Chapitre 4
Pervenche attendit la nuit pour passer à l’action. Elle avait prévu de quitter la maison familiale une bonne fois pour toutes, c’était la première étape. Elle profiterait de l’obscurité pour s’enfuir sans que personne ne la voie, et si elle ne parvenait pas à quitter la ville, elle se trouverait un coin où se cacher jusqu’au matin. L’essentiel, c’était de partir avant que son père n’ait l’idée de mettre des barreaux à sa fenêtre ou quelque chose d’approchant. Profiter du peu de liberté qu’elle avait encore.
Elle avait soigneusement préparé les affaires qu’elle allait emmener. Son épée, bien sûr, un flacon d’huile et une pierre à affûter, une cape noire plus discrète que celle qu’elle mettait d’habitude, suffisamment épaisse et qui pourrait faire office de couverture, quelques vêtements de rechange, son petit sac de remèdes, bandages et compresses, tout l’argent qu’elle avait réussi à mettre de côté, ainsi que quelques bijoux qu’elle ne mettait jamais et qu’elle pourrait monnayer, deux couteaux, un second petit sac contenant des aiguilles, du fil et des ciseaux histoire de pouvoir rafistoler ses vêtements (et éventuellement sa propre peau, mais elle espérait ne pas avoir à arriver à de telles extrémités), une gamelle et un gobelet, divers petits objets comme un peigne, des liens de cuir, des gemmes de différente nature. Une expédition rapide dans le grenier lui fournit également une corde qui pourrait toujours servir. Elle aurait bien emporté une boussole magnétique, histoire d’éviter de se perdre, mais ce genre d’objets était très rare, et donc forcément extrêmement cher. Par contre, ses professeurs avaient pris soin d’apprendre à leur classe à utiliser une boussole solaire, et elle avait soigneusement conservé la sienne en pensant que ça pourrait lui servir.
Elle entassa tout ça dans son sac, faisant de son mieux pour conserver un semblant d’ordre. Ca ne lui faisait pas un bagage trop volumineux, surtout avec les couteaux et l’épée accrochés à sa ceinture. Tant mieux, elle ne se voyait pas faire des acrobaties avec un sac aussi gros qu’elle suspendu à l’épaule. Bien, il ne restait plus qu’à choisir des vêtements appropriés. Elle enfila une tunique en tissu épais, assez large pour ne pas gêner ses mouvements, et un pantalon qu’elle n’avait pas découpé. Par-dessus, elle passa sa cote de cuir, la ceinture qui tenait ses armes, mit ses bottes, et se drapa dans sa cape. Enfin, elle tressa ses cheveux pour qu’ils évitent de s’emmêler, et attacha un anneau en pierre à l’extrémité. Visiblement, tout était en ordre. Au moment de partir, toutefois, elle se ravisa, et attrapa un jouet en chiffons posé sur sa table de nuit, un jouet que sa mère lui avait cousu il y avait bien longtemps, et elle avait l’impression de l’avoir toujours eu. C’était stupide et follement nostalgique, et Prince se moquerait sûrement d’elle s’il le savait (il le faisait déjà assez comme ça !), mais elle ne pouvait pas vraiment partir comme ça sans un regard et sans même quelque chose qui l’aiderait à se souvenir de sa maison et de ses parents. Même si son départ prenait un peu les allures d’une fuite, du coup.
Sans perdre davantage de temps, sous peine de ne pas réussir à partir du tout, elle sortit par la fenêtre, et comme les fois précédentes, rejoignit facilement les toits voisins, et de là, la rue. Elle ne se fatigua pas à faire des tours et des détours. Si quelqu’un tentait de la ramener chez elle, il serait temps de devenir brutale. Mais de garde, point de trace, et elle ne fut pas arrêtée. Maintenant, ce qu’il fallait trouver, c’était Prince. Elle voulait au moins lui annoncer qu’elle partait, histoire qu’il se trouve un autre partenaire d’entraînement. Ou alors elle s’était peut-être un petit peu attachée à lui. Après tout, il était sympathique quand il n’était pas totalement agaçant.
Elle visita plusieurs tavernes, sans trouver la moindre trace de l’assassin. Bon d’accord, pour quelqu’un comme lui, c’était un peu normal, ça faisait partie de son travail. Mais généralement, à cette heure-ci, il était en train de trinquer avec des gens rencontrés au hasard, à faire semblant d’être complètement ivre, et à tenter de récupérer des informations sur une cible, ou à se chercher un nouveau contrat. Mais là, aucune trace. Pervenche avait beau se dire que c’était coutumier d’un assassin, et qu’il avait peut-être quitté la ville, changé de quartier, ou avait fini par se faire attraper par les gardes, ça ne l’empêchait pas de ressentir, peut-être, un tout petit peu d’inquiétude. Une heure passa, puis deux, sans qu’elle trouve trace de lui, et elle se disait qu’il était peut-être temps d’aller voir ces portes d’un peu plus près, histoire de voir s’il était encore temps de passer, quand du bruit dans une des ruelles attira son attention. Des bruits du genre métallique, ressemblant de manière suspecte à ceux d’un duel. Elle se risqua à jeter un coup d’œil, faisant taire son bon sens qui lui disait que ce n’était pas vraiment une bonne idée, on risquait beaucoup à se mêler de ce qui ne regardait personne. Entre autres, être tué dans une ruelle obscure où on ne voyait pas ce qui se passait. Elle était en train de peser le pour et le contre, quelqu’un passa devant elle en courant. Quelqu’un qui, à la lueur des torches d’une auberge voisine, portait du noir et avait des cheveux couleur sable… Le quelqu’un en question agrippa son bras au passage, et elle suivit le mouvement bien malgré elle. Les pas derrière elle indiquaient que les supposés adversaires de l’assassin ne prenaient pas très bien la disparition de celui qu’ils voulaient passer par les armes, et qu’ils s’étaient lancés à sa recherche. Et ils n’étaient pas loin derrière, pas loin du tout. Les deux fuyards accélérèrent autant que possible, à la recherche d’une cachette.
