Chapitre 6
Ils mirent autant de distance que possible entre la ville et
eux avant la nuit. Heureusement, il n’y avait presque plus personne dans les
champs, et quelques indications de Meven leur permirent de passer totalement
inaperçus. Ils s’arrêtèrent pour camper dans une petite dépression du terrain
au bord de la rivière, là où ils seraient relativement à l’abri d’éventuelles
personnes les recherchant. C’était au tour de Meven de s’occuper de la
préparation du repas, et il s’en acquitta avec beaucoup plus de réussite que
Pervenche, ce qu’il souligna avec joie. La jeune fille fut bien obligée de tenter
de le noyer dans la rivière, sous le regard impassible d’Hélios qui avait
décidé une fois pour toutes qu’il valait mieux les laisser se disputer sans
intervenir. Ils discutèrent, aussi, sur ce qu’il fallait faire. Meven était
d’avis qu’il valait mieux se cacher à Janéa, parmi les voleurs et les autres du
même genre. Ca ne devait pas être trop dur de trouver un nouveau repaire comme
le Bateleur, et de se fondre dans la masse jusqu’à ce qu’on les oublie. Hélios
n’était pas trop partant. Ne serait-ce que parce que ça impliquait de se
retrouver entouré de gens comme Meven ou pire, et qu’il affirmait avoir déjà
assez de l’assassin qu’il avait sur le dos. Même si c’était à la base pour
l’aider, ça ne lui plaisait que moyennement comme idée. Quant à Pervenche, elle
était contre l’idée. Déjà, parce qu’elle ne pensait pas qu’ils pourraient vivre
longtemps cachés, ils n’avaient pas tant d’argent. Ensuite, parce qu’elle
n’était pas partie pour aller se cacher dans une auberge mal famée. Et enfin,
et Hélios était d’accord avec elle, parce qu’aucun des deux ne savait faire la
différence entre un individu malhonnête, et un individu malhonnête payé pour
vous tuer, et se cacher chez les assassins risquait de les mettre à portée de
main de ceux qui voulaient abattre le cavalier, et certainement ceux qui
l’avaient aidé à s’évader. Hélios lui demanda alors :
- Et qu’est-ce que tu avais comme but en partant de chez toi ? J’ai raté le début de l’histoire, je n’étais pas là.
- Je veux former un groupe de mercenaires, recruter une poignée de gens qui ont envie de faire la même chose que moi, et ensemble, voyager, aider les gens…
- Quoi, tu veux faire régner la justice, aider les malheureux et voler aux riches pour donner aux pauvres ?
- Je pensais que tu me connaîtrais mieux, Hélios !
- Bien sûr, s’exclama le lancier avec une voix aigüe. On s’est rencontrés il y a quelques heures, et je te connais déjà tellement bien qu’on va échanger nos recettes préférées, se maquiller, échanger des trucs sur les garçons, et même, tu vas devenir ma confidente !
Pervenche et Meven éclatèrent de rire, le genre de fou rire dévastateur qui épuise et empêche de garder son équilibre. Hélios les regarda, un léger sourire tirant le coin de ses lèvres, tandis qu’ils essayaient de reprendre leur souffle. Ce qui mit un bon moment, Meven ayant l’air visiblement marqué par ses idioties. Le lancier décida que la meilleure ligne de conduite à faire était de l’ignorer de manière générale, et demanda à nouveau à Pervenche :
- Bon alors ? A part faire un groupe de mercenaires et tenter de sauver le monde, qu’est-ce que tu veux faire ?
- Mon vrai but, c’est de recruter un groupe de copains, des gens sympas, marrants et qui savent se battre, trouver une ville, s’amuser, boire jusqu’à être complètement ivres, faire peur aux gens en agissant comme une andouille, faire la fête, se battre, et recommencer à la ville suivante.
- C’est un plan infantile, tu es au courant ? souligna Hélios avec un soupir, tout en poussant vaguement du pied Meven qui était toujours vautré par terre.
- Bien sûr, que je le suis. Mais tu connais les platitudes habituelles, la vie est trop courte, il faut s’amuser, bla bla bla.
- Mais encore ?
- Si tu crois aux dieux, Spade, le dieu du destin si jamais il a un autre nom chez toi, saura bien mettre de nouveaux buts et de nouvelles épreuves sur notre chemin. Si tu n’y crois pas, on se trouvera bien une quête épique à se mettre sous la dent, et on se trouvera un but dans la vie.
Hélios secoua la tête, sans répondre, et laissa Pervenche aller tenter de remettre Meven sur pied. Ce n’était pas la peine de tenter de raisonner avec elle, c’était assez facile à saisir. Ce n’était encore qu’une gamine qui s’était fait des idées bien arrêtées sur ce que sa vie devait être, et elle écraserait probablement tous ceux qui essayeraient de lui mettre des bâtons dans les roues. Enfin, elle finirait tôt ou tard par se rendre compte de ce qui clochait dans ses plans, et ça lui mettrait un peu de plomb dans la tête. Ou peut-être pas. Ce n’étaient pas ses affaires, après tout. Tout ce qu’il voulait, c’était rester avec des compagnons de voyage à peu près normaux, qui ne voulaient pas l’assassiner dès qu’il aurait le dos tourné, pour encore un petit bout de chemin. Quoique, se dit-il en regardant Pervenche traîner Meven en essayant de le relever alors qu’il y mettait toute la mauvaise volonté du monde et se contentait de rester coucher par terre, ses nouveaux compagnons n’avaient pas l’air très dangereux, et ils l’aimaient bien, apparemment, mais ils devaient avoir raté la normalité de plusieurs kilomètres… Enfin bon. Il fallait bien faire avec ce qu’on avait.
