Chapitre 9
Il fallut un brin de diplomatie à Meven pour convaincre
Maître Kaiser de ne pas tout de suite jeter dans le plus sombre de ses cachots
ceux qui avaient osé faire du mal à sa précieuse petite fille. Arguant que
finalement, il n’y avait pas eu tant de mal fait, qu’Elfi n’avait pas eu la
moindre égratignure, que les rares blessures n’étaient pas très difficiles à
soigner, et que finalement, ces pauvres mercenaires n’avaient fait que leur
travail, ce pour quoi ils avaient été payés, c’était assez honorable. Et de
toute façon, ils avaient avoué, alors on n’allait quand même pas les
tuer ! Il fallut du temps, mais Meven était un homme patient, et il finit
par obtenir gain de cause. Comme pour les autres mercenaires, leurs blessures
furent soignées par le guérisseur expert en magie blanche de la résidence, mais
ils furent placés sous bonne surveillance. Par contre, rien ne put empêcher
Maître Kaiser de préparer ses représailles contre la famille Shalhm, et à vrai
dire, Meven n’en avait pas vraiment envie. Après tout, ils avaient bien failli
causer leur mort à tous.
Il rapporta les dernières nouvelles aux autres membres du groupe qui étaient très occupés à jouer aux cartes, ou plutôt à se faire battre à plates coutures par Gillan. Hélios n’était pas ravi d’apprendre que les deux mercenaires allaient pouvoir s’en sortir sans problème, Pervenche s’en fichait parce qu’à part la tentative de meurtre, ils lui étaient plutôt sympathiques, Gillan n’en avait rien à faire du moment que Killian arrêtait de transformer les gens en tranches de jambon. Ils s’installèrent tous les cinq autour de la table, Pervenche poussant Meven pour qu’il évite de mettre ses pieds dessus. Une bouteille d’alcool circula, les verres furent servis, et l’assassin demanda à Gillan :
- Alors, explique-nous ce que tu fais ici ? La dernière fois que je t’ai vue, tu n’étais pas aussi douée, et surtout pas beaucoup dans le coin !
- J-Je suis avec maître K-Killian, répondit-elle avec un geste en direction de l’autre maître d’armes, qui se contenta d’un vague signe de tête. J-je voyage avec lui, et il m’enseigne le maniement de l’épée.
- Tu t’es trouvé un maître, finalement ! Ca te manquait, hein ?
- D’armes. Un maître d’armes. T-Tu n’es pas très drôle. Et q-qu’est-ce que tu fais là, t-toi ?
- J’accompagne la mercenaire fabuleuse, là, dit-il en pointant Pervenche qui lui fit une grimace. De toute façon, Satoléa, ça commençait à sentir le roussi. Alors pourquoi pas partir à l’aventure avec elle ? Et puis on a ramassé Hélios en chemin, décroché cette mission, et nous voilà !
- Le hasard fait bien les choses, remarqua Pervenche. Que tu tombes sur une de tes anciennes amies, et son maître, alors qu’on a besoin d’un coup de main. Je n’insisterais pas lourdement pour ceux qui aiment penser qu’ils sont maîtres de leur destin, mais Spade fait quand même des choses bizarres, parfois…
Killian haussa les épaules, les autres acquiescèrent avec l’air de ceux qui avaient déjà expérimenté les facéties du dieu du destin. Meven, curieux, demanda à Gillan de raconter comment, en chemin, elle s’était trouvé un maître d’armes, parce que ça ne poussait pas vraiment sur les arbres, et comment les deux s’étaient retrouvés là. Gillan se resservit un verre et entreprit donc de raconter son aventure.
Ca faisait déjà quelques mois que Gillan avait quitté le village de son clan dans les plaines, et elle ne s’en sortait plutôt pas mal, toute seule, dans la nature. Elle en avait eu assez, de toujours voir la même chose, les mêmes gens, et rester dans les plaines jusqu’à la fin des temps ne l’enchantait pas vraiment. Et puis, elle voulait absolument progresser dans son maniement du sabre, et pour ça, il lui fallait un maître, un vrai, un qui savait ce qu’il faisait, pour lui apprendre. Et ça, on ne trouvait pas dans son village. Alors elle était partie, histoire de trouver quelqu’un qui pourrait lui apprendre. Et ainsi, elle pourrait elle aussi devenir un vrai maître d’armes.
Mais ce n’était pas aussi facile. Les professeurs qu’elle avait eus, dans les plaines, lui avaient appris suffisamment pour que tous ceux qu’elle avait croisés dans les villages en bordure des plaines ne durent pas longtemps sous sa lame. Ca se passait toujours de la même manière, de toute façon. Elle trouvait un adversaire qui paraissait fort, l’individu, homme ou femme, ne la prenait pas au sérieux parce qu’elle était petite, jeune, et qu’elle venait des plaines où les gens maîtrisaient plutôt l’arc que le sabre. Elle se faisait rabaisser un peu, ils se battaient, et elle écrasait l’autre à plate couture. De temps en temps, bien sûr, un duel lui donnait de la difficulté, et elle avait bien cru, une fois, trouver quelqu’un qui pourrait l’aider à progresser, mais au final, ça s’était toujours soldé par sa victoire. Elle aurait dû être satisfaite, bien sûr ; si elle ne rencontrait personne qui arrivait à la battre, c’était qu’elle était devenue suffisamment forte. Quand elle était rentrée voir ses parents, c’était ce qu’ils lui avaient dit, qu’elle était devenue un vrai maître d’armes, et qu’il n’était pas la peine qu’elle reparte. Mais elle savait bien, elle, qu’elle n’était pas encore assez forte, assez douée. Elle était repartie, et ses parents l’avaient laissée faire.
Elle continuait d’errer, de village en village, gagnant son pain à la pointe de son épée, pariant sur sa victoire, même si le meilleur moyen qu’elle avait, c’était de jouer aux cartes. Elle était plutôt douée aussi avec ces bouts de carton, même si on l’accusait souvent de tricher. Il fallait qu’elle soit prudente, ou ça ne marcherait plus. C’est pour ça qu’elle ne restait jamais au même endroit. Elle arrivait, gagnait quelques duels jusqu’à ne plus trouver personne pour l’affronter, gagnait quelques parties de cartes jusqu’à ce que personne ne veuille plus jouer avec elle, et repartait. Ca lui plaisait, comme mode de vie. Après tout, elle n’était pas faite pour rester sur place, mais pour voyager. Ca aurait pu durer longtemps, et lui convenir. Mais il lui manquait toujours une chose. Un maître qui pourrait l’aider à perfectionner ses talents à l’épée. Ou une maîtresse d’armes, elle n’avait pas de préférence. Elle deviendrait forte, imbattable, inattaquable. Elle pourrait faire ce qu’elle voudrait, et personne ne pourrait jamais la forcer à faire quoi que ce soit. Elle pourrait voyager, transmettre son savoir. Enfin, elle avait plein de projets, mais ça, elle ne pouvait pas le faire toute seule.