Ils débouchèrent soudain sur une place sur laquelle s’ouvraient au moins trois temples. Malgré l’heure tardive, il y avait encore de la lumière à l’intérieur, mais ça n’avait rien d’étonnant ni d’inhabituel. Prince tira Pervenche en direction du plus proche. Ils grimpèrent les marches quatre à quatre et s’engouffrèrent à l’intérieur, sous les yeux assez étonnés des prêtres. Cependant, ceux-ci ne firent aucun commentaire. L’un d’eux se contenta de jeter un œil dehors et de constater qu’au moins une demi-douzaine d’individus qui tenaient des armes à l’air dangereux venaient d’arriver sur la place eux aussi. Un autre poussa les deux fuyards vers l’arrière du temple, tout en leur demandant ce qui s’était passé. Pervenche avait reconnu le temple ; il était dédié à Fimien, dieu des pouvoirs de l’esprit, et tous ses prêtres et croyants étaient extrêmement doués pour repérer le moindre mensonge, entre autres pouvoirs utiles. Elle expliqua donc en quelques mots ce qui leur était arrivé, passant juste sous silence la profession de Prince, qui eut la bonne idée de ne rien dire du tout. Et heureusement, le prêtre ne leur demanda rien du tout.
D’où ils étaient, au fond de la salle, ils pouvaient voir l’entrée, et au-delà, leurs poursuivants qui les cherchaient. Ils ne mirent pas longtemps à se dire qu’ils avaient dû trouver refuge dans un temple, et entreprirent de les fouiller l’un après l’autre, en commençant heureusement par celui de l’autre côté de la place. Pervenche demanda, à voix basse :
- Comment on peut faire pour s’en sortir ? Même si on a droit d’asile, ils vont nous attendre dehors…
- Eh bien, peut-être en nous demandant notre aide ?
Elle sursauta et se tourna vers le prêtre qui s’était approché d’elle, et qu’elle n’avait pas vu. Un tout petit homme portant l’étrange manteau blanc de son ordre, et qui les regardait avec un air plutôt indulgent. Pervenche entreprit de lui expliquer ce qui les amenait, mais il la coupa presque aussitôt d’un « je sais ». Devant leur double regard étonné, il se contenta de taper le côté de son front de l’index, et précisa « télépathie ». Il ajouta :
- Voyez-vous, les demandeurs d’asile sont monnaie courante, ici, et tous ont le même problème que vous. Comme malheureusement, ils ne veulent pas rester avec nous jusqu’à la fin de leurs jours, et ils préféreraient éviter d’être assassinés dès qu’ils mettent le pied dehors, nous avons pris la précaution de donner à notre temple plusieurs issues. Cela vous dirait-il de m’accompagner ?
Sans attendre de réponse, il tourna les talons et disparut dans l’un des couloirs qui menaient vers l’arrière du temple. Pervenche et Prince s’empressèrent de le suivre. Il les conduisit jusqu’à une petite porte, à peine assez grande pour les laisser passer, qui donnait sur une rue déserte. Les deux fuyards le remercièrent chaleureusement. Au moment où ils descendaient les quelques marches les séparant de la rue, le prêtre leur lança, d’un ton plaisant, presque joyeux :
- Nous n’avons pas pour habitude de refuser l’asile à qui que ce soit. Mais la prochaine fois, n’oubliez pas de tout nous dire. Même si l’un de vous est un assassin. L’honnêteté vous sortira de bien des ornières !
Et il ferma la porte derrière lui. Pervenche et Prince ne perdirent pas de temps à se féliciter de leur bonne fortune. L’assassin précisa que ses poursuivants n’étaient peut-être pas les plus brillants des individus, mais ils finiraient par se douter de quelque chose, surtout en ne les voyant pas au temple, et ils finiraient par venir les chercher ailleurs. Il valait mieux trouver sans attendre un endroit où se cacher. Ils s’empressèrent de rejoindre une zone un peu plus animée, où un assassinat serait plus difficile à accomplir, et de là, Prince dirigea Pervenche vers une auberge où il avait ses habitudes, et où ils pourraient manger un morceau et dormir sans risque d’être repérés.
Une fois à une table, avec un bon repas à portée de main, Pervenche expliqua son début de plan à l’assassin, qui objecta :
- A cette heure-ci, les portes sont toutes fermées, et ils les rouvrent à peu près au lever du soleil. Il paraît qu’il y a de vilains assassins dans la nature, qui viennent commettre des crimes dans notre bonne ville.
- Des vilains assassins… comme celui à qui je suis en train de parler ?
- Ah non. Moi, je suis un gentil assassin.
- Mais bien sûr. Alors quoi, je dois boire et chanter jusqu’au lever du soleil ?
- Pour la sécurité de mes oreilles, j’espère que tu feras ça dans l’ordre inverse.
Pervenche châtia l’offense d’un coup de pied sous la table.
- Plus sérieusement, continua l’assassin, si tu veux quitter la ville, j’imagine que tu le feras à l’aube, histoire d’éviter ton père et son cochon de garde. Donc si tu veux un conseil, d’assassin avisé à petite débutante en aventure, évite de partir avec les restes d’une cuite, ou tu vas très vite le regretter.
- Malgré ce que tu as l’air de penser, je sais me limiter, et j’ai un peu plus que quelques grammes de cervelle, merci bien.
- Vraiment ? Est-ce que tu as pensé à prévoir des vivres, dans ton gros sac ? Et de l’eau ?
- Eh bien… non.
- Tu vois. Débutante.
- Mais ça, c’est ton rôle, non ?
Prince faillit en recracher sa bière sur l’aventurière en herbe. Il la regarda avec des yeux dignes d’un hibou surpris dans une grange :
- Comment ça, mon rôle ? Tu me prends pour ta nounou ?
- Allons, tu ne vas quand même pas laisser une pauvre jeune fille sans expérience dans le domaine du mercenariat aller se perdre dans la nature et finir mangée par des loups ?
- Crois-moi, grogna Prince, si tu pars dans la nature, les loups, tu rencontreras bien pire que ça.