Alors qu’ils traversaient encore plus de champs, et qu’ils avaient presque atteints la ville lacustre, Meven posa soudain le bras sur l’épaule d’Hélios et demanda :
- Au fait, pour un cavalier, je trouve que tu te déplaces à pied un peu souvent. Où est ta monture ?
Hélios tenta de le repousser, sans résultat. Pour un assassin, il était largement plus fort que à quoi il s’attendait. Et visiblement, il adorait entrer en contact avec lui d’une manière ou d’une autre, de préférence de façon bien appuyée. Le lancier répondit, déjà exaspéré :
- Les abrutis qui sont sur mon dos cherchent un cavalier. Il est donc logique de se déplacer à pied. Sinon, autant écrire sur mon dos « je suis recherché, venez m’arrêter ».
- Et elle est où, alors ?
- Elle se cache. Enfin il. Et il est très doué pour se dissimuler, je ne pense pas que quelqu’un le trouvera.
- Oh, donc ton cheval est caché quelque part ?
Hélios jeta son regard spécial « tu te fiches de moi ou tu es stupide ? » à Meven, qui était toujours collé à lui comme un coquillage à son rocher favori et affichait un grand sourire un peu inquiétant, et se contenta de répondre :
- Qui a dit qu’il s’agissait d’un cheval ?
Il réussit finalement à repousser l’assassin suffisamment fort pour qu’il le lâche et manque s’étaler dans l’herbe. Pervenche, qui avait entendu les derniers mots des deux autres, demanda :
- Mais alors, t’es un cavalier de quoi ?
Il se contenta de hausser les épaules et de répondre un « vous verrez » mystérieux. Ils n’insistèrent pas, et se préoccupèrent plutôt de savoir ce qu’ils allaient faire ensuite, une fois à Janéa.
Trouver une auberge mal famée à Janéa ne fut pas difficile, ils avaient en fait l’embarras du choix. Meven opta (sans vraiment consulter les autres) pour l’une d’elles située près du port, particulièrement pleine de voleurs, d’assassins et de marins, où une bagarre avait toutes les chances de débuter. L’enseigne était tellement délavée qu’il était difficile d’y distinguer quoi que ce soit, mais il la présenta sous le nom du « Ménestrel mélodieux ». Ce qui, dès qu’ils entrèrent, se montra tout à fait faux. Les ménestrels présents étaient probablement les pires qu’ils avaient entendus, et ils massacraient une vieille balade avec une application impressionnante. Pervenche demanda à Hélios de la retenir pour éviter d’aller en massacrer un ou deux, tandis que Meven allait à nouveau discuter avec le barman, pour conduire des négociations secrètes.
L’installation se passa sans souci, et bientôt, ils purent entreprendre de leur trouver l’une ou l’autre petite mission à remplir, dans la discrétion bien sûr pour éviter d’attirer l’attention. Meven proposa de chercher par lui-même, en tant qu’assassin compétent, et de présenter les deux autres comme ses apprentis. Hélios lui promit une vengeance douloureuse d’une manière qu’il n’avait encore jamais expérimentée, et se contenta de prendre un air mystérieux qui en disait long. Ils se séparèrent ; Meven prétendit qu’il devait parler à un certain nombre de personnes qu’il connaissait, et il ne voulait pas que les autres les rencontrent, parce que, comme il le dit lui-même, « ça peut être dangereux pour les non-initiés ». Hélios décida qu’il avait eu assez d’émotions pour la journée, avec l’assassin qui passait son temps à se draper sur lui et à le taquiner de toutes les manières possibles, et monta s’enfermer dans l’une des chambres pour se reposer. Restée seule, Pervenche erra un moment parmi les tables, jetant un œil ici et là sur les autres clients. Janéa était beaucoup plus grande que […], et il y avait vraiment beaucoup de monde. Le seul endroit où il y avait un peu de place était du côté de la scène, où étaient installés les musiciens, et c’est donc vers eux qu’elle se dirigea. La cacophonie était encore plus forte, mais au moins, on pouvait à peu près respirer, par là. Et puis, elle avait une bonne vue sur l’ensemble de la salle, malgré le peu de lumière et la fumée qui semblaient aller de pair avec cet endroit. Il y avait quelques personnes assez remarquables, comme cette drôle de femme portant un drôle de béret noir, et qui était très occupée à compter et recompter les pièces contenues dans une bourse, ou à quelques mètres d’elle, le barde blond dont la longue tresse reposait sur ses épaules comme une écharpe, et qui caressait les cordes de sa harpe comme s’il jouait pour lui-même. De là, elle voyait aussi Meven, très occupé à discuter avec ce qui devait probablement être d’autres assassin, étant donné qu’ils arboraient tous les mêmes capes noires, et des cicatrices d’entailles au visage. Soit ça, soit d’anciens soldats. Ils étaient tous penchés sur la table et murmuraient d’une façon qui avait attiré l’attention de n’importe quel représentant de l’autorité. Heureusement pour eux, aucun garde sensé ne s’aventurerait ici. Bien, l’assassin avait l’air bien occupé, et pas en train de faire régner la terreur d’une manière ou d’une autre. Avec de la chance, il ne déclencherait pas de catastrophe pendant la nuit. Rassurée, Pervenche quitta elle aussi la salle et monta prendre un repos bien mérité. Demain, il faudrait trouver du travail, une fois de plus.