Elle retournait dans les plaines pour s’entraîner, encore et toujours, quand elle entendit du bruit dans les hautes herbes. Pas le genre de bruit que ferait une grosse bête du genre qui mange les humains, plutôt le genre que ferait un humain attaqué par la grosse bête en question. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver en trouver la source. Il y avait un homme, couché par terre, et visiblement en mauvais état. Et il avait un sabre accroché à la ceinture. Mais qu’est-ce qu’un maître d’armes faisait ici, au milieu de nulle part ? A part voyager comme elle, bien sûr. Les villages les plus proches étaient à trois jours de marche au moins. Pourquoi un maître d’armes serait venu se perdre ici ? Et qu’est-ce qui avait pu lui arriver ? Il était blessé, plusieurs coups d’épée, principalement à la poitrine. Il avait besoin d’aide, assez rapidement, ou il allait y rester. Heureusement, ce n’étaient pas les rivières qui manquaient dans les plaines. Elle eut du mal à le transporter jusqu’à la plus proche. Il était grand, beaucoup plus grand qu’elle, et même s’il n’était pas très épais, c’était quand même une sacrée masse à transporter, et il lui fallut une bonne vingtaine de minutes pour réussir à le traîner jusqu’à la berge. Bon, et maintenant ? Elle n’était pas experte en soin, c’est tout juste si elle était capable de s’occuper d’une coupure, alors un sabreur blessé… Première chose, allumer un feu. Il tremblait, et le froid devait y être pour quelque chose. Une fois la flambée démarrée, elle entreprit de lui ôter ses vêtements. Nettoyer les plaies serait déjà un premier pas. Elle fit une jolie pile de la longue veste bleue et la chemise blanche ensanglantées. On verrait plus tard pour la lessive.
Les blessures étaient moins graves qu’elle ne pensait, ce n’était que des entailles superficielles. Elle en dénombra six, qui s’étaient toutes déjà arrêtées de saigner, sauf une, juste sous la clavicule droite, qui s’obstinait. Mais la peau autour était livide, marbrée de drôles de taches qui ne lui disaient rien qui vaille. Bon, première chose, nettoyer les blessures qui étaient pleines de terre et elle ne savait trop quoi, et enlever tout ce sang. C’est en effectuant cette tâche qu’elle remarqua la coupe de cheveux si particulière. Bien sûr, elle avait remarqué qu’ils étaient vraiment longs, mais elle n’en avait rien déduit du tout. Beaucoup de gens avaient les cheveux très longs, après tout. Mais quand elle remarqua les mèches coupées de manière bizarre sur les tempes, elle changea d’avis. Il y avait eu un clan, il y avait de cela un certain nombre d’années, déjà, un clan très doué au combat à l’épée, à tel point qu’on disait qu’il n’y en avait jamais eu d’aussi fort, et qu’il n’y en aurait jamais. Un clan très hiérarchisé, où les plus forts étaient les plus puissants, mais même les moins importants étaient déjà vraiment doués. Et leurs signes distinctifs étaient ces sabres à lame mince, sans coquille et à garde ronde, et cette étrange coupe, une sorte de dégradé sur les tempes, et des cheveux longs, très longs. On disait que c’était la marque de leurs talents au combat avec ces sabres si spéciaux. Quand l’un de ces sabreurs en battait un autre, il coupait ses cheveux, pour montrer qu’il avait perdu, qu’il était tombé sur plus doué que lui. Un clan de guerriers qui ne vivait que pour le combat, pour devenir toujours plus forts, toujours plus meurtriers, plus dangereux, plus mortels. Un clan comme Gillan aurait aimé rejoindre. Mais il avait été décimé, on ne savait pas par qui. On disait qu’on les avait tous retrouvés horriblement mutilés, découpés en morceaux, par un fou meurtrier, et qu’aucun n’avait survécu, pas un seul. Tous ou presque avaient rencontré une mort horrible par les armes mêmes qu’ils avaient passé tant de temps à maîtriser, à apprivoiser, et, d’après les plus romantiques, à aimer. Ils avaient tous disparu. Tous, sauf, visiblement, celui-ci. Ou alors, c’était un imitateur assez doué. Bien qu’elle ne voyait pas tout à fait pourquoi il imiterait le membre d’un clan disparu…
Une fois les blessures nettoyées, elle put se pencher un peu plus sur le soin proprement dit. Les plaies n’avaient pas l’air infectées. Plutôt… la chair était marquée comme si les lames qui les avaient causées avaient été trempées dans du venin. Pas un venin bien virulent, sinon avec six blessures, il serait déjà mort depuis un moment. Si c’était vraiment un maître d’armes du fameux clan disparu, il ne se serait certainement pas fait blesser comme ça. Il avait dû y avoir plusieurs adversaires. C’était certainement ça. Personne n’aurait pu le blesser au combat à un contre un. L’un d’eux avait dû le blesser, probablement une toute petite coupure, avec son épée ou son couteau empoisonné. Il avait alors faibli, et c’est là qu’il avait dû commencer à s’affaiblir. Les autres en avaient alors profité pour le blesser, et avaient réussi à l’abattre, finalement. Mais il avait gagné, il les avait tous tués. Sinon, il n’aurait pas pu s’enfuir et ramper ainsi sur elle ne savait trop quelle longueur. Quelque part, il devait y avoir les corps de ceux qui l’avaient attaqué, mais elle n’était pas particulièrement pressée de les trouver. S’ils avaient attaqué un maître d’armes, elle n’avait pas d’amitié particulière pour eux. Et de toute façon, étant donné que l’individu avait gagné, ils ne devaient plus être en un seul morceau. Et puis, elle avait déjà fort à faire là maintenant. Comment soigner un empoisonnement ? Elle n’en avait aucune idée, et il était déjà brûlant de fièvre. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était lui donner à boire, le tenir au chaud, et veiller qu’aucune bête qui rôdait dans les plaines ne vienne décider de le grignoter.
