Chapitre 11
Ils arrivèrent dans la soirée à Janéa, et s’installèrent
dans une auberge qui portait le nom évocateur de « Danseur noir ». Une
fois les accords habituels réalisés par Meven, ils s’installèrent à une table,
commandèrent à manger et suffisamment d’alcool, et Gillan entreprit de leur
montrer comment gagner à tous les coups à divers jeux de cartes pour gagner
leur pain. Elle était en train d’expliquer une stratégie parfaitement
compliquée à Pervenche, Meven et Hélios pendant que Killian était en train de
nettoyer une fois de plus son épée, quand un individu vint s’asseoir à leur
table. Et quel individu. S’ils ne s’étaient pas installés dans un coin de la
salle, il aurait attiré l’attention de tout le monde. Il avait une apparence
vraiment inhabituelle, pour ne pas dire surnaturelle. Il portait une longue
tunique violette, de la même teinte que ses yeux, à manches courtes, sur une
tunique noire à manches longues, un pantalon gris rentré dans des bottes en
cuir, et une écharpe également violette qui faisait au moins trois fois le tour
de son cou. Mais surtout, ses cheveux et sa barbe étaient verts. Pas le genre
vert dû à une teinture, comme certains le faisaient pour s’amuser quand ils
étaient vraiment trop ivres. Non, il avait les cheveux aussi verts que les
feuilles des arbres, et tombant sur les épaules. Il s’assit sans façons entre
Meven et Gillan, attirant tous les regards. Pervenche la première surmonta sa
surprise et demanda :
- T’es qui, toi ?
- Moi ? répondit l’inconnu d’un ton innocent en chipant un petit pain.
- Bien sûr, toi, pas ton ombre, répondit Meven.
- Vous n’avez pas vraiment besoin du nom d’un messager, n’est-ce pas ?
- On nous a déjà fait le coup du messager. Alors, qui t’envoie ?
- Oh, personne… Peut-être juste le destin.
Il y eut un échange de regards effarés de part et d’autre. Qu’est-ce qui leur tombait encore dessus ? L’individu continua sans y faire attention :
- Libres à vous de me croire ou pas, et de suivre mes conseils ou d’en faire à votre tête.
- Très bien, soupira Pervenche, donne-le, ton conseil du destin. Après tout, pourquoi pas ?
- Vous comptiez descendre le fleuve, n’est-ce pas ?
- … bon, là, ça devient bizarre. Tu nous a écoutés quand on discutait, ou tu lis dans les pensées ? Comment tu sais ?
Nouvelle convergence de regards vers l’inconnu.
- Je vous l’ai dit, je suis un messager du destin. Le dieu du destin m’a mis au courant des détails. Il a des projets pour vous, d’après ce que j’ai compris, et il souhaiterait vous voir remonter le fleuve.
- Le… remonter ? demanda Hélios, incrédule. Comme… aller vers le Nord ?
- En effet. C’est ce qu’il souhaite.
- Bon, c’est possible, répondit Pervenche, et je dis pourquoi pas, après tout. Pourquoi ne pas remonter le fleuve au lieu de le descendre, de toute façon, on n’avait pas de but vraiment précis. Mais, si comme tu le dis, Spade lui-même veut qu’on remonte vers le nord, pourquoi ? Juste pour le plaisir de jouer avec nous ?
- Ou juste pour qu’on ait froid ? ajouta Meven.
- Oh non, c’est plus sérieux, expliqua l’étrange individu. Il se pourrait qu’il y ait des tensions, entre l’Est et l’Ouest. Le genre de tensions qui pourraient dégénérer en guerre. Je ne peux pas en dire plus, c’est un peu compliqué, mais il se pourrait qu’il y ait de l’emploi pour des mercenaires, bientôt, dans la région. Alors peut-être que si ça vous intéresse, vous devriez vous orienter vers là. En plus, je sais que vous pourrez certainement trouver une ou deux missions bien rémunérées en chemin. N’est-ce pas une bonne idée ?
- C’est surtout une proposition étrange. Mais enfin, personnellement, ça me va, répondit la mercenaire.
Meven approuva, Hélios se contenta de ne pas répondre, Gillan hocha la tête, et Killian grogna, ce qui pouvait aussi bien vouloir dire « rien à cirer » que « je vous suivrai au bout du monde ». L’assassin se tourna donc vers l’étrange inconnu, qui était occupé à piocher dans l’une des assiettes. Gillan tenta de chasser sa main d’un coup de cuillère mais il esquiva. Puis, aussi soudainement qu’il était apparu, il se leva. Pervenche le rappela alors qu’il s’en allait :
- Au fait, finalement, t’es qui, drôle de messager ?
- Vous avez donc tellement besoin de le savoir ?
- Ouais ! Si tu le dis pas, j’en mourrai sur place !
- Allons, quelque part, je sais que tu le sais… Il faut juste que tu t’en rappelles, Pervenche !
Malgré son apparence plus qu’inhabituelle et haute en couleurs, il disparut dans la foule, malgré la jeune fille qui lui lança un « mais comment tu connais mon nom ? » qui resta sans réponse. Elle se rassit, et ils entreprirent tous les cinq de déterminer s’il fallait faire confiance à cet étrange individu qui ne ressemblait à rien qu’ils aient déjà pu rencontrer. Même Meven, qui se vantait d’avoir fait le tour du monde malgré son jeune âge (Hélios se racla bruyamment la gorge), avoua n’avoir jamais vu qui que ce soit qui ressemblait un tant soit peu à cet hurluberlu. Il demanda également comment un individu qu’ils n’avaient même jamais aperçus pouvait connaître son prénom. Pervenche se contenta de hausser les épaules. Quand quelqu’un d’aussi étrange prétend être envoyé par un dieu, pour donner quelques conseils, on ne cherchait pas à savoir comment il était au courant d’aussi petits détails qu’un nom.
Il ressortit de la conversation que même si cet individu était particulièrement étrange, plus que tous ceux qui peuplaient l’auberge du Danseur Noir, et que le plan initial était de partir vers le sud, ce n’était peut-être pas une mauvaise idée de monter vers le nord à la place, surtout s’il y avait des opportunités pour des mercenaires. Quant à cette histoire de guerre qui se préparait, il n’avait pas daigné développer, et ils n’étaient pas tout à fait sûrs de vouloir se retrouver en plein conflit armé entre l’Est et l’Ouest, ce qui risquait de se finir de manière tragique, pour les personnes du groupe comme pour les autres. Ils décidèrent donc, à quatre voix pour et une voix qui n’en avait rien à faire, qu’ils iraient au port le lendemain pour trouver un bateau remontant le fleuve, et qu’ils verraient bien si l’homme avait dit la vérité.