Comme lors de leur étape précédente, trouver de petits emplois ne fut pas vraiment difficile, pour deux mercenaires. Meven avait décidé de laisser Pervenche et Hélios travailler ensemble, ils faisaient une bonne équipe, et le cavalier était plus que capable de garder l’enthousiasme et la folie légère de la jeune fille en main. En plus, s’il était seul, il pouvait reprendre ses occupations d’assassin sans avoir sur le dos quelqu’un qui jouait le rôle de bonne conscience. C’est ainsi que quelques-uns des figures politiques de Janéa furent assassinées de manière brutale sans qu’un coupable soit arrêté, ou du moins mystérieusement mises dans l’incapacité de se déplacer. Pervenche et Hélios se firent un devoir de ne surtout pas amener le sujet sur le tapis, ils ne voulaient pas vraiment savoir à quoi il occupait son temps. Eux-mêmes avaient beaucoup à faire. Que ce soit garder une maison pendant une réception, protéger quelqu’un, monter la garde sur le port pour surprendre des voleurs, ou tout autre job qui pouvait leur ramener de la monnaie sonnante et trébuchante, sans (trop) porter préjudice à autrui. Le beau visage d’Hélios et son corps agréable à l’œil lui attirèrent également un certain nombre de propositions déplacées qu’il repoussa d’un œil noir et de quelques mots vulgaires choisis dans son dialecte du Sud. La première fois, il n’avait pas fait attention, mais ça avait fini par lui taper sur les nerfs. Et bien sûr, Pervenche s’était empressée de tout raconter à Meven, que ça avait beaucoup amusé. Il avait tenté de demander au cavalier s’il était possible d’obtenir certaines faveurs de sa part si on savait comment s’y prendre. Il s’agissait bien sûr d’une blague, comme l’indiquait son sourire en coin, mais Hélios ne l’avait pas du tout pris comme ça. A vrai dire, il avait montré une réaction assez violente, et tenté de transformer l’assassin en viande hachée. Pervenche avait dû intervenir, et elle avait fait promettre à Meven d’arrêter toutes les blagues à base de prostitution et autres, dorénavant. Son œil au beurre noir l’avait aidé à être convaincu. L’un dans l’autre, les choses marchaient plutôt bien pour eux. Ils commençaient à se faire un nom, et une réputation d’honnêteté, qui les aidaient à trouver davantage de travail.
Un soir, alors que Meven était en train d’essayer de convaincre Hélios qu’un petit verre d’alcool ne lui ferait pas de mal, un homme approcha de leur table et se racla la gorge pour attirer leur attention. Au départ, sans résultats. Finalement, le cavalier réussit à se débarrasser de l’assassin, et ils se tournèrent vers le nouveau venu, qui annonça :
- Je suis envoyé par maître Henri Dal Vecchio.
- C’est qui, ça ? demanda Pervenche.
- Madame ! Maître Dal Vecchio fait partie de la famille Dal Vecchio, la famille la plus importante de Janéa ! Il possède une très forte influence, autant au niveau politique que financier, il possède nombre de terres, de maisons, et il s’en sert pour le bien de tous, pour que la vie ici soit plus agréable pour tous ses habitants !
- C’est bon, c’est bon, on a compris, il est grand et bon. Et qu’est-ce qu’il nous veut, maître Dal Vecchio ?
- Il souhaite vous voir immédiatement.
- Nous voir pour quoi ? intervint Meven, méfiant. N’oublie pas, ajouta-t-il avant que l’autre puisse commencer à répondre, dans cette auberge, aucune loi de la garde ne s’applique, il n’y a que le code des voleurs.
- Monsieur, répondit le messager d’un air offensé, je ne vois pas ce que vous voulez dire. Je suis ici car maître Dal Vecchio souhaite vous confier une mission de la plus haute importance. Il a entendu parler de vous par l’une de ses connaissances, et il pense que vous serez à la hauteur. Il souhaite s’entretenir avec vous immédiatement.
C’était trop beau pour être vrai. L’un des hommes les plus importants de la ville avait entendu parler d’eux et souhaitait les engager ? Est-ce que ça cachait quelque chose ? Hélios était particulièrement méfiant, la proposition lui faisait l’effet d’un piège. Pervenche n’avait pas trop d’opinion, c’était une bonne occasion. Meven, lui, avait davantage d’expérience que les autres en matière de pièges et de traîtrises, et ça, s’il en croyait son instinct, ça n’en était pas un. Ils décidèrent donc de suivre le messager. En chemin, Pervenche demanda à l’assassin comment il pouvait être aussi sûr qu’il n’y avait aucun danger à suivre cet individu qu’ils ne connaissaient pas. Meven daigna expliquer :
- C’est un peu compliqué d’envoyer un messager, de donner des noms là où tout le monde peut l’entendre, de prétendre qu’on veut nous donner une mission, alors qu’un homme d’une telle importance pourrait payer n’importe qui pour nous assassiner en pleine rue, voire même le faire lui-même, et personne n’y trouverait rien à dire.