Il fallut deux jours pour que l’inconnu reprenne conscience. Tout ce temps, Gillan resta fidèlement à ses côtés, et le veilla. Pourquoi, elle ne savait pas trop. Peut-être qu’il la tuerait dès qu’elle se réveillerait. Mais ça l’étonnait quand même. Les monstres, ça n’existait pas. Il n’y eut pas de période de confusion, d’hésitation, d’ « où suis-je donc ? ». Il se leva, simplement, remit sa chemise qu’elle avait vaguement lavée, sans faire attention aux taches de sang. Il prêta plus grande attention à sa veste. Gillan avait fait de son mieux pour réparer les déchirures. Elle était un peu plus douée pour le maniement de l’aiguille que pour la guérison, et s’il avait fallu, elle aurait pu recoudre les plaies aussi. Mais ça n’avait pas été nécessaire, il s’était remis à une vitesse étonnante. Et maintenant, il était debout comme si rien ne s’était passé, il n’avait même pas fait attention aux bandages qu’il avait autour de la poitrine. Il était superbe. Fier et droit, bien plus grand qu’elle, la posture altière. Il boucla la ceinture retenant son épée autour de sa taille, rejeta ses cheveux en arrière. Et enfin, il se tourna vers Gillan. Ses yeux étaient dorés, vraiment beaux, et absolument glaciaux. Les yeux de celui qui avait déjà tué et n’hésiterait pas à le faire encore, et encore, sans aucune pitié. Pourtant, il se contenta de demander :
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
Gillan lui résuma en quelques mots comment elle l’avait trouvé et soigné. Il ne répondit pas, restant parfaitement impassible, comme s’il ne l’avait pas écoutée. Ou comme s’il n’en avait rien à faire. Au bout d’un moment de silence inconfortable, elle se risqua à lui demander :
- Au f-fait, qui êtes-vous ?
Elle se retrouva de nouveau sous le regard effrayant qui lui donna vaguement envie de prier une divinité quelconque pour éviter de se faire découper. Comment, pourquoi est-ce qu’elle avait posé la question ? Voilà ce qu’elle gagnait à être trop curieuse.
- Mon nom est Killian. Maître d’armes.
Etant donné qu’il ne se jeta pas sur elle pour la châtier d’avoir osé lui adresser la parole, la tension diminua un peu. Pour laisser place à de la stupéfaction. Et une dose d’admiration pour faire bonne mesure. Killian ? Le maître d’armes légendaire ? Celui dont on murmurait qu’il appartenait à ce clan légendaire pourtant massacré il y avait des années ? LE Killian ? Mais alors… Voilà ce qu’il lui fallait. Un maître d’armes extrêmement fort, tel qu’il n’en existait aucun autre, pas un seul dans tout le continent. Avec lui, elle pourrait progresser, devenir aussi forte que lui. Il fallait qu’il vienne avec elle. A tout prix. Elle se racla la gorge, timidement, pour attirer son attention, et il se tourna vers elle, une nouvelle fois. La première question qui lui vint à l’esprit ne fut pas une supplication de la prendre comme élève, mais :
- Est-ce q-que ça va ?
- J’ai l’air de ne pas aller ?
- V-Vous avez été blessé, et je c-crois que les lames étaient empoisonnées…
- Ah. Oui. Méthodes de lâches. Ils ne méritaient même pas que je les tue. Enfin, ce genre de raisonnements ne les a pas sauvés.
- Vous… vous les avez tués ?
- Bien sûr que je les ai tués ! s’exclama-t-il, irrité. Des… des idiots pareils n’ont pas le droit de vivre, ils ne devraient même jamais avoir fait l’erreur de venir au monde ! Du poison. J’aurais dû leur faire avaler leurs épées. Leur faire bouffer jusqu’à la dernière once de métal empoisonné, et leur enfoncer leurs lames dans leurs gorges de sales rats lâches qu’ils sont !
Gillan recula d’un ou deux pas. Elle ne voulait pas montrer qu’elle avait peur, apparemment, Killian adorait les lâches, ou plutôt il adorait les transformer en chair à pâté. Mais ses pieds avaient bougé sans son accord. Dans quelques secondes, il allait se jeter sur elle, et…
- Au fait. Merci pour les soins.
- Oh… d-de rien, balbutia-t-elle, tout en restant sur ses gardes, on ne savait jamais.
- Ca m’aurait déplu de mourir comme un idiot dans les plaines.
- Oh, j-je ne pense pas q-que vous seriez mort… Le p-poison n’était p-pas très virulent, et vous vous êtes p-plutôt bien remis…
- Essayez-vous de me traiter de menteur ?
- Non, p-pas du tout ! s’exclama-t-elle en agitant frénétiquement les mains devant elle.
- J’ai une dette envers vous. N’essayez pas de diminuer votre mérite. C’est une preuve d’orgueil. Et en plus, vous allez m’offenser. Mon honneur n’est pas digne de vous ?
- Oh si, b-b-bien sûr !
- Alors. Dites-moi. Comment puis-je rembourser ma dette ? N’oubliez pas. Je vous dois la vie.
- Eh b-bien, il y a p-peut-être quelque chose…
Il la coupa d’un ton cassant.
- Je ne vais pas passer toute ma vie à attendre. Alors ? J’écoute.
- Eh bien… J-je voudrais devenir maître d’armes. J-je… je ne trouve plus d’adversaire p-présentant un véritable d-défi, et je n’arrive p-pas à progresser, malgré mes efforts. Et d-donc, étant donné que v-vous êtes le maître d’armes légendaire K-Killian, j’aimerais que v-vous m’appreniez ce q-qui me manque p-pour devenir un vrai maître d’armes comme vous.
Killian laissa échapper un rire bref, presque un aboiement.
- Un maître comme moi ? Tu ne manques pas d’air ! Sache qu’il y a beaucoup entre quelqu’un comme toi, et quelqu’un de mon talent. Je dirais presque qu’il s’agit d’un fossé infranchissable.
- V-vous avez dit…
- Tu me traites de menteur ? Encore une fois ?
- Non, p-pas du tout !
Ca y est, elle était fichue. Elle l’avait poussé à bout, il allait lui tordre le cou.
- J’ai dit que j’avais une dette, je la réglerai, dit-il d’un ton calme. Je me contentai de souligner à quel point toi et moi sommes à des niveaux différents. Ca ne sera pas facile, je ne suis pas tendre, et je ne vais certainement pas te materner.
- J-Je m’en doute.
- Règle numéro un : n’interromps pas ton maître quand il parle.