Forcément, le lendemain, il pleuvait à verse. Ce qui ne les empêcha pas d’aller au port, pour trouver un bateau allant dans la direction souhaitée. Killian refusa fermement de laisser partir Gillan avec les autres ; les intempéries n’étaient pas une excuse suffisante pour échapper à l’entraînement, et il attendait d’elle que, même dans un groupe de mercenaires, elle se donne du mal et travaille son maniement de l’épée. Pervenche, Meven et Hélios se rendirent donc au port sans eux.
A cause du temps, il n’y avait pas grand-monde sur les quais. Les pêcheurs qui n’avaient pas osé braver le mauvais temps se tassaient à l’abri dans les tavernes, et seuls quelques-uns s’occupaient de leurs bateaux restés à l’abri des digues. Pervenche se dit qu’à leur place, elle aurait fait de même. La pluie battait le sol sans relâche, et de grandes vagues heurtaient les murs de pierre. Mauvais temps pour aller pêcher ou voyager. Ils firent d’abord le tour des quais, mais personne ne partait vers le nord en cette saison, il paraissait que la tempête allait durer plusieurs jours, ou bien ils ne prenaient pas de passagers. Il y avait bien des navires qui faisaient la navette régulièrement, mais aucun ne quittait le port avant au moins une semaine. Certains marins, méfiants, les chassèrent à grand renfort d’injures. Ce qui permit à Pervenche et Hélios de démontrer leur talent en la matière, d’ailleurs.
Ils firent ensuite le tour des bâtiments du port et des tavernes, interrogeant les hommes d’équipage sur leur destination, et s’ils étaient disposés à les emmener vers le nord. Finalement, quelqu’un, peut-être juste pour ne plus les avoir sur le dos, leur indiqua une personne qui pourrait les emmener malgré la tempête. Il le décrivit comme un capitaine sans foi ni loi, un individu qui ne reculait devant rien pour se mettre quelques pièces dans la poche. Il apprécierait de prendre des passagers, voyager en pleine tempête ne lui faisait pas peur. Par contre, il risquait fort de les jeter par-dessus bord pour les dévaliser. C’était à leurs risques et périls. Mais c’était un très bon marin, qui, s’il ne les tuait pas, les amènerait à bon port malgré la tempête qui s’abattait au dehors. Le ricanement qui accompagna la description donnait une idée assez claire de ce qu’il pensait de ce capitaine, et c’est avec un plaisir sadique évident qu’il leur indiqua la table où ils pourraient trouver la personne en question.
A la table indiquée, il n’y avait qu’une personne, pas moyen de se tromper, une personne qui portait ce qui était presque la tenue traditionnelle des capitaines, du moins dans le sud-est : une longue veste à col sur les épaules, d’une couleur qui n’avait plus grand-chose à voir avec sa teinte d’origine, quelle qu’elle ait été, avec des manchettes de dentelle, un pantalon serré, une chemise avec un jabot blanc mousseux, des bottes jusqu’au genou, avec des revers, et l’habituel tricorne orné d’une grande plume rouge. L’avantage, c’était qu’on pouvait savoir au premier regard que c’était un capitaine. Ils s’assirent tous les trois sans attendre d’invitation, et Pervenche toqua sur la table pour attirer l’attention de l’autre occupant, qui finit par lever les yeux. Tous les trois eurent alors en même temps la révélation que Meven mit parfaitement en mots :
- Mais vous êtes… une femme ?
La capitaine leva son verre dans sa direction et répondit :
- En effet. Lorelei, capitaine de la Sirène du [fleuve]. Qu’est-ce que vous me voulez ?
- Je suis Meven, et voici Pervenche et Hélios. Nous sommes mercenaires, et nous cherchons quelqu’un qui pourrait nous faire remonter le fleuve.
- Je suppose que vous vous êtes adressés à Gunnar, qui vous a dit que j’étais un véritable requin, à la recherche de pauvres misérables à livrer au fleuve en sacrifice ?
- Ah non. L’individu en question nous a dit que vous voliez l’argent de vos passagers pour les jeter par-dessus bord. C’est vrai, cette histoire de sacrifices ?
Elle vida son verre, regardant l’assassin par-dessus le bord. Il remarqua vaguement qu’elle avait de jolis yeux bleus. Elle demanda :
- Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que la Sirène noie les marins ?
- Je pense surtout que vous avez l’air de savoir naviguer, et que c’est tout ce que nous demandons, répondit l’assassin. Alors ? Serait-ce possible ?
- Je ne sais pas. Je me méfie un peu. Qui me dit que vous êtes des passagers honnêtes ?
Elle regarda Meven, qui affichait son sourire habituel, puis Pervenche et Hélios, et reprit, songeuse :
- D’un autre côté, vous n’avez pas l’air envoyés par Gunnar ou l’un de ses idiots de copains pour se moquer de moi.
- Mais pourquoi ils voudraient se moquer de toi ? demanda Pervenche. Ils sont jaloux, ou quelque chose du genre ?
- Oh, un mélange subtil de la tradition comme quoi les femmes en mer portent malheur pour une raison quelconque, et du fait que je défie la tempête là où ils ne préfèrent pas sortir.
- Et tu fais ça pour quoi ? Leur prouver ta valeur ?
- Oh, un peu de ça. Je suis un peu trompe-la-mort, et j’aime affronter la tempête. C’est pour ça que je ne prends pas souvent de passagers. En fait, ils détestent naviguer avec moi. Ils ont peur de se noyer. Ou d’être horriblement malades. Vous souffrez du mal de mer ?
Ils s’entre-regardèrent. Hélios et Pervenche, n’ayant jamais mis le pied sur un bateau, n’en avaient aucune idée. Meven répondit pour eux :
- En ce qui me concerne, j’ai déjà mis le pied sur un bateau, et je pense que, sauf si vous persistez à passer par les plus grandes vagues, je devrais m’en sortir. Quant aux deux autres, là, je leur souhaite bon courage, ça devrait être drôle à voir.
- C’est vous que ça regarde, de toute façon. Moi, je transporte les passagers de Janéa à Saeron. Vous voyez où c’est, Saeron ?
Ils voyaient.