C’était logique. Un peu effrayant, mais logique. Hélios se contenta de hausser les épaules, il avait déjà suffisamment à faire avec sa propre paranoïa, il n’allait pas en plus adopter les soucis des autres. Le petit groupe arriva bientôt à la maison Dal Vecchio, un véritable palais en pierre blanche qui avait dû coûter au moins trois ou quatre fortunes, avec une débauche de statues, de grandes fenêtres en verre coloré, de balcons, et de moulures ornementales. Pervenche fit la remarque à Meven que cet entassement immaculé ressemblait vaguement à un gâteau à la crème. L’ensemble était planté au milieu d’un jardin semé de davantage de statues, de haies et de buissons taillés, et de plates-bandes de fleurs disposées avec beaucoup de goût. C’était une belle demeure, mais c’était encore davantage une affirmation de statut, une maison qui clamait « je suis le plus riche de la ville, respectez-moi ! ». On ouvrit les portes devant eux, et on les conduisit à travers des kilomètres de couloirs semés de tapis rouges et de dorures éblouissantes. Et bientôt, ils se retrouvèrent tous les trois devant maître Dal Vecchio en personne. Un homme impressionnant, ils devaient bien se l’avouer. Il était grand, plus grand qu’Hélios, avait des cheveux grisonnants soigneusement coiffés en arrière, le sourire et le regard francs et accueillants, et l’attitude de celui qui pèse lourd dans la balance et qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Il était assis à son bureau et consultait une pile de documents quand ils entrèrent. L’un des serviteurs fit les présentations. Dal Vecchio posa les documents, et, s’adressant à Meven qu’il considérait visiblement comme le chef :
- Je vous ai fait convoquer au plus vite, car la mission que je veux vous confier est de la plus haute importance, et j’ai besoin de gens de confiance. Et comme je n’en ai pas, j’ai fait appel à des mercenaires. Rien de plus sûr que des gens dont on peut acheter la loyauté, pour peu qu’on y mette le prix.
- J’aime votre honnêteté, répondit l’assassin. Dal Vecchio lui lança un regard sombre qui indiquait clairement qu’il n’aimait pas être interrompu, qu’il ignora, et continua :
- Certaines de mes connaissances, qui souhaitent bien sûr rester anonymes, ont fait appel à vos services pour différentes raisons, et j’ai eu de bons retours sur vos capacités, bien meilleurs que pour la plupart de vos collègues. Cependant, avant que nous abordions le sujet proprement dit, je tiens à ce que vous sachiez que je veux mettre entre vos mains ce que j’ai de plus précieux, et s’il arrivait quelque chose à mon trésor, je vous le ferai très chèrement payer. Probablement par votre vie, avec peut-être certaines tortures impliquées.
Les trois mercenaires hochèrent la tête avec un bel ensemble.
- Bien. Maintenant que nous sommes d’accord, passons aux choses sérieuses. Comme vous le savez peut-être, il existe des tensions entre certaines des familles de la ville de Gawain et d’ici. En ce qui me concerne, je souhaite trouver une solution pacifique à ces dissensions, car elles peuvent être très préjudiciables pour les affaires. Et pour d’autres raisons également. Bref, je souhaite établir une alliance avec l’une des familles les plus importantes de Gawain, et afin de sceller cette alliance, nous avons décidé de suivre les traditions, et de marier nos enfants. Et avant que la jeune fille ne me saute à la gorge en m’accusant de me servir de mon enfant comme d’un simple outil pour ma réussite financière, je tiens à préciser qu’ils se connaissent depuis longtemps, et qu’ils ont accepté cette union.
Pervenche ravala ses objections.
- Bien. Etant donné les tensions qui existent même ici, je souhaite envoyer ma fille à Gawain le plus vite possible, avant que quelqu’un ne décide de s’en prendre à elle. On ne sait jamais, ils pourraient penser que ce serait un bon moyen d’empêcher une alliance. C’est stupide, j’en conviens, mais certaines personnes ne penses pas plus loin que le bout de leur nez, si je puis m’exprimer ainsi. Et donc, je souhaiterais que demain matin, vous l’escortiez à Gawain et vous assuriez qu’elle arrive saine et sauve dans la famille Kaiser. Vous toucherez la moitié de la récompense avant, l’autre moitié après, il me semble que c’est ainsi que vous procédez. Cela vous convient-il ? Pouvons-nous entamer les indispensables négociations ?
Meven s’empressa d’obéir.
Ils se retrouvèrent tous les trois avant l’aube devant la maison Dal Vecchio, armés de pied en cape. Le maître des lieux était là, ainsi que son majordome qui persistait à jeter des regards noirs aux mercenaires. Visiblement, il ne leur faisait absolument pas confiance, et ne comprenait pas la décision de son maître. Ils furent rejoints par une jeune fille, que Dal Vecchio leur présenta comme sa fille, Elfi. Contrairement à ce à quoi ils s’attendaient de la part de la fille d’un personnage aussi important, elle était vêtue de manière très simple, avec une robe de voyage en tissu simple, sans ornements, et une cape grise. Elle avait de longs cheveux noirs et brillants de princesse de contes de fée, retenus par un bandeau, des yeux bleus, un teint pâle et sans défaut. Elle était bien jolie, comme il sied à toutes les princesses, et gardait les yeux rivés au sol, un discret petit sourire aux lèvres. Dal Vecchio insista à nouveau sur l’utilité d’amener sa fille à bon port sans escarmouches, sous peine de punition grave et cruelle. Les trois mercenaires l’assurèrent qu’il n’y aurait aucun problème, et qu’Elfi arriverait saine et sauve à Gawain, et qu’ils aimeraient bien voir qui oserait se mettre sur leur chemin.
Dal Vecchio et son majordome restèrent côte à côte à regarder Elfi et les mercenaires s’éloigner. Finalement, le serviteur demanda à son maître :
- Monsieur, êtes-vous sûr que c’est une bonne idée ?
- Que veux-tu dire ? répondit celui-ci.
- Eh bien, je ne dis pas que mademoiselle Elfi ne sera pas plus en sécurité à Gawain, la maison Kaiser est mieux gardée que la vôtre, sauf votre respect. C’est une bonne idée de l’envoyer en sécurité. Mais je ne sais pas… N’auriez-vous pu trouver de meilleurs mercenaires que ceux-ci ?
- Qu’est-ce que tu leur reproches, exactement ?