Elle se contenta de hocher la tête. Il continua :
- Bien. Je te dois la vie, je le reconnais. J’accepte donc de te prendre comme élève. A partir de maintenant, tu m’appelles maître. Si je te donne un ordre, tu l’exécutes. C’est bien compris ?
- C-compris.
- Bien. Je t’apprendrai ce que je sais. Je ne peux pas te promettre de t’amener à mon niveau, parce que je pense que tu n’y arriveras pas. Mais je peux te permettre de te hisser au-dessus des autres. Devenir un maître d’armes décent.
- C-c’est déjà ça, n’est-ce p-pas ?
Le regard qu’il lui jeta n’était pas meurtrier, cette fois, plutôt… curieux. Comme s’il ne s’attendait pas à une réponse comme ça. Il voulait quoi ? Qu’elle se traîne à ses pieds en lui demandant de la prendre comme esclave pour qu’il daigne faire d’elle un maître à son niveau ? Personne ne pouvait se mettre au niveau de son clan. Mais si elle pouvait devenir forte, plus forte que maintenant, grâce à lui, elle était prête à faire un certain nombre de sacrifices. Même si ça voulait dire suivre un fou dangereux. Et s’il n’avait pas l’air d’un fou, Killian était certainement dangereux, très dangereux.
Ils se mirent vite d’accord sur la répartition des tâches. Killian chassait, parce que c’était assez noble pour lui, Gillan s’occupait de tout le reste : préparer le repas, s’occuper de la lessive, du raccommodage, des soins, bref, de toutes les tâches que le maître d’armes estimait qu’elles revenaient automatiquement à une femme. Gillan aurait bien mis son veto, mais elle avait accepté de faire tout ce qu’on lui ordonnait, y compris les corvées ménagères, ou du moins leur équivalent en pleine nature. Mais d’un autre côté, Killian l’entraînait. Il ne se montrait pas tendre avec elle, pas du tout, mais ça aussi, ça avait été prévu. Il lui montrait de nouvelles techniques, ils se battaient, elle se faisait écraser. Tous les soirs, elle avait de nouvelles blessures à soigner, qu’il lui avait infligées, et il se plaisait à souligner qu’elles étaient la preuve qu’elle n’était pas à son niveau, qu’elle ne le serait peut-être jamais. Elle encaissait sans rien dire. Parce que malgré son comportement qui la faisait grincer des dents, il restait le maître d’armes le plus fort qu’elle avait jamais rencontré. Et elle l’admirait à un point qu’elle ne pouvait même pas expliquer. Ca valait bien quelques gentillesses du genre.
- Et d-donc, depuis ce t-temps, on voyage tous les d-deux, à la recherche de nouveaux ennemis. De nouveaux d-défis. Enfin, t-tout ça, quoi.
- Quelqu’un de valable à se mettre sous la lame, ajouta Killian.
- Elle est amusante, ton histoire, Gillan… intervint Meven. Elle me rappelle quelque chose.
La sabreuse changea de couleur, virant au rouge soutenu. Mais au lieu de développer, il changea complètement de sujet :
- Et vous avez un but, tous les deux ? demanda-t-il, l’air fabuleusement intéressé, ou fabuleusement en train de mijoter un sale coup. Hélios resta sur ses gardes, il commençait à connaître cette expression.
- P-Pas vraiment…
- Pas du tout, interrompit Killian. Les nomades ne restent pas sur place. Et de toute façon, dans notre cas, c’est impossible. On ne peut pas rester longtemps avant d’avoir épuisé tout ce qui se fait de valable en matière d’adversaires. Et la plupart du temps, ils finissent par nous accuser de triche, de mensonge, de meurtre, et d’idioties du genre. Sales petits idiots sans cervelle ni talent…
Pervenche coupa la diatribe de Killian qui, elle s’en doutait, risquait de durer, et sans faire attention à son expression extrêmement vexé, répéta :
- Donc vous n’avez aucun but précis ?
- Comme on vient de le dire. Non.
- Vous pourriez venir avec nous, alors. Plus ou est de fous, plus on rit.
- Pourquoi ? demanda le maître d’armes, sur un ton méprisant. Vous avez peut-être besoin de nous. Mais ça n’est pas notre cas. Pourquoi est-ce que nous voudrions nous encombrer de trois mercenaires étranges ? Un assassin, un cavalier, et une… une je-ne-sais-quoi.
Pervenche l’interrompit d’un coup de pied dans le tibia. Meven s’empressa de répondre :
- Comme Pervenche l’a dit. C’est toujours plus agréable, et plus confortable aussi, de voyager avec plusieurs personnes, plutôt que juste à deux. C’est plus sûr, pour nous en tous cas. Ca vous éviterait de perdre votre temps avec des idiots sur les routes, le genre de Findor et Maes qui ne valent même pas le détour. Vous pourriez trouver des adversaires plus valeureux, comme ça, vous concentrer dessus. Enfin quelque chose du genre.
- Je n’aime pas être d’accord avec lui, ajouta Hélios. Mais il n’a pas tout à fait tort. En ce qui me concerne, je serais plus rassuré de voyager avec des gens qui savent se servir d’une épée. Pas comme les deux, là.
- La réponse est toujours non. Nous n’avons pas besoin de compagnons de voyage.
- Ca serait pourtant plus prudent, ajouta Pervenche.
- Et puis, continua Meven, nous pourrions nous occuper du menu fretin, des adversaires qui n’en valent pas le coup. Un groupe plus grand attirerait des ennemis plus valables, dont vous pourriez vous occuper.
- Ai-je l’air d’un mercenaire ? demanda Killian, menaçant. Mon art à l’épée n’est pas monnayable. Je ne souhaite que continuer ma route.
- Et massacrer tout le monde. On a saisi, répliqua l’assassin. Après, tu fais ce que tu veux, mais pense à Gillan…
- M-maître, si je puis me permettre… intervint celle-ci.
- Quoi ?
- P-Pervenche a raison. En ce qui concerne la p-prudence.
- La prudence ? Nous, faire preuve de prudence ? Tu ne veux pas encore que je te promette de ne pas être blessée ?
- J-je pensais à… ce q-qui c’était passé dans les p-plaines. S’il se p-passait la même chose, j-je ne pourrais p-peut-être pas vous soigner. Q-Quelqu’un qui sait soigner les blessures et guérir le p-poison pourrait nous aider… N’est-ce p-pas ?
- Tu… marques un point.