- … des cannibales, alors ? Qui me rôtiront pour me dévorer et fabriquer des cuillères avec mes os ?
- Tu vois, il y a des jours où je me demande ce qui te passe par la tête. Et il y a des jours où je me dis qu’il vaut mieux ne pas savoir. Je crois que tu as assez bu de bière pour quelques années.
- Tu manques un peu d’humour. Et si je me fais attaquer par d’autres mercenaires, ou des voleurs, ou ce genre de personnes ?
- Fais-les fuir en parlant, tu te débrouilles très bien.
- Monsieur l’assassin, je ne sais pas ce qui me retient de vous décoller la tête des épaules.
- Le fait que je te tuerais avant ?
- Probablement.
Ils mangèrent en silence pendant quelques instants. Pervenche remarqua bien que Prince avait l’air préoccupé par quelque chose, il avait l’air ailleurs, mais elle tabla sur le fait d’avoir été poursuivi par des gens bien décidés à le tuer, et elle n’insista pas. Finalement, après avoir réduit en morceaux minuscules tout ce qu’il avait dans son assiette, joué avec son verre et manqué tomber en arrière parce qu’il se balançait sur sa chaise, Prince se décida à aborder le sujet :
- Je peux savoir où tu vas ? Tu as un plan, ou tu comptes juste aller vivre dans la nature ?
- Pour commencer, je vais rejoindre […]. Il y aura peut-être moyen de trouver quelque chose là-bas, un petit début de job, même si c’est juste devoir rechercher un chat, ou un truc comme ça. C’est un début.
- Et tu sais t’orienter, tu as une carte ? demanda-t-il, l’air détaché, mais ce n’était pas très difficile de voir à travers.
- Tes questions commencent à être bizarres. Tu veux en venir quelque part, ou tu es juste dévoré par une curiosité intense ?
- Je ne sais pas si tu l’as remarqué, mais les choses commencent à être difficiles pour moi, ici.
- Tu veux dire, au point que certaines personnes veulent te tuer ? Oui, je pense avoir remarqué.
- J’ai commis une erreur en restant ici aussi longtemps, mais je me disais qu’il y avait des opportunités, dans cette ville, pour n’importe quel assassin ou voleur qui n’a pas peur de se salir les mains.
- Parce que tu es voleur, aussi ? Décidément, tu me caches des choses.
- Ma petite, je suis probablement beaucoup plus complexe que ce que tu pouvais croire, lui lança Prince avec un clin d’œil. Mais trêves de plaisanteries. Je me suis trop attardé, ici, et ça devient dangereux pour moi. On commence à me connaître un peu trop. Il serait bon que je change d’air, tu vois ?
Elle voyait parfaitement. Et ça tombait bien, parce que ça rejoignait ses plans. Aussi innocemment que possible, elle demanda :
- Et tu aurais une idée d’où tu voudrais aller ? Un plan ?
- J’ai entendu dire que […] offrait quelques opportunités. Il y a des tensions entre deux familles, des maisons riches, ce genre de choses… Ca pourrait être intéressant.
- Et… tu penses voyager tout seul ?
- Je ne sais paaaas…
Ils échangèrent un regard et éclatèrent de rire en même temps. Les gens autour les regardèrent bizarrement, mais se dirent qu’il valait mieux ne pas s’occuper de ces deux qui avaient mauvais genre. Quand ils eurent repris leur souffle, Pervenche demanda :
- Alors, tu t’occupes des vivres et de tout ça ?
- Si je dis que la cuisine et les provisions sont affaire de femme, qu’est-ce que je risque ?
- De devenir une femme d’un coup de couteau magique, ou toute autre punition ironique qui me passera par la tête.
- Je m’occuperai donc de nous procurer les vivres nécessaires, au moins le minimum.
- Que voilà un brave garçon ! s’exclama-t-elle en battant des mains. Il rétorqua :
- Il faudra quand même que tu apprennes un jour que la violence ne résout pas les problèmes. C’est mal de menacer les gens.
- De la part d’un assassin, il faut bien dire que cette leçon laisse rêveur.
Prince se contenta de lui tire la langue. Pervenche commanda une cruche du meilleur vin qu’ils avaient, pour trinquer à leur accord, et en profita pour demander :
- Maintenant qu’on est associés, on a plus de secrets l’un pour l’autre, non ?
- Je te vois venir, avec tes gros sabots.
- Ca veut dire que tu vas me dire ton vrai nom, alors ?
- Je suppose que je n’ai pas le choix… dit-il avec un soupir.
- On est associés. Et puis ce n’est pas comme si j’allais le revendre à un des individus qui veulent ta peau, j’ai pas l’impression qu’ils en ont vraiment besoin.
- Ce n’est pas faux.
- Alors, alors ? C’est quoi, ton vrai nom ? insista Pervenche, curieuse.
- Meven.
- Meven, le Prince des Ténèbres. Ca sonne plutôt bien !
- Vas-y, moque-toi, cruelle, grogna Meven.
- Bah, dis-toi que ça pourrait être pire, dit-elle pour le consoler. Tu pourrais avoir un nom complètement nul, comme Gustave ou Enguerrand, ou encore un truc composé bien lourd avec une particule. Ou t’appeler Pervenche et avoir droit à des blagues du style « belle plante » ou « mauvaise herbe pousse vite ».
- Pas faux. Mais évite quand même de m’appeler le Prince des Ténèbres si tu utilises mon prénom, tu vas gâcher toute ma classe naturelle.
- Pour le peu que tu avais au départ… Alors, Meven, je propose que nous trinquions à notre nouvelle alliance !
Ils trinquèrent, ils burent, ils échangèrent des plaisanteries stupides, et malgré les craintes de Meven, ils chantèrent maintes chansons à boire, entraînant avec eux un certain nombre des autres clients. Et la fête se prolongea jusque tard dans la nuit, comme il se doit en cas de changement majeur dans la vie de héros épiques en devenir.