- Eh bien… Ils sont jeunes, et inexpérimentés. Et ils font preuve de peu de sérieux et beaucoup trop de fantaisie, pour des gens qui se prétendent mercenaires.
- On m’a dit beaucoup de bien d’eux, ils ont donné satisfaction à plusieurs reprises. Même si je t’accorde qu’ils n’ont pas l’air de vraiment prendre la situation sérieusement, je pense qu’ils sont tout à fait capables d’escorter Elfi et de la protéger.
- Mais ils sont tellement… étranges… Je veux dire, sauf votre respect, pourquoi choisir ce groupe-là ? Même s’ils sont compétents pour de petites missions en ville, je ne dis pas. Mais un assassin, une fille avec un sabre, et un lancier ? Drôle de choix.
- Justement. Avec un peu de chance, personne ne se doutera que j’aie décidé de confier ma fille à des individus aussi étranges. Et ils risqueront ainsi beaucoup moins d’être attaqués en cours de route.
- Que le ciel vous entende, monsieur… Que le ciel vous entende.
- Et qu’est-ce que tu avais comme but en partant de chez toi ? J’ai raté le début de l’histoire, je n’étais pas là.
- Je veux former un groupe de mercenaires, recruter une poignée de gens qui ont envie de faire la même chose que moi, et ensemble, voyager, aider les gens…
- Quoi, tu veux faire régner la justice, aider les malheureux et voler aux riches pour donner aux pauvres ?
- Je pensais que tu me connaîtrais mieux, Hélios !
- Bien sûr, s’exclama le lancier avec une voix aigüe. On s’est rencontrés il y a quelques heures, et je te connais déjà tellement bien qu’on va échanger nos recettes préférées, se maquiller, échanger des trucs sur les garçons, et même, tu vas devenir ma confidente !
Pervenche et Meven éclatèrent de rire, le genre de fou rire dévastateur qui épuise et empêche de garder son équilibre. Hélios les regarda, un léger sourire tirant le coin de ses lèvres, tandis qu’ils essayaient de reprendre leur souffle. Ce qui mit un bon moment, Meven ayant l’air visiblement marqué par ses idioties. Le lancier décida que la meilleure ligne de conduite à faire était de l’ignorer de manière générale, et demanda à nouveau à Pervenche :
- Bon alors ? A part faire un groupe de mercenaires et tenter de sauver le monde, qu’est-ce que tu veux faire ?
- Mon vrai but, c’est de recruter un groupe de copains, des gens sympas, marrants et qui savent se battre, trouver une ville, s’amuser, boire jusqu’à être complètement ivres, faire peur aux gens en agissant comme une andouille, faire la fête, se battre, et recommencer à la ville suivante.
- C’est un plan infantile, tu es au courant ? souligna Hélios avec un soupir, tout en poussant vaguement du pied Meven qui était toujours vautré par terre.
- Bien sûr, que je le suis. Mais tu connais les platitudes habituelles, la vie est trop courte, il faut s’amuser, bla bla bla.
- Mais encore ?
- Si tu crois aux dieux, Spade, le dieu du destin si jamais il a un autre nom chez toi, saura bien mettre de nouveaux buts et de nouvelles épreuves sur notre chemin. Si tu n’y crois pas, on se trouvera bien une quête épique à se mettre sous la dent, et on se trouvera un but dans la vie.
Hélios secoua la tête, sans répondre, et laissa Pervenche aller tenter de remettre Meven sur pied. Ce n’était pas la peine de tenter de raisonner avec elle, c’était assez facile à saisir. Ce n’était encore qu’une gamine qui s’était fait des idées bien arrêtées sur ce que sa vie devait être, et elle écraserait probablement tous ceux qui essayeraient de lui mettre des bâtons dans les roues. Enfin, elle finirait tôt ou tard par se rendre compte de ce qui clochait dans ses plans, et ça lui mettrait un peu de plomb dans la tête. Ou peut-être pas. Ce n’étaient pas ses affaires, après tout. Tout ce qu’il voulait, c’était rester avec des compagnons de voyage à peu près normaux, qui ne voulaient pas l’assassiner dès qu’il aurait le dos tourné, pour encore un petit bout de chemin. Quoique, se dit-il en regardant Pervenche traîner Meven en essayant de le relever alors qu’il y mettait toute la mauvaise volonté du monde et se contentait de rester coucher par terre, ses nouveaux compagnons n’avaient pas l’air très dangereux, et ils l’aimaient bien, apparemment, mais ils devaient avoir raté la normalité de plusieurs kilomètres… Enfin bon. Il fallait bien faire avec ce qu’on avait.
Alors qu’ils traversaient encore plus de champs, et qu’ils avaient presque atteints la ville lacustre, Meven posa soudain le bras sur l’épaule d’Hélios et demanda :
- Au fait, pour un cavalier, je trouve que tu te déplaces à pied un peu souvent. Où est ta monture ?
Hélios tenta de le repousser, sans résultat. Pour un assassin, il était largement plus fort que à quoi il s’attendait. Et visiblement, il adorait entrer en contact avec lui d’une manière ou d’une autre, de préférence de façon bien appuyée. Le lancier répondit, déjà exaspéré :
- Les abrutis qui sont sur mon dos cherchent un cavalier. Il est donc logique de se déplacer à pied. Sinon, autant écrire sur mon dos « je suis recherché, venez m’arrêter ».
- Et elle est où, alors ?
- Elle se cache. Enfin il. Et il est très doué pour se dissimuler, je ne pense pas que quelqu’un le trouvera.
- Oh, donc ton cheval est caché quelque part ?