- Je fais le trajet entre les deux, par tous les temps, et vous avez de la chance, je peux partir demain. Je peux également vous proposer un prix intéressant, étant donné que vous êtes sympathique. Vous n'êtes que tous les trois ? Ou vous transportez des marchandises ?
- Que des passagers, répondit Pervenche. Nous trois, et deux maîtres d’armes. Dont je ne sais pas s’ils ont déjà mis le pied sur un bateau, eux, mais ça ne m’étonnerait pas. Normalement, vous ne devriez avoir des soucis qu’avec Hélios et moi.
- Bien. Autre chose que je devrais savoir ?
- Oui, en effet, intervint le cavalier. Meven ici présent est un dragueur et un pervers, et il risque de vous courir après. Vous êtes prévenue.
Lorelei et Pervenche regardèrent l’échange d’insultes qui s’ensuivit. Une fois que le cavalier eut tenté d’assommer l’assassin avec une corbeille à pain, celui-ci se lança dans les négociations d’usage, qui heureusement ne prirent pas longtemps. Et fidèle à ce qu’elle avait dit, la capitaine leur proposa un prix intéressant pour cinq passagers. Un rendez-vous fut pris sur les quais pour le lendemain matin, en milieu de matinée, une tournée fut payée, et les trois mercenaires quittèrent la taverne bien plus joyeux qu’à l’arrivée, et Meven solidement vissé au bras d’Hélios, qui tenta de le pousser à la baille. Sans y arriver, hélas.
Il fallut attendre le milieu de l’après-midi pour voir revenir Killian et Gillan, tous les deux dégoulinants de pluie. Lui gardait son attitude digne malgré ses cheveux qui tenaient plus de l’écharpe mouillée que de la coiffure digne du maître d’armes. Elle, par contre, pressait sa main sur une entaille à son bras. L’eau avait détrempé ses vêtements, et le sang s’étalait sur sa manche. Pervenche s’empressa de stopper l’hémorragie et de bander la plaie. Meven se fit une joie de leur annoncer qu’ils prendraient le bateau le lendemain, certainement par un temps aussi agréable que celui-ci. Gillan, qui n’avait déjà plus tellement de couleurs, pâlit encore de manière impressionnante. Elle avoua qu’elle n’avait vraiment pas le pied marin et demanda à ce qu’on l’assomme avant qu’elle monte à bord. Killian se contenta de hausser les épaules et de prétendre que ce n’était pas une petite tempête qui allait avoir sa peau.
Le lendemain, si c’était possible, la pluie avait redoublé d’ardeur, tout comme les vagues qui passaient presque par-dessus la digue. Et pourtant, Lorelei était sur le pont de la Sirène du [fleuve], et son équipage avec elle, tous prêts à l’amarrage. Gillan changea une nouvelle fois de couleur, et Hélios, qui avait parié que leur départ serait retardé par le mauvais temps, tendit quelques pièces à Meven, qui les empocha avec un grand sourire. Ils escaladèrent la passerelle qui tanguait presque autant que le bateau, et furent accueillis par la capitaine, qui elle, n’avait pas du tout l’air dérangée par le roulis. Elle leur conseilla de descendre sous le pont, pour souffrir un peu moins quand ils seraient sur le fleuve lui-même. L’ancre fut levée, et ils quittèrent le port.
Dès qu’ils dépassèrent la digue, le bateau fut secoué comme un vulgaire bouchon. Meven, Killian et Gillan s’empressèrent de suivre le conseil de la capitaine et de courir se mettre à l’abri. Hélios mentionna simplement qu’il avait déjà vu pire, et que ce n’était pas un bateau qui allait lui faire peur. L’assassin était particulièrement curieux d’en savoir plus, mais étant donné que ça impliquait rester sur le pont, il préféra laisser le sujet en suspens. Pervenche, elle, trouvait la situation très amusante, malgré le fait qu’elle avait toutes les peines du monde à garder son équilibre, et que les secousses manquaient la faire passer par-dessus bord tous les trois pas. Lorelei avait pris la barre, et manœuvrait son navire avec habileté, évitant les plus grosses vagues, malgré les rafales de vent qui menaçaient de déchirer les voiles. Elle n’avait pas l’air le moins du monde inquiète que son bateau risquait de finir par le fond, ou alors elle avait parfaitement confiante en elle-même, mais quoi qu’il en soit, elle restait à la barre, solide et fière alors que son équipage s’activait autour d’elle, et impassible, sauf peut-être le petit sourire qui lui tirait le coin des lèvres, celui du défi relevé contre les éléments. Le vent avait défait son chignon et faisait voler ses longs cheveux blonds autour d’elle, mais elle n’y faisait pas attention. Non, elle n’était pas inquiète, pas du tout, alors même qu’un éclair déchirait le ciel et que le tonnerre leur perçait presque les tympans.
Lorelei finit tout de même par envoyer Pervenche et Hélios rejoindre leurs camarades à l’abri. Le fleuve restait très agité, et elle n’avait pas vraiment envie de perdre des passagers, ou de devoir s’arrêter pour les repêcher. En plus, elle n’était pas vraiment responsable de leur bonne santé, mais ça la dérangerait quand même de transporter pendant encore trois jours des malades qui ne feraient rien qu’à déranger encore plus son équipage. Le cavalier et la mercenaire finirent donc par se plier à la raison, et se retirèrent dans la cabine qui leur avait été assignée. Meven et Killain jouaient aux cartes pour tuer le temps, et c’était surprenant de les voir s’adresser la parole pour autre chose que des insultes à peine dissimulées. Gillan, elle, était allongée sur une des couchettes, le teint plus que cireux. Visiblement, le tangage ne lui faisait vraiment pas du bien. Les deux arrivants s’empressèrent de passer des vêtements secs et de rejoindre les autres. Meven leur proposa de les réchauffer à sa manière, et s’entendit répondre qu’il ferait mieux de se taire s’il ne voulait pas servir d’ancre. Il retourna donc à son jeu tandis qu’Hélios s’installait confortablement pour le regarder perdre, que Pervenche allait tenter d’aider un peu Gillan, et que Killian se demandait à voix haute combien de temps il allait pouvoir les supporter avant de tenter de tous les noyer.