Et forcément, les résultats de ces excès furent au rendez-vous le lendemain. Le lever à l’aube fut très difficile, et Meven put maudire ses réflexes d’assassin qui le faisaient s’éveiller avec le lever du soleil. Il était bien tenté de rester couché, surtout parce qu’il avait l’impression qu’un forgeron mal intentionné tentait de lui vriller le crâne. Forcément. Tout ça, c’était la faute de Pervenche. Bien sûr, il n’avait pas l’habitude de se priver, mais c’était toujours bien d’avoir quelque chose à accuser. Il se traîna hors du lit, se peigna vaguement avec ses doigts, attacha son foulard sur sa tête, maudit la personne qui avait décidé de lui tresser les cheveux – une chance sur une que c’était sa nouvelle compagne de voyage qu’il n’allait pas tarder à étrangler. Il ramassa rapidement ses affaires qu’il jeta dans un sac qui avait connu des jours bien meilleurs, se drapa dans sa cape, et quitta la chambre. Un coup de pied dans la porte de celle de Pervenche, salué par un grognement digne d’un dragon en rogne, lui apprit qu’elle n’était pas encore levée, et visiblement dans un état encore pire que le sien. Bon, elle était assez grande pour se débrouiller toute seule, il n’allait pas commencer à la materner, autant qu’elle se fasse tout de suite à la rude vie du mercenaire !
Il s’installa dans la salle commune de l’auberge et commanda à manger. Il fallut une bonne dizaine de minutes pour que Pervenche vienne le rejoindre, avec une grâce qui n’était pas sans rappeler un cheval de trait. Elle se laissa tomber sur une chaise à côté de lui, lui vola un morceau de pain et entreprit de le mâcher vaguement. Elle avait l’air un peu plus fraîche qu’il l’avait prévu, malgré des cernes un brin marqués, et une coiffure qui tendait vers l’anarchique, qu’elle rafistola tandis qu’il lui faisait une vague liste de ce qu’ils devaient encore se procurer avant de partir, et qu’il tentait de baliser une route sûre et pratique pour […].
Une fois l’itinéraire choisi, ils quittèrent l’auberge. Comme promis, Meven s’occupa des questions d’intendance, et acheta suffisamment de vivres pour le voyage. Pervenche était bien contente qu’il s’en occupe, elle devait bien s’avouer qu’elle n’aurait pas su quoi choisir et en quelles quantités. A vrai dire, la question lui avait échappé. Elle avait bien de la chance que l’assassin ait décidé de l’accompagner… Non pas qu’elle ait l’intention de lui dire.
Cette fois-ci, ils étaient prêts, c’était le grand moment. Pervenche faisait comme si de rien n’était et taquinait Meven, mais elle avait une grosse boule dans la gorge. Maintenant qu’elle était au pied du mur, partir à l’aventure n’était pas une si bonne idée… Bien sûr, c’était exaltant, intéressant, nouveau. Mais c’était dangereux, et ça ne serait certainement pas une partie de plaisir. Après tout, ce qu’elle savait sur les voyages, elle l’avait lu dans les livres, elle n’avait quitté Satoléa qu’une seule fois, avec ses parents, et ce n’était pas du tout la même chose. Et si elle se trompait ? Elle se faisait peut-être une fausse idée. On ne changeait pas de vie comme ça. Laisser tout ça derrière elle ? Est-ce qu’elle en était bien capable ? Laisser ses parents et sa ville natale derrière elle ? Sur le papier, c’était facile à se dire, mais maintenant…
L’assassin dut remarquer qu’elle était un peu troublée, et peut-être qu’il se doutait un peu de la cause, parce qu’il glissa son bras sous celui de la jeune fille et l’entraîna vers les portes. Elle fut bien obligée de suivre le mouvement, et elle lui en fut reconnaissante. Elle aurait pu rester des heures plantée là à se demander si c’était une bonne chose à faire, et ne jamais réussir à décider de faire quoi que ce soit. Le plus important et le plus difficile, elle s’en rendait compte, c’était de faire le premier pas. Une fois hors de Satoléa, ça irait certainement mieux, et elle ne remettrait plus tout en question. Du moins, elle l’espérait.
A l’approche des portes, Meven se raidit légèrement, de manière imperceptible, ils l’espéraient. Ce n’était pas le moment d’attirer l’attention des gardes. Il y en avait au moins une douzaine qui surveillait la porte et aux alentours, et étaient généralement accompagnés d’un capitaine qui était plus doué, et la plupart du temps plus intelligent, que la moyenne des soldats. Les gardes, ça irait, mais un capitaine serait capable de voir qu’il y avait quelque chose de bizarre, chez ces deux individus, et il les empêcherait de passer. Pour Pervenche, ce n’était pas bien grave, elle n’était coupable de rien à part d’être partie de chez elle, ce n’était pas un crime. Mais Meven, lui, ils devaient savoir qui il était, ou au moins savoir qu’un assassin avec une cicatrice en travers du front était coupable d’un certain nombre d’actes allant du « légèrement illégal mais pas trop » au « complètement illégal et assez fatal pour certains ». S’ils le reconnaissaient, c’était fichu. Pour lui, pas de promenade au milieu des champs de blé, ni d’aimables vadrouilles dans les faubourgs de […], mais la pierre dure et la paille humide des cachots de la ville. Ils prirent donc un air aussi naturel que possible, et entreprirent de discuter comme deux vieux amis tandis qu’ils s’avançaient vers les portes. Meven continuait de surveiller les gardes du coin de l’œil, en espérant qu’ils ne notent rien d’anormal. Deux individus dans des capes noires, avec de gros sacs, l’un avec une cicatrice, l’autre avec une épée. Qu’auraient-ils pu trouver d’anormal, enfin ? Tout le temps qu’ils mirent à franchir la grande porte, ils s’attendirent à ce que le bras de la Loi s’abatte sur eux. Mais visiblement, les gardes avaient l’air plus occupés par ce qui pouvait être une rixe à quelques dizaines de mètres de là, et aucun des deux ne fit attention au duo. Et d’un seul coup, ils se retrouvèrent hors de la ville, et c’était le début de leur aventure. C’était exaltant et intimidant, c’était la liberté. Pour un peu, Pervenche se serait roulée dans les champs, mais Meven l’entraîna dans la direction de […], et elle suivit le mouvement en se retenant de gambader tout le long de la route.