Hélios jeta son regard spécial « tu te fiches de moi ou tu es stupide ? » à Meven, qui était toujours collé à lui comme un coquillage à son rocher favori et affichait un grand sourire un peu inquiétant, et se contenta de répondre :
- Qui a dit qu’il s’agissait d’un cheval ?
Il réussit finalement à repousser l’assassin suffisamment fort pour qu’il le lâche et manque s’étaler dans l’herbe. Pervenche, qui avait entendu les derniers mots des deux autres, demanda :
- Mais alors, t’es un cavalier de quoi ?
Il se contenta de hausser les épaules et de répondre un « vous verrez » mystérieux. Ils n’insistèrent pas, et se préoccupèrent plutôt de savoir ce qu’ils allaient faire ensuite, une fois à Janéa.
Trouver une auberge mal famée à Janéa ne fut pas difficile, ils avaient en fait l’embarras du choix. Meven opta (sans vraiment consulter les autres) pour l’une d’elles située près du port, particulièrement pleine de voleurs, d’assassins et de marins, où une bagarre avait toutes les chances de débuter. L’enseigne était tellement délavée qu’il était difficile d’y distinguer quoi que ce soit, mais il la présenta sous le nom du « Ménestrel mélodieux ». Ce qui, dès qu’ils entrèrent, se montra tout à fait faux. Les ménestrels présents étaient probablement les pires qu’ils avaient entendus, et ils massacraient une vieille balade avec une application impressionnante. Pervenche demanda à Hélios de la retenir pour éviter d’aller en massacrer un ou deux, tandis que Meven allait à nouveau discuter avec le barman, pour conduire des négociations secrètes.
L’installation se passa sans souci, et bientôt, ils purent entreprendre de leur trouver l’une ou l’autre petite mission à remplir, dans la discrétion bien sûr pour éviter d’attirer l’attention. Meven proposa de chercher par lui-même, en tant qu’assassin compétent, et de présenter les deux autres comme ses apprentis. Hélios lui promit une vengeance douloureuse d’une manière qu’il n’avait encore jamais expérimentée, et se contenta de prendre un air mystérieux qui en disait long. Ils se séparèrent ; Meven prétendit qu’il devait parler à un certain nombre de personnes qu’il connaissait, et il ne voulait pas que les autres les rencontrent, parce que, comme il le dit lui-même, « ça peut être dangereux pour les non-initiés ». Hélios décida qu’il avait eu assez d’émotions pour la journée, avec l’assassin qui passait son temps à se draper sur lui et à le taquiner de toutes les manières possibles, et monta s’enfermer dans l’une des chambres pour se reposer. Restée seule, Pervenche erra un moment parmi les tables, jetant un œil ici et là sur les autres clients. Janéa était beaucoup plus grande que […], et il y avait vraiment beaucoup de monde. Le seul endroit où il y avait un peu de place était du côté de la scène, où étaient installés les musiciens, et c’est donc vers eux qu’elle se dirigea. La cacophonie était encore plus forte, mais au moins, on pouvait à peu près respirer, par là. Et puis, elle avait une bonne vue sur l’ensemble de la salle, malgré le peu de lumière et la fumée qui semblaient aller de pair avec cet endroit. Il y avait quelques personnes assez remarquables, comme cette drôle de femme portant un drôle de béret noir, et qui était très occupée à compter et recompter les pièces contenues dans une bourse, ou à quelques mètres d’elle, le barde blond dont la longue tresse reposait sur ses épaules comme une écharpe, et qui caressait les cordes de sa harpe comme s’il jouait pour lui-même. De là, elle voyait aussi Meven, très occupé à discuter avec ce qui devait probablement être d’autres assassin, étant donné qu’ils arboraient tous les mêmes capes noires, et des cicatrices d’entailles au visage. Soit ça, soit d’anciens soldats. Ils étaient tous penchés sur la table et murmuraient d’une façon qui avait attiré l’attention de n’importe quel représentant de l’autorité. Heureusement pour eux, aucun garde sensé ne s’aventurerait ici. Bien, l’assassin avait l’air bien occupé, et pas en train de faire régner la terreur d’une manière ou d’une autre. Avec de la chance, il ne déclencherait pas de catastrophe pendant la nuit. Rassurée, Pervenche quitta elle aussi la salle et monta prendre un repos bien mérité. Demain, il faudrait trouver du travail, une fois de plus.
Comme lors de leur étape précédente, trouver de petits emplois ne fut pas vraiment difficile, pour deux mercenaires. Meven avait décidé de laisser Pervenche et Hélios travailler ensemble, ils faisaient une bonne équipe, et le cavalier était plus que capable de garder l’enthousiasme et la folie légère de la jeune fille en main. En plus, s’il était seul, il pouvait reprendre ses occupations d’assassin sans avoir sur le dos quelqu’un qui jouait le rôle de bonne conscience. C’est ainsi que quelques-uns des figures politiques de Janéa furent assassinées de manière brutale sans qu’un coupable soit arrêté, ou du moins mystérieusement mises dans l’incapacité de se déplacer. Pervenche et Hélios se firent un devoir de ne surtout pas amener le sujet sur le tapis, ils ne voulaient pas vraiment savoir à quoi il occupait son temps. Eux-mêmes avaient beaucoup à faire. Que ce soit garder une maison pendant une réception, protéger quelqu’un, monter la garde sur le port pour surprendre des voleurs, ou tout autre job qui pouvait leur ramener de la monnaie sonnante et trébuchante, sans (trop) porter préjudice à autrui. Le beau visage d’Hélios et son corps agréable à l’œil lui attirèrent également un certain nombre de propositions déplacées qu’il repoussa d’un œil noir et de quelques mots vulgaires choisis dans son dialecte du Sud. La première fois, il n’avait pas fait attention, mais ça avait fini par lui taper sur les nerfs. Et bien sûr, Pervenche s’était empressée de tout raconter à Meven, que ça avait beaucoup amusé. Il avait tenté de demander au cavalier s’il était possible d’obtenir certaines faveurs de sa part si on savait comment s’y prendre. Il s’agissait bien sûr d’une blague, comme l’indiquait son sourire en coin, mais Hélios ne l’avait pas du tout pris comme ça. A vrai dire, il avait montré une réaction assez violente, et tenté de transformer l’assassin en viande hachée. Pervenche avait dû intervenir, et elle avait fait promettre à Meven d’arrêter toutes les blagues à base de prostitution et autres, dorénavant. Son œil au beurre noir l’avait aidé à être convaincu. L’un dans l’autre, les choses marchaient plutôt bien pour eux. Ils commençaient à se faire un nom, et une réputation d’honnêteté, qui les aidaient à trouver davantage de travail.