Il y eut un échange de regards complexes que les autres ne comprirent pas. Meven finit par demander :
- Alors ? Qu’est-ce que vous diriez de faire un petit bout de chemin avec nous ? Jusqu’à la prochaine ville ?
- Jusqu’à la prochaine ville, répondit Killian. Nous verrons si vous pouvez nous être utiles.
Ils acquiescèrent à ce choix, y compris Gillan qui eut l’air soulagée par ce choix. Et pour ne pas changer leurs bonnes habitudes, ils trinquèrent à cette nouvelle addition à leur groupe, même si elle pourrait s’avérer momentanée.
Il rapporta les dernières nouvelles aux autres membres du groupe qui étaient très occupés à jouer aux cartes, ou plutôt à se faire battre à plates coutures par Gillan. Hélios n’était pas ravi d’apprendre que les deux mercenaires allaient pouvoir s’en sortir sans problème, Pervenche s’en fichait parce qu’à part la tentative de meurtre, ils lui étaient plutôt sympathiques, Gillan n’en avait rien à faire du moment que Killian arrêtait de transformer les gens en tranches de jambon. Ils s’installèrent tous les cinq autour de la table, Pervenche poussant Meven pour qu’il évite de mettre ses pieds dessus. Une bouteille d’alcool circula, les verres furent servis, et l’assassin demanda à Gillan :
- Alors, explique-nous ce que tu fais ici ? La dernière fois que je t’ai vue, tu n’étais pas aussi douée, et surtout pas beaucoup dans le coin !
- J-Je suis avec maître K-Killian, répondit-elle avec un geste en direction de l’autre maître d’armes, qui se contenta d’un vague signe de tête. J-je voyage avec lui, et il m’enseigne le maniement de l’épée.
- Tu t’es trouvé un maître, finalement ! Ca te manquait, hein ?
- D’armes. Un maître d’armes. T-Tu n’es pas très drôle. Et q-qu’est-ce que tu fais là, t-toi ?
- J’accompagne la mercenaire fabuleuse, là, dit-il en pointant Pervenche qui lui fit une grimace. De toute façon, Satoléa, ça commençait à sentir le roussi. Alors pourquoi pas partir à l’aventure avec elle ? Et puis on a ramassé Hélios en chemin, décroché cette mission, et nous voilà !
- Le hasard fait bien les choses, remarqua Pervenche. Que tu tombes sur une de tes anciennes amies, et son maître, alors qu’on a besoin d’un coup de main. Je n’insisterais pas lourdement pour ceux qui aiment penser qu’ils sont maîtres de leur destin, mais Spade fait quand même des choses bizarres, parfois…
Killian haussa les épaules, les autres acquiescèrent avec l’air de ceux qui avaient déjà expérimenté les facéties du dieu du destin. Meven, curieux, demanda à Gillan de raconter comment, en chemin, elle s’était trouvé un maître d’armes, parce que ça ne poussait pas vraiment sur les arbres, et comment les deux s’étaient retrouvés là. Gillan se resservit un verre et entreprit donc de raconter son aventure.
Ca faisait déjà quelques mois que Gillan avait quitté le village de son clan dans les plaines, et elle ne s’en sortait plutôt pas mal, toute seule, dans la nature. Elle en avait eu assez, de toujours voir la même chose, les mêmes gens, et rester dans les plaines jusqu’à la fin des temps ne l’enchantait pas vraiment. Et puis, elle voulait absolument progresser dans son maniement du sabre, et pour ça, il lui fallait un maître, un vrai, un qui savait ce qu’il faisait, pour lui apprendre. Et ça, on ne trouvait pas dans son village. Alors elle était partie, histoire de trouver quelqu’un qui pourrait lui apprendre. Et ainsi, elle pourrait elle aussi devenir un vrai maître d’armes.
Mais ce n’était pas aussi facile. Les professeurs qu’elle avait eus, dans les plaines, lui avaient appris suffisamment pour que tous ceux qu’elle avait croisés dans les villages en bordure des plaines ne durent pas longtemps sous sa lame. Ca se passait toujours de la même manière, de toute façon. Elle trouvait un adversaire qui paraissait fort, l’individu, homme ou femme, ne la prenait pas au sérieux parce qu’elle était petite, jeune, et qu’elle venait des plaines où les gens maîtrisaient plutôt l’arc que le sabre. Elle se faisait rabaisser un peu, ils se battaient, et elle écrasait l’autre à plate couture. De temps en temps, bien sûr, un duel lui donnait de la difficulté, et elle avait bien cru, une fois, trouver quelqu’un qui pourrait l’aider à progresser, mais au final, ça s’était toujours soldé par sa victoire. Elle aurait dû être satisfaite, bien sûr ; si elle ne rencontrait personne qui arrivait à la battre, c’était qu’elle était devenue suffisamment forte. Quand elle était rentrée voir ses parents, c’était ce qu’ils lui avaient dit, qu’elle était devenue un vrai maître d’armes, et qu’il n’était pas la peine qu’elle reparte. Mais elle savait bien, elle, qu’elle n’était pas encore assez forte, assez douée. Elle était repartie, et ses parents l’avaient laissée faire.
Elle continuait d’errer, de village en village, gagnant son pain à la pointe de son épée, pariant sur sa victoire, même si le meilleur moyen qu’elle avait, c’était de jouer aux cartes. Elle était plutôt douée aussi avec ces bouts de carton, même si on l’accusait souvent de tricher. Il fallait qu’elle soit prudente, ou ça ne marcherait plus. C’est pour ça qu’elle ne restait jamais au même endroit. Elle arrivait, gagnait quelques duels jusqu’à ne plus trouver personne pour l’affronter, gagnait quelques parties de cartes jusqu’à ce que personne ne veuille plus jouer avec elle, et repartait. Ca lui plaisait, comme mode de vie. Après tout, elle n’était pas faite pour rester sur place, mais pour voyager. Ca aurait pu durer longtemps, et lui convenir. Mais il lui manquait toujours une chose. Un maître qui pourrait l’aider à perfectionner ses talents à l’épée. Ou une maîtresse d’armes, elle n’avait pas de préférence. Elle deviendrait forte, imbattable, inattaquable. Elle pourrait faire ce qu’elle voudrait, et personne ne pourrait jamais la forcer à faire quoi que ce soit. Elle pourrait voyager, transmettre son savoir. Enfin, elle avait plein de projets, mais ça, elle ne pouvait pas le faire toute seule.