Elle avait soigneusement préparé les affaires qu’elle allait emmener. Son épée, bien sûr, un flacon d’huile et une pierre à affûter, une cape noire plus discrète que celle qu’elle mettait d’habitude, suffisamment épaisse et qui pourrait faire office de couverture, quelques vêtements de rechange, son petit sac de remèdes, bandages et compresses, tout l’argent qu’elle avait réussi à mettre de côté, ainsi que quelques bijoux qu’elle ne mettait jamais et qu’elle pourrait monnayer, deux couteaux, un second petit sac contenant des aiguilles, du fil et des ciseaux histoire de pouvoir rafistoler ses vêtements (et éventuellement sa propre peau, mais elle espérait ne pas avoir à arriver à de telles extrémités), une gamelle et un gobelet, divers petits objets comme un peigne, des liens de cuir, des gemmes de différente nature. Une expédition rapide dans le grenier lui fournit également une corde qui pourrait toujours servir. Elle aurait bien emporté une boussole magnétique, histoire d’éviter de se perdre, mais ce genre d’objets était très rare, et donc forcément extrêmement cher. Par contre, ses professeurs avaient pris soin d’apprendre à leur classe à utiliser une boussole solaire, et elle avait soigneusement conservé la sienne en pensant que ça pourrait lui servir.
Elle entassa tout ça dans son sac, faisant de son mieux pour conserver un semblant d’ordre. Ca ne lui faisait pas un bagage trop volumineux, surtout avec les couteaux et l’épée accrochés à sa ceinture. Tant mieux, elle ne se voyait pas faire des acrobaties avec un sac aussi gros qu’elle suspendu à l’épaule. Bien, il ne restait plus qu’à choisir des vêtements appropriés. Elle enfila une tunique en tissu épais, assez large pour ne pas gêner ses mouvements, et un pantalon qu’elle n’avait pas découpé. Par-dessus, elle passa sa cote de cuir, la ceinture qui tenait ses armes, mit ses bottes, et se drapa dans sa cape. Enfin, elle tressa ses cheveux pour qu’ils évitent de s’emmêler, et attacha un anneau en pierre à l’extrémité. Visiblement, tout était en ordre. Au moment de partir, toutefois, elle se ravisa, et attrapa un jouet en chiffons posé sur sa table de nuit, un jouet que sa mère lui avait cousu il y avait bien longtemps, et elle avait l’impression de l’avoir toujours eu. C’était stupide et follement nostalgique, et Prince se moquerait sûrement d’elle s’il le savait (il le faisait déjà assez comme ça !), mais elle ne pouvait pas vraiment partir comme ça sans un regard et sans même quelque chose qui l’aiderait à se souvenir de sa maison et de ses parents. Même si son départ prenait un peu les allures d’une fuite, du coup.
Sans perdre davantage de temps, sous peine de ne pas réussir à partir du tout, elle sortit par la fenêtre, et comme les fois précédentes, rejoignit facilement les toits voisins, et de là, la rue. Elle ne se fatigua pas à faire des tours et des détours. Si quelqu’un tentait de la ramener chez elle, il serait temps de devenir brutale. Mais de garde, point de trace, et elle ne fut pas arrêtée. Maintenant, ce qu’il fallait trouver, c’était Prince. Elle voulait au moins lui annoncer qu’elle partait, histoire qu’il se trouve un autre partenaire d’entraînement. Ou alors elle s’était peut-être un petit peu attachée à lui. Après tout, il était sympathique quand il n’était pas totalement agaçant.
Elle visita plusieurs tavernes, sans trouver la moindre trace de l’assassin. Bon d’accord, pour quelqu’un comme lui, c’était un peu normal, ça faisait partie de son travail. Mais généralement, à cette heure-ci, il était en train de trinquer avec des gens rencontrés au hasard, à faire semblant d’être complètement ivre, et à tenter de récupérer des informations sur une cible, ou à se chercher un nouveau contrat. Mais là, aucune trace. Pervenche avait beau se dire que c’était coutumier d’un assassin, et qu’il avait peut-être quitté la ville, changé de quartier, ou avait fini par se faire attraper par les gardes, ça ne l’empêchait pas de ressentir, peut-être, un tout petit peu d’inquiétude. Une heure passa, puis deux, sans qu’elle trouve trace de lui, et elle se disait qu’il était peut-être temps d’aller voir ces portes d’un peu plus près, histoire de voir s’il était encore temps de passer, quand du bruit dans une des ruelles attira son attention. Des bruits du genre métallique, ressemblant de manière suspecte à ceux d’un duel. Elle se risqua à jeter un coup d’œil, faisant taire son bon sens qui lui disait que ce n’était pas vraiment une bonne idée, on risquait beaucoup à se mêler de ce qui ne regardait personne. Entre autres, être tué dans une ruelle obscure où on ne voyait pas ce qui se passait. Elle était en train de peser le pour et le contre, quelqu’un passa devant elle en courant. Quelqu’un qui, à la lueur des torches d’une auberge voisine, portait du noir et avait des cheveux couleur sable… Le quelqu’un en question agrippa son bras au passage, et elle suivit le mouvement bien malgré elle. Les pas derrière elle indiquaient que les supposés adversaires de l’assassin ne prenaient pas très bien la disparition de celui qu’ils voulaient passer par les armes, et qu’ils s’étaient lancés à sa recherche. Et ils n’étaient pas loin derrière, pas loin du tout. Les deux fuyards accélérèrent autant que possible, à la recherche d’une cachette.