Un soir, alors que Meven était en train d’essayer de convaincre Hélios qu’un petit verre d’alcool ne lui ferait pas de mal, un homme approcha de leur table et se racla la gorge pour attirer leur attention. Au départ, sans résultats. Finalement, le cavalier réussit à se débarrasser de l’assassin, et ils se tournèrent vers le nouveau venu, qui annonça :
- Je suis envoyé par maître Henri Dal Vecchio.
- C’est qui, ça ? demanda Pervenche.
- Madame ! Maître Dal Vecchio fait partie de la famille Dal Vecchio, la famille la plus importante de Janéa ! Il possède une très forte influence, autant au niveau politique que financier, il possède nombre de terres, de maisons, et il s’en sert pour le bien de tous, pour que la vie ici soit plus agréable pour tous ses habitants !
- C’est bon, c’est bon, on a compris, il est grand et bon. Et qu’est-ce qu’il nous veut, maître Dal Vecchio ?
- Il souhaite vous voir immédiatement.
- Nous voir pour quoi ? intervint Meven, méfiant. N’oublie pas, ajouta-t-il avant que l’autre puisse commencer à répondre, dans cette auberge, aucune loi de la garde ne s’applique, il n’y a que le code des voleurs.
- Monsieur, répondit le messager d’un air offensé, je ne vois pas ce que vous voulez dire. Je suis ici car maître Dal Vecchio souhaite vous confier une mission de la plus haute importance. Il a entendu parler de vous par l’une de ses connaissances, et il pense que vous serez à la hauteur. Il souhaite s’entretenir avec vous immédiatement.
C’était trop beau pour être vrai. L’un des hommes les plus importants de la ville avait entendu parler d’eux et souhaitait les engager ? Est-ce que ça cachait quelque chose ? Hélios était particulièrement méfiant, la proposition lui faisait l’effet d’un piège. Pervenche n’avait pas trop d’opinion, c’était une bonne occasion. Meven, lui, avait davantage d’expérience que les autres en matière de pièges et de traîtrises, et ça, s’il en croyait son instinct, ça n’en était pas un. Ils décidèrent donc de suivre le messager. En chemin, Pervenche demanda à l’assassin comment il pouvait être aussi sûr qu’il n’y avait aucun danger à suivre cet individu qu’ils ne connaissaient pas. Meven daigna expliquer :
- C’est un peu compliqué d’envoyer un messager, de donner des noms là où tout le monde peut l’entendre, de prétendre qu’on veut nous donner une mission, alors qu’un homme d’une telle importance pourrait payer n’importe qui pour nous assassiner en pleine rue, voire même le faire lui-même, et personne n’y trouverait rien à dire.
C’était logique. Un peu effrayant, mais logique. Hélios se contenta de hausser les épaules, il avait déjà suffisamment à faire avec sa propre paranoïa, il n’allait pas en plus adopter les soucis des autres. Le petit groupe arriva bientôt à la maison Dal Vecchio, un véritable palais en pierre blanche qui avait dû coûter au moins trois ou quatre fortunes, avec une débauche de statues, de grandes fenêtres en verre coloré, de balcons, et de moulures ornementales. Pervenche fit la remarque à Meven que cet entassement immaculé ressemblait vaguement à un gâteau à la crème. L’ensemble était planté au milieu d’un jardin semé de davantage de statues, de haies et de buissons taillés, et de plates-bandes de fleurs disposées avec beaucoup de goût. C’était une belle demeure, mais c’était encore davantage une affirmation de statut, une maison qui clamait « je suis le plus riche de la ville, respectez-moi ! ». On ouvrit les portes devant eux, et on les conduisit à travers des kilomètres de couloirs semés de tapis rouges et de dorures éblouissantes. Et bientôt, ils se retrouvèrent tous les trois devant maître Dal Vecchio en personne. Un homme impressionnant, ils devaient bien se l’avouer. Il était grand, plus grand qu’Hélios, avait des cheveux grisonnants soigneusement coiffés en arrière, le sourire et le regard francs et accueillants, et l’attitude de celui qui pèse lourd dans la balance et qui ne se laisse pas marcher sur les pieds. Il était assis à son bureau et consultait une pile de documents quand ils entrèrent. L’un des serviteurs fit les présentations. Dal Vecchio posa les documents, et, s’adressant à Meven qu’il considérait visiblement comme le chef :
- Je vous ai fait convoquer au plus vite, car la mission que je veux vous confier est de la plus haute importance, et j’ai besoin de gens de confiance. Et comme je n’en ai pas, j’ai fait appel à des mercenaires. Rien de plus sûr que des gens dont on peut acheter la loyauté, pour peu qu’on y mette le prix.