Elle retournait dans les plaines pour s’entraîner, encore et toujours, quand elle entendit du bruit dans les hautes herbes. Pas le genre de bruit que ferait une grosse bête du genre qui mange les humains, plutôt le genre que ferait un humain attaqué par la grosse bête en question. Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver en trouver la source. Il y avait un homme, couché par terre, et visiblement en mauvais état. Et il avait un sabre accroché à la ceinture. Mais qu’est-ce qu’un maître d’armes faisait ici, au milieu de nulle part ? A part voyager comme elle, bien sûr. Les villages les plus proches étaient à trois jours de marche au moins. Pourquoi un maître d’armes serait venu se perdre ici ? Et qu’est-ce qui avait pu lui arriver ? Il était blessé, plusieurs coups d’épée, principalement à la poitrine. Il avait besoin d’aide, assez rapidement, ou il allait y rester. Heureusement, ce n’étaient pas les rivières qui manquaient dans les plaines. Elle eut du mal à le transporter jusqu’à la plus proche. Il était grand, beaucoup plus grand qu’elle, et même s’il n’était pas très épais, c’était quand même une sacrée masse à transporter, et il lui fallut une bonne vingtaine de minutes pour réussir à le traîner jusqu’à la berge. Bon, et maintenant ? Elle n’était pas experte en soin, c’est tout juste si elle était capable de s’occuper d’une coupure, alors un sabreur blessé… Première chose, allumer un feu. Il tremblait, et le froid devait y être pour quelque chose. Une fois la flambée démarrée, elle entreprit de lui ôter ses vêtements. Nettoyer les plaies serait déjà un premier pas. Elle fit une jolie pile de la longue veste bleue et la chemise blanche ensanglantées. On verrait plus tard pour la lessive.
Les blessures étaient moins graves qu’elle ne pensait, ce n’était que des entailles superficielles. Elle en dénombra six, qui s’étaient toutes déjà arrêtées de saigner, sauf une, juste sous la clavicule droite, qui s’obstinait. Mais la peau autour était livide, marbrée de drôles de taches qui ne lui disaient rien qui vaille. Bon, première chose, nettoyer les blessures qui étaient pleines de terre et elle ne savait trop quoi, et enlever tout ce sang. C’est en effectuant cette tâche qu’elle remarqua la coupe de cheveux si particulière. Bien sûr, elle avait remarqué qu’ils étaient vraiment longs, mais elle n’en avait rien déduit du tout. Beaucoup de gens avaient les cheveux très longs, après tout. Mais quand elle remarqua les mèches coupées de manière bizarre sur les tempes, elle changea d’avis. Il y avait eu un clan, il y avait de cela un certain nombre d’années, déjà, un clan très doué au combat à l’épée, à tel point qu’on disait qu’il n’y en avait jamais eu d’aussi fort, et qu’il n’y en aurait jamais. Un clan très hiérarchisé, où les plus forts étaient les plus puissants, mais même les moins importants étaient déjà vraiment doués. Et leurs signes distinctifs étaient ces sabres à lame mince, sans coquille et à garde ronde, et cette étrange coupe, une sorte de dégradé sur les tempes, et des cheveux longs, très longs. On disait que c’était la marque de leurs talents au combat avec ces sabres si spéciaux. Quand l’un de ces sabreurs en battait un autre, il coupait ses cheveux, pour montrer qu’il avait perdu, qu’il était tombé sur plus doué que lui. Un clan de guerriers qui ne vivait que pour le combat, pour devenir toujours plus forts, toujours plus meurtriers, plus dangereux, plus mortels. Un clan comme Gillan aurait aimé rejoindre. Mais il avait été décimé, on ne savait pas par qui. On disait qu’on les avait tous retrouvés horriblement mutilés, découpés en morceaux, par un fou meurtrier, et qu’aucun n’avait survécu, pas un seul. Tous ou presque avaient rencontré une mort horrible par les armes mêmes qu’ils avaient passé tant de temps à maîtriser, à apprivoiser, et, d’après les plus romantiques, à aimer. Ils avaient tous disparu. Tous, sauf, visiblement, celui-ci. Ou alors, c’était un imitateur assez doué. Bien qu’elle ne voyait pas tout à fait pourquoi il imiterait le membre d’un clan disparu…
Une fois les blessures nettoyées, elle put se pencher un peu plus sur le soin proprement dit. Les plaies n’avaient pas l’air infectées. Plutôt… la chair était marquée comme si les lames qui les avaient causées avaient été trempées dans du venin. Pas un venin bien virulent, sinon avec six blessures, il serait déjà mort depuis un moment. Si c’était vraiment un maître d’armes du fameux clan disparu, il ne se serait certainement pas fait blesser comme ça. Il avait dû y avoir plusieurs adversaires. C’était certainement ça. Personne n’aurait pu le blesser au combat à un contre un. L’un d’eux avait dû le blesser, probablement une toute petite coupure, avec son épée ou son couteau empoisonné. Il avait alors faibli, et c’est là qu’il avait dû commencer à s’affaiblir. Les autres en avaient alors profité pour le blesser, et avaient réussi à l’abattre, finalement. Mais il avait gagné, il les avait tous tués. Sinon, il n’aurait pas pu s’enfuir et ramper ainsi sur elle ne savait trop quelle longueur. Quelque part, il devait y avoir les corps de ceux qui l’avaient attaqué, mais elle n’était pas particulièrement pressée de les trouver. S’ils avaient attaqué un maître d’armes, elle n’avait pas d’amitié particulière pour eux. Et de toute façon, étant donné que l’individu avait gagné, ils ne devaient plus être en un seul morceau. Et puis, elle avait déjà fort à faire là maintenant. Comment soigner un empoisonnement ? Elle n’en avait aucune idée, et il était déjà brûlant de fièvre. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était lui donner à boire, le tenir au chaud, et veiller qu’aucune bête qui rôdait dans les plaines ne vienne décider de le grignoter.