Ils débouchèrent soudain sur une place sur laquelle s’ouvraient au moins trois temples. Malgré l’heure tardive, il y avait encore de la lumière à l’intérieur, mais ça n’avait rien d’étonnant ni d’inhabituel. Prince tira Pervenche en direction du plus proche. Ils grimpèrent les marches quatre à quatre et s’engouffrèrent à l’intérieur, sous les yeux assez étonnés des prêtres. Cependant, ceux-ci ne firent aucun commentaire. L’un d’eux se contenta de jeter un œil dehors et de constater qu’au moins une demi-douzaine d’individus qui tenaient des armes à l’air dangereux venaient d’arriver sur la place eux aussi. Un autre poussa les deux fuyards vers l’arrière du temple, tout en leur demandant ce qui s’était passé. Pervenche avait reconnu le temple ; il était dédié à Fimien, dieu des pouvoirs de l’esprit, et tous ses prêtres et croyants étaient extrêmement doués pour repérer le moindre mensonge, entre autres pouvoirs utiles. Elle expliqua donc en quelques mots ce qui leur était arrivé, passant juste sous silence la profession de Prince, qui eut la bonne idée de ne rien dire du tout. Et heureusement, le prêtre ne leur demanda rien du tout.
D’où ils étaient, au fond de la salle, ils pouvaient voir l’entrée, et au-delà, leurs poursuivants qui les cherchaient. Ils ne mirent pas longtemps à se dire qu’ils avaient dû trouver refuge dans un temple, et entreprirent de les fouiller l’un après l’autre, en commençant heureusement par celui de l’autre côté de la place. Pervenche demanda, à voix basse :
- Comment on peut faire pour s’en sortir ? Même si on a droit d’asile, ils vont nous attendre dehors…
- Eh bien, peut-être en nous demandant notre aide ?
Elle sursauta et se tourna vers le prêtre qui s’était approché d’elle, et qu’elle n’avait pas vu. Un tout petit homme portant l’étrange manteau blanc de son ordre, et qui les regardait avec un air plutôt indulgent. Pervenche entreprit de lui expliquer ce qui les amenait, mais il la coupa presque aussitôt d’un « je sais ». Devant leur double regard étonné, il se contenta de taper le côté de son front de l’index, et précisa « télépathie ». Il ajouta :
- Voyez-vous, les demandeurs d’asile sont monnaie courante, ici, et tous ont le même problème que vous. Comme malheureusement, ils ne veulent pas rester avec nous jusqu’à la fin de leurs jours, et ils préféreraient éviter d’être assassinés dès qu’ils mettent le pied dehors, nous avons pris la précaution de donner à notre temple plusieurs issues. Cela vous dirait-il de m’accompagner ?
Sans attendre de réponse, il tourna les talons et disparut dans l’un des couloirs qui menaient vers l’arrière du temple. Pervenche et Prince s’empressèrent de le suivre. Il les conduisit jusqu’à une petite porte, à peine assez grande pour les laisser passer, qui donnait sur une rue déserte. Les deux fuyards le remercièrent chaleureusement. Au moment où ils descendaient les quelques marches les séparant de la rue, le prêtre leur lança, d’un ton plaisant, presque joyeux :
- Nous n’avons pas pour habitude de refuser l’asile à qui que ce soit. Mais la prochaine fois, n’oubliez pas de tout nous dire. Même si l’un de vous est un assassin. L’honnêteté vous sortira de bien des ornières !
Et il ferma la porte derrière lui. Pervenche et Prince ne perdirent pas de temps à se féliciter de leur bonne fortune. L’assassin précisa que ses poursuivants n’étaient peut-être pas les plus brillants des individus, mais ils finiraient par se douter de quelque chose, surtout en ne les voyant pas au temple, et ils finiraient par venir les chercher ailleurs. Il valait mieux trouver sans attendre un endroit où se cacher. Ils s’empressèrent de rejoindre une zone un peu plus animée, où un assassinat serait plus difficile à accomplir, et de là, Prince dirigea Pervenche vers une auberge où il avait ses habitudes, et où ils pourraient manger un morceau et dormir sans risque d’être repérés.
Une fois à une table, avec un bon repas à portée de main, Pervenche expliqua son début de plan à l’assassin, qui objecta :
- A cette heure-ci, les portes sont toutes fermées, et ils les rouvrent à peu près au lever du soleil. Il paraît qu’il y a de vilains assassins dans la nature, qui viennent commettre des crimes dans notre bonne ville.
- Des vilains assassins… comme celui à qui je suis en train de parler ?
- Ah non. Moi, je suis un gentil assassin.
- Mais bien sûr. Alors quoi, je dois boire et chanter jusqu’au lever du soleil ?
- Pour la sécurité de mes oreilles, j’espère que tu feras ça dans l’ordre inverse.
Pervenche châtia l’offense d’un coup de pied sous la table.
- Plus sérieusement, continua l’assassin, si tu veux quitter la ville, j’imagine que tu le feras à l’aube, histoire d’éviter ton père et son cochon de garde. Donc si tu veux un conseil, d’assassin avisé à petite débutante en aventure, évite de partir avec les restes d’une cuite, ou tu vas très vite le regretter.
- Malgré ce que tu as l’air de penser, je sais me limiter, et j’ai un peu plus que quelques grammes de cervelle, merci bien.
- Vraiment ? Est-ce que tu as pensé à prévoir des vivres, dans ton gros sac ? Et de l’eau ?
- Eh bien… non.
- Tu vois. Débutante.
- Mais ça, c’est ton rôle, non ?
Prince faillit en recracher sa bière sur l’aventurière en herbe. Il la regarda avec des yeux dignes d’un hibou surpris dans une grange :
- Comment ça, mon rôle ? Tu me prends pour ta nounou ?
- Allons, tu ne vas quand même pas laisser une pauvre jeune fille sans expérience dans le domaine du mercenariat aller se perdre dans la nature et finir mangée par des loups ?
- Crois-moi, grogna Prince, si tu pars dans la nature, les loups, tu rencontreras bien pire que ça.
- … des cannibales, alors ? Qui me rôtiront pour me dévorer et fabriquer des cuillères avec mes os ?
- Tu vois, il y a des jours où je me demande ce qui te passe par la tête. Et il y a des jours où je me dis qu’il vaut mieux ne pas savoir. Je crois que tu as assez bu de bière pour quelques années.