- J’aime votre honnêteté, répondit l’assassin. Dal Vecchio lui lança un regard sombre qui indiquait clairement qu’il n’aimait pas être interrompu, qu’il ignora, et continua :
- Certaines de mes connaissances, qui souhaitent bien sûr rester anonymes, ont fait appel à vos services pour différentes raisons, et j’ai eu de bons retours sur vos capacités, bien meilleurs que pour la plupart de vos collègues. Cependant, avant que nous abordions le sujet proprement dit, je tiens à ce que vous sachiez que je veux mettre entre vos mains ce que j’ai de plus précieux, et s’il arrivait quelque chose à mon trésor, je vous le ferai très chèrement payer. Probablement par votre vie, avec peut-être certaines tortures impliquées.
Les trois mercenaires hochèrent la tête avec un bel ensemble.
- Bien. Maintenant que nous sommes d’accord, passons aux choses sérieuses. Comme vous le savez peut-être, il existe des tensions entre certaines des familles de la ville de Gawain et d’ici. En ce qui me concerne, je souhaite trouver une solution pacifique à ces dissensions, car elles peuvent être très préjudiciables pour les affaires. Et pour d’autres raisons également. Bref, je souhaite établir une alliance avec l’une des familles les plus importantes de Gawain, et afin de sceller cette alliance, nous avons décidé de suivre les traditions, et de marier nos enfants. Et avant que la jeune fille ne me saute à la gorge en m’accusant de me servir de mon enfant comme d’un simple outil pour ma réussite financière, je tiens à préciser qu’ils se connaissent depuis longtemps, et qu’ils ont accepté cette union.
Pervenche ravala ses objections.
- Bien. Etant donné les tensions qui existent même ici, je souhaite envoyer ma fille à Gawain le plus vite possible, avant que quelqu’un ne décide de s’en prendre à elle. On ne sait jamais, ils pourraient penser que ce serait un bon moyen d’empêcher une alliance. C’est stupide, j’en conviens, mais certaines personnes ne penses pas plus loin que le bout de leur nez, si je puis m’exprimer ainsi. Et donc, je souhaiterais que demain matin, vous l’escortiez à Gawain et vous assuriez qu’elle arrive saine et sauve dans la famille Kaiser. Vous toucherez la moitié de la récompense avant, l’autre moitié après, il me semble que c’est ainsi que vous procédez. Cela vous convient-il ? Pouvons-nous entamer les indispensables négociations ?
Meven s’empressa d’obéir.
Ils se retrouvèrent tous les trois avant l’aube devant la maison Dal Vecchio, armés de pied en cape. Le maître des lieux était là, ainsi que son majordome qui persistait à jeter des regards noirs aux mercenaires. Visiblement, il ne leur faisait absolument pas confiance, et ne comprenait pas la décision de son maître. Ils furent rejoints par une jeune fille, que Dal Vecchio leur présenta comme sa fille, Elfi. Contrairement à ce à quoi ils s’attendaient de la part de la fille d’un personnage aussi important, elle était vêtue de manière très simple, avec une robe de voyage en tissu simple, sans ornements, et une cape grise. Elle avait de longs cheveux noirs et brillants de princesse de contes de fée, retenus par un bandeau, des yeux bleus, un teint pâle et sans défaut. Elle était bien jolie, comme il sied à toutes les princesses, et gardait les yeux rivés au sol, un discret petit sourire aux lèvres. Dal Vecchio insista à nouveau sur l’utilité d’amener sa fille à bon port sans escarmouches, sous peine de punition grave et cruelle. Les trois mercenaires l’assurèrent qu’il n’y aurait aucun problème, et qu’Elfi arriverait saine et sauve à Gawain, et qu’ils aimeraient bien voir qui oserait se mettre sur leur chemin.
Dal Vecchio et son majordome restèrent côte à côte à regarder Elfi et les mercenaires s’éloigner. Finalement, le serviteur demanda à son maître :
- Monsieur, êtes-vous sûr que c’est une bonne idée ?
- Que veux-tu dire ? répondit celui-ci.
- Eh bien, je ne dis pas que mademoiselle Elfi ne sera pas plus en sécurité à Gawain, la maison Kaiser est mieux gardée que la vôtre, sauf votre respect. C’est une bonne idée de l’envoyer en sécurité. Mais je ne sais pas… N’auriez-vous pu trouver de meilleurs mercenaires que ceux-ci ?
- Qu’est-ce que tu leur reproches, exactement ?
- Eh bien… Ils sont jeunes, et inexpérimentés. Et ils font preuve de peu de sérieux et beaucoup trop de fantaisie, pour des gens qui se prétendent mercenaires.
- On m’a dit beaucoup de bien d’eux, ils ont donné satisfaction à plusieurs reprises. Même si je t’accorde qu’ils n’ont pas l’air de vraiment prendre la situation sérieusement, je pense qu’ils sont tout à fait capables d’escorter Elfi et de la protéger.
- Mais ils sont tellement… étranges… Je veux dire, sauf votre respect, pourquoi choisir ce groupe-là ? Même s’ils sont compétents pour de petites missions en ville, je ne dis pas. Mais un assassin, une fille avec un sabre, et un lancier ? Drôle de choix.
- Justement. Avec un peu de chance, personne ne se doutera que j’aie décidé de confier ma fille à des individus aussi étranges. Et ils risqueront ainsi beaucoup moins d’être attaqués en cours de route.
- Que le ciel vous entende, monsieur… Que le ciel vous entende.