à manger l'assassin pour survivre. Celui-ci leur souhaita bon courage, il était particulièrement indigeste.
Alors qu'ils avançaient à travers des champs couverts de givre, Pervenche se rapprocha de Meven et lui demanda :
- Au fait, quand tu es parti, tu étais accompagné d'un cavalier wyvern, non ?
L'assassin fit semblant de réfléchir.
- Maintenant que tu en parles, ça me dit quelque chose...
- Arrête tes idioties, ou je t'agresse. Où est Hélios ? Il va bien ?
- Il allait bien la dernière fois que je l'ai vu.
Pervenche réussit à résister à son envie de le pincer.
- Tu l'as abandonné en route ? Ou c'est lui qui a décidé qu'il en avait assez de ta perversité, et qu'il valait mieux qu'il continue avec son lézard ?
- Oooh, Siran serait si mécontent de t'entendre parler ainsi...
- Arrête, maintenant. Où il est ? Qu'est-ce qu'il a fait ? Il est parti ?
- Mais non, répondit l'assassin en tentant de tapoter la tête de Pervenche. Il va très bien, il est toujours vivant, il est toujours fou de moi, et il attend plus loin parce que ce n'était pas la peine de l'emmener avec moi pour vous chercher, et qu'il n'est toujours pas très à l'aise quand il s'agit de rester seul dans un endroit plein de monde. On va le retrouver bientôt.
Rassurée, la mercenaire laissa l'assassin tranquille. Elle ne savait pas si les autres avaient entendu leur conversation. Derrière eux, Lucillien et Ewan bavardaient à voix basse, Killian avait l'air distant comme d'habitude, Sigrid avait remonté sa capuche et serrait sa veste autour d'elle, et Gillan était plongée dans ses pensées. Le vent ne facilitait pas la conversation, et il avait dû couvrir leurs mots. Bon, ils le reverraient bientôt.
Le chemin qu'ils empruntaient rejoignait une route plus large. Une fois le groupe arrivé au croisement, au lieu de choisir l'une des deux directions, Meven obliqua vers un affleurement rocheux tout ce qu'il y avait de plus innocent, sans même s'assurer que les autres le suivaient, ce qu'ils firent, bien entendu. En approchant, Meven glissa deux doigts dans sa bouche et émit un sifflement, puis un autre. Un sifflement identique lui répondit, et une silhouette sortit de sa cachette. Pervenche la première reconnut Hélios, et elle courut se jeter au cou du cavalier. Il eut un mouvement de recul, comme s'il était menacé, mais il se reprit avant d'expédier la mercenaire au tapis et lui tapota maladroitement le dos. Elle finit par le lâcher, laissant la place aux autres qui vinrent lui exprimer à quel point ils étaient heureux de le voir en vie. En vie, certes, mais il était loin d'être en parfaite santé comme Meven l'avait clamé. Si l'assassin n'avait pas changé d'un pouce, Hélios était loin d'avoir eu cette chance. Ca ne se voyait pas trop, grâce au manteau jeté sur sa cotte de mailles, mais Pervenche avait bien senti en le serrant contre elle qu'il avait maigri. Son regard était plus nerveux, il bondissait d'un point à un autre sans s'arrêter. Des cernes noirâtres se creusaient sous ses yeux, lui donnant l'air épuisé. Il ne restait plus grand-chose du fier soldat qui avait fui son pays quelques mois auparavant. Néanmoins, il accueillit ses amis avec son habituel sourire en coin, répondit aux salutations, aux questions de Lucillien, aux moqueries affectueuses de Sigrid, et aux regards hautains de Killian, et expliqua que Siran allait bien et se cachait là où on ne trouverait pas étrange de voir un reptile géant. Il n'avait l'air absolument pas surpris de les voir, Meven avait dû le mettre au courant, c'était logique. Mais Pervenche ne pouvait pas s'empêcher de penser que c'était quand même assez bizarre comme situation. Néanmoins, elle ne fit aucune remarque.
Le petit groupe se remit en marche. Cette fois, il n'était plus question de longs silences prudents. Ils n'étaient plus des espions tentant d'entrer sans être repérés dans un pays où ils risquaient de déclencher une crise politique, ils étaient un groupe de mercenaires à la recherche de travail, tout ce qu'il y avait de plus normal. Il faudrait qu'ils surveillent le moindre de leurs mots, qu'ils fassent attention à tout et tout le monde. Mais ils devraient pouvoir s'en sortir. Et ils prirent la direction de la capitale.