- Tu manques un peu d’humour. Et si je me fais attaquer par d’autres mercenaires, ou des voleurs, ou ce genre de personnes ?
- Fais-les fuir en parlant, tu te débrouilles très bien.
- Monsieur l’assassin, je ne sais pas ce qui me retient de vous décoller la tête des épaules.
- Le fait que je te tuerais avant ?
- Probablement.
Ils mangèrent en silence pendant quelques instants. Pervenche remarqua bien que Prince avait l’air préoccupé par quelque chose, il avait l’air ailleurs, mais elle tabla sur le fait d’avoir été poursuivi par des gens bien décidés à le tuer, et elle n’insista pas. Finalement, après avoir réduit en morceaux minuscules tout ce qu’il avait dans son assiette, joué avec son verre et manqué tomber en arrière parce qu’il se balançait sur sa chaise, Prince se décida à aborder le sujet :
- Je peux savoir où tu vas ? Tu as un plan, ou tu comptes juste aller vivre dans la nature ?
- Pour commencer, je vais rejoindre […]. Il y aura peut-être moyen de trouver quelque chose là-bas, un petit début de job, même si c’est juste devoir rechercher un chat, ou un truc comme ça. C’est un début.
- Et tu sais t’orienter, tu as une carte ? demanda-t-il, l’air détaché, mais ce n’était pas très difficile de voir à travers.
- Tes questions commencent à être bizarres. Tu veux en venir quelque part, ou tu es juste dévoré par une curiosité intense ?
- Je ne sais pas si tu l’as remarqué, mais les choses commencent à être difficiles pour moi, ici.
- Tu veux dire, au point que certaines personnes veulent te tuer ? Oui, je pense avoir remarqué.
- J’ai commis une erreur en restant ici aussi longtemps, mais je me disais qu’il y avait des opportunités, dans cette ville, pour n’importe quel assassin ou voleur qui n’a pas peur de se salir les mains.
- Parce que tu es voleur, aussi ? Décidément, tu me caches des choses.
- Ma petite, je suis probablement beaucoup plus complexe que ce que tu pouvais croire, lui lança Prince avec un clin d’œil. Mais trêves de plaisanteries. Je me suis trop attardé, ici, et ça devient dangereux pour moi. On commence à me connaître un peu trop. Il serait bon que je change d’air, tu vois ?
Elle voyait parfaitement. Et ça tombait bien, parce que ça rejoignait ses plans. Aussi innocemment que possible, elle demanda :
- Et tu aurais une idée d’où tu voudrais aller ? Un plan ?
- J’ai entendu dire que […] offrait quelques opportunités. Il y a des tensions entre deux familles, des maisons riches, ce genre de choses… Ca pourrait être intéressant.
- Et… tu penses voyager tout seul ?
- Je ne sais paaaas…
Ils échangèrent un regard et éclatèrent de rire en même temps. Les gens autour les regardèrent bizarrement, mais se dirent qu’il valait mieux ne pas s’occuper de ces deux qui avaient mauvais genre. Quand ils eurent repris leur souffle, Pervenche demanda :
- Alors, tu t’occupes des vivres et de tout ça ?
- Si je dis que la cuisine et les provisions sont affaire de femme, qu’est-ce que je risque ?
- De devenir une femme d’un coup de couteau magique, ou toute autre punition ironique qui me passera par la tête.
- Je m’occuperai donc de nous procurer les vivres nécessaires, au moins le minimum.
- Que voilà un brave garçon ! s’exclama-t-elle en battant des mains. Il rétorqua :
- Il faudra quand même que tu apprennes un jour que la violence ne résout pas les problèmes. C’est mal de menacer les gens.
- De la part d’un assassin, il faut bien dire que cette leçon laisse rêveur.
Prince se contenta de lui tire la langue. Pervenche commanda une cruche du meilleur vin qu’ils avaient, pour trinquer à leur accord, et en profita pour demander :
- Maintenant qu’on est associés, on a plus de secrets l’un pour l’autre, non ?
- Je te vois venir, avec tes gros sabots.
- Ca veut dire que tu vas me dire ton vrai nom, alors ?
- Je suppose que je n’ai pas le choix… dit-il avec un soupir.
- On est associés. Et puis ce n’est pas comme si j’allais le revendre à un des individus qui veulent ta peau, j’ai pas l’impression qu’ils en ont vraiment besoin.
- Ce n’est pas faux.
- Alors, alors ? C’est quoi, ton vrai nom ? insista Pervenche, curieuse.
- Meven.
- Meven, le Prince des Ténèbres. Ca sonne plutôt bien !
- Vas-y, moque-toi, cruelle, grogna Meven.
- Bah, dis-toi que ça pourrait être pire, dit-elle pour le consoler. Tu pourrais avoir un nom complètement nul, comme Gustave ou Enguerrand, ou encore un truc composé bien lourd avec une particule. Ou t’appeler Pervenche et avoir droit à des blagues du style « belle plante » ou « mauvaise herbe pousse vite ».
- Pas faux. Mais évite quand même de m’appeler le Prince des Ténèbres si tu utilises mon prénom, tu vas gâcher toute ma classe naturelle.
- Pour le peu que tu avais au départ… Alors, Meven, je propose que nous trinquions à notre nouvelle alliance !
Ils trinquèrent, ils burent, ils échangèrent des plaisanteries stupides, et malgré les craintes de Meven, ils chantèrent maintes chansons à boire, entraînant avec eux un certain nombre des autres clients. Et la fête se prolongea jusque tard dans la nuit, comme il se doit en cas de changement majeur dans la vie de héros épiques en devenir.