Heureusement pour le maître d’armes, la tempête se calma dans la soirée, et il faisait suffisamment beau le lendemain pour qu’ils puissent monter sur le pont. Killian et Gillan reprirent bien sûr leur entraînement et leurs duels, insensibles aux regards et aux commentaires des trois autres qui s’étaient installés pour profiter du spectacle, ou des marins qui leur jetaient des coups d’œil étonnés. Gillan s’était plus ou moins habituée aux mouvements du bateau, et pouvait utiliser toutes ses forces et sa concentration dans le maniement de son arme. Quant à Killian, il était égal à lui-même. Lorelei elle-même laissa la barre à son second pour venir voir ce qu’ils faisaient. Et pour cause, le spectacle était vraiment particulier. Les deux épéistes se tournaient autour, l’arme levée et la démarche prédatrice, à la recherche d’une faiblesse, d’une ouverture, avec une lenteur toute calculée. Et soudain, ils se jetaient l’un sur l’autre si vite que l’œil pouvait à peine les suivre, , attaquaient, battaient en retraite, avec une grâce et une vitesse incroyables, leurs épées devenaient de simples traînées de gris et de rouge, et ils se retrouvaient pris dans une danse complexe faite de pas, d’attaques, de parades, et même parfois de mouvements de lutte qui n’auraient rien eu à faire dans un duel de cour. Ce qui bien sûr n’allait pas les arrêter. Plus d’une fois, Killian manqua faire passer Gillan par-dessus le bastingage d’un coup d’épaule plus que violent, et dans une démonstration impeccable de combat de rue, elle se laissa glisser sur les planches, percutant les pieds de son maître de plein fouet, et le projeta littéralement par-dessus son épaule, l’envoyant s’étaler sans aucune grâce aucune. Il répliqua en lui attrapant le bras qui tenait son arme, et il lui expédia un coup de coude au côté du crâne, qui l’assomma pour le compte. Il lui fallut une bonne demi-heure pour reprendre ses esprits, que le maître d’armes mit à profit pour botter un peu Pervenche aux alentours en corrigeant ses mouvements à l’épée, avec sa délicatesse coutumière. Pervenche lui jura qu’elle le jetterait à l’eau dès qu’elle en aurait l’occasion, il répliqua qu’elle ferait mieux d’abord d’apprendre à tenir sur ses pieds, et l’envoya également au tapis. Meven et Hélios déclinèrent toute invitation au combat, ils préféraient de loin regarder, parier sur les coups qu’ils allaient se porter, et surtout rester à l’écart de Killian qui avait l’air d’apprécier un peu trop de malmener les gens qui s’opposaient à lui.
Le jour suivant, il n’y eut pas d’entraînement. Killian souffrait à nouveau d’une migraine ravageuse, et malgré tous les efforts de Pervenche pour soulager la douleur, il resta enfermé dans la cabine, tentant de se reposer. Désœuvrée, Gillan tenta bien de recruter les autres pour s’entraîner, mais ils l’avaient vue à l’œuvre et personne n’avait envie de se mesurer à elle. Meven resta comme à son habitude assis à côté d’Hélios à traîner sur le pont, mais comme pour une fois il ne lui assénait pas ses compliments à deux sous et n’essayait pas d’envahir son espace vital, il le laissa faire. Ils traînèrent au soleil, tous les quatre, bavardèrent, et sympathisèrent aussi avec quelques-uns des marins de l’équipage de la Sirène. Un certain nombre se méfiaient d’eux, surtout après la démonstration à l’épée de la veille, mais deux d’entre eux se détachaient des autres. Apparemment, ils travaillaient souvent en équipe, Lorelei trouvait qu’ils se complétaient bien. Il y avait un adolescent, presque un gamin, qui venait bavarder dès qu’il en avait l’occasion. Il avait des cheveux bruns en bataille, des yeux de la même couleur, un visage enfantin et il ne s’arrêtait jamais, jamais de parler. A l’entendre, il avait déjà tout fait : mercenaire, soldat, acteur, et bien d’autres choses, et il était intarissable à ce sujet. A tel point que Meven l’avait déjà menacé plusieurs fois pour qu’il se taise. Et son compagnon, un bien étrange jeune homme. Les cheveux noirs épais et ondulés, et les yeux tout aussi noirs indiquaient sans erreur possible un individu de l’Ouest. Ils auraient bien été en mal de dire à quoi pouvait ressembler son visage. Ses joues étaient tatouées d’inquiétantes arabesques rouges et noires qui lui donnaient l’air menaçant. Mais pas moyen de savoir ce qu’elles représentaient ou ce qu’un homme de l’Ouest faisait ici. Il ne disait jamais rien, se contentant d’écouter ce que disait son camarade, et de lui signaler quand il en avait trop dit et qu’il valait mieux qu’il s’arrête. Les seuls moments où il émettait des sons autres que des grognements, c’était quand il sortait sa flûte pour en jouer. Et il en jouait bien. Ils passèrent donc la journée à écouter Willigis, le marin à la langue rapide, raconter ses aventures à travers tout le continent, des aventures qui se retournaient d’ailleurs le plus souvent contre lui, et Ronnan, le marin tatoué, souligner les passages les plus importants à l’aide de sa musique. Killian les rejoignit en fin d’après-midi pour profiter du soleil, maintenant que sa tête ne lui donnait plus l’impression d’être sciée en deux. Ronnan trouva plus avisé de ranger sa flûte.
Les deux jours qui suivirent se déroulèrent à peu près de la même manière : entraînement, duels à l’épée, conversations pour en savoir un peu plus les uns sur les autres, Meven se montrant envahissant envers Gillan et Hélios, Hélios et Pervenche tentant de le faire passer par-dessus bord, Gillan gagnant aux cartes, Willigis et Ronnan ajoutant un peu d’animation, Lorelei leur demandant s’ils n’avaient pas mieux à faire que de raconter des histoires de bateaux hantés et de fantômes du fleuve noyant les pauvres marins aux passagers terrifiés. Pervenche lui signala qu’ils n’étaient pas terrifiés, mais que Willigis faisait très bien des têtes de monstre, et elle finit par les laisser, à la condition qu’ils ne négligent pas leurs corvées. Autant dire que le reste du voyage fut plutôt tranquille et agréable.