Il fallut deux jours pour que l’inconnu reprenne conscience. Tout ce temps, Gillan resta fidèlement à ses côtés, et le veilla. Pourquoi, elle ne savait pas trop. Peut-être qu’il la tuerait dès qu’elle se réveillerait. Mais ça l’étonnait quand même. Les monstres, ça n’existait pas. Il n’y eut pas de période de confusion, d’hésitation, d’ « où suis-je donc ? ». Il se leva, simplement, remit sa chemise qu’elle avait vaguement lavée, sans faire attention aux taches de sang. Il prêta plus grande attention à sa veste. Gillan avait fait de son mieux pour réparer les déchirures. Elle était un peu plus douée pour le maniement de l’aiguille que pour la guérison, et s’il avait fallu, elle aurait pu recoudre les plaies aussi. Mais ça n’avait pas été nécessaire, il s’était remis à une vitesse étonnante. Et maintenant, il était debout comme si rien ne s’était passé, il n’avait même pas fait attention aux bandages qu’il avait autour de la poitrine. Il était superbe. Fier et droit, bien plus grand qu’elle, la posture altière. Il boucla la ceinture retenant son épée autour de sa taille, rejeta ses cheveux en arrière. Et enfin, il se tourna vers Gillan. Ses yeux étaient dorés, vraiment beaux, et absolument glaciaux. Les yeux de celui qui avait déjà tué et n’hésiterait pas à le faire encore, et encore, sans aucune pitié. Pourtant, il se contenta de demander :
- Qu’est-ce qui s’est passé ?
Gillan lui résuma en quelques mots comment elle l’avait trouvé et soigné. Il ne répondit pas, restant parfaitement impassible, comme s’il ne l’avait pas écoutée. Ou comme s’il n’en avait rien à faire. Au bout d’un moment de silence inconfortable, elle se risqua à lui demander :
- Au f-fait, qui êtes-vous ?
Elle se retrouva de nouveau sous le regard effrayant qui lui donna vaguement envie de prier une divinité quelconque pour éviter de se faire découper. Comment, pourquoi est-ce qu’elle avait posé la question ? Voilà ce qu’elle gagnait à être trop curieuse.
- Mon nom est Killian. Maître d’armes.
Etant donné qu’il ne se jeta pas sur elle pour la châtier d’avoir osé lui adresser la parole, la tension diminua un peu. Pour laisser place à de la stupéfaction. Et une dose d’admiration pour faire bonne mesure. Killian ? Le maître d’armes légendaire ? Celui dont on murmurait qu’il appartenait à ce clan légendaire pourtant massacré il y avait des années ? LE Killian ? Mais alors… Voilà ce qu’il lui fallait. Un maître d’armes extrêmement fort, tel qu’il n’en existait aucun autre, pas un seul dans tout le continent. Avec lui, elle pourrait progresser, devenir aussi forte que lui. Il fallait qu’il vienne avec elle. A tout prix. Elle se racla la gorge, timidement, pour attirer son attention, et il se tourna vers elle, une nouvelle fois. La première question qui lui vint à l’esprit ne fut pas une supplication de la prendre comme élève, mais :
- Est-ce q-que ça va ?
- J’ai l’air de ne pas aller ?
- V-Vous avez été blessé, et je c-crois que les lames étaient empoisonnées…
- Ah. Oui. Méthodes de lâches. Ils ne méritaient même pas que je les tue. Enfin, ce genre de raisonnements ne les a pas sauvés.
- Vous… vous les avez tués ?
- Bien sûr que je les ai tués ! s’exclama-t-il, irrité. Des… des idiots pareils n’ont pas le droit de vivre, ils ne devraient même jamais avoir fait l’erreur de venir au monde ! Du poison. J’aurais dû leur faire avaler leurs épées. Leur faire bouffer jusqu’à la dernière once de métal empoisonné, et leur enfoncer leurs lames dans leurs gorges de sales rats lâches qu’ils sont !
Gillan recula d’un ou deux pas. Elle ne voulait pas montrer qu’elle avait peur, apparemment, Killian adorait les lâches, ou plutôt il adorait les transformer en chair à pâté. Mais ses pieds avaient bougé sans son accord. Dans quelques secondes, il allait se jeter sur elle, et…
- Au fait. Merci pour les soins.
- Oh… d-de rien, balbutia-t-elle, tout en restant sur ses gardes, on ne savait jamais.
- Ca m’aurait déplu de mourir comme un idiot dans les plaines.
- Oh, j-je ne pense pas q-que vous seriez mort… Le p-poison n’était p-pas très virulent, et vous vous êtes p-plutôt bien remis…
- Essayez-vous de me traiter de menteur ?
- Non, p-pas du tout ! s’exclama-t-elle en agitant frénétiquement les mains devant elle.
- J’ai une dette envers vous. N’essayez pas de diminuer votre mérite. C’est une preuve d’orgueil. Et en plus, vous allez m’offenser. Mon honneur n’est pas digne de vous ?
- Oh si, b-b-bien sûr !
- Alors. Dites-moi. Comment puis-je rembourser ma dette ? N’oubliez pas. Je vous dois la vie.
- Eh b-bien, il y a p-peut-être quelque chose…
Il la coupa d’un ton cassant.
- Je ne vais pas passer toute ma vie à attendre. Alors ? J’écoute.
- Eh bien… J-je voudrais devenir maître d’armes. J-je… je ne trouve plus d’adversaire p-présentant un véritable d-défi, et je n’arrive p-pas à progresser, malgré mes efforts. Et d-donc, étant donné que v-vous êtes le maître d’armes légendaire K-Killian, j’aimerais que v-vous m’appreniez ce q-qui me manque p-pour devenir un vrai maître d’armes comme vous.
Killian laissa échapper un rire bref, presque un aboiement.
- Un maître comme moi ? Tu ne manques pas d’air ! Sache qu’il y a beaucoup entre quelqu’un comme toi, et quelqu’un de mon talent. Je dirais presque qu’il s’agit d’un fossé infranchissable.
- V-vous avez dit…
- Tu me traites de menteur ? Encore une fois ?
- Non, p-pas du tout !
Ca y est, elle était fichue. Elle l’avait poussé à bout, il allait lui tordre le cou.
- J’ai dit que j’avais une dette, je la réglerai, dit-il d’un ton calme. Je me contentai de souligner à quel point toi et moi sommes à des niveaux différents. Ca ne sera pas facile, je ne suis pas tendre, et je ne vais certainement pas te materner.
- J-Je m’en doute.
- Règle numéro un : n’interromps pas ton maître quand il parle.
Elle se contenta de hocher la tête. Il continua :
- Bien. Je te dois la vie, je le reconnais. J’accepte donc de te prendre comme élève. A partir de maintenant, tu m’appelles maître. Si je te donne un ordre, tu l’exécutes. C’est bien compris ?
- C-compris.
- Bien. Je t’apprendrai ce que je sais. Je ne peux pas te promettre de t’amener à mon niveau, parce que je pense que tu n’y arriveras pas. Mais je peux te permettre de te hisser au-dessus des autres. Devenir un maître d’armes décent.