Et forcément, les résultats de ces excès furent au rendez-vous le lendemain. Le lever à l’aube fut très difficile, et Meven put maudire ses réflexes d’assassin qui le faisaient s’éveiller avec le lever du soleil. Il était bien tenté de rester couché, surtout parce qu’il avait l’impression qu’un forgeron mal intentionné tentait de lui vriller le crâne. Forcément. Tout ça, c’était la faute de Pervenche. Bien sûr, il n’avait pas l’habitude de se priver, mais c’était toujours bien d’avoir quelque chose à accuser. Il se traîna hors du lit, se peigna vaguement avec ses doigts, attacha son foulard sur sa tête, maudit la personne qui avait décidé de lui tresser les cheveux – une chance sur une que c’était sa nouvelle compagne de voyage qu’il n’allait pas tarder à étrangler. Il ramassa rapidement ses affaires qu’il jeta dans un sac qui avait connu des jours bien meilleurs, se drapa dans sa cape, et quitta la chambre. Un coup de pied dans la porte de celle de Pervenche, salué par un grognement digne d’un dragon en rogne, lui apprit qu’elle n’était pas encore levée, et visiblement dans un état encore pire que le sien. Bon, elle était assez grande pour se débrouiller toute seule, il n’allait pas commencer à la materner, autant qu’elle se fasse tout de suite à la rude vie du mercenaire !
Il s’installa dans la salle commune de l’auberge et commanda à manger. Il fallut une bonne dizaine de minutes pour que Pervenche vienne le rejoindre, avec une grâce qui n’était pas sans rappeler un cheval de trait. Elle se laissa tomber sur une chaise à côté de lui, lui vola un morceau de pain et entreprit de le mâcher vaguement. Elle avait l’air un peu plus fraîche qu’il l’avait prévu, malgré des cernes un brin marqués, et une coiffure qui tendait vers l’anarchique, qu’elle rafistola tandis qu’il lui faisait une vague liste de ce qu’ils devaient encore se procurer avant de partir, et qu’il tentait de baliser une route sûre et pratique pour […].
Une fois l’itinéraire choisi, ils quittèrent l’auberge. Comme promis, Meven s’occupa des questions d’intendance, et acheta suffisamment de vivres pour le voyage. Pervenche était bien contente qu’il s’en occupe, elle devait bien s’avouer qu’elle n’aurait pas su quoi choisir et en quelles quantités. A vrai dire, la question lui avait échappé. Elle avait bien de la chance que l’assassin ait décidé de l’accompagner… Non pas qu’elle ait l’intention de lui dire.
Cette fois-ci, ils étaient prêts, c’était le grand moment. Pervenche faisait comme si de rien n’était et taquinait Meven, mais elle avait une grosse boule dans la gorge. Maintenant qu’elle était au pied du mur, partir à l’aventure n’était pas une si bonne idée… Bien sûr, c’était exaltant, intéressant, nouveau. Mais c’était dangereux, et ça ne serait certainement pas une partie de plaisir. Après tout, ce qu’elle savait sur les voyages, elle l’avait lu dans les livres, elle n’avait quitté Satoléa qu’une seule fois, avec ses parents, et ce n’était pas du tout la même chose. Et si elle se trompait ? Elle se faisait peut-être une fausse idée. On ne changeait pas de vie comme ça. Laisser tout ça derrière elle ? Est-ce qu’elle en était bien capable ? Laisser ses parents et sa ville natale derrière elle ? Sur le papier, c’était facile à se dire, mais maintenant…
L’assassin dut remarquer qu’elle était un peu troublée, et peut-être qu’il se doutait un peu de la cause, parce qu’il glissa son bras sous celui de la jeune fille et l’entraîna vers les portes. Elle fut bien obligée de suivre le mouvement, et elle lui en fut reconnaissante. Elle aurait pu rester des heures plantée là à se demander si c’était une bonne chose à faire, et ne jamais réussir à décider de faire quoi que ce soit. Le plus important et le plus difficile, elle s’en rendait compte, c’était de faire le premier pas. Une fois hors de Satoléa, ça irait certainement mieux, et elle ne remettrait plus tout en question. Du moins, elle l’espérait.
A l’approche des portes, Meven se raidit légèrement, de manière imperceptible, ils l’espéraient. Ce n’était pas le moment d’attirer l’attention des gardes. Il y en avait au moins une douzaine qui surveillait la porte et aux alentours, et étaient généralement accompagnés d’un capitaine qui était plus doué, et la plupart du temps plus intelligent, que la moyenne des soldats. Les gardes, ça irait, mais un capitaine serait capable de voir qu’il y avait quelque chose de bizarre, chez ces deux individus, et il les empêcherait de passer. Pour Pervenche, ce n’était pas bien grave, elle n’était coupable de rien à part d’être partie de chez elle, ce n’était pas un crime. Mais Meven, lui, ils devaient savoir qui il était, ou au moins savoir qu’un assassin avec une cicatrice en travers du front était coupable d’un certain nombre d’actes allant du « légèrement illégal mais pas trop » au « complètement illégal et assez fatal pour certains ». S’ils le reconnaissaient, c’était fichu. Pour lui, pas de promenade au milieu des champs de blé, ni d’aimables vadrouilles dans les faubourgs de […], mais la pierre dure et la paille humide des cachots de la ville. Ils prirent donc un air aussi naturel que possible, et entreprirent de discuter comme deux vieux amis tandis qu’ils s’avançaient vers les portes. Meven continuait de surveiller les gardes du coin de l’œil, en espérant qu’ils ne notent rien d’anormal. Deux individus dans des capes noires, avec de gros sacs, l’un avec une cicatrice, l’autre avec une épée. Qu’auraient-ils pu trouver d’anormal, enfin ? Tout le temps qu’ils mirent à franchir la grande porte, ils s’attendirent à ce que le bras de la Loi s’abatte sur eux. Mais visiblement, les gardes avaient l’air plus occupés par ce qui pouvait être une rixe à quelques dizaines de mètres de là, et aucun des deux ne fit attention au duo. Et d’un seul coup, ils se retrouvèrent hors de la ville, et c’était le début de leur aventure. C’était exaltant et intimidant, c’était la liberté. Pour un peu, Pervenche se serait roulée dans les champs, mais Meven l’entraîna dans la direction de […], et elle suivit le mouvement en se retenant de gambader tout le long de la route.