Au début du cinquième jour, Saeron apparut enfin à l’horizon. Comme les villes du Sud-Est, elle était construite autour d’un château construit sur une hauteur, avec des murailles tout autour, des routes pavées conduisant à de grandes portes. Des maisons à colombages aux poutres sombres s’entassaient sur l’éminence qui, Lorelei le précisa, était entièrement artificielle. Le mur était ouvert sur le côté donnant sur le fleuve, laissant place à des quais où étaient amarrés un certain nombre de bateaux comme la Sirène. Ce n’était pas une grande ville, plutôt un gros bourg, mais c’était un bon point de départ. Meven dut retenir Pervenche pour éviter qu’elle ne tente de débarquer avant que le bateau n’ait accosté, tant elle était pressée de reprendre l’aventure. Gillan était également contente, mais surtout parce que ça voulait dire rejoindre un sol qui ne bougeait pas sous les pieds. Lorelei amena enfin son bateau à quai et leur souhaita un bon voyage, imitée par Ronnan et Willigis, qui leur souhaitèrent qu’ils se revoient bientôt, sur la Sirène ou ailleurs. Ils quittèrent le port avec comme prochain objectif de trouver ce que le dieu du destin, puisqu’il avait tellement envie de les employer, trouverait à leur mettre sous la dent.
- T’es qui, toi ?
- Moi ? répondit l’inconnu d’un ton innocent en chipant un petit pain.
- Bien sûr, toi, pas ton ombre, répondit Meven.
- Vous n’avez pas vraiment besoin du nom d’un messager, n’est-ce pas ?
- On nous a déjà fait le coup du messager. Alors, qui t’envoie ?
- Oh, personne… Peut-être juste le destin.
Il y eut un échange de regards effarés de part et d’autre. Qu’est-ce qui leur tombait encore dessus ? L’individu continua sans y faire attention :
- Libres à vous de me croire ou pas, et de suivre mes conseils ou d’en faire à votre tête.
- Très bien, soupira Pervenche, donne-le, ton conseil du destin. Après tout, pourquoi pas ?
- Vous comptiez descendre le fleuve, n’est-ce pas ?
- … bon, là, ça devient bizarre. Tu nous a écoutés quand on discutait, ou tu lis dans les pensées ? Comment tu sais ?
Nouvelle convergence de regards vers l’inconnu.
- Je vous l’ai dit, je suis un messager du destin. Le dieu du destin m’a mis au courant des détails. Il a des projets pour vous, d’après ce que j’ai compris, et il souhaiterait vous voir remonter le fleuve.
- Le… remonter ? demanda Hélios, incrédule. Comme… aller vers le Nord ?
- En effet. C’est ce qu’il souhaite.
- Bon, c’est possible, répondit Pervenche, et je dis pourquoi pas, après tout. Pourquoi ne pas remonter le fleuve au lieu de le descendre, de toute façon, on n’avait pas de but vraiment précis. Mais, si comme tu le dis, Spade lui-même veut qu’on remonte vers le nord, pourquoi ? Juste pour le plaisir de jouer avec nous ?
- Ou juste pour qu’on ait froid ? ajouta Meven.
- Oh non, c’est plus sérieux, expliqua l’étrange individu. Il se pourrait qu’il y ait des tensions, entre l’Est et l’Ouest. Le genre de tensions qui pourraient dégénérer en guerre. Je ne peux pas en dire plus, c’est un peu compliqué, mais il se pourrait qu’il y ait de l’emploi pour des mercenaires, bientôt, dans la région. Alors peut-être que si ça vous intéresse, vous devriez vous orienter vers là. En plus, je sais que vous pourrez certainement trouver une ou deux missions bien rémunérées en chemin. N’est-ce pas une bonne idée ?
- C’est surtout une proposition étrange. Mais enfin, personnellement, ça me va, répondit la mercenaire.
Meven approuva, Hélios se contenta de ne pas répondre, Gillan hocha la tête, et Killian grogna, ce qui pouvait aussi bien vouloir dire « rien à cirer » que « je vous suivrai au bout du monde ». L’assassin se tourna donc vers l’étrange inconnu, qui était occupé à piocher dans l’une des assiettes. Gillan tenta de chasser sa main d’un coup de cuillère mais il esquiva. Puis, aussi soudainement qu’il était apparu, il se leva. Pervenche le rappela alors qu’il s’en allait :
- Au fait, finalement, t’es qui, drôle de messager ?
- Vous avez donc tellement besoin de le savoir ?
- Ouais ! Si tu le dis pas, j’en mourrai sur place !
- Allons, quelque part, je sais que tu le sais… Il faut juste que tu t’en rappelles, Pervenche !
Malgré son apparence plus qu’inhabituelle et haute en couleurs, il disparut dans la foule, malgré la jeune fille qui lui lança un « mais comment tu connais mon nom ? » qui resta sans réponse. Elle se rassit, et ils entreprirent tous les cinq de déterminer s’il fallait faire confiance à cet étrange individu qui ne ressemblait à rien qu’ils aient déjà pu rencontrer. Même Meven, qui se vantait d’avoir fait le tour du monde malgré son jeune âge (Hélios se racla bruyamment la gorge), avoua n’avoir jamais vu qui que ce soit qui ressemblait un tant soit peu à cet hurluberlu. Il demanda également comment un individu qu’ils n’avaient même jamais aperçus pouvait connaître son prénom. Pervenche se contenta de hausser les épaules. Quand quelqu’un d’aussi étrange prétend être envoyé par un dieu, pour donner quelques conseils, on ne cherchait pas à savoir comment il était au courant d’aussi petits détails qu’un nom.
Il ressortit de la conversation que même si cet individu était particulièrement étrange, plus que tous ceux qui peuplaient l’auberge du Danseur Noir, et que le plan initial était de partir vers le sud, ce n’était peut-être pas une mauvaise idée de monter vers le nord à la place, surtout s’il y avait des opportunités pour des mercenaires. Quant à cette histoire de guerre qui se préparait, il n’avait pas daigné développer, et ils n’étaient pas tout à fait sûrs de vouloir se retrouver en plein conflit armé entre l’Est et l’Ouest, ce qui risquait de se finir de manière tragique, pour les personnes du groupe comme pour les autres. Ils décidèrent donc, à quatre voix pour et une voix qui n’en avait rien à faire, qu’ils iraient au port le lendemain pour trouver un bateau remontant le fleuve, et qu’ils verraient bien si l’homme avait dit la vérité.
Forcément, le lendemain, il pleuvait à verse. Ce qui ne les empêcha pas d’aller au port, pour trouver un bateau allant dans la direction souhaitée. Killian refusa fermement de laisser partir Gillan avec les autres ; les intempéries n’étaient pas une excuse suffisante pour échapper à l’entraînement, et il attendait d’elle que, même dans un groupe de mercenaires, elle se donne du mal et travaille son maniement de l’épée. Pervenche, Meven et Hélios se rendirent donc au port sans eux.