- C-c’est déjà ça, n’est-ce p-pas ?
Le regard qu’il lui jeta n’était pas meurtrier, cette fois, plutôt… curieux. Comme s’il ne s’attendait pas à une réponse comme ça. Il voulait quoi ? Qu’elle se traîne à ses pieds en lui demandant de la prendre comme esclave pour qu’il daigne faire d’elle un maître à son niveau ? Personne ne pouvait se mettre au niveau de son clan. Mais si elle pouvait devenir forte, plus forte que maintenant, grâce à lui, elle était prête à faire un certain nombre de sacrifices. Même si ça voulait dire suivre un fou dangereux. Et s’il n’avait pas l’air d’un fou, Killian était certainement dangereux, très dangereux.
Ils se mirent vite d’accord sur la répartition des tâches. Killian chassait, parce que c’était assez noble pour lui, Gillan s’occupait de tout le reste : préparer le repas, s’occuper de la lessive, du raccommodage, des soins, bref, de toutes les tâches que le maître d’armes estimait qu’elles revenaient automatiquement à une femme. Gillan aurait bien mis son veto, mais elle avait accepté de faire tout ce qu’on lui ordonnait, y compris les corvées ménagères, ou du moins leur équivalent en pleine nature. Mais d’un autre côté, Killian l’entraînait. Il ne se montrait pas tendre avec elle, pas du tout, mais ça aussi, ça avait été prévu. Il lui montrait de nouvelles techniques, ils se battaient, elle se faisait écraser. Tous les soirs, elle avait de nouvelles blessures à soigner, qu’il lui avait infligées, et il se plaisait à souligner qu’elles étaient la preuve qu’elle n’était pas à son niveau, qu’elle ne le serait peut-être jamais. Elle encaissait sans rien dire. Parce que malgré son comportement qui la faisait grincer des dents, il restait le maître d’armes le plus fort qu’elle avait jamais rencontré. Et elle l’admirait à un point qu’elle ne pouvait même pas expliquer. Ca valait bien quelques gentillesses du genre.
- Et d-donc, depuis ce t-temps, on voyage tous les d-deux, à la recherche de nouveaux ennemis. De nouveaux d-défis. Enfin, t-tout ça, quoi.
- Quelqu’un de valable à se mettre sous la lame, ajouta Killian.
- Elle est amusante, ton histoire, Gillan… intervint Meven. Elle me rappelle quelque chose.
La sabreuse changea de couleur, virant au rouge soutenu. Mais au lieu de développer, il changea complètement de sujet :
- Et vous avez un but, tous les deux ? demanda-t-il, l’air fabuleusement intéressé, ou fabuleusement en train de mijoter un sale coup. Hélios resta sur ses gardes, il commençait à connaître cette expression.
- P-Pas vraiment…
- Pas du tout, interrompit Killian. Les nomades ne restent pas sur place. Et de toute façon, dans notre cas, c’est impossible. On ne peut pas rester longtemps avant d’avoir épuisé tout ce qui se fait de valable en matière d’adversaires. Et la plupart du temps, ils finissent par nous accuser de triche, de mensonge, de meurtre, et d’idioties du genre. Sales petits idiots sans cervelle ni talent…
Pervenche coupa la diatribe de Killian qui, elle s’en doutait, risquait de durer, et sans faire attention à son expression extrêmement vexé, répéta :
- Donc vous n’avez aucun but précis ?
- Comme on vient de le dire. Non.
- Vous pourriez venir avec nous, alors. Plus ou est de fous, plus on rit.
- Pourquoi ? demanda le maître d’armes, sur un ton méprisant. Vous avez peut-être besoin de nous. Mais ça n’est pas notre cas. Pourquoi est-ce que nous voudrions nous encombrer de trois mercenaires étranges ? Un assassin, un cavalier, et une… une je-ne-sais-quoi.
Pervenche l’interrompit d’un coup de pied dans le tibia. Meven s’empressa de répondre :
- Comme Pervenche l’a dit. C’est toujours plus agréable, et plus confortable aussi, de voyager avec plusieurs personnes, plutôt que juste à deux. C’est plus sûr, pour nous en tous cas. Ca vous éviterait de perdre votre temps avec des idiots sur les routes, le genre de Findor et Maes qui ne valent même pas le détour. Vous pourriez trouver des adversaires plus valeureux, comme ça, vous concentrer dessus. Enfin quelque chose du genre.
- Je n’aime pas être d’accord avec lui, ajouta Hélios. Mais il n’a pas tout à fait tort. En ce qui me concerne, je serais plus rassuré de voyager avec des gens qui savent se servir d’une épée. Pas comme les deux, là.
- La réponse est toujours non. Nous n’avons pas besoin de compagnons de voyage.
- Ca serait pourtant plus prudent, ajouta Pervenche.
- Et puis, continua Meven, nous pourrions nous occuper du menu fretin, des adversaires qui n’en valent pas le coup. Un groupe plus grand attirerait des ennemis plus valables, dont vous pourriez vous occuper.
- Ai-je l’air d’un mercenaire ? demanda Killian, menaçant. Mon art à l’épée n’est pas monnayable. Je ne souhaite que continuer ma route.
- Et massacrer tout le monde. On a saisi, répliqua l’assassin. Après, tu fais ce que tu veux, mais pense à Gillan…
- M-maître, si je puis me permettre… intervint celle-ci.
- Quoi ?
- P-Pervenche a raison. En ce qui concerne la p-prudence.
- La prudence ? Nous, faire preuve de prudence ? Tu ne veux pas encore que je te promette de ne pas être blessée ?
- J-je pensais à… ce q-qui c’était passé dans les p-plaines. S’il se p-passait la même chose, j-je ne pourrais p-peut-être pas vous soigner. Q-Quelqu’un qui sait soigner les blessures et guérir le p-poison pourrait nous aider… N’est-ce p-pas ?
- Tu… marques un point.
Il y eut un échange de regards complexes que les autres ne comprirent pas. Meven finit par demander :
- Alors ? Qu’est-ce que vous diriez de faire un petit bout de chemin avec nous ? Jusqu’à la prochaine ville ?
- Jusqu’à la prochaine ville, répondit Killian. Nous verrons si vous pouvez nous être utiles.
Ils acquiescèrent à ce choix, y compris Gillan qui eut l’air soulagée par ce choix. Et pour ne pas changer leurs bonnes habitudes, ils trinquèrent à cette nouvelle addition à leur groupe, même si elle pourrait s’avérer momentanée.