A cause du temps, il n’y avait pas grand-monde sur les quais. Les pêcheurs qui n’avaient pas osé braver le mauvais temps se tassaient à l’abri dans les tavernes, et seuls quelques-uns s’occupaient de leurs bateaux restés à l’abri des digues. Pervenche se dit qu’à leur place, elle aurait fait de même. La pluie battait le sol sans relâche, et de grandes vagues heurtaient les murs de pierre. Mauvais temps pour aller pêcher ou voyager. Ils firent d’abord le tour des quais, mais personne ne partait vers le nord en cette saison, il paraissait que la tempête allait durer plusieurs jours, ou bien ils ne prenaient pas de passagers. Il y avait bien des navires qui faisaient la navette régulièrement, mais aucun ne quittait le port avant au moins une semaine. Certains marins, méfiants, les chassèrent à grand renfort d’injures. Ce qui permit à Pervenche et Hélios de démontrer leur talent en la matière, d’ailleurs.
Ils firent ensuite le tour des bâtiments du port et des tavernes, interrogeant les hommes d’équipage sur leur destination, et s’ils étaient disposés à les emmener vers le nord. Finalement, quelqu’un, peut-être juste pour ne plus les avoir sur le dos, leur indiqua une personne qui pourrait les emmener malgré la tempête. Il le décrivit comme un capitaine sans foi ni loi, un individu qui ne reculait devant rien pour se mettre quelques pièces dans la poche. Il apprécierait de prendre des passagers, voyager en pleine tempête ne lui faisait pas peur. Par contre, il risquait fort de les jeter par-dessus bord pour les dévaliser. C’était à leurs risques et périls. Mais c’était un très bon marin, qui, s’il ne les tuait pas, les amènerait à bon port malgré la tempête qui s’abattait au dehors. Le ricanement qui accompagna la description donnait une idée assez claire de ce qu’il pensait de ce capitaine, et c’est avec un plaisir sadique évident qu’il leur indiqua la table où ils pourraient trouver la personne en question.
A la table indiquée, il n’y avait qu’une personne, pas moyen de se tromper, une personne qui portait ce qui était presque la tenue traditionnelle des capitaines, du moins dans le sud-est : une longue veste à col sur les épaules, d’une couleur qui n’avait plus grand-chose à voir avec sa teinte d’origine, quelle qu’elle ait été, avec des manchettes de dentelle, un pantalon serré, une chemise avec un jabot blanc mousseux, des bottes jusqu’au genou, avec des revers, et l’habituel tricorne orné d’une grande plume rouge. L’avantage, c’était qu’on pouvait savoir au premier regard que c’était un capitaine. Ils s’assirent tous les trois sans attendre d’invitation, et Pervenche toqua sur la table pour attirer l’attention de l’autre occupant, qui finit par lever les yeux. Tous les trois eurent alors en même temps la révélation que Meven mit parfaitement en mots :
- Mais vous êtes… une femme ?
La capitaine leva son verre dans sa direction et répondit :
- En effet. Lorelei, capitaine de la Sirène du [fleuve]. Qu’est-ce que vous me voulez ?
- Je suis Meven, et voici Pervenche et Hélios. Nous sommes mercenaires, et nous cherchons quelqu’un qui pourrait nous faire remonter le fleuve.
- Je suppose que vous vous êtes adressés à Gunnar, qui vous a dit que j’étais un véritable requin, à la recherche de pauvres misérables à livrer au fleuve en sacrifice ?
- Ah non. L’individu en question nous a dit que vous voliez l’argent de vos passagers pour les jeter par-dessus bord. C’est vrai, cette histoire de sacrifices ?
Elle vida son verre, regardant l’assassin par-dessus le bord. Il remarqua vaguement qu’elle avait de jolis yeux bleus. Elle demanda :
- Qu’est-ce que vous en pensez ? Est-ce que la Sirène noie les marins ?
- Je pense surtout que vous avez l’air de savoir naviguer, et que c’est tout ce que nous demandons, répondit l’assassin. Alors ? Serait-ce possible ?
- Je ne sais pas. Je me méfie un peu. Qui me dit que vous êtes des passagers honnêtes ?
Elle regarda Meven, qui affichait son sourire habituel, puis Pervenche et Hélios, et reprit, songeuse :
- D’un autre côté, vous n’avez pas l’air envoyés par Gunnar ou l’un de ses idiots de copains pour se moquer de moi.
- Mais pourquoi ils voudraient se moquer de toi ? demanda Pervenche. Ils sont jaloux, ou quelque chose du genre ?
- Oh, un mélange subtil de la tradition comme quoi les femmes en mer portent malheur pour une raison quelconque, et du fait que je défie la tempête là où ils ne préfèrent pas sortir.
- Et tu fais ça pour quoi ? Leur prouver ta valeur ?
- Oh, un peu de ça. Je suis un peu trompe-la-mort, et j’aime affronter la tempête. C’est pour ça que je ne prends pas souvent de passagers. En fait, ils détestent naviguer avec moi. Ils ont peur de se noyer. Ou d’être horriblement malades. Vous souffrez du mal de mer ?
Ils s’entre-regardèrent. Hélios et Pervenche, n’ayant jamais mis le pied sur un bateau, n’en avaient aucune idée. Meven répondit pour eux :
- En ce qui me concerne, j’ai déjà mis le pied sur un bateau, et je pense que, sauf si vous persistez à passer par les plus grandes vagues, je devrais m’en sortir. Quant aux deux autres, là, je leur souhaite bon courage, ça devrait être drôle à voir.
- C’est vous que ça regarde, de toute façon. Moi, je transporte les passagers de Janéa à Saeron. Vous voyez où c’est, Saeron ?
Ils voyaient.
- Je fais le trajet entre les deux, par tous les temps, et vous avez de la chance, je peux partir demain. Je peux également vous proposer un prix intéressant, étant donné que vous êtes sympathique. Vous n'êtes que tous les trois ? Ou vous transportez des marchandises ?
- Que des passagers, répondit Pervenche. Nous trois, et deux maîtres d’armes. Dont je ne sais pas s’ils ont déjà mis le pied sur un bateau, eux, mais ça ne m’étonnerait pas. Normalement, vous ne devriez avoir des soucis qu’avec Hélios et moi.
- Bien. Autre chose que je devrais savoir ?
- Oui, en effet, intervint le cavalier. Meven ici présent est un dragueur et un pervers, et il risque de vous courir après. Vous êtes prévenue.
Lorelei et Pervenche regardèrent l’échange d’insultes qui s’ensuivit. Une fois que le cavalier eut tenté d’assommer l’assassin avec une corbeille à pain, celui-ci se lança dans les négociations d’usage, qui heureusement ne prirent pas longtemps. Et fidèle à ce qu’elle avait dit, la capitaine leur proposa un prix intéressant pour cinq passagers. Un rendez-vous fut pris sur les quais pour le lendemain matin, en milieu de matinée, une tournée fut payée, et les trois mercenaires quittèrent la taverne bien plus joyeux qu’à l’arrivée, et Meven solidement vissé au bras d’Hélios, qui tenta de le pousser à la baille. Sans y arriver, hélas.
Il fallut attendre le milieu de l’après-midi pour voir revenir Killian et Gillan, tous les deux dégoulinants de pluie. Lui gardait son attitude digne malgré ses cheveux qui tenaient plus de l’écharpe mouillée que de la coiffure digne du maître d’armes. Elle, par contre, pressait sa main sur une entaille à son bras. L’eau avait détrempé ses vêtements, et le sang s’étalait sur sa manche. Pervenche s’empressa de stopper l’hémorragie et de bander la plaie. Meven se fit une joie de leur annoncer qu’ils prendraient le bateau le lendemain, certainement par un temps aussi agréable que celui-ci. Gillan, qui n’avait déjà plus tellement de couleurs, pâlit encore de manière impressionnante. Elle avoua qu’elle n’avait vraiment pas le pied marin et demanda à ce qu’on l’assomme avant qu’elle monte à bord. Killian se contenta de hausser les épaules et de prétendre que ce n’était pas une petite tempête qui allait avoir sa peau.
Le lendemain, si c’était possible, la pluie avait redoublé d’ardeur, tout comme les vagues qui passaient presque par-dessus la digue. Et pourtant, Lorelei était sur le pont de la Sirène du [fleuve], et son équipage avec elle, tous prêts à l’amarrage. Gillan changea une nouvelle fois de couleur, et Hélios, qui avait parié que leur départ serait retardé par le mauvais temps, tendit quelques pièces à Meven, qui les empocha avec un grand sourire. Ils escaladèrent la passerelle qui tanguait presque autant que le bateau, et furent accueillis par la capitaine, qui elle, n’avait pas du tout l’air dérangée par le roulis. Elle leur conseilla de descendre sous le pont, pour souffrir un peu moins quand ils seraient sur le fleuve lui-même. L’ancre fut levée, et ils quittèrent le port.
Dès qu’ils dépassèrent la digue, le bateau fut secoué comme un vulgaire bouchon. Meven, Killian et Gillan s’empressèrent de suivre le conseil de la capitaine et de courir se mettre à l’abri. Hélios mentionna simplement qu’il avait déjà vu pire, et que ce n’était pas un bateau qui allait lui faire peur. L’assassin était particulièrement curieux d’en savoir plus, mais étant donné que ça impliquait rester sur le pont, il préféra laisser le sujet en suspens. Pervenche, elle, trouvait la situation très amusante, malgré le fait qu’elle avait toutes les peines du monde à garder son équilibre, et que les secousses manquaient la faire passer par-dessus bord tous les trois pas. Lorelei avait pris la barre, et manœuvrait son navire avec habileté, évitant les plus grosses vagues, malgré les rafales de vent qui menaçaient de déchirer les voiles. Elle n’avait pas l’air le moins du monde inquiète que son bateau risquait de finir par le fond, ou alors elle avait parfaitement confiante en elle-même, mais quoi qu’il en soit, elle restait à la barre, solide et fière alors que son équipage s’activait autour d’elle, et impassible, sauf peut-être le petit sourire qui lui tirait le coin des lèvres, celui du défi relevé contre les éléments. Le vent avait défait son chignon et faisait voler ses longs cheveux blonds autour d’elle, mais elle n’y faisait pas attention. Non, elle n’était pas inquiète, pas du tout, alors même qu’un éclair déchirait le ciel et que le tonnerre leur perçait presque les tympans.
Lorelei finit tout de même par envoyer Pervenche et Hélios rejoindre leurs camarades à l’abri. Le fleuve restait très agité, et elle n’avait pas vraiment envie de perdre des passagers, ou de devoir s’arrêter pour les repêcher. En plus, elle n’était pas vraiment responsable de leur bonne santé, mais ça la dérangerait quand même de transporter pendant encore trois jours des malades qui ne feraient rien qu’à déranger encore plus son équipage. Le cavalier et la mercenaire finirent donc par se plier à la raison, et se retirèrent dans la cabine qui leur avait été assignée. Meven et Killain jouaient aux cartes pour tuer le temps, et c’était surprenant de les voir s’adresser la parole pour autre chose que des insultes à peine dissimulées. Gillan, elle, était allongée sur une des couchettes, le teint plus que cireux. Visiblement, le tangage ne lui faisait vraiment pas du bien. Les deux arrivants s’empressèrent de passer des vêtements secs et de rejoindre les autres. Meven leur proposa de les réchauffer à sa manière, et s’entendit répondre qu’il ferait mieux de se taire s’il ne voulait pas servir d’ancre. Il retourna donc à son jeu tandis qu’Hélios s’installait confortablement pour le regarder perdre, que Pervenche allait tenter d’aider un peu Gillan, et que Killian se demandait à voix haute combien de temps il allait pouvoir les supporter avant de tenter de tous les noyer.
Heureusement pour le maître d’armes, la tempête se calma dans la soirée, et il faisait suffisamment beau le lendemain pour qu’ils puissent monter sur le pont. Killian et Gillan reprirent bien sûr leur entraînement et leurs duels, insensibles aux regards et aux commentaires des trois autres qui s’étaient installés pour profiter du spectacle, ou des marins qui leur jetaient des coups d’œil étonnés. Gillan s’était plus ou moins habituée aux mouvements du bateau, et pouvait utiliser toutes ses forces et sa concentration dans le maniement de son arme. Quant à Killian, il était égal à lui-même. Lorelei elle-même laissa la barre à son second pour venir voir ce qu’ils faisaient. Et pour cause, le spectacle était vraiment particulier. Les deux épéistes se tournaient autour, l’arme levée et la démarche prédatrice, à la recherche d’une faiblesse, d’une ouverture, avec une lenteur toute calculée. Et soudain, ils se jetaient l’un sur l’autre si vite que l’œil pouvait à peine les suivre, , attaquaient, battaient en retraite, avec une grâce et une vitesse incroyables, leurs épées devenaient de simples traînées de gris et de rouge, et ils se retrouvaient pris dans une danse complexe faite de pas, d’attaques, de parades, et même parfois de mouvements de lutte qui n’auraient rien eu à faire dans un duel de cour. Ce qui bien sûr n’allait pas les arrêter. Plus d’une fois, Killian manqua faire passer Gillan par-dessus le bastingage d’un coup d’épaule plus que violent, et dans une démonstration impeccable de combat de rue, elle se laissa glisser sur les planches, percutant les pieds de son maître de plein fouet, et le projeta littéralement par-dessus son épaule, l’envoyant s’étaler sans aucune grâce aucune. Il répliqua en lui attrapant le bras qui tenait son arme, et il lui expédia un coup de coude au côté du crâne, qui l’assomma pour le compte. Il lui fallut une bonne demi-heure pour reprendre ses esprits, que le maître d’armes mit à profit pour botter un peu Pervenche aux alentours en corrigeant ses mouvements à l’épée, avec sa délicatesse coutumière. Pervenche lui jura qu’elle le jetterait à l’eau dès qu’elle en aurait l’occasion, il répliqua qu’elle ferait mieux d’abord d’apprendre à tenir sur ses pieds, et l’envoya également au tapis. Meven et Hélios déclinèrent toute invitation au combat, ils préféraient de loin regarder, parier sur les coups qu’ils allaient se porter, et surtout rester à l’écart de Killian qui avait l’air d’apprécier un peu trop de malmener les gens qui s’opposaient à lui.
Le jour suivant, il n’y eut pas d’entraînement. Killian souffrait à nouveau d’une migraine ravageuse, et malgré tous les efforts de Pervenche pour soulager la douleur, il resta enfermé dans la cabine, tentant de se reposer. Désœuvrée, Gillan tenta bien de recruter les autres pour s’entraîner, mais ils l’avaient vue à l’œuvre et personne n’avait envie de se mesurer à elle. Meven resta comme à son habitude assis à côté d’Hélios à traîner sur le pont, mais comme pour une fois il ne lui assénait pas ses compliments à deux sous et n’essayait pas d’envahir son espace vital, il le laissa faire. Ils traînèrent au soleil, tous les quatre, bavardèrent, et sympathisèrent aussi avec quelques-uns des marins de l’équipage de la Sirène. Un certain nombre se méfiaient d’eux, surtout après la démonstration à l’épée de la veille, mais deux d’entre eux se détachaient des autres. Apparemment, ils travaillaient souvent en équipe, Lorelei trouvait qu’ils se complétaient bien. Il y avait un adolescent, presque un gamin, qui venait bavarder dès qu’il en avait l’occasion. Il avait des cheveux bruns en bataille, des yeux de la même couleur, un visage enfantin et il ne s’arrêtait jamais, jamais de parler. A l’entendre, il avait déjà tout fait : mercenaire, soldat, acteur, et bien d’autres choses, et il était intarissable à ce sujet. A tel point que Meven l’avait déjà menacé plusieurs fois pour qu’il se taise. Et son compagnon, un bien étrange jeune homme. Les cheveux noirs épais et ondulés, et les yeux tout aussi noirs indiquaient sans erreur possible un individu de l’Ouest. Ils auraient bien été en mal de dire à quoi pouvait ressembler son visage. Ses joues étaient tatouées d’inquiétantes arabesques rouges et noires qui lui donnaient l’air menaçant. Mais pas moyen de savoir ce qu’elles représentaient ou ce qu’un homme de l’Ouest faisait ici. Il ne disait jamais rien, se contentant d’écouter ce que disait son camarade, et de lui signaler quand il en avait trop dit et qu’il valait mieux qu’il s’arrête. Les seuls moments où il émettait des sons autres que des grognements, c’était quand il sortait sa flûte pour en jouer. Et il en jouait bien. Ils passèrent donc la journée à écouter Willigis, le marin à la langue rapide, raconter ses aventures à travers tout le continent, des aventures qui se retournaient d’ailleurs le plus souvent contre lui, et Ronnan, le marin tatoué, souligner les passages les plus importants à l’aide de sa musique. Killian les rejoignit en fin d’après-midi pour profiter du soleil, maintenant que sa tête ne lui donnait plus l’impression d’être sciée en deux. Ronnan trouva plus avisé de ranger sa flûte.
Les deux jours qui suivirent se déroulèrent à peu près de la même manière : entraînement, duels à l’épée, conversations pour en savoir un peu plus les uns sur les autres, Meven se montrant envahissant envers Gillan et Hélios, Hélios et Pervenche tentant de le faire passer par-dessus bord, Gillan gagnant aux cartes, Willigis et Ronnan ajoutant un peu d’animation, Lorelei leur demandant s’ils n’avaient pas mieux à faire que de raconter des histoires de bateaux hantés et de fantômes du fleuve noyant les pauvres marins aux passagers terrifiés. Pervenche lui signala qu’ils n’étaient pas terrifiés, mais que Willigis faisait très bien des têtes de monstre, et elle finit par les laisser, à la condition qu’ils ne négligent pas leurs corvées. Autant dire que le reste du voyage fut plutôt tranquille et agréable.
Au début du cinquième jour, Saeron apparut enfin à l’horizon. Comme les villes du Sud-Est, elle était construite autour d’un château construit sur une hauteur, avec des murailles tout autour, des routes pavées conduisant à de grandes portes. Des maisons à colombages aux poutres sombres s’entassaient sur l’éminence qui, Lorelei le précisa, était entièrement artificielle. Le mur était ouvert sur le côté donnant sur le fleuve, laissant place à des quais où étaient amarrés un certain nombre de bateaux comme la Sirène. Ce n’était pas une grande ville, plutôt un gros bourg, mais c’était un bon point de départ. Meven dut retenir Pervenche pour éviter qu’elle ne tente de débarquer avant que le bateau n’ait accosté, tant elle était pressée de reprendre l’aventure. Gillan était également contente, mais surtout parce que ça voulait dire rejoindre un sol qui ne bougeait pas sous les pieds. Lorelei amena enfin son bateau à quai et leur souhaita un bon voyage, imitée par Ronnan et Willigis, qui leur souhaitèrent qu’ils se revoient bientôt, sur la Sirène ou ailleurs. Ils quittèrent le port avec comme prochain objectif de trouver ce que le dieu du destin, puisqu’il avait tellement envie de les employer, trouverait à leur mettre sous la dent.